Madame, duchesse d’Orléans

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Revue des Deux Mondes tome 31, 1879
Ernest Jaeglé

Madame, duchesse d’Orléans


MADAME
DUCHESSE D'ORLEANS

Correspondance complète de la duchesse Elisabeth-Charlotte d’Orléans, publiée par la Société littéraire de Stuttgart, 1867 et années suivantes.


Voici tantôt un siècle que parut le premier recueil de lettres de la Palatine, et l’intérêt qu’elles inspirent n’est pas encore épuisé. En effet, la Société littéraire de Stuttgart fait paraître en ce moment la collection complète des lettres de Madame, Duchesse d’Orléans. Fondée en 1839, cette Société s’occupait aussitôt de la correspondance de la mère du régent ; dès 1843 elle publiait un volume de lettres, édité par Wolfgang Mentzel. C’est ce volume que traduisit M. Brunet en 1853. Deux ans après, il refondit en entier son travail et y joignit les fragmens publiés en 1788 sous les auspices du duc de Brunswick par le conseiller intime de Praun. C’est la traduction de 1853 qui fournit à Sainte-Beuve l’occasion d’esquisser dans deux de ses Lundis, le portrait de la princesse. En 1861, Léopold Ranke publiait son Histoire de France aux XVIe et XVIIe siècles. Dans le cinquième volume de cette histoire, il donne un choix de lettres écrites par Elisabeth-Charlotte à sa tante, l’électrice de Hanovre. Ce sont ces lettres mêmes dont M. Brunet, dans son avertissement, disait en 1855 : « On ne sait ce que sont devenues les lettres écrites à l’électrice de Hanovre ; ce serait la partie la plus curieuse de la correspondance de Madame, car elle confiait à sa tante des secrets dont elle : ne parlait pas ailleurs. La librairie Hetzel a publié un choix de ces lettres traduites par M. A. Roland. La Société littéraire de Stuttgart enfin a commencé en 1867 et continue depuis la publication de la correspondance complète de la duchesse Elisabeth-Charlotte d’Orléans. Elle en a commis le soin à M. W.-L. Holland, le romaniste de Tubingue, l’éditeur et commentateur d’Uhland. Le quatrième volume vient de paraître ; le cinquième et sans doute dernier est annoncé comme devant être imprimé sous peu. On voit que depuis le mois d’octobre 1853, où Sainte-Beuve donnait ses articles sur la princesse palatine, les matériaux se sont accumulés, et sur plus d’un point nous aurons à compléter, à rectifier aussi l’esquisse du grand critique.

Heidelberg, le lieu de sa naissance, joue un grand rôle dans ces lettres, dans celles surtout qu’Elisabeth-Charlotte écrivit sur la fin de sa vie. A mesure qu’elle vieillit, que le vide se fait autour d’elle, que l’image du grand roi s’efface, elle se reporte de préférence aux jours de son enfance, au château de ses ancêtres, à son pays natal. C’est ainsi que le 16 novembre 1719, alors qu’un demi-siècle s’est écoulé depuis son départ du Palatinat, elle écrit à sa demi-sœur, la raugrave Louise, que toute seule elle retrouverait son chemin de Schwetzingen à Heidelberg ; elle se souvient des localités qu’on traverse, des maisons, celle du bourreau entre autres, devant lesquelles on passe. Il y a dans Heidelberg un endroit dont surtout elle garde le plus agréable souvenir, c’est le jardin de M. de Landrasz, situé en contre-bas de la ménagerie du château. « J’y allais bien souvent, à quatre heures du matin, manger des cerises ; j’en mangeais à ne plus pouvoir me tenir debout, car les cerises de M. de Landrasz sont de beaucoup les meilleures de tout Heidelberg. » Elle n’a pas davantage oublié les fraises de la forêt de Ketsch et les myrtilles de la montagne de Heidelberg même.

En général, les souvenirs de jeunesse de Madame, si vifs et si tenaces, ont presque toujours un côté matériel, et c’est en racontant (lettres de 1719) comment un jour son père voulut la contraindre à boire du bouillon qu’elle emploie un vocabulaire qui, là plus qu’ailleurs encore dans de nombreux passages de ses lettres, rend le métier de traducteur bien épineux. Mais avant tout ils sont pour nous la preuve que son séjour à Hanovre, auprès de sa tante l’électrice Sophie, a été relativement court. Elle y a passé cinq années en tout, de sept ans à douze.

Madame avait été éloignée de Heidelberg au moment où son père se séparait de sa première femme pour épouser morganatiquement Mlle de Degenfeld. « La paix domestique ne régnait pas au foyer de l’électeur palatin, dit Sainte-Beuve ; il avait une maîtresse qu’il épousa de la main gauche ; la mère d’Élisabeth-Charlotte est accusée d’avoir eu un caractère acariâtre qui amena la séparation. » Cette séparation a dû se faire à l’amiable. La Palatine parle peu de sa mère : « Elle avait tellement en horreur les gens roux que jamais elle ne s’en serait laissé approcher et toucher. » Mais la conduite de Mlle de Degenfeld a dû être irréprochable. La Palatine en a gardé un bon souvenir ; elle parle souvent d’elle, elle vante sa beauté, sa fidélité. Elle a eu l’affection la plus tendre pour un de ses demi-frères, Charles-Louis, l’aîné des raugraves, mort au service de la république de Venise en 1688, au siège de Nègrepont. « Je l’ai aimé, dit-elle, comme s’il eût été mon propre enfant, et je ne peux penser à lui sans avoir les yeux pleins de larmes et le cœur tout gros. » Elle n’était donc pas brouillée avec sa belle-mère, tout au contraire, elle lui est dévouée et l’aime. « J’ai rendu en ce temps-là un grand service à votre mère, écrit-elle à la raugrave Louise, sa demi-sœur (14 août 1718). Alors qu’elle était enceinte de Charles-Maurice, sa grâce mon père, voulant (au lit) lui donner une lettre qu’elle devait me remettre le lendemain, l’atteignit, par un mouvement trop brusque, à l’œil, qui enfla et le lendemain se trouva être noir et bleu. La voyant ainsi défigurée, je m’effrayai et lui dis : « Seigneur Jésus ! madame (c’est ainsi que je l’appelais, par ordre), quel œil vous avez là ! » Pour son bonheur, elle me conta comment la chose lui était venue. Quand Charles-Maurice vint au monde, il avait un œil comme hors de l’orbite. Vous savez, chère Louise, que l’électeur, notre père, était horriblement jaloux ; il s’imagina que madame votre mère avait trop souvent regardé le colonel Webenheim, qui n’avait qu’un œil et qui mainte fois venait jouer avec nous, et que c’était pour cela que Charles-Maurice avait l’œil noir comme le bandeau du colonel. Il me fit appeler incontinent, dès que l’enfant fut au monde, et me dit : « Liselotte, voyez cet œil ! n’est-il pas noir comme le bandeau de votre ami le colonel Webenheim ? » Je me mis à rire et lui dis : « Eh non, Votre grâce, je vois bien ce que cela est. » L’électeur tout fâché s’écrie : « Par le sacrement ! qu’est-ce donc ? — C’est quelque chose que votre grâce n’a pas vu. Vous souvenez-vous que lors du voyage d’Oppenheim, la nuit, en voulant remettre à madame une lettre pour moi, vous lui avez donné un coup sur l’œil ? Le lendemain il était noir, tel que vous voyez maintenant l’œil de l’enfant. — Mon Dieu, dit l’électeur, que je suis donc soulagé de ce que vous vous souveniez de cela ! Pour l’amour de Dieu, n’en dites rien à madame. »

Si le père d’Elisabeth-Charlotte soupçonnait si facilement la femme de son choix, l’épouse de son cœur, il a dû rendre la vie bien dure à sa première femme, la mère de la Palatine. En tout cas, la conduite de Mlle de Degenfeld a été, — on ne saurait en douter, — pleine de tact vis-à-vis de la princesse à laquelle elle succédait et dont elle avait été d’abord la demoiselle d’honneur. Nous voyons en effet (lettre du 11 septembre 1718) que l’électrice séparée, née landgrave de Cassel, recommande l’un des enfans issus du second mariage de l’électeur à la cour même de Cassel, et la Palatine elle-même, si elle eût eu à se plaindre de sa belle-mère, ne se serait jamais intéressée, comme elle le fait, aux raugraves ses demi-frères et sœurs ; au lieu de faire de l’une de ses sœurs sa correspondante ordinaire pendant les trente dernières années de sa vie et de pleurer amèrement l’un de ses frères, elle les aurait ignorés, à moins qu’elle ne les eût haïs comme elle savait haïr. Car elle a été à bonne école, et après cinquante ans elle raconte encore avec le plus grand plaisir les libertés singulières que Mme de Landrasz prenait avec l’oraison dominicale. « Lorsque Mlle Kolb, la suivante, était indisposée, Mme de Landrasz la remplaçait dans mon appartement. Matin et soir, en récitant les prières, lorsque dans le « notre Père » elle arrivait à « pardonne-nous nos offenses, » a elle omettait la suite : « comme nous pardonnons : à ceux qui nous ont offensés. » « Cela m’a fait rire bien souvent, » ajoute la princesse, et au ton dont elle dit cela l’on sent qu’elle était parfaitement d’accord avec la bonne dame. M. de Landrasz, comme on voit, n’avait pas seulement les meilleures cerises de tout Heidelberg, il avait aussi une femme bien vindicative ou, si l’on admet que le pardon des offenses pratiqué sincèrement n’est le fait que d’un petit nombre d’âmes d’élite, une femme bien franche au moins pour avouer ainsi devant la fille de son maître qu’elle fait fi d’un des préceptes essentiels de la morale chrétienne.

Madame a d’ailleurs de tout temps pris certaines libertés à l’égard des choses de la religion ou plutôt montré la plus grande franchise sous ce rapport, comme sous tous les autres. Convertie au catholicisme lors de son mariage, elle n’en reste pas moins protestante du fond du cœur. Elle continue à lire la Bible allemande, à réciter des cantiques luthériens. En aucun endroit de ses lettres, elle ne parle de la vierge Marie, nulle part on ne la voit, même de loin, avoir recours à l’intercession des saints : elle semble au contraire la blâmer. « La comtesse Wieser est sans doutes une de ces sottes catholiques d’Allemagne qui ne connaissent que les saints, mais non pas notre seigneur Dieu, » dit-elle. Elle semble douter fort aussi de l’efficacité des pèlerinages, et la margrave de Bade est vertement blâmée de mener son fils à Notre-Dame-de-Lorette, au lieu de lui faire apprendre sa grammaire et de le faire voyager. Quant à elle, l’on ne saurait certes pas la prendre pour une « de ces sottes catholiques, » car voici sa profession de foi, toute protestante dans le fond aussi bien que dans la forme : « Mettre toute sa confiance en Dieu, voilà ce qui, en toute circonstance, vous est d’un grand réconfort. La sagesse de Dieu est infinie comme le Tout-Puissant lui-même ; lui seul par conséquent connaît la cause de tout ce qui nous arrive. Nous devons suivre la raison qu’il nous a donnée, pour le reste le laisser faire et nous soumettre à sa volonté, et parce qu’il a tellement aimé le monde qu’il a donné son fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu’il ait la vie éternelle[1], nous pouvons certes être tranquilles et contens ; car, si après cela il nous envoie des malheurs, c’est qu’il veut nous châtier en ce monde, afin que nous ne soyons pas châtiés dans l’autre ; c’est là une grande consolation, elle nous permet de mourir tranquilles. Nous envoie-t-il des joies, eh bien, c’est une occasion de lui rendre grâces et de l’aimer davantage. Ainsi Dieu fait tourner tout à notre avantage pourvu que nous sachions bien accueillir et accepter ce qu’il nous envoie. Voilà ce que je pense, chère Louise… » Elle blâme, il est vrai, Luther d’avoir été trop loin, mais ce blâme même laisse voir combien peu le catholicisme avait eu de prise sur elle. « Le docteur Luther a été comme tous les gens d’église ; ils veulent tous être les maîtres et gouverner. S’il avait pensé au bien général de la chrétienté, il n’aurait pas fait un schisme… Calvin et lui auraient fait mille fois plus de bien s’ils n’avaient pas fait de schisme, s’ils avaient instruit le monde sans faire tant de bruit : ce qu’il y a de plus sot dans la doctrine romaine aurait disparu tout doucement et de lui-même. »

Ce n’est pas là le langage d’une prosélyte, et d’ailleurs elle avait dans sa collection de médailles, qu’elle aimait à montrer à tout venant l’effigie de Luther en double, en argent et en or. Avant son abjuration, elle appartenait non pas à l’église luthérienne, mais bien à la confession réformée, comme toute la branche palatine des Simmern qui s’éteignit avec elle. On a très bien fait de rectifier en ceci Sainte-Beuve ; mais son long séjour à Hanovre, qui jusqu’à nos jours est resté la citadelle de l’orthodoxie luthérienne et qui fait à cette heure l’opposition la plus violente au mariage civil récemment introduit en Prusse, est sans doute cause qu’au fond de l’âme elle se range plutôt du côté des luthériens, surtout en ce qui regarde la sainte cène. Du moins la façon de communier que l’on a dans l’église réformée française de Mannheim n’est pas du tout de son goût : « Je n’aimais pas à m’approcher de la table sainte dans l’église française ; cela se passe tout autrement que chez les Allemands et ne me plaît d’aucune façon. D’abord il n’y a pas de préparation à la sainte cène ; secondement les psaumes que l’on chante sont écrits dans une langue qui a vieilli, c’est comme si on lisait l’Amadis ; ensuite la piaillerie des petits garçons récitant le Décalogue : « Tu ne mentiras pas, tueras pas, etc., » me semblait bien sotte, et enfin je ne pouvais souffrir que l’on donnât le vin dans des verres qu’après on rinçait. Je l’ai vu faire à Mannheim, et n’ai pas trouvé cela respectable et digne d’une chose si sainte ; cela ressemblait à une auberge plutôt qu’à une église et communauté chrétienne. » Quelques semaines après, elle revient à « ce bassin à rincer les verres, » et dit que cela l’a tant fâchée que plus jamais elle n’a voulu communier à l’église française de Mannheim. Le catéchisme de Heidelberg et surtout la quatre-vingtième question de ce catéchisme ne lui conviennent pas davantage. La religion de Madame est, comme le fait remarquer M. Rolland dans son introduction, fortement entachée de rationalisme, c’est-à-dire qu’elle se préoccupe moins de la pureté de la doctrine que de mener une vie vertueuse. Sans doute des exercices de piété trop fréquens et trop longs l’ont dès sa jeunesse plus ou moins fatiguée. L’orthodoxie luthérienne et calviniste à cette époque s’est comme figée en un formalisme inerte, tellement qu’au moment même où Madame partait pour la France il se produisit en Allemagne ce que depuis on a appelé un « réveil. » C’est en 1670 en effet que Philippe-Jacques Spener ouvrit à Francfort-sur-le-Mein ses collegia pietatis, qui furent le berceau du piétisme. De plus, le spectacle des petites cours allemandes, de la vie qu’on y mène malgré les pratiques religieuses les plus minutieuses, a bien pu contribuer à donner à Madame cette teinte de rationalisme. N’oublions pas qu’elle est la propre cousine de l’électeur Georges de Hanovre, plus tard roi d’Angleterre, qui fait assassiner le comte de Kœnigsmark et cloîtrer sa femme Sophie Dorothée dans le château d’Ahlden pour le reste de sa vie. Versailles aussi a dû largement contribuer à la maintenir dans ces idées ; aussi n’aime-t-elle pas à aller au prône, comme dans sa jeunesse sans doute elle ne tenait guère à aller au prêche : « Je n’aime pas du tout à entendre prêcher. J’en ai bien vite assez ; en effet l’on ne vous dit rien que l’on ne sache depuis longtemps, et je m’endors de suite. Mon Dieu, chère Louise, vous me dites que l’on ne saurait se lasser d’entendre ces deux ministres (MM. Lenfant et de Beausobre, pasteurs de l’église française de Berlin) ; mais je dois avouer à ma honte que je ne trouve rien de plus ennuyeux que d’entendre prêcher, je m’endors de suite ; un sermon pour me faire dormir, c’est plus sût que l’opium ! » — « Il m’est impossible, écrit-elle à sa tante de Hanovre, d’entendre une grand’messe. J’en ai sitôt fait avec mes dévotions, car j’ai un chapelain qui expédie la messe en un quart d’heure, ce qui fait bien mon affaire. » Voilà pour son catholicisme. Mais il lui est resté de sa jeunesse l’habitude de lire tant et tant de chapitres de la Bible par semaine ; à l’en entendre parler, on voit bien, il est vrai, qu’il y a là quelque chose de mécanique, et il lui arrive d’avouer avec son sans-gêne ordinaire que « le prophète Isaïe l’a endormie. » Il y avait en outre dans cette lecture si singulière de la Bible une espèce de protestation contre sa conversion forcée et un peu de taquinerie à l’endroit de son confesseur. Il y a lieu de s’étonner que sous la régence elle n’ait pas renoncé à certaines pratiques religieuses qui certes devaient fort lui peser. Mais l’habitude était prise ; elle continua donc d’assister aux offices journaliers et très souvent à des sermons, quelque ennuyeux qu’elle trouvât les prédicateurs. Elle fait exception pour Massillon. « Je vais aller ce matin à onze heures entendre prêcher le carême à l’église la plus proche du Palais-Royal (les 15 vinct, comme elle dit). C’est un abbé qui y prêche : ses sermons sont bien ordinaires ; il ne vaut pas l’évêque de Clermont, qui prêche admirablement bien. Mais enfin cet abbé ne dit rien de ridicule, il faut donc s’en contenter. »

Madame au fond du cœur est restée protestante. Elle a gardé de même un grand attachement pour la terre natale et pour ses compatriotes ou plutôt ses sujets les habitans du Palatinat. « Je ne peux comprendre, dit-elle, que la princesse de Galles, née princesse d’Anspach, préfère l’Angleterre à l’Allemagne ; moi, je ne suis pas du tout ainsi, mon cher Palatinat m’est au-dessus de tout. Je vous estime heureuse, chère Louise, de ce que vous allez de nouveau fouler le sol de la terre promise, voir Heidelberg et Schwetzingen ; saluez en mon nom mon ancienne chambre et le salon vitré, et écrivez-m’en beaucoup ! » Jusqu’aux cigognes de sa ville natale, elle n’a garde de les oublier : « Elles m’ont amusée bien souvent à Heidelberg, de ma fenêtre je les observais, dans leurs nids, sur les cheminées de la ville, c’est pourquoi elles me sont chères. » Et quand l’électeur Charles-Philippe fait mine de préférer Dusseldorf ou Mannheim à son cher Heidelberg, elle ne peut s’en consoler. Même tendresse pour les habitans. Lorsque ce même électeur, qui est de la branche catholique de Neubourg, veut, conformément au fameux principe du cujus regio, ejus religio, poussé qu’il est par les jésuites, rétablir le catholicisme dans ses états, elle oublie entièrement qu’elle est elle-même catholique ; nous la voyons prendre fait et cause pour les sujets contre le souverain, s’indigner des persécutions auxquelles ils sont en butte et dire, pendant plusieurs mois, dans chacune de ses lettres et sans ménager les expressions, tout le mal qu’elle pense des auteurs de ces persécutions : « Il ne suffit pas, quand on est souverain seigneur comme l’électeur, de ne pas faire soi-même du tort à ses sujets ; il faut encore les protéger contre les méchans prêtres et ne pas permettre qu’il leur soit fait du mal. La façon dont se passent les choses à Heidelberg m’a fait venir les larmes aux yeux ;… où l’on laisse régner moines et prêtres, tout va forcément de travers ; il n’y a ni bonheur ni bien à espérer ! Mais comment se fait-il que le roi d’Angleterre et le roi de Prusse ne s’occupent pas de l’affaire ? Ils devraient le faire de toute façon et par tous les moyens. La fourberie dont on s’est servi pour s’emparer de l’église du Saint-Esprit est un vrai tour de prêtres ; les fourberies, je les hais à la mort ; elles ne siéent bien qu’à Arlequin, dans la comédie italienne… L’électeur pourrait dire des prêtres d’Heidelberg ce que le père de la Rue[2] disait du confesseur du feu roi, le père Le Tellier : « Il nous mène si vite que j’ai peur qu’il ne nous verse. » Cela pourrait bien aller ainsi dans le Palatinat. »

Enfin l’Angleterre et la Prusse interviennent. « Les prêtres de cette façon n’oseront plus faire des leurs, ce dont je me réjouis du fond du cœur ; car je souhaite toute sorte de bien et de bonheur à nos bons et honnêtes compatriotes ; aux méchans prêtres qui les persécutent, je leur souhaite la potence qu’ils méritent bien pour leur fausseté et leurs tromperies… Ils sont méchans et insolens, mais, dès qu’on leur montre les dents, ils font patte de velours. »

Les deux monarques protestans et l’électeur nomment une commission chargée de régler le différend. Mais les commissaires ont le tort énorme aux yeux de Madame de procéder lentement ; ils chôment les dimanches et fêtes, et Madame est d’avis qu’ils pourraient siéger ces jours-là tout aussi bien que les jours ouvrables, car traiter de choses se rapportant à la religion, et rendre la justice, ce n’est pas se livrer à un travail manuel. Et naturellement elle se reporte en pensée à une époque où en France aussi on persécutait les réformés : « Les gens, dit-elle, qui, comme l’électeur, ont eu une jeunesse déréglée, se laissent persuader, quand vient la vieillesse, qu’ils peuvent réparer cela en persécutant luthériens et réformés. » Et qu’on n’aille pas croire qu’elle se borne à cette sympathie toute platonique. Elle essaie de faire intervenir le régent son fils, qui, cela va de soi, s’empresse de reconduire : « La France ne pourrait s’en mêler à cause du clergé. Mon fils ne saurait s’en occuper, car, avec ces disputes entre molinistes et jansénistes, les deux partis se tourneraient contre lui et l’accuseraient d’être huguenot, parce qu’il ne se prononce ni pour les uns ni pour les autres. » Elle-même en tout cas ne se gêne pas pour dire que les persécutés ont toutes ses préférences. Elle dit sa façon de penser au secrétaire d’ambassade de l’électeur, et cela vertement : il en est tout penaud. Les commissaires du roi de Prusse d’ailleurs, en travaillant avec la lenteur que l’on sait, n’étaient pas aussi désagréables à leur maître qu’à Madame. Si d’un côté il entrait dans les vues de la cour de Berlin de jouer le rôle de protectrice des opprimés et de supplanter la Saxe dans la direction de l’Allemagne protestante, il ne lui déplaisait nullement de peupler la Marche sablonneuse de réfugiés du Palatinat comme, quarante ans auparavant, de réfugiés français. Madame le sait fort bien : « Presque tous les anciens serviteurs de notre cour de Heidelberg sont allés dans le Brandebourg et à la cour de Berlin. L’on peut dire de cette cour, avec La Fontaine, La fromy n’est pas prêteusse. On dit que le roi rit tout le premier de sa parcimonie. »

Ces citations nous montrent assez que la Palatine est restée fortement attachée à ses compatriotes, qui au fond sont encore ses coreligionnaires. Que n’a-t-elle pas dû souffrir en voyant la révocation de l’édit de Nantes, les dragonnades, les persécutions sans fin et sans trêve auxquelles sont exposés ceux de la religion prétendue réformée en France ? Et faudrait-il d’autres raisons encore pour expliquer sa haine contre Mme de Maintenon, une convertie, elle aussi, mais une convertie qui, loin de garder un certain attachement pour ceux dont elle a partagé les croyances, les laisse persécuter à outrance et même, à tort ou à raison, passe pour conseiller et inspirer les mesures les plus cruelles que l’on édicté contre ses anciens frères. Il en est de même de sa haine contre les prêtres et les moines, Le mal qu’elle voit faire sur la fin de sa vie « par les prêtres de Neubourg et d’Autriche » dans son pays natal n’a dû que rendre plus forte encore l’aversion que lui inspiraient les procédés de certains d’entre eux.

D’ailleurs elle n’en veut pas à tous les ordres religieux indistinctement ; elle ne comprend pas, il est vrai, qu’on entre dans les ordres, et quand la deuxième fille du régent, Madame d’Orléans, prend le voile et devient abbesse de Chelles, elle en est outrée, mais elle visite souvent les carmélites de Paris ; elle y va à compiles et au salut le jeudi saint, elle assiste aux ténèbres, se promène dans leur jardin. « Les amandiers sont en pleine floraison, les abricotiers et les pêchers commencent à fleurir. Je crains bien qu’une gelée ne gâte tout cela ! Nos carmélites, que Mme de Berry et moi allons voir souvent, n’ont rien de papelard ; n’était leur habit, on s’imaginerait être avec des femmes du monde, car elles parlent et raisonnent de tout sans façon. » Quand elle quitte Paris pour aller passer l’été à Saint-Cloud, son séjour de prédilection, elle ne manque pas d’aller leur faire ses adieux. C’est qu’aussi « les carmélites ne prennent pas de pensionnaires ; tous les autres couvens qui en ont sont pleins de tels vices et de telles débauches qu’on est saisi d’horreur rien que d’y songer. » Elle ne veut pas trop de mal non plus aux capucins ; elle va les voir à Meudon. Ils ont, il est vrai, : une religion par trop sotte, dit-elle, ce sont de vrais moulins à prières, mais, pris isolément, ce sont de braves gens. Ils n’ont qu’un tort à ses yeux ; c’est d’être les laquais des jésuites et défaire tout ce que ceux-ci veulent. Or les jésuites sont, après Mme de Maintenon, ce que Madame déteste le plus au monde. Et cela pour le même motif, pour le mal qu’a fait Louis XIV aux réformés. Feu le roi, d’après elle, ne péchait que par ignorance ; s’il avait lu les saintes Écritures, il aurait été plus éclairé, « mais les jésuites et Mme de Maintenon lui ont fait croire que de persécuter les réformés, cela réparerait aux yeux de Dieu et des hommes le double adultère commis avec la Montespan. » Elle-même cependant avait pour confesseur un jésuite ; mais, outre que le confesseur de Madame, selon Duclos, n’était qu’un domestique de plus dans la maison, elle était d’abord bien tombée, et deux de ses confesseurs, le père de Jourdan et le père de Saint-Pierre, lui donnaient raison quand elle leur disait sa façon de penser ; aussi ne disputait-elle pas avec eux. Par contre, elle dispute fort avec le troisième, le père de Linières. « Le confesseur que j’ai maintenant est raisonnable en tout, excepté en fait de religion, où il est par trop simple. Il est tout autre que mes deux précédens confesseurs. Ceux-ci reconnaissent ce qu’il y a dans la religion de bagatelles et de mauvaises choses, mais lui n’en veut pas convenir. Il veut que l’on admire tout, et cela m’est impossible. Je ne veux pas non plus qu’on m’en donne à garder : aussi trouve-t-il que je ne suis pas assez docile. Mais je lui ai avoué tout net que j’étais trop vieille pour croire des niaiseries. » Un jeudi saint, entre autres, revenant de l’église où elle a communié, quelqu’un se met à parler de miracles et raconte que le père de feu M. le dernier prince et Mme la princesse palatine (Anne de Gonzague) s’étaient convertis pour avoir tenu exposé à la flamme d’une chandelle du bois de la vraie croix qui n’avait pas brûlé. Madame dit que ce n’était pas un miracle, attendu qu’il y a en Mésopotamie du bois qui ne brûle pas. Le confesseur se fâche ; Madame, qui a un morceau de ce bois, s’en va le chercher et l’expose au feu, où il devient rouge comme aurait fait un morceau de fer, mais ne brûle pas ; puis elle se met à rire de la confusion du bon père. Lorsque Mme de Ratzenhausen, sa dame de compagnie, l’entendait ainsi disputer avec lui, elle avait coutume de dire : « J’espère qu’avec l’aide de Dieu Votre Altesse Royale finira par donner une bonne éducation à son confesseur. »

Madame a d’ailleurs des motifs plus sérieux d’en vouloir aux jésuites : premièrement les persécutions exercées à leur instigation contre les réformés du Palatinat, dont il a été déjà question ; en second lieu, la vie que mène son gendre, le duc de Lorraine. La duchesse sa fille est malheureuse, le duc a une maîtresse, et le confesseur est encore un jésuite. « Mon confesseur s’est donné une peine infinie pour me persuader qu’il ne se passe rien de répréhensible entre le duc de Lorraine et Mme de Craon, et que jamais il ne la voyait en tête-à-tête. Je lui ris au nez et dis : Mon père, tenez ces discours dans vostre couvent, à vos moines, qui ne voient le monde que par le trou d’une bouteille, mais ne dittes jamais ces choses-là aux gens de la cour ; nous savons trop que, quand un jeune prince, très amoureux, est dans une cour où il est le maistre, quand il est avec une fame jeune et belle vingt-quatre heure, qu’il n’y est pas pour enfiler des perles, sur tout quand le mary ce lève et s’en va si tost que le prince arive, et pour les tesmoin qui sont dans la chambre, cela n’est pas vray, mais quand cela seroit, ce sont tous domestique à qui le maistre n’a qu’à faire un clin d’œil pour le faire partir. Ainsi si vous croyez sauver vos père jessuitte qui sont les confesseurs, vous vous trompez beaucoup, car tout le monde voit qu’ils tollerent un double adultère. » Et le 26 mars elle ajoute : « Tous les jésuites veulent que l’on tienne leur ordre pour parfait et sans tache ; voilà pourquoi ils cherchent à excuser tout ce qui se passe aux cours où un des leurs est confesseur. Aussi j’ai dit au mien, sans ménagement, que ce qui se passe à Lunéville est inexcusable, qu’il est aisé de voir que le confesseur du duc use d’une extrême indulgence à son égard. Ni lui, ni aucun des jésuites lorrains ne pourront faire accroire quoi que ce soit à n’importe qui ; c’est là un adultère public, et plus souvent ils feront approcher de la sainte table le duc et sa maîtresse, plus grand sera le scandale. »

Bien souvent elle revient à la société de Jésus, et toujours pour dire combien, à ses yeux, est pernicieuse l’influence qu’elle exerce. Les jésuites, dit-elle, sont impitoyables vis-à-vis des autres religions ; en particulier, on trouve parmi eux de braves et honnêtes gens, mais pris en masse ils sont dangereux. — Ce qui la met hors d’elle, c’est qu’ils permettent en France ce qu’ils interdisent ailleurs, les bals masqués par exemple. Lorsqu’on découvre la conspiration de Cellamare, c’est à eux qu’elle songe tout d’abord, et elle regrette bien amèrement qu’on ne puisse pas les impliquer dans cette affaire, faute de preuves.

Évidemment ses préventions l’aveuglent et elles l’aveugleront bien davantage encore lorsqu’il s’agira de Mme de Maintenon. C’est ainsi qu’en apprenant l’incendie du château de Lunéville, elle ne peut s’empêcher de l’attribuer à son ennemie, et la preuve qu’elle en donne c’est que l’homme qu’on accuse d’avoir mis le feu au château était autrefois au service du duc du Maine. Quand elle apprend sa mort, elle l’annonce à sa demi-sœur en se servant d’une expression dont se serviraient à peine des employés de la voirie parlant entre eux du trépas d’une haridelle. Et quelques semaines après elle ajoute : « Elle aurait dû mourir il y a trente et un ans de cela. Tous les pauvres réformés seraient encore en France, et leur temple de Charenton ne serait pas rasé. La vieille sorcière a combiné tout cela avec le jésuite, le père La Chaise. A eux deux, ils sont cause de tout ! » Mais elle a d’autres raisons encore de la haïr. C’est elle qui l’a fait exclure du particulier du roi, c’est elle qui fait légitimer les bâtards, c’est elle qui est cause que le duc de Chartres épouse une légitimée, c’est elle enfin qui perd ce même duc de Chartres dans l’esprit de Louis XIV.

Madame est venue en France malgré elle, elle s’est sacrifiée à sa famille, au bien de sa patrie : « Je ne suis venue en France que par pure obéissance pour sa grâce mon père, mon oncle et ma tante de Hanovre. Ce n’était en rien mon inclination. » Et quand elle a connu Monsieur, cette inclination a dû être moindre encore. Cependant au début il est assez convenable avec sa femme, tant que la cabale ne le monte pas contre elle ; mais bien souvent les ennemis de la première Madame, le chevalier de Lorraine, le marquis d’Effiat, Mme de Grancey, la Gordon, causent des tourmens à la seconde. « Les chasses ne m’ont pas rendue si vieille et si laide que les cabales qui depuis sept ans m’ont fait venir tant de rides que j’en ai la figure toute pleine… La bande du chevalier n’échoue malheureusement pas dans ses méchans complots ; tout ce qu’ils ourdissent contre moi de trames diaboliques leur réussit à souhait. » Ils répandent le bruit qu’elle a une galanterie, et que Mlle de Théobon, une de ses demoiselles, porte ses lettres. Monsieur là-dessus lui enlève la maréchale de Clérambaut et chasse Mlle de Théobon. D’où vient que la cabale s’acharne ainsi après Madame ? C’est qu’elle ne leur cache pas qu’à ses yeux ils sont les assassins de la première Madame, « car je voy, dit-elle au roi, que mes ennemis n’osent me faire le mesme tour qu’à celle qui fust devant, parce que j’en ay malheureusement trop dit que j’en savais les circonstances… »

Une chose pourtant la console et lui rend la vie presque douce : c’est l’amitié que lui montre le roi. Il l’assiste dans ses couches et écoute obligeamment tout ce qu’elle lui raconte de ses affaires et de sa famille. Elle par contre est bien complaisante pour lui aussi, jusqu’à faire en sa compagnie la médianoche chez Mme de Montespan. Aussi croit-on voir percer dans les premières lettres plus que de l’affection, tout au moins une amitié bien vive, plus vive qu’elle n’est d’ordinaire entre belle-sœur et beau-frère. « J’espère la semaine prochaine suivre à cheval la chasse du roi ; il m’a fait écrire par Monsieur qu’il prétendait que j’allasse chasser avec lui deux fois par semaine. » Elle souligne ce « prétendait. » Comme elle est fière de pouvoir raconter à sa tante que lors d’une de ses fréquentes chutes de cheval à la chasse (elle en a fait vingt-six en tout), le roi s’est trouvé le premier auprès d’elle. « Vous qui admirez si fort notre roi pour m’avoir assistée lors de mes couches, vous l’aimerez encore dans cette rencontre, car c’est lui qui s’est trouvé le premier auprès de moi. Il était pâle comme la mort, et j’eus beau lui assurer que je ne m’étais fait aucun mal et que je n’étais pas tombée sur la tête, il n’a pas eu de repos qu’il ne m’eût lui-même visité la tête de tous côtés. Enfin, ayant trouvé que j’avais dit vrai, il me conduisit dans ma chambre, resta encore quelque temps auprès de moi pour voir si je ne m’évanouirais pas ; enfin il ne retourna au vieux château que lorsque je lui eus assuré derechef que je ne ressentais pas le moindre mal. » À cette époque en effet la faveur que le roi témoignait à Madame a dû être très marquée, car elle la mit à la mode. Étant sortie avec une vieille zibeline un jour qu’il faisait froid, chacun s’en fit faire une sur ce patron, et ce fut durant un temps la très grande, mode de porter « des palatines. » Mais Madame est loin d’être éblouie de cette faveur royale. À un moment donné, le roi la mêle même, elle et sa tante de Hanovre, à des négociations diplomatiques ; mais elle semble n’avoir déjà plus grande confiance en lui, car elle termine la lettre à sa tante par ces mots : « De quoi s’agit-il ? Je l’ignore ; le roi ne me l’a pas dit, Dieu veuille que ce puisse être quelque chose de bon ! » Peu après en effet elle change de ton tout à fait. Elle appelle ironiquement Louis XIV a le grand homme, » et l’accuse lui et ses ministres d’avoir causé la mort de son père, de papa, dit-elle en oubliant pour la première fois, dans sa douleur, de l’appeler sa grâce. « Je dois vous avouer aussi que vous devinez très juste quand vous dites que ce qui me fait surtout de la peine c’est la crainte que papa ne soit mort de chagrin et le cœur brisé, c’est la pensée que, si le grand homme et ses ministres ne l’avaient pas tant chagriné, nous l’aurions conservé plus longtemps en ce monde et qu’il m’aurait peut-être été donné de le voir encore une fois. »

Quand plus tard et à deux fois on brûle le Palatinat, pour donner le change à sa haine, elle attribue ces mesures à Louvois, et trente ans après, elle se réjouit à l’idée du ministre brûlant en enfer et châtié ainsi des incendies qu’il a ordonnés. Mais sur le moment même, c’est bien le roi en personne qu’elle en accuse. « Dût-on m’ôter la vie, il m’est cependant impossible de ne pas regretter, de ne pas déplorer d’être, pour ainsi dire, le prétexte de la perte de ma patrie. Je ne puis voir de sang-froid détruire d’un seul coup dans ce pauvre Mannheim tout ce qui a coûté tant de soins et de peines au feu prince-électeur, mon père. Oui, quand je songe à tout ce qu’on y a fait sauter, cela me remplit d’une, telle horreur que chaque nuit, aussitôt que je commence à m’endormir, il me semble être à Heidelberg ou à Mannheim, et voir les ravages qu’on y a commis. Je me réveille alors en sursaut et je suis près de deux heures sans pouvoir m’endormir. Je me représente comment tout était de mon temps et dans quel état on l’a mis aujourd’hui ; je considère aussi dans quel état je suis moi-même, et je ne puis m’empêcher de pleurer à chaudes larmes. Ce qui me désole surtout, c’est que le roi a précisément attendu pour tout dévaster que je l’eusse imploré en faveur de Heidelberg et de Mannheim, et l’on trouve encore mauvais que je m’en afflige. » On sent bien qu’elle est profondément outrée contre le roi, il n’y a plus trace de l’affection des premières années, et quand Mme de Maintenon devient toute-puissante, lorsque grâce à elle les légitimés voient de jour en jour croître leur importance et leur pouvoir, lorsque Madame est de plus en plus négligée, exclue du « sanctuaire, » alors le roi, sans jamais lui devenir tout à fait indifférent, est pour elle un objet tantôt de colère et tantôt presque de pitié. « Le roi change en tout d’une manière si effrayante que je ne le reconnais plus. Je vois bien d’où provient tout ce changement, mais je n’y puis rien faire… » « Je dois avouer que, lorsque j’entends les éloges qu’on donne en chaire au grand homme pour avoir persécuté les réformés, cela m’impatiente toujours. Je ne peux pas souffrir qu’on loue ce qui est mal, et je n’ai jamais eu à me reprocher de le faire, car je ne loue que ce que je crois digne d’éloges. Je ne puis supporter les rois qui s’imaginent plaire à Dieu en priant. Ce n’est pas pour cela qu’il les a mis sur le trône. Faire le bien, exercer le droit de la justice, contenir les prêtres et les forcer de s’en tenir à leurs prières sans se mêler d’autres choses, voilà quelle devrait être la vraie dévotion des rois. Qu’un roi fasse sa prière matin et soir, cela suffit ; du reste, il doit songer à rendre ses sujets heureux autant qu’il est en son pouvoir. » Cela est-il assez transparent et n’est-ce pas bien loin de l’affectueuse admiration des premières années ? Mais ce qu’on n’a pas besoin de lire entre les lignes, ce qui éclate et déborde, c’est sa haine contre Mme de Maintenon, haine profonde, immodérée, injuste certes à maints égards, et se traduisant par une série d’épithètes, les unes plus fortes que les autres. Madame a l’injure facile. Torcy, qui lui ouvre ses lettres, est un « crapaud. » Le maître de poste de Francfort, qui a le tort d’être friand de certains biens allodiaux des raugraves, et que Madame soupçonne fort aussi d’être indiscret, se voit appelé « gredin de roturier ; » elle appelle Lauzun « le crapaud de Mademoiselle ; » le jeune duc de Richelieu, qui compromit horriblement l’une des filles du régent, est traité de même. Quant à Mme de Maintenon, elle s’appellera, dans toutes ses lettres, « sorcière, ordure, » ou tout au moins « vieille ripopée ou ratatinée. » C’est qu’aussi elle la retrouve partout sur son chemin et dans le camp opposé ; jusqu’à la comédie tant aimée, Mme de Maintenon veut la lui faire supprimer. Et quand il s’agit de donner un gouverneur au duc de Chartres, elle appuie M. d’Effiat, le pire ennemi de Madame, le plus débauché des hommes. La vertueuse indignation de la mère a raison auprès du roi ; mais, quelques années plus tard, il lui fit payer bien cher cette concession : son fils épousa Mlle de Blois, fille de Louis XIV et de Mme de Montespan, A un moment donné, il est même question d’un double mariage, le duc du Maine devant épouser Mademoiselle, fille de la Palatine. « On m’a dit en confidence les vraies raisons pour lesquelles le roi traite si bien le chevalier de Lorraine et le marquis d’Effiat ; c’est parce qu’ils lui ont promis d’amener Monsieur à le prier très humblement de vouloir bien marier les enfans de la Montespan avec les miens, savoir : ma fille avec ce boiteux de duc du Maine, et mon fils avec Mlle de Blois. La Maintenon, dans cette circonstance, est tout à fait pour la Montespan, car c’est elle qui a élevé les bâtards, et elle aime ce méchant boiteux comme si c’était son propre enfant. Elle m’a montré des lettres de lui qu’il lui écrivait d’une chambre à l’autre, et dans lesquelles il l’assure qu’il l’aime mieux et la respecte beaucoup plus que Mme de Montespan, parce qu’elle ne le réprimande jamais sans raison, tandis que sa mère ne le fait que par caprice ; aussi lui est-il plus dévoué qu’à Mme de Montespan. La Maintenon est donc très favorable à ce mariage… Je ne puis m’empêcher de me tourmenter intérieurement, et toutes les fois que je vois ces bâtards, cela me fait tourner le sang. Pensez, ma bien-aimée tante, si je dois souffrir de voir mon fils unique et mon unique fille victimes de mes plus cruels ennemis ! .. Peut-être même serai-je exilée à cette occasion, car Monsieur m’en parle très sérieusement. » Mais le roi espère la prendre plutôt par la douceur ; il se radoucit à son égard, et, sachant dans quelle détresse elle est, « il lui fait la grâce de lui envoyer six mille pistoles pour payer ses dettes ; » mais rien n’y fait, et quand Monsieur, bien travaillé par ses favoris, demande pour son fils la main de Mlle de Blois, et que le duc de Chartres, endoctriné par Dubois, se laisse marier sans mot dire, la colère de Madame se traduit par ce fameux soufflet qui « fit voir des chandelles » au futur régent, et pendant plusieurs jours personne n’ose lui parler de ce mariage. Cette colère se fût changée en fureur, sans aucun doute, si le second mariage projeté s’était fait. Aussi quel cri de joie quand on apprend à Madame que le « boiteux » épouse Mlle de Bourbon ! « Dieu soit loué ! le mariage de M. du Maine est accompli, et ce m’est un poids de moins sur le cœur. Je crois que l’on doit avoir rapporté à la vieille ordure du roi ce que disait la populace de Paris, et que cela lui aura fait peur. Les gens du peuple disaient très haut que ce serait une honte si le roi donnait sa bâtarde à un prince légitime de la famille ; que cependant, comme mon fils donnerait le rang à sa femme, ils laisseraient faire ce mariage, quoique à regret ; mais que, si la vieille voulait s’ingérer de donner ma fille à M. du Maine, ils étrangleraient celui-ci avant la noce, et que la vieille, comme ils appellent encore la gouvernante, ne serait pas en sûreté. Dès que ce bruit se fut répandu, on apprit l’autre mariage avec la fille de M. le prince, ce qui causa dans Paris une grande joie. J’aime bien les bons Parisiens pour cela, et je leur sais gré de s’être ainsi intéressés à moi. » Sa fille est donc sauvée, mais son fils a en effet donné le rang à Mlle de Blois. Madame, au début, ne voulut pas avoir de rapports avec elle. « Quant à ma belle-fille, je n’aurai pas de peine à m’accoutumer à elle, car nous ne serons pas si souvent ensemble que nous puissions nous devenir à charge l’une à l’autre… Se dire le matin bonjour et le soir bonsoir, c’est bientôt fait. » Elle détestera toute sa vie cette bru, et jamais le chagrin que lui causa ce mariage ne sera entièrement effacé. « C’est l’une des plus grandes douleurs du monde de voir un fils unique se marier contre votre gré. Le mariage de mon fils a gâté toute ma vie et enlevé toute joie de mon cœur. » Elle la détestera jusqu’à la fin de ses jours, et c’est à elle, à la mauvaise éducation qu’elle donne à ses enfans, qu’elle attribuera tous les désordres de l’aînée. « La femme de mon fils est fausse comme le diable, elle tient de sa mère. Tous les enfans du roi et de Mme de Montespan, — sauf le comte de Toulouse, — sont élevés dans des idées si arrogantes qu’ils s’imaginent être meilleurs et plus haut placés que nous. Mme d’Orléans croit avoir fait à mon fils un honneur, une grâce en l’épousant. Elle ne s’occupe pas un instant de ses enfans. Ils ont pourtant la gouvernante qu’a eue ma fille ; mais celle-ci, Dieu merci, a été bien élevée. Un jour je demandai à la gouvernante pourquoi elle n’élevait pas mes petits-enfans aussi bien que ma fille ? Elle me répondit : « Avec Mademoiselle, j’étais sûre d’avoir votre appui ; mais avec ces enfans-ci, quand je me plaignais d’eux, la mère se moquait de moi avec les filles ; quand j’ai vu cela, j’ai laissé tout aile comme cela pouvait. » C’est de là que provient cette belle éducation ; mais comme je n’ai pas fait le mariage, je ne me suis pas non plus occupée des enfans. La mère élève les enfans de telle façon qu’on n’en retire que honte et mépris. Cette femme, cette paresseuse, s’est fait faire un lit de repos sur lequel elle s’étend pour jouer au lansquenet ; nous nous moquons d’elle, mais cela n’y fait rien. Elle joue étant couchée, elle mange, elle lit couchée ; en un mot, elle passe sa vie dans cette posture. Cette femme mange tant que l’on n’en croit pas ses yeux ; elle tient cela de son père et de sa mère. Ses filles aussi son ainsi faites ; elles, mangent jusqu’à ce qu’elles rendent et recommencent après, c’est écœurant ! La personne qui, à ce que j’espère, va s’amender (la duchesse de Berry) a bon cœur et de l’intelligence ; mais elle est bien mal entourée. Du côté de sa mère aussi, elle a des tantes et des cousines qui mènent ; une existence dévergondée. La mère ne s’occupe que de ses propres fantaisies. Un jour elle hait sa fille sans savoir pourquoi, et le jour d’après elle approuve tout, que ce soit bien ou mal. Cela me fait craindre que les bonnes résolutions ne durent pas. »

Elle permet à une autre de ses filles, Mlle de Valois, dépasser la journée, du matin au soir, sans corset, et, quand Madame vient, on cherche vite le corset qui d’ordinaire est égaré. Et enfin, si Mlle d’Orléans prend le voile contre le gré de son père et surtout de sa grand’mère, la cause en est au peu d’affection que sa mère lui porte et à la crainte d’être forcée par elle d’épouser le fils aîné du duc du Maine. Car M. du Maine est le frère chéri de Mme d’Orléans, et la Palatine est outrée de voir sa bru prendre parti d’abord pour les légitimés, ses frères, contre les princes du sang, c’est-à-dire contre ses propres enfans, et surtout, — lors de la conjuration de Cellamare, — pour le duc du Maine contre son mari, le régent. « Mme la duchesse d’Orléans n’aime ni son mari ni ses enfans, elle n’aime que son frère : elle crie à l’injustice quand son mari fait arrêter M. du Maine. »

Aimer le duc du Maine, c’est aimer Mme de Maintenon, et pourtant celle-ci est et reste durant tout le règne de Louis XIV l’ennemie acharnée du duc d’Orléans. Quand en Espagne il se brouille avec la princesse des Ursins, qui l’accuse auprès du roi de vouloir détrôner Philippe V, Mme de Maintenon prend le parti de la princesse contre le duc ; aussi son nom est-il dès lors associé à celui de Mme de Maintenon dans les invectives que la Palatine lui prodigue. Mais c’est surtout à la mort si subite du duc et de la duchesse de Bourgogne et du petit dauphin qu’éclate l’inimitié de la vieille dame contre le duc : « Elle a dit au roi que mon fils avait empoisonné le dernier dauphin, ainsi que le dauphin et la dauphine. On pensait que le roi serait si épouvanté de cette révélation qu’il renverrait mon fils de la cour sans examen. Et voici comment je le sais : quand les docteurs vinrent rapporter au roi qu’ils avaient tout examiné minutieusement et que ces deux personnes n’avaient certainement reçu aucun poison, le roi se tourna vers Mme de Maintenon et lui dit : « Eh bien, madame, eh bien, ne vous avais-je pas dit que ce que vous m’avez dit de mon neveu était faux ? »

Pour en finir avec la famille du régent, nous dirons quelques mots de l’affection que Madame porte à l’un des enfans naturels de celui-ci. Sainte-Beuve s’en étonne. « Elle s’était prise de grande amitié pour un fils naturel du régent, et qu’il avait eu d’une danseuse de l’Opéra nommée Florence ; il lui rappelait Monsieur, avec une plus belle taille. Bref, elle aimait fort ce jeune homme, qu’elle appelait son abbé de Saint-Albin, qui fut depuis archevêque de Cambrai, et lorsqu’il soutint sa thèse en Sorbonne (février 1718), elle y voulut assister en grande cérémonie, déclarant ainsi à la fois et honorant la naissance illégitime de cet enfant. Ce fut dans son genre une scène de régence à la Sorbonne. Madame manqua ce jour-là à tous ses principes d’orthodoxie sur les devoirs du rang et se laissa aller à sa fantaisie. » Madame dans aucune de ses lettres ne se montre bien rigoriste. Nous l’avons vue faire médianoche avec le roi et Mme de Montespan, et pour son bien-aimé fils en particulier elle a des trésors d’indulgence. Elle n’aime pas, il est vrai, qu’il fasse « le fanfaron de vices » tant qu’il est jeune : « Je ne puis me plaindre comme vous que mon fils soit un Caton et trop sérieux pour son âge. Bien qu’en réalité son humeur soit sérieuse et qu’il n’ait pas bonne grâce à la débauche, il s’y livre uniquement pour singer les autres, et c’est là surtout ce qui me chagrine. Si le plaisir était dans sa nature, je n’aurais pas tant à dire là contre ; mais qu’il se fasse violence pour s’adonner au vice et dire des fadaises, en même temps qu’il cache avec soin tout ce qu’il y a de bon en lui, voilà ce que j’endure avec peine. » Plus tard elle trouve bien aussi à redire à son genre de vie, elle l’en blâme, mais bien faiblement, elle s’en plaint surtout par crainte de le voir compromettre sa santé ou tomber dans un guet-apens : « Je crains bien que mon fils qui, ayant un œil bien malade, s’est bien observé sous le rapport du boire et du manger durant le temps qu’il prenait médecine, ne se remette à mener sa folle existence quand les débauchées lui courront de nouveau après et l’inviteront à leurs petits soupers ; son œil empirera derechef, et peut-être le perdra-t-il. Cette société du diable, avec laquelle il soupe toutes les nuits et reste à table jusque vers les trois, quatre heures du matin ! Cela est forcément malsain… Priez pour sa conversion. Il n’a pas d’autres défauts, mais celui-ci est bien grand. » « Je suis toujours en souci au sujet de mon fils ; il ne se ménage pas assez, hier encore il alla à la Muette à onze heures du matin et n’en revint qu’après minuit. Il serait si facile à un homme, que tenterait une forte récompense, de se cacher dans l’une des portes et de lui faire un mauvais parti. J’en frémis rien que d’y songer. Avant-hier on a fait arrêter à Luik un nommé La Jonckère[3], qui avait promis d’enlever mon fils et de le livrer mort ou vif à Albéroni. Il né l’a manqué que d’un quart d’heure, l’été dernier, au bois de Boulogne, ce dont je ne saurais assez rendre grâce au Dieu tout-puissant ma vie durant. Ce que je dis à mon fils et puis rien, c’est tout un ; il n’écoute pas mes conseils, car ses maudits flatteurs, ces mécréans viennent par après pour tout effacer… »

Si le régent se contentait d’avoir des maîtresses, Madame n’y trouverait rien à redire, ne fût-ce que pour faire peine à Mme d’Orléans. Aussi aime-t-elle indistinctement ses petits-enfans de la main droite et de la main gauche, comme elle dit : « Je suis bien en peine de mon cher abbé de Saint-Albin. Depuis huit jours, il a une fièvre atroce, avec de grandes douleurs dans la tête et les reins. Je suis très inquiète de lui, et cela me peinerait au fond de l’âme s’il devait mourir, car, soit dit entre nous, il est, après le duc de Chartres, de tous les enfans de mon fils, tant légitimes que de la main gauche, celui que j’aime davantage. » Elle connaissait et voyait aussi la plupart des autres, dont elle nous donne la nomenclature complète : « Le chevalier d’Orléans, depuis peu grand-prieur de France dans l’ordre de Malte. Il est le fils d’une de mes anciennes filles d’honneur, elle s’appelait Séry et est maintenant Mme d’Argenton. La mère de l’abbé était une danseuse de l’Opéra du nom de Florence. Le chevalier a été légitimé, mais le pauvre abbé n’est pas reconnu. Mon fils a encore une fille de la main gauche qui n’est pas reconnue ; elle a épousé un marquis de Ségur. C’est la fille d’une des meilleures comédiennes de la troupe du roi ; elle s’appelle la Desmare. Il y en a encore deux ou trois, mais je ne les ai jamais vus. Leur mère est une dame de qualité… Je ne crois pas que mon fils puisse être sûr que ces enfans soient de lui, car c’est une fille, une évaporée qui boit jour et nuit comme un corroyeur ; mon fils n’est pas du tout jaloux. » Suivent à l’appui des détails tout à fait intraduisibles, et la lettre finit par le souhait que « ces traits d’histoire » aient amusé un peu sa chère Louise.

Tout cela, Madame le pardonne à son fils ; elle trouve tout naturel qu’il cherche à se distraire de ses travaux et de ses ennuis. « Ce serait un mauvais passe-temps, pour les courts instans de répit qu’il a, que la compagnie de sa vieille mère et de ses dames, aussi âgées qu’elle. Il préfère la société de sa fille aînée et de ses dames ; d’autres se joignent à elles qu’il ne déteste pas non plus ; elles l’amusent et soupent avec lui trois ou quatre fois par semaine. Je ne lui en veux pas du tout, cela est très naturel. » Ce n’est que quand Mme de Berry tombe malade et meurt que sa grand’mère semble ajouter foi, elle aussi, aux rumeurs qui couvraient le père et la fille d’un même opprobre. Elle dit de la princesse, avant sa mort, qu’elle est ce que son père aime le plus au monde. En parlant des soupers, « tous deux, dit-elle, y perdent honneur et réputation, » et après le décès, on n’a dû lui laisser que fort peu d’illusions, car en date du 13 septembre 1719 elle écrit à sa sœur : « Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de ne plus parler du tout de la pauvre duchesse de Berry. Plût à Dieu que j’aie moins de motifs de me consoler de sa mort ! C’est pire que tout ce que vous sauriez imaginer. »

Madame porta le deuil de sa petite-fille pendant trois mois. Quoiqu’elle se plaigne amèrement de ce que la durée du deuil à la cour de France soit diminuée de moitié, ces trois mois ont dû lui paraître bien longs, car elle ne put pas pendant ce temps aller au spectacle, comme nous l’apprend le journal de Dangeau. Elle aimait le théâtre par-dessus tout. Elle est restée Allemande pour tout, sauf pour le théâtre. « Les divertissemens allemands, je l’avoue, sont plus de mon goût, dit-elle, à l’exception des comédies. » Mais ce goût avait pris naissance à Heidelberg. Son père, fils d’Elisabeth Stuart, aimait beaucoup Shakspeare, et son frère Charles avait avec ses amis organisé un théâtre d’amateurs, et, à entendre Madame presque septuagénaire se délecter à ses souvenirs de jeunesse, on voit clairement combien ce goût chez elle a dû être vif. Elle se rappelle la distribution des rôles dans les comédies représentées au château des comtes palatins, car toutes les pièces indistinctement sont pour elles des comédies. « Schutz ne jouait pas seulement Tibère dans la comédie de Séjan, il donnait aussi Tibère dans le Pastor Fido, » et ainsi de suite pour une vingtaine de rôles. « Je vois tout cela comme si c’était d’hier… Les comédies m’ont de tout temps plu beaucoup trop pour que je les aie oubliées ; pour tout le reste, j’ai bien mauvaise mémoire. »

Elle n’a pas davantage oublié les bouffonneries hollandaises. Jeune fille, elle avait été à Amsterdam, et, à en juger par le nombre de fois qu’elle cite Pickelhaering, elle s’est amusée beaucoup des facéties du personnage comique qui joue le principal rôle dans les farces populaires des pêcheurs de harengs. Une fois à la cour de Versailles et à Paris, elle ne dédaigne pas non plus la comédie burlesque, et Crispin est aussi souvent mentionné dans ses lettres que son confrère des Pays-Bas.

Ce qui ne veut pas dire qu’elle dédaigne la haute comédie et la tragédie du grand siècle. Elle se souvient « de la grande raison de sans dot » de l’Avare, de M. Jourdain qui fait de la prose sans le savoir. Elle aime Tartuffe et le Misanthrope. Corneille lui est familier ; elle cite de ses vers. « La reine de Sicile m’écrit qu’Albéroni a indignement trompé le roi son époux ; mais beaucoup de gens s’imaginent qu’ils s’entendent fort bien. Le temps se chargera de nous montrer de quel côté est la vérité. Cela m’a rappelé le début de la comédie la Mort de Pompée :

Le destin se déclare, et nous venons d’entendre
Ce qu’il a décidé du beau-père et du gendre.

« L’électeur palatin a accepté une succession bien embarrassée, il pourrait dire comme Auguste dans la comédie de Cinna :

L’ambition déplaît quand elle est assouvie… » Elle écrit les douze vers de la tirade sans y rien changer, si ce n’est « l’orthograffe » comme elle se plaît à dire, et elle ajoute : « Mon fils aussi cite très souvent ces vers et à bon droit. » Racine n’est pas nommé dans ses lettres, quoiqu’elle assiste aussi à la représentation de ses tragédies. Mais c’est l’Opéra qui a dû être son spectacle de prédilection, et c’est là qu’elle va prendre la plupart de ses citations. « Je crains bien, que la paix ne dure pas longtemps, car l’empereur et le roi d’Espagne font de grandes levées de troupes ; mais je me console en disant comme dans l’opéra de Thésée (de Lulli)

Que la guerre sanglante
Passe en d’autres états,
Ô Minerve savante,
Ô guerrière Pallas ! »

Quand elle raconte à sa sœur comment Mlle d’Orléans, sa petite-fille, fut bénite abbesse de Chelles, arrivée au Te Deum, elle ajoute : « Pendant qu’on le chantait, les nonnes s’avançaient deux par deux et faisaient acte de soumission à l’abbesse en lui faisant de grandes révérences. Cela me rappela la scène où Athis (Atys, opéra de Lulli et Quinault) est proclamé grand prêtre de Cibèle, Là aussi l’on vient deux par deux faire des révérences. Je croyais qu’on allait se mettre à chanter comme dans l’opéra :

Que devant vous tout s’abaisse et tout tremble !
Vivez heureux ! Vos jours sont notre espoir, etc.

Atys a été sans doute son opéra favori, car précédemment déjà elle écrit à sa sœur : « Certes, chère Louise, je vous aimerai toujours. Je peux vous dire comme il est écrit dans Athis : « le sang et l’amitié nous unissent tous deux. » La même citation revient dans une lettre du 8 mai 1718. Et quand elle apprend qu’à Francfort on ne permet pas de fêter le carnaval, elle s’écrie : « Comment se fait-il que l’on soit si sévère ! Ç’a toujours été la coutume de se divertir à cette époque de l’année. Les Francfortois devraient chanter comme dans l’opéra d’Atys :

Que l’on chante, que l’on danse,
Rions tous puisqu’il le faut. »

À en juger par les nombreuses et longues tirades d’opéras, aussi fades que longues, que l’on rencontre à tout instant dans ses lettres, sa mémoire n’était pas si mauvaise qu’elle veut bien le dire. Elle n’a rien oublié de la mythologie, et quand en 1719 on produit sur la scène un Jugement de Pâris (opéra de Bertin, paroles de Mlle Bertin), elle est toute courroucée que l’auteur, une demoiselle pourtant ! n’ait pas respecté la tradition. « J’irai ce soir avec mes enfans et mes petits-enfans voir un nouvel opéra, le Jugement de Pâris. Je ne l’ai pas encore vu, mais je l’ai lu. On a craint de faire de Ménélas un « mari trompé » (Madame met le mot cru) ; dans la pièce, Hélène n’est pas encore mariée quand Pâris tombe amoureux d’elle. Je ne peux pas souffrir que l’on change ainsi la fable. »

Madame était, comme dit Sainte-Beuve, à cheval sur son rang de princesse. En effet, elle revient souvent dans ses lettres sur ses prérogatives de fille de France. Lors de la cérémonie de Chelles, elle explique longuement à sa sœur que les princes du sang n’ont pas le droit de s’agenouiller sur son drap de pied. Ce droit n’appartient qu’aux petits-enfans de France, à son fils et à sa fille. Cependant, dit-elle, les cérémonies l’ennuient, et les personnes cérémonieuses aussi, et de tout temps elle a été dans ces idées, car lorsqu’en 1717 Pierre le Grand lui rend visite, elle mande à sa sœur en date du 14 mai : « Quelqu’un de grand m’a fait visite aujourd’hui, je veux dire mon héros, le tsar. Je le trouve fort bien, ce que de notre temps nous appelions « bien. » Nous entendions par là une personne qui fût sans affectation, sans façon. »

Cette visite du tsar fut le dernier grand événement de sa vie. Madame mourut dans son cher Saint-Cloud le 8 décembre 1722. Elle ne fut pas heureuse en France ; le regret de toute sa vie a été que son mariage, au lieu de porter bonheur à son pays natal, devînt pour lui une source des plus grands malheurs, la cause de sa ruine. La France aussi a porté et porte encore la peine de l’inique dévastation du Palatinat. La haine que les Allemands et surtout les Allemands du sud. nourrissent envers notre patrie ne date pas des guerres de l’empire, elle remonte à deux cents ans. Toutes les générations qui se sont succédé à la Ruperta Carolina d’Heidelberg ont contemplé la tour fendue et exécré le nom de Louvois et de son maître ; le canonnier badois qui lançait ses obus sur Strasbourg avait puisé dans les écrits populaires, à l’école, partout, non-seulement la haine de Napoléon, de Vandamme, de Davout, mais encore et surtout celle du grand roi, de son cruel et orgueilleux ministre et de Mélac « l’incendiaire. »


ERNEST JAEGLE.


  1. Madame cite textuellement les saintes Écritures. Évangile selon saint Jean, III, 16.
  2. Confesseur de la duchesse de Bourgogne.
  3. La Jonquière. Voir le Journal de Dangeau, XVIII.