Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance/05

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Madame de Staël et M. Necker d’après leur correspondance
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 553-583).


V
MADAME DE STAËL À METZ

Nous avons laissé Mme de Staël éplorée, s’arrachant de Paris pour obéir à un ordre arbitraire, s’attardant aux portes et prenant enfin, après de longues hésitations, la route de l’Allemagne. Ce n’était pas une résolution brusque qui la déterminait à adopter cette route plutôt que celle qui l’aurait ramenée à Coppet. Elle ne faisait au contraire que mettre à exécution un dessein conçu depuis longtemps, tantôt abandonné, tantôt repris, suivant les circonstances qu’elle traversait. Avant de l’accompagner, d’étape en étape, au cours de ce voyage qui devait durer depuis octobre 1803 jusqu’en avril 1804, et de reprendre la publication des lettres adressées par elle à son père, de Metz, de Weimar, de Berlin, en les entremêlant de quelques fragmens des réponses de M. Necker, je voudrais remonter de quelques années en arrière et montrer comment, après avoir témoigné peu de goût, et même quelque dédain pour la littérature allemande, Mme de Staël en était arrivée peu à peu à reconnaître qu’il y avait, de l’autre côté du Rhin, une province intellectuelle de l’Europe qui valait la peine d’être explorée, et pourquoi elle avait résolu d’entreprendre elle-même cette exploration.


I

Dans les premiers jours de mars 1796, Meister, le collaborateur et le continuateur de la Correspondance littéraire de Grimm, et, de tout temps, l’ami de la famille Necker, avait écrit à Mme de Staël pour lui proposer de venir à Zurich où Wieland passait quelques semaines et d’y faire connaissance avec l’auteur d’Oberon. Le 18 mars, Mme de Staël lui répondait de Coppet : « Aller à Zurich pour un auteur allemand, quelque célèbre qu’il soit, c’est ce que vous ne me verrez pas faire. Je crois savoir déjà tout ce qui se dit en allemand et même cinquante ans de ce qui se dira. Ce que j’aime d’eux, c’est leur talent, mais non pas leur esprit, et, en conversation, il n’y a que l’esprit. « Il est vrai que, quelques mois après, elle écrivait dans une autre lettre à Meister : « Avez-vous pensé par hasard à faire à Wieland des coquetteries pour moi. Des coquetteries, cela va à tout[1]. »

Malgré cette opinion un peu dédaigneuse des Allemands, elle n’en priait pas moins le même Meister de lui trouver un traducteur pour son ouvrage : De l’Influence des passions sur le bonheur des nations, et elle le chargeait d’en faire parvenir deux exemplaires, l’un à Wieland, l’autre à Gœthe. Gœthe répondait, l’année suivante, à cet hommage. Le 22 avril 1797, Mme de Staël écrivait à Meister : « Gœthe m’a envoyé, avec la plus superbe reliure possible, un roman de lui nommé Williams (sic) Meister. Comme il était en allemand, je n’ai pu qu’admirer la reliure. Benjamin assure, entre nous, que je suis mieux partagée que lui qui l’a lu. Mais il faut que, dans votre bonté, vous fassiez parvenir à Gœthe un remerciement superbe qui jette un voile sur mon ignorance et par le beaucoup de ma reconnaissance et de mon admiration pour l’auteur de Werther[2]. »

Ainsi, en 1797, Mme de Staël avouait ne pas savoir un mot d’allemand, et il est infiniment probable que, de toute la littérature allemande, elle ne connaissait que Werther, dont une première traduction avait paru en 1776, peut-être encore les Idylles de Gessner, qui du reste était Zurichois, et les Brigands de Schiller qui, aux débuts de la Révolution, avaient été traduits et joués à Paris. Cette ignorance lui était commune avec toute la génération des beaux esprits du XVIIIe siècle, au milieu desquels elle avait grandi et brillé dans sa première jeunesse. Pour toute cette génération, la littérature anglaise était, en fait de littératures étrangères, presque la seule qui existât. On sait les larmes que non seulement les femmes, mais les hommes sensibles versaient sur les infortunes des héroïnes de Richardson et l’enthousiasme qu’inspiraient les vertus de ses héros. À son entrée dans la vie, Mme de Staël avait partagé cette admiration : « L’enlèvement de Clarisse, disait-elle, a été un des événemens de ma jeunesse. » Mais ce n’était encore que l’engouement d’une jeune fille romanesque qui s’éprenait d’une égale passion pour la Nouvelle Héloïse et dont les lettres sur Jean-Jacques Rousseau furent le premier écrit. Quelques années devaient encore s’écouler avant que son goût pour la littérature du Nord se développât. Cette littérature convenait à certains côtés de sa nature, à la fois ardente et triste, accessible aux plus nobles passions humaines et toujours prête à s’y livrer, mais entretenant aussi le sentiment du néant de la vie et tourmentée du problème de la destinée. On sent le changement apporté par les années, lorsqu’en 1800 elle publia son ouvrage intitulé : De la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. « La poésie mélancolique, écrit-elle, est la poésie la plus d’accord avec la philosophie. La tristesse fait pénétrer bien plus avant dans le caractère et la destinée de l’homme que toute autre disposition de l’âme. Les poètes anglais qui ont succédé aux bardes écossais[3] ont ajouté à leurs tableaux les réflexions et les idées que ces tableaux doivent faire naître, mais ils ont conservé l’imagination du Nord, celle qui plaît sur le bord de la mer, au bruit des vents, dans les bruyères sauvages, celle enfin qui porte vers l’avenir, vers un autre monde, l’âme fatiguée de sa destinée. L’imagination des hommes du Nord s’élance au delà de cette terre dont ils habitent les confins ; elle s’élance à travers les nuages qui bordent leur horizon et semblent représenter l’obscur passage de la vie à l’éternité. » Elle trouvait que la poésie anglaise savait mieux parler la langue de l’amour que la poésie grecque ou italienne. « Les vers de Thompson, a-t-elle écrit également, me touchent plus que les sonnets de Pétrarque. J’aime mieux les poésies de Grey que les chansons d’Anacréon[4]. »

Lorsque Mme de Staël écrivait ces lignes, la littérature anglaise était, parmi les littératures des peuples du Nord, la seule dont elle pût parler en véritable connaissance de cause. Par les chapitres qu’elle lui a consacrés, entre autres par celui sur Shakspeare qui va bien au delà de ce qu’en avait écrit Voltaire, on voit que le théâtre, la poésie et les romans anglais lui étaient familiers. À la littérature allemande qui, dit-elle, ne date que de ce siècle, — et c’est là une affirmation un peu absolue, — elle ne consacre qu’un court chapitre. Elle fait brièvement mention de Gœthe dont elle parle avec enthousiasme, mais seulement à propos de Werther, de Klopstock, dont elle connaissait la Messiade et de Schiller, dont elle se borne à dire que « ses tragédies contiennent des beautés qui supposent toujours une âme forte. » Son ignorance de la langue allemande l’a visiblement gênée. « Les livres dont vous avez la bonté de me donner la note, écrit-elle à Meister, ne sont-ils pas presque tous en allemand ? Je ne l’ai pas appris depuis votre départ[5]. » Elle n’en continuait pas moins à se préoccuper de l’opinion allemande sur son compte et à être désireuse de faire pénétrer son nom au delà du Rhin. Elle demandait à Meister de lui procurer un traducteur pour un de ses écrits politiques et d’en faire parvenir à Gœthe un exemplaire. Elle ajoute : « En voilà assez de l’auteur femelle. » Ce n’est qu’en 1800 qu’elle prend son parti de se mettre à étudier l’allemand, mais c’est d’abord avec peu de goût. « Je continue l’allemand avec résignation, écrit-elle à Meister, mais je ne conçois pas comment vous avez fait pour écrire si bien le français en sachant si bien l’allemand ; il me semble que l’un exclut l’autre. » Bientôt cependant elle s’enflamme pour cette littérature dont, si peu d’années auparavant, elle parlait avec tant de dédain, et elle s’adresse encore à Meister, qui est son intermédiaire habituel avec l’Allemagne. « Vous allez me trouver bien importune, mais l’ardeur de l’allemand me transporte, » et elle lui demande s’il pourrait lui faire envoyer trois romans allemands dont elle lui donne les titres, un ouvrage intitulé : le Dictionnaire des deux nations, les œuvres dramatiques de Gœthe a et la dernière pièce de Schiller intitulée : Wallstein. » Elle s’inquiète en même temps de savoir ce qu’en Allemagne on pense de son ouvrage sur la Littérature. « Le duc de Brunswick, écrit-elle, dit des biens infinis de mon ouvrage. Toute démocrate que je sois, cela m’a fait plaisir. Ne vous en est-il rien revenu d’Allemagne et savez-vous si l’on le traduit ? Je voudrais qu’il le fût sur la seconde édition. »

D’où vient ce changement dans les dispositions de Mme de Staël, cette ardeur après ce dédain ? On a voulu voir dans sa prédilection pour la littérature des peuples, du Nord je ne sais quel mystère atavique. On a rappelé que les Necker étaient d’origine, d’abord irlandaise, puis allemande, et que le grand-père de Mme de Staël était né à Custrin sur les bords de la mer Baltique. Je ne crois pas qu’il faille aller chercher si loin d’aussi obscures raisons. C’est bien plutôt que, depuis deux ou trois ans, un vent venant d’Allemagne avait soufflé sur la France et que les relations littéraires des deux pays avaient changé. Ils avaient cessé de s’ignorer. Nombre de Français qui, durant les années orageuses de la Révolution et du Directoire, avaient dû chercher un refuge en Allemagne rentraient peu à peu en France. Parmi eux figuraient un certain nombre d’amis de Mme de Staël : Suard, Chênedollé, Gérando, Camille Jordan, qui formaient précisément sa société intime, sans parler de Benjamin Constant, qui y avait vécu et s’y était même marié dans sa jeunesse. Elle était liée également avec Adrien de Lezay, pour lequel elle faisait venir le Don Carlos de Schiller, dont Lezay publiait une traduction en l’an VIII. Les rares Allemands qui séjournaient à Paris fréquentaient ce petit groupe, entre autres Jacobi et Guillaume de Humboldt qu’elle devait retrouver plus tard à Rome et qui s’offrit à lui donner quelques leçons d’allemand. On parlait souvent de l’Allemagne, qui n’était déjà plus l’Allemagne féodale et princière d’autrefois, où les idées nouvelles, issues de la Révolution française, avaient fait peu à peu leur chemin, portées en partie au delà du Rhin par nos soldats, car les idées cheminent souvent avec les armées, où la période qu’on a appelée Sturm und Drang, la période d’orage, avait préparé l’émancipation des esprits. Cette période d’orage ne pouvait manquer d’intéresser Mme de Staël, qu’à cette même époque, dans sa correspondance intime avec Mme de Beaumont, Joubert appelait souvent « le tourbillon. » Sa curiosité et son imagination étaient ainsi depuis quelque temps déjà, tournées vers l’Allemagne, lorsqu’elle entra en relations par lettres avec un homme qui exerça sur elle une influence décisive et qui l’initia en particulier à la philosophie allemande, avec Charles de Villers. Comme il sera plusieurs fois question de Villers dans les lettres adressées par Mme de Staël à son père, et comme nous la verrons s’attarder assez longtemps à Metz en sa compagnie, il ne paraîtra peut-être pas sans intérêt d’entrer dans quelques détails biographiques sur ce personnage qui eut son heure de demi-célébrité, mais qui avait été singulièrement oublié, jusqu’au jour où des travaux récens ont attiré de nouveau l’attention sur lui[6].


II

Charles de Villers ou plutôt Villers, car il paraît bien que son père n’avait point droit à la particule dont il faisait précéder son nom, était né en 1765 à Bouley, petite ville de Lorraine située entre Metz et Sarrebrück. Après avoir été élevé chez les Bénédictins de Metz, il entrait à quinze ans, non sans quelque difficulté et par la protection d’un oncle maternel, — sa mère était de petite noblesse, — dans le corps royal d’artillerie dont l’accès ne s’ouvrait qu’aux jeunes gentilshommes. Il y fit un chemin assez rapide et était déjà second lieutenant à 18 ans. Fort agréable cavalier, habile à bien tourner les chansons, les petits vers et les madrigaux, Villers eut beaucoup de succès mondains, dans les différentes villes où il tint garnison. Il excellait dans la comédie de salon. À Besançon, il joua, paraît-il, les rôles de jeune premier avec une conviction particulière auprès d’une certaine Mme Anthoine que nous verrons reparaître. En 1783, il fut envoyé à Strasbourg. Cagliostro y séjournait alors avec sa femme, une fort belle Italienne. Villers profita de l’occasion pour s’initier aux doctrines du magnétisme tout en faisant la cour à la femme de Cagliostro. Un ressouvenir de cette situation lui inspira même un roman intitulé ; le Magnétiseur amoureux, qui faillit lui occasionner quelque désagrément dans sa carrière, l’ouvrage ayant été mis au pilon.

La Révolution survint. Villers traversa une courte période d’enthousiasme, mais, bientôt, dégoûté des excès dont il était témoin, il publia coup sur coup plusieurs brochures contre-révolutionnaires, qui rendirent sa situation périlleuse, d’autant qu’il était poursuivi par la haine du mari de Mme Anthoine, devenu un personnage politique important. Aussi prit-il son parti d’émigrer à la fin de 1792, et d’aller rejoindre l’armée de Condé. Après la défaite des troupes royalistes, il crut pouvoir rentrer en France ; mais aussitôt dénoncé, il émigra de nouveau et cette fois définitivement, en ce sens du moins qu’il ne devait plus revenir en France qu’à de rares intervalles et toujours pour un temps très court, car il fit sa patrie de l’Allemagne, Après avoir erré quelque temps de ville en ville, il finit, en 1796, par s’établir à Gœttingue et, bien qu’âgé de trente et un ans, il s’inscrivit comme étudiant à l’Université qui comptait des professeurs alors célèbres en Allemagne.

Au nombre de ces professeurs se trouvait l’historien Schlötzer. Schlötzer avait une fille qui répondait au prénom de Dorothée. Mlle Dorothée Schlötzer était elle-même doctoresse de l’Université. Elle se prit de tendresse pour cet étudiant un peu mûr, et, dit un des biographes de Villers[7], « elle entreprit avec succès de le germaniser. » Cependant elle se défendit toujours modestement de l’influence qu’elle avait exercée sur lui, car, bien des années après, en réponse à l’un des rédacteurs de la Biographie Michaud, qui lui demandait des renseignemens pour consacrer à Villers une notice, elle écrivait : « Je serais obligée de trop parler de moi, ce que je ne puis faire, car, vraiment, une bien petite part me revient de son initiation à la littérature allemande. »

De son côté, Villers aidait Dorothée à se « franciser » et trouvant sans doute qu’on lui enseignait le français d’une façon trop pédante, il écrivit à son intention un petit traité intitulé : Lettre à Mlle D. S. sur l’abus des grammaires dans l’étude du français et sur la meilleure méthode d’apprendre cette langue. Cette initiation littéraire et grammaticale réciproque fut l’origine d’une relation qui, après une courte période de séparation, se renoua et se fortifia au point de les enchaîner pour toujours l’un à l’autre. Après dix-huit mois de séjour à Gœttingue, dégoûté de l’Allemagne par la difficulté de s’y créer une situation, Villers avait fait le projet de partir pour Saint-Pétersbourg où un de ses frères servait dans l’armée russe. Pour s’embarquer, il gagna Lubeck. Mais à Lubeck, il retrouva Dorothée Schlötzer, devenue la femme d’un gros bourgeois de la ville, le sénateur de Rodde. Elle eut l’art de le retenir, et même de le fixer à Lubeck, où il s’établit définitivement. Désormais la vie de Villers devient inséparable de celle de Mme de Rodde, sans que le mari de celle-ci paraisse y avoir trouvé à redire. Le sénateur de Rodde, Mme de Rodde et Villers constituent une sorte de ménage à trois, comme on en voyait parfois au XVIIIe siècle. Villers vit et voyage avec eux, soit qu’il accompagne le sénateur et sa femme dans leurs pérégrinations, soit au contraire que Mme de Rodde voyage seule avec lui. C’est à elle que, mourant en 1845 d’une mort prématurée, il laissera tous ses papiers. Elle veillera avec sollicitude sur sa mémoire ; c’est à elle que les biographes de Villers s’adresseront, et elle finira par léguer tous les papiers de Villers à la bibliothèque de Hambourg où ils sont encore aujourd’hui.

De ce premier séjour à Gœttingue où Villers devait revenir à la fin de sa vie, puis de son établissement à Lubeck date l’enthousiasme de Villers pour la littérature allemande qu’il allait bientôt communiquer à Mme de Staël. Revenant onze ans après sur cette époque de sa vie, il écrivait :

Né Français, j’ai été nourri de lectures françaises et longtemps je fus passionné pour la littérature de mon pays. Quand je commençai à pénétrer dans le sanctuaire des muses teutoniques, je fus frappé d’étonnement de tout ce qui s’offrait à ma vue. Heureusement que je n’étais pas encore pétrifié dans les formes françaises, qu’il me restait quelque réceptivité et que j’étais encore susceptible de fusion. Je me sentis donc bientôt saisi de respect et d’admiration pour ce qui, avant de le connaître, m’avait semblé, comme à tant d’autres, mériter assez peu d’attention[8].

La réceptivité et l’admiration de Villers se traduisirent par un certain nombre d’articles qu’il publia dans le Spectateur du Nord, journal qu’un émigré, Baudus, faisait paraître en français à Hambourg, -mais qui comptait un certain nombre d’abonnés en France. Les articles de Villers portaient surtout sur les questions philosophiques ; il y était fréquemment question de Kant et de Fichte. Ces articles parurent de 1798 à 1800. C’était précisément le moment où Mme de Staël préparait la publication de son ouvrage sur la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, où elle comptait consacrer un chapitre à la littérature allemande. Nul doute qu’elle n’ait eu connaissance de ces articles et ne s’en soit inspirée dans une certaine mesure, au point même que, dans le Spectateur du Nord, Baudus le lui reprochait. Mais ce qui la mit en relations directes avec Villers ce fut l’ouvrage de celui-ci sur Kant. À Villers revient en effet l’honneur, et par là son nom a mérité d’échapper à l’oubli, d’avoir fait le premier connaître en France la doctrine du philosophe de Kœnigsberg, ou du moins d’avoir consacré une étude intelligente et approfondie à cette doctrine qui n’avait été jusque-là l’objet que de discussions superficielles. Au commencement d’août 1801, il faisait paraître à Metz : la Philosophie de Kant ou Principes fondamentaux de la philosophie transcendantale, avec une dédicace à l’Institut, qui était ainsi conçue : « À l’Institut National de France, tribunal investi d’une magistrature suprême dans l’empire des sciences, juge naturel et en premier ressort de toute doctrine nouvelle offerte à la Nation. »

Peu de temps après, escortant le ménage de Rodde, il venait passer quelque temps à Paris où son ouvrage avait donné lieu, dans une séance de l’Institut, à des débats fort vifs, et fait assez de bruit pour que Bonaparte demandât que la philosophie de Kant lui fût résumée en quatre pages, « pas davantage. » Villers eut à Paris peu de succès, son ton hautain et son attitude agressive lui ayant fait des ennemis. Mme de Staël n’était pas à Paris, mais il entendit beaucoup parler d’elle par les amis dont elle avait coutume de s’environner, les Suard, Fauriel, Stapfer. Il dut apprendre de leur bouche que son exposé de la philosophie de Kant avait été lu par elle avec beaucoup d’intérêt et qu’elle avait été séduite par la doctrine. Elle n’aperçut pas que cette doctrine n’aboutissait à rien moins qu’à ébranler les fondemens mêmes de la certitude, et elle fut séduite par ce qu’il y avait de noble dans la tentative de rétablir la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme sur la base de la morale, de l’Impératif catégorique. Elle y vit surtout une réaction contre la philosophie sensualiste et matérialiste qui avait triomphé au XVIIIe siècle et dont Cabanis venait encore d’affirmer les principes dans un livre récent, car si, à cette époque, Mme de Staël était, comme elle le disait elle-même, philosophe, elle était ardemment déiste et spiritualiste. Elle dut être séduite par cette phrase célèbre que les disciples de Kant ont fait graver sur son tombeau et que souvent Mme de Staël aimait à répéter : « Deux choses remplissent mon cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelle et toujours croissante à mesure que ma réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoile au-dessus de moi, la loi morale en moi. » Voici au surplus comment, dans une lettre à son ami Gérando qui, au Lycée, avait entrepris un cours de métaphysique, elle appréciait la doctrine elle-même :

Je n’en aime point les formes, les catégories, les néologismes, etc. Mais il y a une idée première qui me frappe et qui est complètement d’accord avec mes impressions intérieures : il y a quelque chose de plus dans notre être moral que les idées qui nous viennent par les sens. La faculté intérieure qui modifie les idées que nous recevons du dehors n’a point de rapport avec les idées simples et n’en a pas non plus avec toutes les explications données sur la mémoire comme souvenir de sensations, sur le jugement comme comparaison de sensations. Cette faculté, si nous sommes immortels, est ce qui doit nous survivre. Le système de Kant m’offre une lueur de plus sur l’immortalité et j’aime mieux cette lueur que toutes les clartés matérielles. La conscience ne nous vient point uniquement d’aucune idée qui ait passé par les sens. Quand tous les hommes l’ont appelée une voix intérieure, un autre soi-même, c’est qu’ils sentaient bien que ses impressions n’étaient pas de la même nature que les autres impressions. Je trouve beau tout ce que Villers dit à cet égard. Enfin je trouve ce système grand, pieux, plus respectueux pour l’homme et la divinité[9].

Lorsque le nom de Villers se glissait ainsi sous la plume de Mme de Staël, ils étaient déjà entrés en relations par correspondance. Informé par ses amis de la faveur que son exposé de la doctrine de Kant avait trouvée auprès d’elle, il avait cru pouvoir lui écrire. Dans un temps où les relations étaient moins faciles qu’elles ne le sont de nos jours, les échanges de lettres entre personnes qui ne se connaissaient point et qui ne s’étaient jamais vues étaient assez fréquens[10]. Les lettres de Villers sont généralement assez lourdes. Elles sentent l’apprêt. Les propos galans y alternent avec les considérations philosophiques. « Villers m’écrit deux lettres où l’amour de Kant et de moi se manifestent, mais Kant est préféré, » écrivait Mme de Staël à Camille Jordan[11]. Cependant, dans ces deux lettres et dans les autres, les complimens abondent. La première est datée du 23 juin 1802. Elle débutait ainsi :

Des champs, près de Lubeck,

Il y a un an que, partant de ma solitude, je m’acheminais vers Paris, plein d’attente, d’espoir et d’impatience d’y voir Mme de Staël, de lui payer le tribut de mon admiration, de déposer à ses pieds l’hommage de quelques grandes pensées que j’avais recueillies dans le Nord et qui, par cela seul qu’elles étaient grandes, lui appartenaient exclusivement. Mon vœu le plus ardent était de placer la nouvelle doctrine, dont je me faisais l’apôtre, à l’ombre de son égide, de solliciter son appui pour la belle cause du génie et de l’humanité et de l’intéresser à la conversion des frivoles Parisiens. Ma consternation fut extrême quand j’appris que la Théano de notre âge passait l’été et l’automne près du Léman, qu’elle n’en reviendrait qu’aux approches de l’hiver, tandis que des circonstances impérieuses me forçaient à retourner en Allemagne avant cette époque.

Villers continue en exaltant le dernier ouvrage de Mme de Staël, « dont les vues fines et profondes n’ont pu être saisies par les myopes de la capitale, » et donnant cours au mépris qu’il a conçu pour ses compatriotes, il ajoute :

Je vis au milieu des littérateurs d’Allemagne sur le compte desquels vous avez dit tant de choses si saillantes, si vraies, si bien pensées, mais que vous accusez de manquer de goût. Permettez-moi de vous dire tout bas que les lettrés germains sont bien au-dessus de ce qu’on appelle le goût en France. Cette décrépite déité de vos boudoirs avec son grêle archet, ses paniers et sa perruque à la Louis XIV, n’est pas faite pour s’asseoir sur le pittoresque Parnasse de la Germanie. Il y a longtemps qu’un coup de pied de la muse teutonne l’a précipitée dans le bourbier. Celle-ci tient à la main une lyre de bois de chêne ; ses cheveux blonds, couronnés de gui, sont relevés en tresse ; son vêtement est une simple draperie éthérée. Si quelque Dieu du goût la suit dans son vol et dans ses courses, du moins n’est-ce pas celui à bas de soie et à talon rouge[12].

Mme de Staël ne pouvait qu’être flattée d’un hommage qui lui venait de si loin et d’un inconnu. Aussi ne demeurait-elle pas en reste de complimens. L’ouvrage de Villers lui avait prouvé « qu’il était impossible d’avoir un esprit plus étendu et un sentiment de ce qui est moral et vrai plus vif et plus animé. » Mais la suite de la lettre est une leçon. Si l’ouvrage de Villers et Villers lui-même n’ont pas eu à Paris tout le succès qui leur étaient dus, c’est qu’il n’a pas voulu « avoir de l’adresse dans la manière de présenter les idées de Kant et de combattre celles de ses adversaires. » C’est qu’il n’a pas assez ménagé l’amour-propre des philosophes et qu’en Allemagne il a un peu oublié la vanité française. Quant au goût français, il ne mérite pas le dédain de Villers :

Le goût arbitraire, le goût de mode mérite tout ce que vous en dites, mais le bon goût est Grec, Romain, Français, quelquefois Allemand, Anglais, car il se trouve dans toutes les beautés de ces littératures. Le bon goût est la vérité, la mesure, et le choix ; c’est quand les Allemands sont fleuris et affectés qu’ils sont de mauvais goût. Ce n’est point les hardiesses heureuses que je condamne ; à Dieu ne plaise, mais c’est de se faire vif, pour me servir de l’expression d’un Allemand très connu en France.

Mme de Staël va cependant faire à Villers une grande concession :

Je crois avec vous que l’esprit humain, qui semble voyager d’un pays à un autre, est maintenant en Allemagne. J’étudie l’allemand avec soin, sûre que c’est là seulement que je trouverai des pensées nouvelles et des sentimens profonds, mais il manque à ce pays que les idées puissent influer sur les institutions, et que la méditation puisse conduire à des résultats positifs. Quoi qu’il en soit, c’est le pays du monde aujourd’hui où il y a le plus d’hommes distingués, comme philosophes et comme littérateurs. Je voudrais bien cependant que vous réussissiez parmi nous ; votre style rappelle si bien que vous êtes Français que nous ne pouvons consentir à vous perdre.

Et elle termine par ce trait :

On m’a dit aussi que vous accompagniez à Paris une femme dont on m’a beaucoup vanté l’agrément, malgré ses rares connaissances. Sans elle je vous dirais bien : pourquoi restez-vous à Lubeck ?

La correspondance se poursuit sur ce ton entre eux pendant plus d’une année. Villers continue de témoigner un profond mépris pour « les petits littérateurs parisiens » et d’exalter la littérature et les institutions allemandes, en particulier « le superbe code prussien, le plus humain et le plus républicain de ceux qui existent. » Il se félicite de la résolution que Mme de Staël a prise d’étudier la langue des « laborieux Germains. » Quel sort l’esprit germain n’a-t-il pas à attendre lorsqu’elle aura « l’entrée dans son territoire ? » Comme il voudrait lui servir de guide ! Pourquoi ne vient-elle pas en Allemagne, car lui-même ne pourra revenir à Paris avant un an ? Il termine ainsi une autre lettre :

À Paris, l’on brille, l’on est admiré ; on a des autels et un culte. En Allemagne, on médite, on vit isolé, on pâlit dans le culte silencieux du vrai. Serions-nous pas par hasard tous deux à notre place ? Mais je sens que ma place serait aussi de me trouver confondu parmi vos admirateurs. C’est un sort auquel je n’échapperai pas, tôt ou tard et au-devant duquel je courrai avec dévotion et empressement[13].

Le 16 novembre, Mme de Staël lui répond :

… Pourquoi ne venez-vous pas à Paris cette année ? Vous faites des projets à un an de distance, et douze ans de révolution nous ont dégoûtés de croire à l’avenir. J’ai peut-être plus que vous de l’indignation contre tout ce qui se montre en France, et si nous causions au lieu d’écrire, je vous satisferais au moins. Mais je suis née dans ce pays ; j’y ai passé ma vie ; je suis encore assez jeune pour avoir besoin d’être bien aimée et pas assez pour recommencer une destinée nouvelle. À trente-deux ans, les souvenirs troubleraient les espérances, quand il serait vrai qu’on aurait encore assez de vivacité pour en concevoir. Cependant si, au lieu de Lubeck, vous habitiez une ville d’Allemagne un peu plus rapprochée de l’habitation de mon père, je serais tentée d’aller vous y voir et de voir avec vous les hommes distingués de l’Allemagne. Je serais tentée de l’Italie, de l’Allemagne, de tout hors la France, et c’est en France que je vais. On a, je le crois, un amour mystérieux pour sa patrie : on erre partout ailleurs.

Aussi Mme de Staël ne peut-elle comprendre que Villers s’obstine a demeurer à Lubeck et qu’il songe même à s’y établir définitivement :

Est-il vrai que vous devez avoir je ne sais quelle place à Lubeck qui doit vous y fixer ? Pouvez-vous ainsi quittez la France ? J’ai comme vous beaucoup d’admiration pour l’esprit des Allemands, mais les souvenirs de l’enfance, mais la patrie, mais les Français aimables, en quelque petit nombre qu’ils soient, pouvez-vous les sacrifier ? Vous dites : dans un an. Je vous le répète, je n’ai jamais pu croire à un an de distance que comme à une idée métaphysique, à l’immortalité. Adieu, monsieur ; me voilà encore une fois effrayée de ma longue lettre ; mes amis vous diront que je déteste d’écrire, mais il me semble que j’ai envie de suppléer à se connaître et que je vous écris avec le désordre de la conversation pour me persuader que je vous parle.

L’année suivante, Mme de Staël lui faisait adresser Delphine, et Villers engageait avec elle, sur ce qu’il appelle « les sublimes extravagances de Delphine, » une discussion où, à quelques critiques qui ne laissent pas d’être assez justes, se mêlaient des éloges enthousiastes. Mme de Staël lui répondait en se défendant et cet échange de lettres développait chez l’un et chez l’autre le désir d’entrer en relations personnelles et directes. Dans une lettre du 3 mai 1803, Villers traduisait ce désir sous une forme ampoulée à laquelle ne répugnait pas son goût germain[14].

Vous êtes extraordinaire, qui réunissez les grâces d’un sexe à la profondeur de l’autre, vous que je ne puis nommer ni du nom de votre mère, ni de celui de votre époux, dont j’ignore le nom personnel et que je me plais à individualiser par celui de Théano, de la fille d’un sage persécuté par ceux qu’il avait instruits[15]. Je vous ai vue, oui, vue ! Je connais le caractère général de votre physionomie, l’ensemble de vos traits, les contours de votre taille. Tout cela m’est si présent que je vous reconnaîtrais entre cent mille. Reinhard[16] m’a conduit exprès à un bal où dansait une jeune demoiselle qui est votre portrait vivant à ce qu’assurent tous ceux qui ont le bonheur de vous connaître. On m’a indiqué ce qui diffère, ce qui est mieux en vous et mon imagination est parvenue à se sculpter une image qui ne peut être que la vôtre. C’est de tous les ouvrages qu’elle a produits jusqu’ici, sans contredit, celui qui me plaît davantage. Vous voulez savoir ce qui arriverait de moi quand nous nous verrions. Mais il n’est pas trop sûr que je voie et que j’entende en ce moment. Je vous demande d’avance beaucoup d’indulgence et sûrement je ne saurai que balbutier. Il est presque arrangé que je passerai le mois de juillet et peut-être le suivant à Paris. Est-ce que vous n’y paraîtrez pas ? Non. C’est la saison du Léman. Et puis une main perfide ne vous tient-elle pas éloignée de Paris ?… Je vous salue, madame, avec un respect et un dévouement sans bornes, comme c’est aussi le vœu le plus ardent de mon cœur, celui de contempler votre esprit dans vos yeux, et de l’entendre dans vos paroles.

À ce vœu ardent Mme de Staël répondait d’abord en l’invitant, lorsqu’il se rendrait à Paris, à faire un détour pour s’arrêter à Coppet. « Il me serait bien doux, lui écrivait-elle, d’y causer quelques jours avec vous. Pensez à cette idée, qui m’occupe beaucoup, et dites-moi si c’est un château dans les airs, ou bien si vous pouvez faire descendre ce rêve sur la terre. » Puis, dans une lettre postérieure, elle lui donne rendez-vous à Paris ou dans une campagne près de Paris où elle espère que Villers viendra la voir, et elle ajoute : « Savez-vous que j’ai fort envie de faire un voyage en Allemagne, et que, si vous y retournez, je pourrais bien concerter mon projet de voyage avec vous, indépendamment du désir que j’ai de connaître les hommes distingués de l’Allemagne. »

Le moment approchait où Mme de Staël allait, contrainte et forcée, entreprendre ce voyage en Allemagne qui, par certains côtés, la tentait. Nous avons vu qu’au mois de septembre elle était venue s’établir aux environs de Paris, avec l’espérance qu’elle serait autorisée à séjourner sinon à Paris, du moins dans le voisinage immédiat, peut-être à Saint-Ouen. Nous avons vu également qu’un ordre impérieux la força de s’éloigner. Ce fut alors qu’elle se résolut à mettre à exécution son projet de départ pour l’Allemagne. Ne sachant pas exactement quelle partie de l’Allemagne elle commencerait par visiter, elle comptait y pénétrer par Strasbourg qui était la route ordinaire. Déjà, elle avait donné à M. Necker le nom d’un banquier sous le couvert duquel il pourrait lui écrire dans cette ville. Mais apprenant que Villers, en route pour Paris, s’était arrêté à Metz, retenu par le désir de voir sa sœur, femme d’un président à la Cour, elle changeait brusquement ses plans et lui écrivait pour lui demander si elle était sûre de l’y trouver ; en ce cas, elle passerait par Metz « pour causer deux jours avec lui. » Vous voyez, ajoutait-elle, mon empressement à vous connaître, — et Villers de répondre sur-le-champ[17] :

Oui, madame, je vous attendrai ici, par où je vous rends mille actions de grâce d’avoir bien voulu diriger votre route. Je m’efforcerai d’y mettre bien à profit le peu d’instans que vous daignez me promettre d’y séjourner. J’ai tant de questions à vous adresser, tant de choses à apprendre devons, peut-être quelques-unes à vous dire, puisque vous allez en Allemagne.

Il continuait en l’informant des soins qu’il prenait pour lui préparer un gîte :

Je suis descendu ici, par une vieille habitude de famille et à cause de la proximité de mon beau-frère et du spectacle, dans une ancienne auberge qui a été éclipsée dans ces dernières années par une ou deux plus modernes. C’est l’Hôtel de Pont-à-Mousson, place de Chambre. Le local n’est pas très vaste ni très beau, et Mme de Rodde avec ses enfans occupe tout le premier étage. Cependant cela n’a pas empêché d’y descendre Madame la Princesse de Saarbrück, qui est partie d’ici ce matin, et qui avait une suite assez considérable. J’aurai soin qu’il soit tenu quelques chambres vacantes vers l’époque où vous comptez y arriver, sans que cela gêne en rien vos projets ultérieurs. Je suis préoccupé, consterné, inquiet de cette résolution inattendue. Je m’en veux de n’avoir pas été plus tôt à Paris. Cela n’a pas tout à fait dépendu de moi.

Ainsi l’hôtel de Pont-à-Mousson allait abriter en même temps, sous son toit, Villers, Mme de Rodde et Mme de Staël. Metz fut sa première étape sur la route de l’exil où ses lettres à M. Necker nous permettront de l’accompagner en quelque sorte jour par jour.


III

Mme de Staël était partie de Paris le 25 octobre avec son fils Auguste, âgé de douze ans et sa fille Albertine, âgée de neuf ans. Elle avait laissé son troisième fils, Albert, alors âgé de six ans, aux soins de M. Necker. Benjamin Constant les accompagnait. « Chaque pas des chevaux me faisait mal, a-t-elle écrit dans les Dix années d’exil[18] et quand les postillons se vantaient de m’avoir menée vite, je ne pouvais m’empêcher de soupirer du triste service qu’ils me rendaient. Je fis ainsi quarante lieues sans reprendre la possession de moi-même. Enfin nous nous arrêtâmes à Châlons, et Benjamin Constant, ranimant son esprit, souleva par son étonnante conversation, au moins pendant quelques instans, le poids qui m’accablait. Nous continuâmes le lendemain notre route jusqu’à Metz. »

Elle y arrivait le 20 octobre. Le jour même, elle écrivait à son père :

Metz, ce 26 octobre 1803.

Quelle triste date, cher ami, pour une personne qui a laissé ses habitudes, ses amis, un appartement charmant, tout ce qui pourrait faire jouir de la vie et qui voit tout cela remplacé par une vie errante et si peu conforme à ses goûts. Benjamin m’a rendu dans cette circonstance un service que rien ne peut exprimer. J’étais hors d’état d’exister par moi-même, et je ne pouvais aller te rejoindre sans te porter un genre de peine si profond que peut-être elle eût altéré mon caractère et m’eût rendue injuste pour tout le monde, amère sur le passé et décourageante sur l’avenir. Il vaut mieux se secouer pendant six mois.

M. Villers, homme de beaucoup d’esprit véritablement, que j’ai trouvé ici, m’assure que je serai très bien en Allemagne ; il faut en essayer. Mes amis du gouvernement me disaient beaucoup qu’il fallait rester en France, ne pas aller à Genève pour ne pas se replacer où l’on était avant, mais choisir une ville de province pour s’y établir. Il me semble que je ferais là une très sotte mine, n’étant ni chez toi ni chez moi, ni en voyage ; c’est aussi par trop débonnaire. J’ai eu un moment l’idée de m’arrêter ici, mais depuis que j’y suis, depuis quelques heures seulement, je sens déjà combien ce serait ridicule. J’écris donc à Strasbourg pour avoir tes lettres s’il y en a et je continuerai ma route pour Francfort dans quatre jours ; c’est là que je te prie de m’écrire sous l’adresse de M. Maurice Bethman à Francfort.

Benjamin va avec moi jusques-là, et là j’espère trouver un autre compagnon ; il n’y aura plus d’ailleurs que six jours de marche pour se rendre à Berlin, et six jours seront bientôt passés. Je te demande seulement à Francfort beaucoup de détails sur ta santé, et, si tu es bien, des consolations fortifiantes pour ma route. De l’incertitude, là, serait ce qui me ferait le plus de mal ; je tiens mon âme à deux mains, il ne faut pas m’ébranler. Je reste ici six jours pour avoir une réponse de Strasbourg ; il m’en faudra quatre pour aller à Francfort ; j’y arriverai le jour où tu recevras cette lettre et j’y resterai six jours pour avoir ta lettre ; voilà du moins mon projet actuel, sauf les changemens, mais dans tous les cas ne m’envoie personne à Francfort. Je tâcherai de ne dépenser que les mille écus par mois que je tirerai sur M. Foucault[19] ; le voyage sera plus cher, mais je compenserai cela ensuite par le séjour. Au mois de juin, je reviendrai et, pendant ce temps, tu auras réfléchi si tu as un moyen de me faire revoir Paris, car j’ai senti plus que jamais qu’il n’y avait de bonheur pour moi que là, si tu y étais. Tu me diras, n’est-ce pas, si rien ne m’est arrivé de Robert[20] ; ce silence est inconcevable.

Je reste ici pour avoir de Paris les lettres que tu y auras écrites ; je ne puis partir sans elles.

Le 27 octobre, nouvelle lettre de Mme de Staël :

J’ai reçu ici, cher ami, une lettre de toi qui m’a causé une grande émotion. Je passe mes jours dans une lutte la plus cruelle qu’il soit possible d’imaginer. On me conseille de rester à Metz. L’idée de m’éloigner de toi me fait un mal horrible et cependant une sorte de raison me dit que le grand voyage est ce qu’il y a de plus raisonnable. J’écris à Bosse[21] d’aller de Strasbourg à Francfort. Strasbourg est d’ici un détour de trente lieues, mais quand je serai à Francfort je puis encore revenir en Suisse. Si tu ne te sentais pas à merveille de santé, dis-le-moi ; sans aucune espèce de doute je mourrai folle à Berlin si j’étais inquiète de ta santé. Ainsi tu dois me parler sur cela avec un scrupule profond. Sans doute, si tu te portes parfaitement bien, il est assez sage de ne pas s’exposer aux goguenarderies des Genevois et de se distraire pendant six mois, si toutefois la distraction m’est possible. Mais tous ces motifs ne sont rien à côté de l’ombre d’une inquiétude sur toi, et je te supplie de penser mûrement à ce que je te demande. Au milieu de l’hiver, un voyage est faisable, mais plus difficile en Allemagne, et cependant, pour un accès de fièvre, je partirais. Ainsi, dis-moi si l’approche du froid ne t’a point enrhumé. Enfin, je t’en conjure, entre sur ta santé dans les plus grands détails ; comment sont les jambes ? Me fais-tu le plaisir de t’établir à Genève, le jour où tu recevras cette lettre si tu n’y es pas déjà ? Enfin rassemble-moi dans ta lettre à Francfort tout ce qui peut me tranquilliser, si je dois partir, si je dois revenir de Francfort. Je pourrais aller à Carlsruhe présenter mon fils au roi de Suède et remplir ainsi un but de voyage qui rendrait naturel que je me rabbattisse sur Bâle. Entends bien, je te prie, le fond de ma pensée ; je préfère de raisonnement aller à Berlin ; Villers, que je vois sans cesse ici et qui est très agréable, croit que j’y aurai beaucoup de succès. Mais tu connais notre imagination ; le nouveau, l’inconnu m’effraye, et quand je quitterai Benjamin à Francfort, tout cela me saisira. D’un autre côté, je crains le retour à Genève. J’ai un chagrin rongeur au fond du cœur sur cette France, sur ce Paris que j’aime plus que jamais ; dans ce déchirement, dans cette incertitude une seule chose est décisive, et je te demande de l’examiner pour moi comme si tu examinais Albertine si je te l’avais confiée : ta santé te paraît-elle assez bonne pour ne me donner aucune inquiétude cet hiver ? Si elle est ainsi, il n’y a pas à hésiter à aller à Berlin. Si elle n’est pas ainsi, par les nuances les plus délicates, ce serait un crime pour toi de me laisser partir. Réponds-moi sur-le-champ à Francfort, je quitterai Metz le 2 ou le.3 novembre. On y est fort bien pour moi : ce Villers t’admire et te dit admiré extrêmement dans le Nord de l’Allemagne dont il arrive avec une grosse Allemande, Mme de Rodde, qu’on laissera très paisiblement à Paris.

Mme de Staël, comme on vient de le voir, se louait fort de la société de Villers et de l’accueil qu’elle avait trouvé à Metz. Elle devait bientôt, du moins en ce qui concernait la société de Metz, revenir de cette première impression. La vieille capitale de l’Austrasie, ensuite Ville Impériale, était demeurée fière de son histoire, et du temps où, devenue le boulevard de la France, elle tenait tête à Charles-Quint dont elle repoussait les assauts, méritant ainsi le surnom glorieux de Metz la Pucelle que l’incapacité poussée jusqu’à la trahison devait lui faire perdre. Elle était fière aussi de ces années où, ville presque indépendante et petite république aristocratique, elle était gouvernée, sous l’autorité un peu lointaine du Roi, par un collège d’échevins qui appartenaient tous aux meilleures familles du pays, aux paraiges comme on les appelait. Le Président de ce collège, le Maître échevin était tenu par ses concitoyens en si haute estime qu’au baptême d’un enfant on souhaitait à la mère que son fils devînt « Maître échevin, ou sinon roi de France. » Ces franchises municipales avaient été détruites par la Révolution, et Metz n’était plus que la paisible capitale d’un département français dont la société se divisait, comme celle de bien d’autres villes, entre une société aristocratique, un peu fermée et boudeuse, et un petit groupe de fonctionnaires. La noblesse du cru, fidèle, au moins par le souvenir, à l’Ancien régime et qui comptait un certain nombre d’émigrés rentrés, n’avait pas vu arriver sans appréhension une femme célèbre, fille d’un ministre auquel beaucoup continuaient d’attribuer les malheurs de la Révolution. Les quelques salons de Metz hésitèrent assez longtemps à lui ouvrir leurs portes. Il fallut qu’un homme aimable et lettré, le comte Jaubert, la réunît plusieurs fois aux beaux esprits du pays. Mais l’émoi, parmi les fonctionnaires, était grand. Ils la savaient peu en faveur auprès du nouveau maître. Aussi leur causait-elle une peur terrible. On la considérait, elle-même l’écrivait, comme une pestiférée ; si le préfet, le comte Colchen, hardiment, lui rendait visite, en revanche, le président du tribunal criminel craignait d’être destitué s’il venait frapper à la porte de la demi-exilée. Et cependant, il était le propre beau-frère de Villers dont il avait épousé la sœur.

Peu devait, au reste, importer à Mme de Staël l’attitude de la noblesse et celle des fonctionnaires, bien qu’elle fût sensible à toutes les nuances et que, dans l’attitude des personnes, elle remarquât la moindre différence. Mais comment se comporterait Villers ? Assurément elle dut se le demander avec quelque anxiété le soir où, sur les six heures, elle débarquait à l’hôtel de Pont-à-Mousson. Lorsque deux personnes se sont à distance, mais sans se connaître véritablement, prises de goût l’une pour l’autre, lorsqu’elles ont échangé des lettres, des impressions, des idées, lorsque, après avoir fait un effort réciproque, elles sont au moment de se rencontrer, il doit y avoir, à la veille de cette rencontre, un sentiment d’inquiétude et, à l’instant même, un moment de gêne. Mme de Staël était de nature trop ouverte et trop expansive pour que pareille gêne pût durer longtemps avec elle, et bien qu’il fût, à en juger du moins par ses lettres, de nature un peu contrainte et revêche, il ne paraît point que Villers ait causé de déception à celle qui s’était détournée de sa route pour le voir. Sans avoir l’éblouissante conversation de Mme de Staël, Villers était, tous ceux qui l’ont approché l’affirment, un brillant causeur. Piqué au jeu, il dut se mettre en frais, car Mme de Staël écrivait à Gérando[22] : « Ce qui me plaît à Metz, c’est Villers à qui je trouve vraiment beaucoup d’esprit, et je vous recommande de tirer parti de cet esprit cet hiver ; il a toutes les idées de l’Allemagne du Nord dans la tête. » Or c’était précisément les idées de l’Allemagne que Mme de Staël venait demander à Villers. Celui-ci s’efforçait de lui faire partager son admiration pour la littérature et la philosophie allemandes ; Mme de Staël ne s’y refusait point, mais prenait cependant contre le dénigrement systématique de Villers la défense de la France. Entre ces deux champions de deux littératures si différentes ce devait être un échange de propos étincelans. On regrette qu’il ne subsiste rien de ces conversations et qu’aucun Eckermann ne se soit trouvé là pour en rapporter quelques bribes. Benjamin Constant y assistait bien de temps à autre ; un peu jaloux peut-être de l’ascendant que Villers semblait prendre sur l’esprit de Mme de Staël, il se plaisait même à les mettre aux prises, ce qui ne devait pas être difficile, car Mme de Staël était vive et Villiers était cassant. Mais avec Mme de Staël les querelles n’étaient jamais de longue durée, car elle était aussi prompte à pardonner qu’à s’offenser. Sa nature généreuse faisait volontiers le premier pas dans la voie des réconciliations, comme en témoignent les deux billets suivans. Le premier est daté du 30 octobre, c’est-à-dire quatre jours après son arrivée :

Je vous assure que ma vivacité d’hier venait de la crainte que vous ne sussiez pas assez combien j’étais exclusive dans mes sentimens, quoique je fusse un peu universelle dans ma bienveillance. Si vous n’avez pas compris cela, vous le comprendrez, car, comme il est vrai que j’attache un grand prix à votre amitié, vous finirez par le croire. J’ai toujours persuadé ce que j’éprouvais. Adieu. À midi.

La seconde est du 6 novembre, deux jours avant son départ :

Benjamin prétend que vous êtes revenu ne m’aimant plus du tout parce que je vous avais tourmenté sur le (petit Castillan ?) Je sais bien que Benjamin ne se plaît que dans la guerre civile, mais je ne pense pas me coucher avec cette inquiétude. Venez m’assurer que mes mauvaises plaisanteries ne m’ont pas ôté une ligne de cette affection à laquelle j’attache à chaque instant plus de prix[23].

Ces conversations n’occupaient pas tous les instans de Mme de Staël. Villers lui faisait les honneurs de la ville. Ensemble ils visitaient la cathédrale et la synagogue. Mais des nuits sans sommeil avaient mis Mme de Staël dans un état nerveux qui transformait tout pour elle en impressions pénibles.

Ces tombeaux dans la cathédrale, ces cris aigus dans la synagogue, écrivait-elle à son fidèle ami Mathieu de Montmorency, tout agissait sur moi et j’avais une terreur de la vie qui ne peut se peindre. Il me semblait que la mort menaçait mon père, mes enfans, mes amis, et ce sont des sensations de ce genre qui doivent préparer le désordre des facultés morales. Pourquoi vous peindre, cher Mathieu, un si misérable état ? Mais mon âme va se réfugier dans la vôtre et j’ai pour vous de ce sentiment que vous inspirent les personnes en qui vous vous confiez et que vous croyez meilleures que vous[24].

IV

C’était surtout dans l’âme de son père que Mme de Staël cherchait un refuge. La correspondance continuait, singulièrement active, entre le père et la fille, qui ne laissaient passer aucun courrier sans s’écrire. Informé de l’arrivée de sa fille à Metz, M. Necker lui faisait parvenir des conseils de prudence dont il savait qu’elle avait toujours besoin :

Il faut que, dans un pays étranger, tu sois prudente et avisée dans les détails. Il faut songer, quand on a des voisins, qu’ils peuvent tout entendre quand on parle dans les auberges. Il faut songer que, dans un cercle, il y a amis et ennemis, et que tout ce que tu diras retentira à Paris et que tu aurais du chagrin si la porte de la France t’était hermétiquement fermée. Il faut songer qu’il y a quelquefois, et je le sais, des bureaux de poste, en Allemagne même, à la dévotion de la France et gagnés par elle, mais ceci est bien superflu à dire, car tu n’auras jamais rien à confier dont le secret soit d’une grande importance. Tu dois songer encore que l’on vole les papiers dans les auberges, que rien n’est si commun, et que si tu laisses traîner les tiennes (tes lettres), si tu ne brûles pas celles de tes amis, tu auras grand tort. Prends garde aussi par qui tu fais porter tes lettres à la poste. Pour moi, tu le sais bien, je n’ai rien à t’envoyer que des amitiés. J’ai été enchanté en apprenant que tes amis t’avaient soutenue par leurs caresses ; c’est toujours là, pauvre petite, ce qu’il te faut. Je ne puis concevoir la conduite du chef ; il t’aurait gagnée si facilement, puisque tu es éprise de tout ce qui est grand, et il est dur, lui seul dans le monde, avec toi. Adieu, cara, carissima, je te serre contre un cœur fidèle et digne encore d’être uni à déjeunes années ; mais alors je ne t’écrirais pas, je volerais vers toi.

À ces conseils si judicieux et à ces assurances si tendres, Mme de Staël répondait par les deux lettres suivantes :

1er  novembre.

Combien Bosse m’a apporté, cher ange, de touchantes preuves de ton intérêt pour mon malheur, intérêt trop grand puisqu’il t’a troublé si cruellement. Je ne sais ce que j’ai écrit dans de certains momens ; je sais qu’il en est dans lesquels ta pensée seule m’a empêchée de mourir, car je me sentais un poids pour mes amis et un danger pour mes enfans.

J’aurais été désolée que tu vinsses à Bâle ou à Strasbourg. J’ai un moment hésité si je te le demanderais pour Lyon ; mais j’ai pensé que tu avais un appartement charmant cet hiver à Genève et que l’esprit de Lyon ne convenait ni à toi ni à moi. J’ai donc ajourné toute demande de ce genre à l’année prochaine, et je ne souhaite qu’une chose de toi, c’est que tu me promettes les soins les plus minutieux pour ta santé. Je te promets aussi une extrême poltronnerie et tu sais que je tiendrai parole.

Je t’ai déjà écrit que j’avais rencontré ici un homme dont la société me plaît beaucoup, Villers. S’il y avait dans tout Genève un homme de ce genre, on saurait avec qui causer. Entre lui et Benjamin, je passerais des heures assez douces si l’avenir et le passé ne pesaient pas sur moi.

J’ai envoyé Bosse, qui m’est arrivé ici sans aucun ordre de ma part, porter une lettre à Carlsruhe à un baron d’Armfelt[25] que je connais, pour en savoir quelque chose relativement à mes affaires de succession ; il me renverra la réponse et là-dessus je partirai. Ainsi, dans six jours, je serai en route. J’espère qu’une lettre de toi m’arrivera ici en réponse à celle que je t’ai écrite en partant de Paris. Toutes les autres, je les attends à Francfort et je t’y demande encore à genoux les nouvelles les plus scrupuleuses sur ta santé.

Le préfet d’ici a été excellent pour moi. J’écrivais hier à un de mes amis que la nature humaine me paraissait bien plus belle depuis que je recevais des services que quand j’en rendais.

Ce qui t’étonnera peut-être, c’est que j’ai trouvé ici, parmi deux hommes de commerce, une grande idée de la dernière entreprise de Natural ; j’ai été même étonnée que son associé m’eût refusé de l’argent là-dessus. S’il faisait beau, si je ne me séparais pas de Benjamin au moment même où j’entre dans un pays étranger, je tâcherais de supporter ce choc, mais il se renouvellera tout entier à Strasbourg ou à Mayence, suivant ma réponse de Carlsruhe.

M. de Talleyrand, dans un dîner qui a suivi mon départ, a dit beaucoup de bien de moi devant tout le monde. Quelle cruelle comédie ! T’ai-je écrit, dans mon trouble, qu’il y avait un article du Code civil qui semble fait exprès pour moi ? « Une Française qui a épousé un étranger, lorsqu’elle devient veuve, résidant en France, recouvre tous ses droits de Française, etc. » Tu peux le lire dans le Code civil. Lebrun a dit que c’était vrai, qu’il fallait faire sa déclaration devant l’officier civil ; j’y penserai. Si j’écoutais Villers, je pourrais me croire une grande réputation en Allemagne, mais ce qu’il dit aussi du matériel de l’Allemagne ne te séduirait pas. Oh ! qu’elle est belle, cette France et quel sort que d’en disposer. Je crois que tu peux seul me la rendre l’année prochaine, mais nous en causerons à mon retour. Je t’ai écrit trois fois d’ici, celle-ci comprise, et je n’ai pas manqué un courrier à Paris. Ce n’est point par négligence que je n’ai pas mis d’autre adresse ; je voulais qu’on sût ouvertement ce que je pensais. D’ailleurs tu ne peux te faire l’idée du trouble où j’ai été. Deux fois par jour, ce malheureux gendarme revenait me dire : « Êtes-vous prête ? » absolument comme la Barbe Bleue : « Descendras-tu tout à l’heure ? » et mes amis eux-mêmes trouvaient à cela un faux air d’exécution. Si j’ai dit un mot dans ce moment qui pût te déplaire, c’est à mon insu. Je n’ai pas senti un mouvement qui ne fût ce que tu mérites, et ce que tu mérites c’est l’adoration et l’amour ; mais il y a des momens où l’âme est renversée. J’avais un tel serrement dans la poitrine, qu’il faut toute ma force pour n’y avoir pas succombé. Dans ce moment, je suis un peu mieux, mais je crains la grande résolution et tu vois combien j’ai inventé de moyens pour la retarder.

Si je n’avais pas contre Genève une maladie de pays[26], une horreur qui tient à l’idée que la fatalité me conduira là, je serais volée vers toi cent fois, mais dans ce pays-ci, où il y a mille fois moins d’esprit qu’à Genève, je me sens mieux ; mes nerfs sont ébranlés sur la Suisse comme sur un mauvais génie, et cependant mon bon ange est là ! Je rouvre ma lettre pour te dire que je suis convenue avec Foucault qu’il se payera de cent louis pour la succession de M. de Staël, sur le deuxième payement de M. Maret[27].


Ce 7 novembre.

Je commence une lettre pour toi que je ne finirai, mon ange, qu’après avoir eu la réponse de Bosse. Il y a un mot dans ta dernière lettre qui m’a fait pleurer pendant vingt-quatre heures : on me méprise dans ma vieillesse. Grand Dieu ! ne sais-tu pas ce que l’univers entier répondrait à cela, et peux-tu me briser ainsi le cœur ? Je te dirai, sur ma jeunesse, que M. Rœderer a dit à un de mes amis : « que mon renvoi n’était qu’une mesure de police contre une tricoteuse de faux bruits. » J’ai eu, je l’avoue, un mouvement de fureur à ce mot, mais il me semble que tout ce qu’il a d’infâme m’a calmée. On a rappelé le duc de Laval ; on dit que c’est M. de Luynes qui l’a obtenu, mais je crois que c’est une compensation pour Mathieu, mais il ne la reçoit pas comme compensation. Le Premier Consul a dit dimanche dernier en parlant de l’offre qu’avait faite, au gouvernement anglais, M. le Comte d’Artois de servir avec lui : « Je commande 700 mille hommes ; eh bien ! ni moi, ni le Tribunat, ni le Sénat, ni toutes les autorités réunies nous n’aurions la puissance de rétablir les Bourbons, tant l’opinion est contre eux. » Une femme gentille a dit : « On renvoie Mme de Staël comme femme d’esprit ; on nous prend donc toutes pour des sottes. » Ma cousine me mande que tout ce qui se dit à Genève sur mon histoire me déplairait. — Quel pays malveillant que celui-là ! Ici où je n’ai aucun lien, je suis comblée de marques, d’égards, mais vive la France ! Il est vrai aussi que j’ai trouvé ici un homme vraiment distingué, Villers, et que sa conversation a été une grande distraction pour moi. C’est un homme qui, après Benjamin, est de première ligne ; il a une vénération pour toi qui t’aurait plu. Le maire d’ici, à qui je disais en causant qu’on avait donné ton livre comme une raison de mon exil, m’a répondu : « Il se devait peut-être de le publier. » Un homme arrivé de Paris et capable de parler a dit qu’on disait que la cause de mon exil était des propos tenus devant le Préfet à Genève, je ne crois pas cela.


Même date.

Voilà la lettre de Carlsruhe. Elle me fait repentir d’avoir écrit. Ce n’était pas mon mouvement, mais ma cousine me pressait tant que j’ai été assez bête pour me laisser influencer par Genève, qui me déteste et me fera toujours du mal. Cette lettre a aussi redoublé ma peur de l’Allemagne, et je pars avec un sentiment de tristesse plus profond encore qu’en quittant Paris. Je me sentais un désir inouï de tourner vers Genève ou plutôt vers toi, car ce sont ces Genevois qui empoisonnent ma vie. Mais on a déjà dit à Paris que je n’osais pas aller en Allemagne dans la crainte de n’y être pas reçue, et cela m’oblige à ne pas reculer. Quel triste enchaînement ! Si à Francfort encore tu m’écrivais quelque chose qui pût m’ouvrir un avenir, je reviendrais. Je vais de ville en ville, comme un pauvre animal blessé, mais il faut tâcher de vivre, puisque tu le veux.

N’ouvre plus, je te prie, à présent les lettres de mes amis de là-bas ; cela te fait une impression qui change ton style envers moi. Ainsi envoyés les moi tout simplement, je te le demande. Mais cette affaire est à présent à mille lieues de moi et très malheureusement même, car elle pourrait me donner un petit goût pour passer le Rhin, et je n’éprouve à cette idée que de la terreur. Ma vie est misérable. La vie qui convient à mes goûts, Paris, est hérissée de dards ; l’inconnu me fait peur. J’aurais bien besoin que tu prisses une résolution active en ma faveur. Je ne puis, je ne dois pas te la conseiller, mais il me semble bien qu’à ta place je ne me résignerais pas à livrer ainsi tout au hasard. Pardon si cette pensée, si ce vœu te blesse. Mais il part d’un cœur bien malheureux et qui, cette fois, en a moins dit mille fois qu’il n’en éprouve.

Je ne sais, et je te le dis au hasard, si un mot de remerciement de toi au sénateur Joseph, un mot comme tu sais l’écrire, ne m’aurait pas fait beaucoup de bien ; je te soumets cette idée. Il m’en était venu une ici plus glorieuse pour moi, c’est que tu écrivisses un récit de ce qui s’est passé relativement à moi, que tu pourrais intituler « motifs pour moi de faire tel voyage. » Je livre tout cela à ta pensée, mais je conviens que si une douleur constante ne doit pas miner ma vie, il faut que ma situation change de quelque manière. Je pars dans quelques heures pour Francfort où je serai vendredi prochain ; je n’ai pas passé par Strasbourg parce que la route me menait à travers de Carlsruhe. D’ailleurs je n’aurais absolument rien trouvé à Strasbourg qui pût ressembler à la société de M. de Villers et à l’excellent accueil des autorités ici. Quant à la saison, elle est assez belle aujourd’hui et comme j’ai le projet de séjourner partout et à Weimar un mois, je n’arriverai pas de sitôt à Berlin, J’espère toujours qu’un hasard me ramènera et chaque tour de roue de plus me fait mal. Tu as été généreux en ne me rappelant pas à Genève ; je ne sais si je n’aurais pas désiré que, dans cette circonstance, tu ne le fusses pas. Un avenir et ce présent-là était ce qui valait le mieux. Enfin j’ai bien connu l’incertitude, je n’ai plus le droit de me plaindre de la tienne.

Adieu, mon ami, écris-moi à Francfort.

La lettre de Carlsruhe était une réponse à une demande d’audience que Mme de Staël avait adressée à Gustave IV par l’intermédiaire de d’Armfelt. Le roi de Suède était alors à la cour de son beau-père l’électeur de Bade. Mme de Staël était veuve d’un ancien ambassadeur de Suède. Quelle que fût sa nationalité à elle, son fils était incontestablement Suédois. Les gazettes allemandes annonçaient toutes sa prochaine arrivée. Il ne me semble donc pas qu’elle ait eu tort, bien qu’elle se le reprochât, de penser qu’il y aurait eu de sa part peu de convenance à paraître ignorer la présence de Gustave IV à la cour de Bade et à ne pas profiter de la circonstance pour lui présenter son fils. Mais la réponse de d’Armfelt n’était guère encourageante.

Chaque gentilhomme, écrivait-il à Mme de Staël, chaque sujet suédois a le droit d’être présenté à son souverain dès qu’il est en âge de lui servir ou de lui offrir ses services. Monsieur votre fils n’a pas encore atteint cet âge, et si Sa Majesté voulait faire une exception aux règles établies, elle se trouve dans ce moment à la cour d’un prince où l’étiquette est bien plus sévère qu’en Suède.

D’Armfelt s’efforçait, dans la suite de la lettre, d’atténuer ce que le début avait de peu satisfaisant ;

C’est moi, Madame, qui suis aux regrets de ce contre-temps qui me prive de l’honneur de vous faire ma cour. Quand une fois on a eu l’avantage de jouir de votre société, on ne se console pas aisément d’une privation motivée par des causes pareilles. Le Roi m’a chargé de vous dire qu’il sera charmé de voir un jour. Messieurs vos fils en Suède si leur intention est d’y trouver une patrie[28].

De quelques circonlocutions que d’Armfelt enveloppât ce refus, il était évident que Mme de Staël ne pouvait guère à l’avenir, ni pour elle, ni pour ses enfans, compter sur la bienveillance du jeune souverain qui du reste, engagé fort avant dans la Coalition, ne devait pas avoir oublié que, sous la régence du duc de Sudermanie, M. de Staël avait autrefois représenté le parti français et compromis la Suède avec la Révolution. Sa situation était douloureuse. La patrie de son cœur et de son choix semblait à la veille de se fermer pour elle ; celle de son mari et de ses enfans ne voulait point s’ouvrir. C’était une raison de plus pour Mme de Staël d’affirmer et de consolider ses droits à cette nationalité française qu’on lui disputait et qu’elle avait un intérêt croissant à faire reconnaître. Toujours elle s’était appuyée sur un article de la Constitution de l’an III, qui attribuait la qualité de Français aux enfans d’un étranger résidant en France au moment de leur naissance pour soutenir que cette qualité ne saurait lui être refusée. Il existe même aux Archives Nationales un long mémoire adressé par elle, en nivôse an V, au Ministre de la Justice où elle proteste, en s’appuyant sur cet article, contre l’idée qu’elle puisse être déportée sans jugement[29]. Le Mémoire se termine ainsi : « Je sais d’ailleurs que mon état de grossesse me met à l’abri, par tous les droits de l’humanité comme par toutes les lois de la France, d’aucune espèce d’acte de rigueur. Vous trouverez néanmoins, citoyen ministre, qu’il est dans l’esprit républicain de chercher avant tout l’esprit de la loi et de se placer sous son égide. « Mais, depuis lors, force lui était de reconnaître qu’une législation nouvelle avait été promulguée, et cette législation faisait perdre la qualité de Française à une femme ayant épousé un étranger. Aussi n’avait-elle garde de négliger le conseil que lui avait donné Lebrun. Elle se présentait devant le maire de Metz, et celui-ci lui délivrait une attestation de laquelle il résultait : « Que Mme Necker de Staël Holstein, étant née Française, résidant en France lors du décès de son mari et ayant recouvré la qualité de Française en vertu de l’article 19 de la première section du chapitre II du titre Ier du Code civil, est dans l’intention de jouir des droits attachés à la qualité de Française et de continuer à ce titre son domicile en France. » Elle s’empressait même d’envoyer cette pièce à Lebrun dont nous verrons plus tard la réponse. En même temps, elle écrivait à Joseph Bonaparte :

Metz, ce 7 novembre.

Je suis restée ici quinze jours, mon cher Joseph, et par abattement et par l’idée confuse que peut-être un mot de vous viendrait me tirer de là. Cela n’était pas probable, mais votre bonté n’est-elle pas surnaturelle, et ne pouvais-je pas attendre un miracle de ce miracle ? Je continue ma route pour Francfort, mais je ne me crois pas la force d’aller jusqu’à Berlin ; c’est trop loin. J’établirai mon fils dans quelque université, et j’attendrai là que votre influence bienfaisante me rende ma patrie. Mon pauvre père, qui a été bien blessé de tout ce qui s’est passé, m’écrit une lettre bien touchante sur vous. Le langage dont il se sert irait à votre âme. Il me semble, plus j’y réfléchis que nous valons mieux que tant de gens si bien traités. Mais je m’abstiens de ces inutiles réflexions. N’y a-t-il pas des temps où la moitié des idées sont bannies. Le Premier Consul les rappellera peut-être à leur tour. Quel homme par exemple que votre Rœderer qui met dans son journal : « Mme de Staël et Mlle Raucourt[30] sont à Metz. » Quel goût pour l’esprit ! Quel goût pour le cœur ! Si l’on me demandait ce que j’aimerais le mieux, de mourir tout à l’heure ou d’insulter une femme malheureuse, je n’hésiterais pas. Ah ! Joseph, gardez bien la puissance au milieu de pareils amis. Ils ont tout prêts l’éloge du vainqueur et la condamnation du vaincu. — Pendant mon séjour ici, j’ai pu remarquer l’estime générale dont vous jouissez. Si vous aviez plus d’occasion de vous taire connaître, il me semble que ce sentiment acquerrait une grande force. Daignez croire qu’à jamais ce que je puis est à vous. Je vais effacer ma vie jusqu’à ce qu’elle puisse vous être utile. Je n’écrirai ni ne parlerai, et j’attendrai de vous le retour à tout ce qui peut être du bonheur. J’étais si souffrante, si accablée que j’avais envie de rester où je me trouvais, mais on est trop un objet extraordinaire dans ces villes de département où rien de nouveau n’arrive, et le seul jour que j’aie été au spectacle, de tous les coins de la salle on me regardait. Cette célébrité sans puissance ressemble aux arbres élevés qui attirent l’orage. On a besoin de se perdre, ou dans la foule ou dans le désert. — Il n’y a rien de remarquable ici qu’un excellent préfet, une soumission parfaite et un Français, homme d’esprit, M. de Villers, qui va à Paris avec l’enthousiasme de la philosophie allemande. On n’a pas trop le temps à Paris de se replier sur soi-même et d’analyser tout ce qu’on éprouve, mais en Allemagne où rien ne séduit au dehors, on analyse ce qu’on pense et ce qu’on sent. Je vous écrirai, de Francfort. Je voudrais vous intéresser un moment par mes lettres. Je voudrais découvrir une expression de reconnaissance nouvelle pour la faire parvenir jusqu’à vous. Permettez-moi d’offrir mes tendres et respectueux hommages à Madame Julie. Daignez ne pas m’oublier tous les deux. Vous devez, mon cher Joseph, prendre à moi l’intérêt que vous inspire ce qui est dans votre dépendance et par son sort et par son choix.

V

Le moment était arrivé cependant où Mme de Staël devait quitter Metz. Elle sentait l’impossibilité de demeurer plus longtemps dans cette « ville de département, » où elle n’avait été attirée que par le désir de rencontrer Villers, et il ne paraît pas que Villers ait fait de grands efforts pour la retenir. La situation où il s’était placé était assez délicate. On se souvient qu’il avait retenu un appartement pour Mme de Staël dans l’hôtel ou il avait déjà installé Mme de Rodde. La grosse Allemande, dont Mme de Staël n’était pas « parvenue à percer les charmes, » ne voyait probablement pas sans quelque inquiétude la fascination que la société de Mme de Staël exerçait sur Villers. Elle n’assistait pas à leurs conversations qui souvent dégénéraient en discussions. Mme de Rodde n’avait point l’habitude de discuter avec Villers, pour lequel elle nourrissait une admiration un peu esclave. Cette admiration inspirait quelque impatience à Mme de Staël. Elle écrivait à Jacobi :

Villers, qui est très aimable et très spirituel, passe sa vie avec une grosse Allemande, Mme Rodde, qui a pour lui une admiration sans perspective, où tout est sur le même plan, comme dans les anciennes peintures, et quand on veut nuancer des observations, il croit qu’on est une frivole Française ; tout lui paraît léger et superficiel à côté de sa bonne petite lapine[31].

À Metz, Villers avait retrouvé de plus cette Mme Anthoine auprès de laquelle il avait joué autrefois, avec tant de conviction, les rôles d’amoureux quand il était un brillant officier à Besançon et dont le mari avait poursuivi Villers de sa rancune. Depuis lors, elle était devenue veuve de ce mari ; le souvenir de quelques propos tenus par Villers lui avait fait croire que, le jour où elle serait libre, il lui proposerait mariage. Il n’en fit rien ; Mme Anthoine dissimulait mal son dépit sous les dehors d’une dignité froide et calme, tandis que Mme de Rodde ne pouvait contenir les manifestations de sa jalousie[32]. Entre la rancune de Mme Anthoine, l’agitation de Mme de Rodde et l’amitié un peu exigeante de Mme de Staël, Villers ne devait pas se sentir tous les jours à l’aise. Il se tira d’embarras en annonçant l’intention de poursuivre sa route vers Paris ; Mme de Staël, de son côté, n’avait guère de raison pour ne pas poursuivre sa route vers l’Allemagne. La veille de son départ, elle renvoyait à Villers des manuscrits que celui-ci lui avait confiés et elle ajoutait ces mots : « Ne vous donnez pas la peine de m’écrire ce matin, et seulement venez me voir de bonne heure, parce que, pour le dernier jour, j’ai beaucoup de choses à vous dire. Vous m’avez fait une vive peine hier[33]. »

Le lendemain, 8 novembre, Mme de Staël quittait Metz. Pour la distraire en route, Villers lui avait prêté un volume de Jean-Paul Richter. Le 9, elle lui écrivait de Forbach :

Les chemins et ma santé que tant de peines ont abîmée m’ont forcée de m’arrêter ici ; je continue ma triste route, mais je souhaite la perspective d’une lettre de vous à Francfort. J’ai commencé à lire votre Richter ; à travers mille niaiseries, il y a des mots charmans. « Ne vous raccommodez jamais avec votre ami, dit-il, qu’en pleurant et orageusement, car le froid de brouillerie pourrait rester dans la réconciliation. » Mais je n’en trouve pas moins l’extérieur allemand bien peu esthétique. Déjà ici la voix, les accens, les tournures m’annoncent que la France disparaît. Vous disparaissez avec elle, vous qui faites le traité entre nos grâces et les qualités étrangères, aimable mélange dont je ne trouverai pas de modèle au delà du Rhin. Adieu. Pourquoi ne venez-vous pas avec moi ? Rappelez-moi au souvenir de Mme de Rodde et souvenez-vous que mes sentimens pour vous peuvent changer par vous, jamais par moi[34].

Le 11 novembre, Villers lui répondait :

Votre lettre de Forbach, ravissante amie, m’a jeté dans de vives alarmes. Ah ! ménagez une santé qui est si chère à tous ceux qui tiennent à vous et parmi lesquels j’oserai me placer. Reposez-vous longtemps à Francfort et méditez-y bien le parti que vous voudrez prendre. Ce n’est qu’avec une répugnance infinie que je vous verrai vous éloigner d’une frontière que j’ai franchie avec tant de joie, il y a quelques semaines, dans l’espoir de vous trouver à Paris… Le journal de Rœderer a dit que Constant et moi nous vous accompagnions tous les deux à Berlin. C’est la première fois que, parlant de vous, j’aie souhaité qu’il ait dit vrai. Nous partons dimanche ou bien lundi. Depuis vous, j’ai dîné deux fois chez M. Colchen. Dites-moi pourquoi je m’y suis trouvé avec un sentiment de douceur inexprimable, moi qui d’ailleurs ne me soucie pas de cette maison.

Diriez-vous que je suis sous clef pour vous écrire ? obligé de me cacher, de tromper. Cette façon d’être m’indigne contre moi(même et contre l’amer ridicule de mon sort. Oserai-je vous supplier encore de m’écrire votre première lettre de Francfort, — s’il en est temps encore, — comme si vous ne m’aviez pas écrit de Forbach et que moi-même je ne vous eusse pas écrit une première lettre, c’est-à-dire sans faire mention de l’une ou de l’autre. Ne trouvez pas étrange que j’écarte de sensibles coups d’un cœur trop facile à blesser et qui ne le mérite pas.

Il continue en prenant contre Mme de Staël la défense de « son » Richter et la lettre se termine ainsi :

Toute la vaste superficie de la nature ne saurait être dessinée par Lenôtre. Toute l’habitude morale d’une nation ne peut être celle des cercles. En France on ne travaille que pour Paris, et dans Paris que pour trois ou quatre sociétés. En Allemagne, on travaille pour toute la nation, même celle des petites villes et des campagnes.

Adieu, étoile brillante de ma vie intellectuelle. Puissent les orages ne jamais m’en dérober la vue[35] !

Le 10 novembre, Mme de Staël quittait Forbach. Encore quelques tours de roue, la frontière était franchie et la France disparaissait. Le 17 elle arrivait à Francfort où, dans quelque temps, nous la rejoindrons.

  1. Lettres inédites de Mme de Staël à M. Henri Meister, publiées par MM. Paul Usteri et Eugène Ritter, p. 137-142.
  2. Ibid., p. 146.
  3. Comme toute sa génération et en particulier comme Bonaparte, Mme de Staël admirait beaucoup Ossian, dont les poèmes passaient encore pour authentiques.
  4. Œuvres complètes de Mme de Staël, t. IV. De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, p. 257 et passim.
  5. Lettres de Mme de Staël à Henri Meister, 27 août 1799, p. 162 et passim.
  6. Consulter en particulier sur Villers une Vie très bien faite, publiée à Paris et à Genève en 1909, par M. Louis Wittmer, une étude très intéressante du regretté Joseph Texte dans la Revue d’Histoire littéraire de janvier 1898, enfin un article de M. Paul Gautier paru ici même dans la livraison du 1er  mars 1906.
  7. Charles de Villers, par Louis Wittmer, p. 15.
  8. Wittmer, op. cit. p. 14.
  9. Œuvres inédites et Souvenirs biographiques de Mme Récamier et de Mme de Staël, publiés par le baron de Gérando, p. 52. J’ai abrégé et condensé cette lettre qui est très longue.
  10. Les originaux des lettres de Villers à Mme de Staël sont dans les Archives de Broglie. Il y en a huit. Quatre de ces lettres ont été comprises dans une publication qui a paru à Hambourg en 1819 sous ce titre : Briefe von…— suivent les noms de tous les correspondans, — d’après les brouillons qu’avait conservés Villers et qui sont à la bibliothèque de Hambourg. Cette publication, due à M. Isler, comprend également un certain nombre de lettres de Mme de Staël à Villers ; mais il n’y en a que cinq qui se rapportent à cette période de leurs relations. Les originaux des lettres de Villers ne sont pas toujours conformes aux brouillons.
  11. Sainte-Beuve (Nouveaux Lundis, t. XII, p. 205).
  12. Isler, Briefe von… p. 268 et passim.
  13. Archives de Broglie, 3 nov. 1802. Cette lettre n’a pas été comprise par M. Isler dans sa publication. Peut-être le brouillon n’en existe-t-il pas à Hambourg.
  14. Archives de Broglie. Cette lettre, qui n’a pas été publiée tout entière par M. Isler, est divisée en trois parties. La première est adressée à Mme de Staël mère, et l’entretient d’une question de précepteur ; la seconde à Mme de Staël auteur et roule sur Delphine ; la troisième porte en tête : à vous ; elle est inédite. C’est celle que je publie.
  15. Théano était la fille de Pythagore.
  16. Reinhard était ministre de France à Hambourg.
  17. Archives de Broglie.
  18. Édition de 1904, p. 105.
  19. Foucault de Pavant était le notaire de M. Necker.
  20. Je n’ai pu découvrir quel était le personnage plusieurs fois désigné par Mme de Staël dans ses lettres sous le nom de Robert.
  21. Bosse était le nouveau précepteur des enfans de Mme de Staël ; elle n’en fut pas contente et le congédia au cours de ce voyage.
  22. Lettres inédites, etc. publiées par le baron de Gérando, p. 60.
  23. Briefe von, etc. p. 290. Je reproduis cette lettre d’après la publication de M. Isler, mais je doute fort qu’il y ait dans l’original : je ne pense pas me coucher, « C’est plus probablement : « je ne peux pas… »
  24. Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. XII, p. 300.
  25. Le baron d’Armfelt avait été un des principaux favoris de Gustave III. Après l’assassinat de ce dernier, il avait dû quitter la Suède, mais il était rentré en faveur auprès de Gustave IV. Voir à son sujet les curieuses études de M. Ernest Daudet publiées ici même : Un Drame d’amour à la Cour de Suède
  26. Ce n’est pas sans quelque hésitation et regret que je publie ces jugemens si peu favorables et si injustes de Mme de Staël sur Genève. Mais je ne me reconnais le droit de rien retrancher de ses lettres. Elle se croyait l’objet d’une malveillance systématique de la part des Genevois et le leur rendait avec usure. Il se peut que la liberté de ses allures et la hardiesse de ses opinions eussent un peu scandalisé la bourgeoisie aristocratique, calviniste et assez formaliste de Genève et qu’on le lui eût fait sentir. Il faut tenir compte aussi de ce que ses nerfs étaient ébranlés, comme elle le dit. Elle craignait toujours d’être exilée à Genève, et condamnée à n’en plus sortir. Elle n’en rendait pas moins justice aux mérites intellectuels des Genevois. C’est ainsi que, plus tard, pour expliquer la fréquence des maladies nerveuses à Genève, elle dira « qu’il y a plus d’esprit que d’espace pour le contenir. « Elle contracta à Genève de solides amitiés. Peut-être quelque jour reviendrai-je sur le sujet de ses rapports avec Genève et les Genevois.
  27. Maret, le futur duc de Bassano, avait acheté une ferme à M. Necker.
  28. Archives de Coppet. Mme de Staël avait connu d’Armfelt à Paris.
  29. Cote BB16,709.
  30. Mlle Raucourt était, comme on sait, une actrice de la Comédie-Française.
  31. Louis Wittmer, op. cit. p. 188.
  32. Ces piquans détails sont rapportés dans une plaquette qui a pour titre : Villers, Mme de Rodde et Mme de Staël. Metz. 1838, p. 41. L’auteur de cette plaquette M. Begin, est un Messin qui a recueilli des traditions locales. Mais son témoignage ne mérite pas une confiance absolue, car il est tombé dans certaines erreurs, et il a recueilli des commérages relatifs à un projet de mariage entre Mme de Staël et Villers dont il n’a jamais été question.
  33. Wittmer, op. cit. p. 182.
  34. Isler, Briefe von, etc. p. 231.
  35. Archives de Broglie. Mme de Staël et Villers ne devaient jamais se revoir ; mais la correspondance continua entre eux. Les Archives de Broglie ne contiennent plus aucune lettre de Villers. Mais la publication de M. Isler comprend encore plusieurs lettres de Mme de Staël. Pour épistolaire qu’elle fût devenue, cette relation ne demeura cependant pas sans orage. À un certain moment, Mme de Staël crut avoir à se plaindre d’un procédé de Villers. Elle lui pardonna cependant, car il résulte de sa dernière lettre, qui est datée de Londres et du 30 avril 1814, qu’elle était intervenue auprès du régent de Hanovre pour faire maintenir Villers à Gœttingue où il était devenu professeur. La lettre se termine ainsi : « Pourquoi ne venez-vous pas à Paris ? Vous avez beau dire, c’est votre patrie. Écrivez-moi à Paris… Mais revenez en France. Hélas ! la France, il fallait encore que la tyrannie la livrât aux étrangers. Mais taisons-nous. Adieu (p. 302). » Elle ne réussit pas cependant à sauver Villers qui fut destitué et même banni de Gœttingue. Il y revint cependant l’année suivante et mourut au mois de février dans les bras de Mme de Rodde.