La Fiancée (recueil)/Madame l’infirme

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La Fiancée (recueil)Ernest Flammarion (p. 211-220).



MADAME L’INFIRME


Elle s’appelait Jeanne Denis mais on l’avait tout de suite appelée Madame l’Infirme, dans ce village où elle était arrivée six ans plus tôt, accompagnée d’une servante, âgée déjà, et d’un enfant qui faisait seulement ses premiers pas.

Elle-même paraissait jeune et vieille, tout à la fois, à cause de son joli visage rosé et de sa façon de s’appuyer sur une solide canne qui assurait sa marche lente et incertaine.

Parmi les maisons à louer, elle avait choisi la plus éloignée du village, et aussi la moins commode, disaient les gens, mais il y avait le jardin, un immense jardin où elle pouvait circuler à l’aise et surveiller les jeux du petit.

Ce matin d’automne, après deux jours de pluie tenace et froide, un soleil brillant, comme lavé à fond, éclairait le jardin au bout duquel Madame l’Infirme regardait partir pour l’école son fils, un très beau garçonnet maintenant, qui tournait vers elle un visage clair et tout rayonnant de tendresse.

La paysanne qui venait chaque jour seconder la servante devenue tout à fait vieille arrivait en se pressant, contre son habitude. Elle dit tout de suite, un peu essoufflée :

— Il faudra bien fermer vos portes, aujourd’hui, Madame, parce qu’il y a un rôdeur dans le village.

Madame l’Infirme n’était pas sans crainte à ce sujet. Sa maison située presque au bord de la route lui avait déjà causé des ennuis dans ce sens, malgré le chien qui faisait bonne garde ; aussi, la voix un peu inquiète, elle demanda :

— Comment est-il ce rôdeur ?

— Oh ! je ne l’ai pas vu, dit très vite la femme, mais on assure qu’il est arrivé hier à la nuit tombante et qu’il a rôdé pendant plus d’une heure dans le village.

Elle reprit haleine pour ajouter plus vite encore :

— On dit aussi, qu’à la nuit noire, on l’a vu rôder autour de la maison de la mère Clarisse. Vous savez bien, celle-là qui a élevé tant d’enfants de l’assistance.

— Oui, oui, fit de la tête Madame l’Infirme qui connaissait parfaitement la mère Clarisse avec laquelle elle s’entretenait souvent des enfants élevés autrefois par elle. Et surtout de l’un d’eux : Jean, le préféré, si affectueux pourtant, et qui ne donnait plus de ses nouvelles depuis des années.

Comme pour rassurer la paysanne autant qu’elle-même, elle dit doucement :

— Ce rôdeur, c’est peut-être tout simplement un des nombreux enfants de la mère Clarisse qui revient la voir ?

— Peut-être bien, mais il faut se méfier ; ces enfants sans père ni mère, ça devient quelquefois des mauvais sujets.

Madame l’Infirme leva la main pour protester tandis que son fin visage devenait plus rose et que ses yeux expressifs se fixaient au loin comme si elle regardait profondément dans le passé.

Madame l’Infirme était Parisienne. Parce que, dès l’enfance, un accident l’avait privée du libre usage de ses jambes, ses parents l’avaient installée à la caisse du petit café qu’ils tenaient dans une rue tranquille, du côté de Passy. Douce et jolie, elle avait reçu jusqu’à trente ans les hommages des clients sans qu’aucun d’eux eût jamais songé à la demander en mariage. Par les longues soirées d’hiver, entre un vieux garçon de salle et quelques joueurs de manille, elle avait passé des jours de mortel ennui, jusqu’au jour où le vieux garçon étant mort, un jeune était venu le remplacer. Celui-là, craintif et doux, seul dans la vie depuis toujours, avait fait tous les métiers et accepté tous les reproches. Mais dans ce petit café, sous les ordres de cette jeune patronne qui ne le rudoyait jamais, il n’avait pas tardé à faire montre de qualités surprenantes d’intelligence et de dévouement.

Entre ces deux êtres de même douceur et du même âge, l’amour, très vite, avait tendu ses liens. Tout d’abord, la jeune fille avait lutté contre cet amour, sachant bien que ses parents n’accepteraient pas facilement un mariage entre elle et leur garçon de salle. Courageuse, pourtant, elle avait osé parler de cette union qui lui donnerait de beaux enfants et la rendrait, malgré son infirmité, pareille aux autres femmes ; mais aux premiers mots, ses parents avaient marqué un tel mépris pour son projet, qu’elle n’avait pas insisté et s’était résignée.

Et lui, le timide, le craintif, Jean le Perdu, ainsi qu’on l’appelait, s’était résigné aussi malgré son immense désir d’avoir pour toujours à lui cette compagne adorée. Mais l’amour s’était moqué de leur résignation. Et bientôt, la jeune patronne avait dû élargir la ceinture de ses vêtements. Transie de crainte à travers sa joie, elle avait réussi à dissimuler son état jusqu’aux douleurs de l’enfantement survenues en pleine nuit. Les parents affolés l’avaient fait transporter en hâte dans une clinique où, peu après, elle avait mis au monde un beau petit garçon.

Dans cette clinique, sans nouvelles de celui qu’elle aimait, elle prenait patience, se disant que de retour au petit café elle saurait bien forcer ses parents à un mariage qui rendrait un père à son enfant et rapprocherait à jamais deux êtres qui s’aimaient tendrement.

Mais il n’y eut pas de retour au petit café. Ce fut dans un tout autre quartier de Paris et dans un appartement sombre que la douce infirme retrouva son père et sa mère, irrités, peinés, l’accusant d’avoir fait le malheur de leur vie en même temps que le sien propre.

Devant leur tristesse et leurs reproches, elle courbait le front et s’accusait elle-même d’ingratitude, mais elle oubliait vite ses torts en regardant le beau lait blanc qui coulait de son sein et faisait si fraîches les joues de son petit enfant.

Et puis, pour la délivrer de ses remords il y avait encore la vieille servante qui lui parlait comme à une victime et non comme à une coupable. La bonne créature savait faire renaître l’espoir aux heures de profond chagrin.

— Patience, patience, disait-elle, Jean le Perdu saura bien nous retrouver.

Le changement de vie, la colère, l’inaction avaient rapidement brisé la belle santé des parents. Ils étaient morts à peu de distance l’un de l’autre sans que leur fille ait obtenu un seul mot de pardon.

Libre de diriger sa propre vie, Jeanne Denis avait fait tout ce qui lui avait été possible pour retrouver le cher ami. Au cours de ses nombreuses démarches, elle avait seulement appris que le matin même de son entrée à la clinique, on avait vu sortir du café le garçon de salle, tête nue, en habit de travail et l’air désespéré.

Ce fut alors que, désespérée elle-même, elle était venue habiter ce village où Jean le Perdu avait été élevé par la mère Clarisse, espérant qu’un jour, par affection pour sa nourrice, il pourrait y revenir.

Et voilà qu’à rappeler tous ces souvenirs, Madame l’Infirme s’aperçut que sa crainte du rôdeur avait fait place à un espoir, plus brillant encore que le brillant soleil du matin. « Ce rôdeur, si c’était Jean le Perdu ? » Qu’importait qu’il soit devenu un pauvre guenilleux, elle saurait bien le réconforter et lui donner la place à laquelle il avait droit.

Et à sa vieille servante qui s’inquiétait de la nouvelle apportée par la paysanne, elle dit tout haut ce qu’elle venait de penser.

— Ce rôdeur, si c’était Jean le Perdu ?

Tout aussitôt le visage de la servante s’éclaira tandis que sa voix affaiblie répétait comme un écho :

— Ce rôdeur, si c’était Jean le Perdu ?

Soudain, Madame l’Infirme voulut relire une lettre reçue la veille des remplaçants de ses parents chez lesquels elle gardait des intérêts. Cette lettre, à laquelle elle n’avait prêté que peu d’attention, disait qu’un homme, de retour d’un pays étranger, avait demandé des nouvelles des anciens cafetiers. En apprenant qu’ils étaient morts depuis longtemps, l’homme avait baissé la tête, mais l’instant d’après, quand on lui eut dit que leur fille habitait avec son jeune fils un petit village de Vendée, il avait été pris d’une sorte de rire qui lui avait réellement donné l’air d’un fou. Malgré cela, comme il était de bonne tenue et paraissait honnête, on n’avait pas cru devoir lui refuser l’adresse qu’il sollicitait.

Maintenant, Madame l’Infirme ne doutait plus. Ce rôdeur, c’était Jean le Perdu. Peut-être, à la nuit noire, avait-il rôdé autour de sa maison comme autour de celle de la mère Clarisse. À présent, au grand jour, il ne tarderait pas, sans doute, à venir dire sa peine.

La paysanne partie, Madame l’Infirme ouvrit toute grande sa porte. Elle allait et venait, marchant comme elle n’avait jamais marché jusqu’alors, sa canne martelant le carrelage de la maison et heurtant même les sièges au passage.

Elle s’arrêta, le front levé vers les portraits de ses parents, qui tenaient au mur la plus belle place, et, sans un mot, elle resta longtemps à les regarder.

La servante, qui n’avait jamais donné raison aux disparus, les blâma de nouveau :

— Ils n’auraient pas dû être si sévères.

Et Madame l’Infirme, qui venait d’accorder à ses parents le pardon qu’elle n’avait pu obtenir d’eux pour elle-même, reprit sa marche en disant avec un profond regret :

— Que n’ont-ils eu un cœur plein d’amour au lieu de tant de sévérité, ils vivraient encore, sans doute, et mon petit garçon les aimerait tant…

Lasse enfin, elle se tint debout sur le seuil, portant ses regards en tous sens à la recherche du rôdeur.

À l’heure de midi seulement, alors que les enfants sortaient de l’école en grand tapage, elle vit venir à elle, en même temps que son fils, la mère Clarisse appuyée au bras d’un homme qu’elle ne reconnut pas, tant son visage était flétri et son corps diminué.

Incapable de bouger, elle attendit, mais dès l’entrée du jardin, l’enfant tout joyeux, courant et sautant, lui cria de sa voix fraîche :

— Maman, c’est Jean le Perdu, la mère Clarisse l’a retrouvé.