Mademoiselle Dax/II

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Texte établi par Léon SchulzHenri Jonquières et Cie (p. 57-143).





DEUXIÈME PARTIE

 




I


Au-dessus du village de Saint-Cergues, un joli chemin sous bois monte en zigzag vers un petit plateau tapissé de fougères, et si haut perché qu’il semble suspendu parmi les cimes des sapins. On appelle ce lieu le Signal. C’est à deux pas des chalets et de l’hôtel ; les malades même y vont en se promenant ; et, de ce monticule, la vue s’étend plus harmonieuse et plus noble que de bien des pics réputés. C’est d’abord, en effet, la forêt jurassienne qui abaisse ses verdures sombres jusqu’à la plaine lémane ; puis cette plaine et son lac qui rient et qui chatoient comme un paysage de Watteau ; – et au delà, à l’horizon, jaillie violemment des prairies et des bosquets, tel un fantôme blême au milieu d’un jardin de soleil, l’Alpe Grée, debout dans son linceul de neige.

C’était le matin. Mademoiselle Dax, qui avait la permission de sortir seule avant dix heures, montait à grandes enjambées le sentier vert. Elle profitait avidement de cette liberté matinale. Elle adorait la fraîcheur mouillée des bois qui s’éveillent et l’odeur encore nocturne des fleurs que le soleil vient de rouvrir, et la première chanson des oiseaux, et, plus que tout, la solitude.

Si tôt, les gens dormaient encore à l’hôtel ou paressaient devant leur chocolat et leur lait bourru. Point de touristes trop chics, point de panamas dernier cri, point d’ombrelles couleur arc-en-ciel, sur ces chemins agrestes qui s’embellissent tellement d’être déserts.

Mademoiselle Dax songea tout à coup qu’elle était vraiment libre comme une pouliche échappée ; que c’était ainsi tous les jours depuis quinze jours ; que « m’man », hostile aux lits d’hôtel comme à tout ce qui n’était pas son chez soi, affirmait aigrement ne pouvoir s’endormir ici qu’à l’aube ; que Bernard, pour rien au monde, n’eût manqué de rôder le matin dans les corridors où l’on peut entrevoir des pantalons de femme ; – bref, que nul être ne troublerait sa fantaisie ; que tout était pour le mieux dans la meilleure des Suisses ; – et, sûre qu’on ne pouvait l’entendre, elle jeta aux échos, de toutes ses forces, un grand cri joyeux de petite fille.

Elle courait presque dans le sentier grimpant, se mouillant exprès aux fougères lourdes de rosée.


Près de déboucher sur le Signal, mademoiselle Dax s’arrêta net, extrêmement désappointée : la bonne place était prise. Un couple de fâcheux s’était emparé du petit plateau.

Les branches basses du sapin cachaient mademoiselle Dax. Elle délibéra de s’en retourner sans bruit. Mais une curiosité la prenait de ces gens plus matineux qu’elle. Elle voyait et n’était pas vue ; elle épia.

…Un couple, homme et femme… mademoiselle Dax ne les connaissait point. L’homme pouvait avoir vingt-cinq ans, la femme vingt ou vingt-deux… une jeune fille peut-être… oui, probablement… Ils étaient en tout cas fort bien : pareillement minces, hauts et souples, elle très blonde, lui presque brun. Debout l’un près de l’autre, silencieux, ils ne se touchaient pas, et regardaient le lac et la montagne.

Mademoiselle Dax les détaillait, étonnée de ne jamais les avoir aperçus encore. Ils étaient élégants, d’une élégance juste et simple. Lui, d’un geste lent, venait d’ôter son feutre, et l’avait jeté derrière lui, sans détourner la tête.

Au delà, dans le lointain bleu, l’Alpe et le ciel mêlaient leurs nuances d’aquarelle. Le couple inconnu se découpait, gracieux et noble, sur l’horizon lumineux.

…Ils ne se touchaient pas. Mais ils étaient très proches, tellement que, peu à peu, leurs mains se joignirent. Alors, une langueur les tourna l’un vers l’autre. Mademoiselle Dax vit leurs deux profils qui se souriaient, – un profil moqueur et câlin, qu’une moustache rendait plus cavalier, – un profil pur et hardi, où brillait un regard tellement bleu qu’on eût cru l’éclat d’un saphir…

Les deux bouches s’attiraient lentement. Dans le silence, mademoiselle Dax entendit son propre cœur battre à grands coups tumultueux. Une émotion extraordinaire la secouait toute. Soudain les deux silhouettes n’en firent qu’une. La tête blonde fléchit contre l’épaule virile. Et le chant des oiseaux sembla s’augmenter et s’adoucir du bruissement d’un baiser qui se prolongea.




II


De toutes les routes qui rayonnent autour de Saint-Cergues, madame Dax ne souffrait que la route d’Arzier, parce que c’était la seule, à son dire, qu’on pût suivre un quart d’heure durant sans suer et souffler « comme un alpiniste ». Quant aux sentiers qui vont sous bois, il n’en fallait même pas parler, à cause des serpents, « qui pullulaient à coup sûr dans toutes ces herbes ». C’est pourquoi les promenades d’après-midi, qu’on faisait en famille, ne manquaient ni de soleil, ni de poussière, ni de monotonie. Madame Dax elle-même, qui les ordonnait, en bâillait à se décrocher la mâchoire. Mais c’était pour la santé de Bernard.

Ce soir-là, on rentrait. Bernard, à vingt pas en avant, s’efforçait, dans l’attente de rencontres féminines, d’avoir l’air d’un monsieur qui se promène seul. Alice, silencieuse et suivant une pensée secrète, marchait à côté de sa mère.

— C’est agréable de sortir avec toi, – déclara tout à coup madame Dax, hargneuse. – Tu n’as pas dit un mot depuis une heure.

Mademoiselle Dax, coupée de sa songerie, cessa de regarder les sapins noirs qui frangeaient l’horizon des collines.

— Quelle scie ! – Madame Dax monologuait volontiers, et ne réclamait l’avis de sa fille que pour la forme ; – quelle scie !… quarante-cinq jours encore de cette vie à ne rien faire !… Dieu sait comment va la maison, pendant que je suis ici !

Mademoiselle Dax ébaucha un geste d’ignorance.

— Voyons, – continuait madame Dax, – le 30 septembre, est-ce un vendredi ? Alice !…

— Oui…

— Tu dis oui, et tu n’en sais rien, naturellement ! Ah ! ton mari aura du plaisir avec toi, je lui en souhaite !… Un vendredi. Alors, nous pourrions partir le 29 pour ne pas voyager le mauvais jour, ça serait vingt-quatre heures de gagnées, et une leçon de tolérance pour ton père…

Le facteur venant du village traversait la route. Voyant Bernard, il s’arrêta pour fouiller dans sa boîte.

— Est-ce que c’est lundi ? – demanda madame Dax en hâtant le pas.

Régulier en effusions sentimentales comme en affaires, M. Dax écrivait à sa femme une fois par semaine, à date fixe.

C’était bien lundi. Bernard apportait la lettre. Madame Dax chercha des yeux une place convenable pour la lecture. Une banquette de pierre bordait un bout du chemin. Madame Dax s’assit, et tira l’épingle de son chapeau pour couper l’enveloppe. Alice et Bernard, debout devant elle, écoutèrent. C’était le cérémonial réglé.


« Ma chère amie,


« Rien de nouveau à Lyon. J’imagine que vous avez moins chaud que nous. J’espérais trouver deux jours pour aller vous voir cette semaine, mais je prévois que ce sera impossible. Les affaires se multiplient. Je ne m’en plains pas, d’ailleurs, tout au contraire. Je travaille et vous vous reposez : à chacun selon ses forces.

« À propos, vous seriez aimable de faire pour moi une corvée mondaine qui ne vous coûtera guère. Il s’agit d’une visite à quelqu’un qui doit demeurer tout près de votre hôtel. Vous m’avez entendu parler quelquefois de M. Terrien, un négociant de Marseille ? Il fait avec nous de grosses affaires ; c’est un homme sérieux que j’estime. Je l’ai vu hier, il passait à Lyon. Sa femme, m’a-t-il dit, est à Saint-Cergues. Je crois d’ailleurs qu’ils vivent à peu près séparés, ne s’accordant pas. Ils n’en sont pas moins des gens fort honorables, la femme aussi bien que le mari. Vous pouvez donc, sans inconvénient, voir cette dame. Allez-y, je vous prie. Terrien sera sensible à cette politesse, et je vous serai, moi, obligé.

« Au revoir, ma chère amie, embrassez pour moi les enfants, et prenez garde à la santé de Bernard. Barrier, que je vois journellement, se rappelle à votre bon souvenir et vous présente ses respects, ainsi qu’à sa fiancée.

« Votre mari dévoué,
« DAX. »


— C’est tout ? – fit mademoiselle Dax.

— Naturellement oui, c’est tout. Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?

Madame Dax repliait la lettre, la réintégrait dans l’enveloppe, et enfouissait le tout dans son réticule.

— Ainsi, encore une corvée ! Bonté divine !… Alice, nous irons demain, à trois heures.

— Oh ! moi aussi ?

— Naturellement, toi. Est-ce que tu te figures que je vais aller seule chez cette dame que je ne connais pas ? Si tu avais un peu de cœur, ma fille, ça t’aurait paru tout simple d’accompagner ta mère, et de prendre ta part des ennuis qu’elle a… Mais non !… Ah ! ton mari aura du plaisir avec toi !




III


Devant la grille du chalet de madame Terrien, madame Dax, avant de sonner, promena de droite à gauche un regard inquisiteur.

La grille était quelconque, mais bien habillée de chèvrefeuille. Une grande pelouse plantée de mélèzes reculait la maison loin de la route.

On ne faisait que l’entrevoir, cette maison, derrière l’écran des grands arbres aux branches traînantes ; mais tout de même on se rendait compte à peu près ; une façade basse toute droite, sans tourelle, ni clocheton, ni rien de pointu ou de biscornu ; une façade de simple bois peint, toute rouge d’un carmin foncé, sur lequel se découpait, nette, la dentelle verte des mélèzes ; et beaucoup, beaucoup de fenêtres, de grandes fenêtres sans volets, serrées les unes contre les autres…

— Une caserne, – jugea madame Dax, qui avait un faible pour les chalets de bains de mer.

Elle tira le pied-de-biche, – un pied-de-biche pour de vrai, une authentique patte de chamois, pendue à une chaînette, et tout un carillon s’ébranla : douze ou quinze sonnailles qu’on ne voyait pas, attachées à la queue leu leu dans le chèvrefeuille.

Madame Dax haussa les épaules. Au fronton de la grille, le nom du chalet s’écrivait en lettres de fer forgé, un nom baroque : Chalet des Chats.

— Une caserne, ou une maison de fous…

Toutefois madame Dax revint un peu de ce premier jugement, à l’apparition d’un domestique à gilet jaune.

Un perron, – six marches de pierres crevassées, avec de l’herbe dans chaque fente (on la laisse pousser exprès, cette herbe, bien sûr !) ; – une antichambre, grande à n’en plus finir, et toute nue ; – un petit salon, nattes blanches par terre, toiles persanes aux murs ; – un grand salon, mêmes nattes et mêmes toiles ; – un moyen salon, mêmes toiles et mêmes nattes. Partout des meubles de rotin, – chaises, fauteuils, tête-à-tête, tables, guéridons, tabourets, bergères, liseuses, chaises longues… Et puis des coussins, des coussins de toutes les espèces, de toutes les formes, de toutes les couleurs ; – des coussins de soie, de velours, de batiste, de brocart, de dentelles, de broderies, de fourrures, de tapis d’Orient et de paille chinoise, – des coussins par tas, par monceaux, par piles. Il y en a sur les meubles et dessous, sur les nattes et le long des murs, partout. Et puis des violons, des guitares, des altos, des mandolines, des violoncelles, deux pianos à queue, un orgue. – Et rien d’autre : pas un bibelot.

Madame et mademoiselle Dax avancent à petits pas, celle-ci étonnée, celle-là méfiante ; – les coussins gênent pour marcher.

Il fait sombre, malgré les fenêtres sans volets : c’est que tous les rideaux sont épinglés, pour exclure le soleil. D’ailleurs, il n’y a pas de volets ; mais il y a de petites grilles de bois, des lattes croisées en treillis, qui montent à mi-hauteur des croisées, – comme dans les harems turcs. Et puis les plafonds très hauts sont peints d’une nuance sombre : on distingue à peine les poutres et les solives.

Madame et mademoiselle Dax sont au seuil du troisième salon, – le moyen.

Une chaise longue s’agite, trois ou quatre coussins tombent. Une femme allongée se lève d’un bond et vient au-devant des visiteuses, une femme qu’on croirait toute jeune, tellement elle est souple, n’étaient ses cheveux blancs comme de l’argent.

— Madame Dax, n’est-ce pas ? Je suis madame Terrien. Mon mari m’a annoncé votre visite. Je suis très heureuse de vous connaître. Asseyez-vous là, voulez-vous ? Ce fauteuil est bon…

Elle se retourne vers quelqu’un debout derrière elle :

— Mon fils Gilbert, que je vous présente, madame.

Madame Dax se rappelle qu’elle a une fille. Elle présente aussi :

— Ma fille Alice.

On s’assied. On se regarde.

Pas très beau, M. Gilbert Terrien. Vingt ou vingt-cinq ans, et de très grands yeux noirs ; mais trop petit, trop osseux, trop malingre. Infirme même, pour dire le vrai : il boite assez bas. Alice Dax, bien faite, saine, vigoureuse, fait contraste.

— Oh ! la belle fille que vous avez, madame, – s’écrie madame Terrien enthousiaste. – Venez vous asseoir tout près de moi, ma mignonne…

Madame Terrien parle d’une voix menue, avec des inflexions souvent puériles. Alice, apprivoisée, s’approche.

— Ici, ici… sur ma chaise longue, il y a place pour deux, je vous assure…

Madame Terrien sourit. Elle a l’air infiniment bon quand elle sourit.

— Que vous êtes heureuse, madame, d’avoir une enfant pareille, toute fraîche et rose ! Figurez-vous que ce garçon-ci fait mon tourment : il est malade, ses nerfs sont tout à fait lamentables ; il aurait besoin de repos, de quiétude !… et rien ne lui fait plus de mal que sa maudite musique : eh bien ! il compose tout de même jour et nuit…

— Ah ! – fait madame Dax, aimable autant qu’elle peut, – monsieur votre fils est musicien ?

— Hélas non ! madame, – proteste en souriant M. Gilbert Terrien. – Musicâtre à peine !…

Il sourit tout à fait comme sa mère, avec le même regard doux. D’ailleurs, ils se ressemblent beaucoup. Elle n’est pas jolie non plus. On cause.

— Vous êtes ici depuis longtemps ? – questionne madame Dax.

— Depuis deux mois bientôt, et nous resterons probablement tout l’hiver.

— Tout l’hiver ! – fait madame Dax ahurie. – Mais vous gèlerez ?

— Peut-être un peu ; mais Gilbert a envie de voir nos mélèzes sous la neige.

— Madame, – déclare Gilbert, – la Suisse est un pays à voir l’hiver. Il faut être snob ou bourgeois pour y venir en été. Je ne sais même vraiment pas comment ma mère et moi sommes ici maintenant !

— Nous pouvons partir demain, si le cœur t’en dit ?…

— Et Carmen, et Fougères ?

— On les laissera. Nous voyagerons très bien nous deux…

— Mais mon opéra ?

— C’est vrai !… Restons.

Madame Terrien éclate d’un joli rire et se retourne vers madame Dax :

— Madame, vous devez nous trouver tous deux un peu toqués ? D’ailleurs, mon mari vous a probablement dit que je l’étais, moi au moins. Mais que voulez-vous ? je n’ai rien que mon fils pour m’attacher à la vie ; alors je fais toujours tout ce qu’il veut, sans m’inquiéter de savoir si c’est raisonnable ou non… Lui d’ailleurs, je dois le dire, fait aussi tout ce que je veux, même quand c’est tout à fait sans queue ni tête. Voilà, nous nous aimons d’une façon ridicule. Nous sommes un ménage d’amoureux…

Le fils se penche de côté ; la mère, d’un geste accoutumé, tend sa main ; et lui, baise cette main d’un baiser lent qui appuie et qui insiste…

Mademoiselle Dax ne détache pas ses yeux de cette main et de ces lèvres. Il y a là comme un aimant qui attire toute son âme…

La visite a duré quinze minutes : madame Dax se lève.

— Ah non ! – proteste madame Terrien. – Si vous partez maintenant, je prends ça pour une injure personnelle. D’abord, nous hébergeons ici deux amis qu’il faut que je vous fasse connaître ; ils sont je ne sais où, mais ils vont rentrer. Et puis, c’est l’heure du thé. D’ailleurs, je suis absolument sûre que vous n’avez rien à faire dehors ?…

Madame Terrien met en train le samovar qui brille sur la table toute servie.

— Surtout, n’allez pas croire que mon thé ressemble au foin coupé de l’hôtel ! Ah non ! c’est du thé pour gens qui s’y connaissent : Fougères nous le fait venir de Pékin par la valise diplomatique…

Elle s’interrompt pour mesurer avec minutie les cuillerées :

— … Fougères, – Bertrand Fougères, – c’est notre meilleur ami… que je vous présenterai tout à l’heure… il nous consacre gentiment un congé de trois mois… il est secrétaire d’ambassade à Constantinople…

Elle repose la boîte de plomb, à couvercle hermétique.

— … Là, ça y est.

Derechef elle s’assied sur la chaise longue, et caresse la taille de mademoiselle Dax.

— Nous avons aussi une hôtesse, une jeune fille comme vous, et comme vous très jolie ! Je suis sûre que vous connaissez son nom : mademoiselle Carmen de Retz…

Mademoiselle Dax, extrêmement émue, questionne :

— Celle qui écrit des livres ?

— Oui !… celle qui écrit des livres. Même, elle en écrit un ici : le livret de ce fameux opéra dont mon fils fait la partition…

Poliment, madame Dax admire :

— Oh ! un opéra !… un grand opéra ? Comment s’appelle-t-il ?

— Un opéra immense ! – affirme madame Terrien sans sourire. – Il s’appelle Les Filles de Loth. Par exemple, Gilbert me dit que ce n’est pas un sujet pour mères de famille ! Tant pis, jen’irai pas à la première… Ah ! madame, les jeunes gens d’aujourd’hui sont bien audacieux ; nos cheveux blancs en rougissent !

Un silence. Madame Dax, vaguement inquiète, regarde sa fille.

— Enfin !… – crie tout à coup madame Terrien : – vous n’attendrez pas longtemps, et le thé sera à point. Voilà la poétesse qui rentre, et voilà Fougères avec elle…

La porte, en effet, vient de s’ouvrir. Et sur le seuil apparaissent, au bras l’un de l’autre, une jeune fille très blonde, au profil hardi, et un jeune homme presque brun, aux yeux câlins et moqueurs…

Et mademoiselle Dax, effarée, serre ses lèvres pour ne pas crier : elle les reconnaît ; – l’image de leur couple est burinée au fond de sa mémoire : c’est eux qu’elle a surpris hier sur le Signal, s’étreignant lèvres à lèvres…




IV


Mademoiselle Dax, jeune fille suffisamment avertie des réalités de la vie, n’ignorait pas du tout que les baisers sont monnaie courante en ce bas monde. Mais son esprit un peu absolu les divisait nettement en deux catégories : la catégorie légitime, laquelle comprend les baisers familiaux et conjugaux ; et la catégorie scandaleuse, laquelle englobe tous les baisers abominables qu’échangent les jeunes gens fêtards avec leurs vilaines femmes, – des femmes peintes qu’on rencontre parfois dans des victorias couleur de turquoise. Or, le baiser que s’étaient donné Bertrand Fougères, diplomate et Carmen de Retz, femme célèbre, n’entrait ni dans l’une ni dans l’autre catégorie… Et mademoiselle Dax en demeurait bouleversée d’une stupeur inquiète…

Bertrand Fougères, cependant, saluait madame Dax avec une courtoisie mondaine qui sentait d’une lieue la Carrière ; et mademoiselle de Retz esquissait une révérence un brin romantique, mais d’autant plus polie.

Puis tous deux s’approchèrent de mademoiselle Dax, qui ne les quittait point des yeux. Elle les trouvait d’ailleurs parfaits, mieux encore qu’elle n’avait vu sur le Signal… Mademoiselle de Retz était vraiment très belle : des cheveux où toutes les nuances de l’or étaient mêlées, des yeux comme des braises bleues, et je ne sais quoi de net et d’audacieux, dans l’expression du visage, qui en modernisait à l’extrême la régularité presque antique. Quant à Bertrand Fougères, il charmait par une grâce spirituelle et légère qui fleurait le temps des grands seigneurs et des petits abbés, et lui donnait l’air de porter un pourpoint plutôt qu’un veston. En sorte qu’il faisait un héros de roman présentable.

Mademoiselle Dax ne put s’empêcher d’en convenir en elle-même. Et quoique, du couple, Carmen de Retz, auteur des Filles de Loth et de Sans savoir pourquoi, fût incontestablement la personnalité la plus importante, ce fut Bertrand Fougères que mademoiselle Dax regarda davantage.

Il s’était d’ailleurs assis à côté d’elle, tandis que mademoiselle de Retz servait le thé. Madame Terrien causait toujours avec madame Dax, et lui révélait la véritable recette du café à la turque. Alice écoutait Fougères, qui s’était assis à ses pieds sur une pile de coussins.

Il ne disait rien de très remarquable. C’était de ces banalités souriantes que tout jeune homme débite obligatoirement à toute jeune fille qu’il voit pour la première fois. Mais Fougères donnait aux pires fadeurs du goût et du piquant, par le pittoresque et l’imprévu de son esprit, et par une fantaisie qu’il avait de faire des phrases on ne peut plus académiques avec des mots qui l’étaient beaucoup moins.

Mademoiselle Dax, peu gâtée d’ordinaire en fait de plaisanteries, s’amusa et s’émerveilla. Elle se sentait en confiance : la voix de Fougères, quoique fort câline, avait à chaque instant des inflexions légères ou moqueuses qui rassuraient contre le danger de s’y laisser prendre.

Madame Terrien goûtait le thé d’une moue critique.

— Trop fait !… Voilà ce que c’est que d’attendre les gens en retard. Où étiez-vous donc, vous deux ?

Fougères expliqua :

— Notre muse désirait chercher l’inspiration sur quelque cime vraiment vierge. À moi, homme de prose, ce vœu semblait, si j’ose dire, loufoque… Les Filles de Loth, j’écrirais plus volontiers ça derrière des volets bien clos ?…

Nous n’en avons pas moins ascensionné la Fruitière de Nyon. Treize cent trente-six mètres au-dessus du niveau des basses mers ! Mais là-haut, nous fûmes tristement marris et navrés : c’était plein d’Helvètes, de bestiaux et de touristes.

Madame Terrien rit et s’insurgea :

— Fougères ? si vous mettiez les bêtes après les gens, dans vos énumérations.

— C’est ce que je fais : j’ai dit plein d’Helvètes, de bestiaux et de touristes. Vous n’allez pas prétendre que les touristes sont autre chose qu’un bétail de caste inférieure ? Un troupeau d’abjects moutons, que le snobisme mène à la houlette ! Madame, – il se tourna vers madame Dax en pivotant sur sa pile de coussins, – madame, permettez-moi de vous présenter, à vous que la promiscuité des hôtels condamne à subir les susdits moutons, mes plus apitoyées condoléances !

— Mais…

— C’est comme je vous le dis. Êtes-vous au chalet calviniste ou au chalet cake-walk ?

Madame Terrien crut devoir une explication :

— Ce toqué nomme ainsi, pour des motifs que je préfère ignorer, deux des petits hôtels de Saint-Cergues : le chalet Brotte et le chalet Kolouri…

— Nous sommes au Grand Hôtel, au-dessus du village, – déclara madame Dax avec une excusable vanité.

Bertrand Fougères inclina la tête.

— Je vous en félicite tant que je peux, madame. Au moins, vous échappez à la table dite de famille, où tout le monde s’appelle par son prénom avant le vingt et unième jour… Et quelles tables, et quelles familles, dans ce pays de bénédiction ! Le chalet calviniste qui rougit de l’être, et s’étiquette Brotte, on n’a jamais pu savoir pourquoi…

— C’est le nom de la propriétaire, – plaça Gilbert Terrien, invisible derrière son orgue.

— … Femme éhontée, qui ne rougit pas d’étaler sur une enseigne son nom, pourtant chaste, de veuve selon le Seigneur !… Oui, madame, selon le Seigneur : dans le chalet Brotte, le saint nom de Dieu est honoré à la mode de Genève. Nul couple n’y est hébergé, s’il ne produit pas préalablement son acte de mariage. Madame Brotte fait en personne des rondes de nuit, pour surprendre ou prévenir les scandales possibles ; et, le dimanche, on ferme à clef les pianos, pour que l’oreille de Christ ne soit pas affligée d’une musique profane. En vérité, je vous le dis, tel est le chalet calviniste, surnommé Brotte par les gens qui ne savent pas. Vous y auriez fait votre salut, madame, et je n’oserai certes pas en dire autant du chalet concurrent, intitulé très équitablement chalet cake-walk. Car là, c’est le royaume de Cupidon et de Bacchus. L’hôtesse est une aguichante jeune femme d’à peine cinquante ans, qui borde chaque soir les lits masculins de son hôtel, et qui pousse la prévenance envers ses pensionnaires jusqu’à des limites inimaginables. Au chalet cake-walk, on ne compte pas moins de huit corridors tous obscurs et de cinq escaliers tous dérobés ; beaucoup de chambres sont à double issue, et chacune communique discrètement avec sa voisine. Madame Kolouri veille maternellement à ce que les dames seules ne soient pas trop isolées, crainte qu’elles n’aient peur la nuit. Et tous les jours des flons-flons jaillissent d’un orgue de Barbarie automobile, lequel condamne sans appel tous les cake-walkois à cake-walker… Ah ! madame ! vous, locataire anonyme du Grand Hôtel international, incolore et inodore, j’ai peur que vous ne sachiez pas savourer voire bonheur !

Madame Dax, légèrement interloquée, sourit tout de même.

— On est pourtant très mal au Grand Hôtel, monsieur. Le service est surtout déplorable…

— Le Grand Hôtel est trop laid, – trancha Carmen de Retz, qui avait rejoint son musicien derrière l’orgue.

— J’ai passé une saison ici avec mon père, il y a huit ou neuf ans, et je me souviens encore de la belle terrasse clairsemée de sapins sur laquelle ils ont eu l’infamie de planter leur abjecte bâtisse à sept étages. Maintenant on n’ose plus se promener par là : à chaque tournant de sentier, v’lan ! le Grand hôtel vous jette en pleine figure sa façade si longue qu’elle n’en finit pas, et si laide qu’on en rêve la nuit. Si j’avais su, Terrien, nous aurions été autre part écrire nos Filles

Mademoiselle de Retz, pour mieux maudire le Grand Hôtel, s’était avancée jusqu’au milieu du salon ; et elle parlait avec fougue, ses deux bras enlacés derrière sa taille, dans une pose jolie, quoique un peu théâtrale. Mademoiselle Dax, la regardant de près pour la première fois, s’étonna de sa bouche carminée et de ses yeux très longs : des crayons de fard avaient visiblement passé par là, et c’était si bizarre, cette jeune fille irréprochablement belle et fraîche, qui se fardait ! Mademoiselle Dax n’eut pas le temps de s’abandonner à son étonnement : à ses pieds, Bertrand Fougères, toujours assis à la turque sur les coussins, ripostait ironiquement à la poétesse :

— La solitude, l’air pur des hauts sommets, et rien que de grands horizons alentour, voilà ce qu’il vous faut à vous, pour écrire ensuite des horreurs que les sacripants comme moi n’osent pas lire ?

Elle haussa les épaules, dédaigneuse :

— J’écris comme je sens, et je me fiche pas mal de ce que vous et M. Prudhomme en pensez !

— Elle est anarchiste, – excusa madame Terrien, très indulgente.

— Certainement, je le suis. Et une anarchiste pour de vrai, qui agit toujours selon sa doctrine. Je n’ai ni religion, ni loi, et puisque je ne crois à rien, je serais trop simple d’obéir à quelque chose !

— Allons donc ! – railla vivement Fougères. – Vous êtes au contraire la néophyte d’un nouveau culte : vous adorez le dieu Beauté, dieu factice comme tous les dieux. Et vous le servez plus dévotement qu’une Italienne sa Madone : votre art est un dogme, votre poésie est un rite, et vous avez une foi de charbonnier. Tenez, moi, fils légitime du Prudhomme que vous méprisez, moi, bourgeois, moi, homme du monde, moi, diplomate, – abomination de la désolation ! – je suis meilleur anarchiste que vous : car je ne crois à aucun dieu, pas plus au vôtre qu’à ses prédécesseurs… La Beauté ? convention ! L’Art ? fantasmagorie ! La Poésie ? mensonge ! L’amour ? abus de confiance !…

Il pivota derechef sur la pile de coussins, et regarda mademoiselle Dax en souriant. Elle, ne souriait pas. Elle fixait sur lui des yeux presque craintifs. Et tout à coup, elle osa murmurer très bas :

— Monsieur… est-ce vraiment vrai que vous n’y croyez pas, à toutes ces choses ?…

Il la regarda silencieusement une longue minute, et son sourire d’ironie s’effaçait. Enfin il répondit, plus bas qu’elle :

— Non, ce n’est pas vrai… Mademoiselle, il ne faut jamais prendre au sérieux ce que je dis…

Il passa sa main sur son front, et mademoiselle Dax admira ses longs doigts minces ; déjà il avait repris un ton léger :

— Mais si ! je crois à toutes les guitares en question ; j’y crois tellement que je suis moi-même artiste et poète, et, bien entendu, amoureux…

Il se leva d’un bond :

— Musicien, de la musique !

Mais Gilbert Terrien n’en voulut pas faire.




V


Cette dame Terrien, – jugea madame Dax en s’en retournant par la route poussiéreuse qu’elle préférait aux bois, – cette dame Terrien serait une brave femme, si elle se défaisait de son grand dadais de fils qui ne sait rien dire et de ce couple d’hurluberlus qu’elle a ramassé je me demande où !

À l’ouest, le soleil effleurait l’horizon. Le ciel couleur de cuivre déteignait sur la neige des montagnes, et la dentelle noire des sapins ressemblait au décor d’un prodigieux théâtre d’ombres.

— Par exemple, – madame Dax poursuivait son monologue, – pourquoi cette femme-là vit-elle séparée de son mari ? Qu’il lui ait fait la vie dure, c’est bien probable ; mais tous les maris en sont là, et une honnête femme sait se résigner. Non, il y a autre chose : cet homme a dû se conduire mal… Alors, oui, c’est une question de dignité… Mais en tout cas, elle a tort de jouer à la dame seule, comme si elle était veuve : ce n’est pas de bon ton.

Dans les bois qui dominaient la route, un troupeau attardé sonnaillait, et le clavecin des clochettes se mêlait au violon du vent dans les ramures.

— Ils ont l’air d’être riches, ces Terrien ; – madame Dax s’arrêtait pour calculer plus à l’aise : – leur maison doit coûter cher de loyer ; c’est grand comme une église !… Et sûrement les meubles sont à eux… Sans compter les deux sans-le-sou qu’ils hébergent. Je suppose que la femme et le mari sont séparés de biens…

Le crépuscule naissait. La forêt chargeait de parfums la brise humide. Chaque sapin, chaque fougère, chaque brin d’herbe était comme une cassolette.

— Quand même, – conclut madame Dax, – ce ne sont pas des relations pour nous. À la campagne, passe. Mais en ville, il y a assez de personnes sensées, Dieu merci ! pour qu’on se dispense de fréquenter les bohèmes. Bah ! ces Terrien nous rendront notre visite, et, après, ce sera fini… Alice, bonté divine ! qu’est-ce que tu as à marcher les yeux au ciel, sans jamais daigner me répondre un mot ?

Mademoiselle Dax regardait obstinément le sommet du Signal, visible au plus haut des collines. Le crépuscule doré, la musique du vent et des cloches, les parfums forestiers la pénétraient toute, tandis qu’elle se répétait, avec une étrange émotion douce, que, fort probablement, pour peu qu’elle sût s’y prendre, elle rencontrerait, là-haut ou ailleurs, presque chaque matin, ceux que sa mère nommait des bohèmes…



VI


Mademoiselle Dax, selon son désir, rencontra très souvent ses nouveaux amis dans ses promenades matinales.

Elle continuait de sortir chaque jour, bien avant que l’hôtel fût seulement éveillé. Même, elle sacrifiait maintenant son premier déjeuner pour vagabonder plus tôt dans les sentiers encore nocturnes, sous les sapins lourds d’une rosée où le soleil levant allume des arcs-en-ciel. Mademoiselle Dax, au hasard du chemin, achetait, d’un berger promenant ses vaches, un bol de lait bourru, bien embaumé de fougère ou de thym, ou philosophiquement restait à jeun, quand nul berger ne se montrait.

Ce qui, dans son programme, primait tout, c’était d’arriver la première au rendez-vous donné la veille, sur le Signal, ou sur le Belvédère, ou dans cette prairie haute clairsemée de rocs nus qu’on appelle le Château. Mademoiselle Dax, toujours en avance, choisissait avec une minutie de petite fille la meilleure place où s’asseoir, puis attendait.

Très impatiente, elle mettait sa dignité à ne le point paraître. Elle choisissait un maintien distrait ; ses yeux s’attachaient au paysage alpestre et ne se détournaient que furtivement vers les sentiers où, tout à l’heure, dans la verdure, luiraient les ombrelles claires de mademoiselle de Retz et de madame Terrien.

Mademoiselle de Retz ne venait pas toujours ; Gilbert Terrien, qui ne sortait jamais, la retenait trois fois sur quatre auprès de l’orgue ; et ç’avait été pour mademoiselle Dax un grand étonnement de constater chez des « artistes » une si constante âpreté au labeur de chaque jour. Madame Terrien, au contraire, était une promeneuse assidue. Fougères l’accompagnait presque toujours. Vraiment il semblait ne guère se soucier de la compagnie de Carmen, et mademoiselle Dax renonçait à comprendre le baiser du premier jour…

On était donc trois. On demeurait d’abord un temps à regarder le site alpestre. Puis on partait à petits pas. On n’allait pas bien loin. Fougères toujours découvrait dans le voisinage un coin délicieux et secret, d’où les sapins en voûte excluaient le soleil. Et l’on devisait, assis dans la mousse sèche ou parmi les fougères.

Mademoiselle Dax, vite apprivoisée, se pelotonnait aux pieds de madame Terrien, et appuyait câlinement sa tête contre la robe complaisante. Elle ne disait presque rien. Elle écoutait, ravie : on ne parlait jamais politique, ni comptes de ménage ; et jamais on ne se querellait.


De retour à l’hôtel, mademoiselle Dax reprenait le collier familial. Bien entendu elle ne soufflait mot à madame Dax de l’emploi de ses matinées. Et madame Dax, persuadée que sa fille continuait de courir toute seule les sentiers à l’entour de l’hôtel, ne retirait pas la permission donnée le premier jour.




VII


Un matin, mademoiselle Dax, couchée de tout son long aux pieds de madame Terrien, interrogea :

— Monsieur Fougères, vous qui habitez Constantinople, dites-moi : est-ce que c’est très beau ?

Glacée de timidité devant son père, sa mère ou son fiancé, mademoiselle Dax osait très bien questionner ses amis du chalet des Chats.

— Constantinople ? non, pas très beau… pas beau du tout… pire.

Bertrand Fougères, accoudé à une branche de mélèze, regardait fixement la fumée bleue de sa cigarette, où peut-être il revoyait soudain les cinq cents mosquées de Stamboul, aux minarets dressés comme des lances. Alice répéta sans avoir compris :

— Pire ?

Fougères, d’un coup de l’index, secoua un peu de cendre, puis baissa son regard vers la jeune fille étendue :

— Pire. Plus beau que très beau. D’une beauté grave et rude à laquelle vous ne comprendriez absolument rien.

Très souvent M. Dax et madame Dax avaient jeté des phrases analogues à la tête de leur fille. « Tu n’y comprends rien » était même, dans la maison de l’avenue du Parc, le leitmotiv de mademoiselle Dax, et ce leitmotiv réitéré quarante fois par jour, finissait par s’enfoncer dans l’amour-propre comme des pointes de feu dans la peau.

Mais ici, la voix de Fougères n’humiliait pas. Elle était comme toujours, câline et prenante. Mademoiselle Dax sentit très bien qu’il devait vraiment s’agir de choses trop complexes, inaccessibles aux cervelles des petites filles. Et comme Fougères expliquait tout de même, complaisant, elle écouta de son mieux, attentive, appliquée, reconnaissante.

— … D’abord, c’est très sale. Figurez-vous une ville sans trottoirs et sans pavés, sans égouts, sans voirie, et presque sans réverbères. Des rues tortueuses, étroites, encombrées d’ordures et tapissées d’une couche de boue épaisse d’un pied… Ça vous chante ?

Elle arqua ses sourcils, demi-incrédule.

— … Ensuite, c’est délabré. Les maisons de pierres sont toutes lézardées, et le salpêtre leur fait un manteau terne. Les maisons de bois, affaissées, déjetées, disloquées, ont des airs de maisons saoules, incapables de se tenir debout. Partout il y a des décombres, des ruines, des fondrières. C’est comme un cimetière de ville. Et pour surcroît de mélancolie, on rencontre à chaque pas de petits jardins en bordure sur les rues, lesquels jardins sont des nécropoles de familles. Les Turcs aiment à vivre ainsi tout près de leurs morts…

— Quelle horreur !

— Si vous voulez. Et la ville est pareille d’un bout à l’autre. Point de boulevards, point d’avenues, point de quais ; – point de monuments, sauf les mosquées qui sont de grands tas de pierres grises coiffés de coupoles, grises pareillement. Il y en a une infinité. Au-dessus des toits, les minarets blancs alternent avec des cyprès noirs.

— Mais c’est affreux ?

— Oui. N’oubliez pas le soleil d’été torride, ni la pluie d’hiver quotidienne. La boue, gluante comme une poix, ne sèche jamais que pour se changer en une poussière qui aveugle.

— Et vous aimez cette ville-là ?

La voix de Fougères s’assourdit soudain, rêveuse et voilée :

— Oui, je l’aime. Je l’aime mieux que toutes les villes, mieux que Naples et mieux que Venise, – mieux que Paris. – Stamboul, Stamboul !… Vous ne pouvez pas comprendre, petite Alice, vous qui n’avez jamais quitté votre France propre et peignée, ou cette Suisse enrubannée comme une bergerie de gosse. – Et d’ailleurs, vous seriez allée là-bas, vous auriez vu, – que vous comprendriez encore moins. Je l’aime, ma capitale morte, précisément parce qu’elle est morte. Je l’aime pour son funèbre silence et pour la solitude de ses rues, pareilles aux rues de Pompéi ! Je l’aime pour ses vols de corneilles, toujours croassant parmi les cyprès. Je l’aime pour ses maisons muettes et grillées, dans lesquelles personne ne sait ce qui se passe ; – pour ses mosquées farouches, dernier asile et dernière forteresse du dernier des dieux qu’ont adorés les hommes ; pour le voile encore opaque qui défend la beauté de ses femmes ; – pour l’âme fière et honnête de son peuple ; – et pour la haute muraille byzantine toujours debout qui l’entoure et l’isole de notre race, de notre siècle, – et de nos fièvres, et de nos neurasthénies, et de nos gangrènes…

Il se tut. Madame Terrien, accoudée sur un genou, et la joue dans sa main, le regardait de côté, sérieuse :

— Mon petit Fougères, vous êtes un drôle d’être… Est-ce que vous les pensez vraiment, ces choses que vous venez de dire ?… ou si c’est de la littérature ?

Il allongea les lèvres, indécis. Elle trancha :

— Oui, n’est-ce pas ? Moitié l’un, moitié l’autre… Je vous aime beaucoup, Fougères, mais ça me ferait tant de plaisir de vous sentir sincère tout à fait…

Il se rebiffa en riant :

— Chère petite dame, vous ne me sentez pas sincère tout à fait, quand je dis que je vous aime tendrement, vous et Gilbert ?

Elle hocha la tête :

— Oui, oui. Ce n’est pas de votre affection que je doute. Vous avez un bon petit cœur, je sais bien… mais une tête, une tête !… Il n’y a pas un seul grain de plomb dedans. Vous voilà tout ému de tendresse pour votre ville barbare. Pourtant vous n’y songiez pas il y a cinq minutes. Et je sais bien qu’avant d’y retourner, il vous faudra des semaines de boulevard, de petits théâtres, de Maxim’s et de Montmartre, si ce n’est pas un bon mois de Nice ou de Monte-Carlo…

— Les extrêmes se touchent.

— Vous secouez la poussière de vos mépris sur la pauvre vieille Europe et sur sa civilisation frelatée. Avec ça que vous n’en êtes pas un des produits les plus purs, de cette civilisation honnie !… Avec ça que vous ne raffolez pas de tout ce qu’elle a inventé de pire, des vers décadents, des cocktails, des femmes incomprises et des cheveux coupés en quatre ! Écoutez, écoutez… – elle se leva tout animée, tapotant à deux mains ses beaux bandeaux blancs comme neige :

— Je la plains d’avance, et de tout mon cœur, la femme qui se laissera prendre à vos yeux câlins…

Il éclata de rire, très amusé :

— Il y en a déjà eu, vous savez…

— Ta ta ta !… Ce n’est pas de celles-là que je parle. Et le malheur, c’est que, quand la mienne viendra, – la mienne : la sincère, la naïve, celle qui croira que c’est arrivé, – eh bien vous ! mon petit Fougères, vous la mettrez bêtement dans le sac des autres, et vous l’enterrerez dans la fosse commune…

Il posa brusquement un doigt sur sa bouche, et coupa le sermon d’un chut !… terrifié :

— Jésus Marie ! voulez-vous bien vous taire ; vous allez empêcher mademoiselle Dax de tomber amoureuse de moi !

Mademoiselle Dax, rose foncé, riait de tout son cœur.




VIII


Une autre fois, sous les sapins qui dominent la route de Nyon, on parla d’amour.

C’était par un temps incertain et sombre. Le ciel était couleur de cendre, et s’il ne pleuvait pas, c’était tout juste.

Cependant, Fougères et madame Terrien n’avaient pas manqué au rendez-vous donné la veille :

— On n’a pas voulu vous laisser croquer le marmot, – avait crié madame Terrien, du plus loin qu’elle avait aperçu mademoiselle Dax ; – mais si tout à l’heure il tombe des hallebardes, c’est à vous que je m’en prendrai, et vous soignerez mon rhume !

Fougères, la mine dégoûtée, toisait le paysage, – les sapinières en pente, la plaine en contre-bas et le lac, embruinés :

— Horrible, tout ça !…

— L’autre jour, – observa mademoiselle Dax, – vous avez dit que vous aimiez la pluie…

— Pas dans ce pays rose et bleu. Il faut qu’un spectacle soit homogène… Tenez, je l’aime à Lyon, la pluie… À Lyon, où le pavé gris s’encadre entre de hautes maisons couleur de brume… La pluie est chez elle, dans ces rues étroites et austères, qu’on croirait bordées par des cloîtres… Quand il pleut, et que le bruissement léger de l’eau qui tombe, feutre tous les bruits de la terre, on entend mieux sonner les cloches des couvents…

— Mais c’est triste comme tout, Lyon, les jours de pluie !

— Eh oui ! plus triste que tout ! Mais d’une belle tristesse harmonieuse… Tandis que ça !…

Il haussa les épaules, et, tournant le dos au paysage, tira un livre de sa poche :

— Je deviendrais poète amorphe, à contempler plus longtemps cette Suisse délayée…

Mademoiselle Dax regardait le livre de Fougères – un tout petit livre à tranches rouges, relié d’un cuir souple, de couleur fauve :

— Vous êtes bien sage, aujourd’hui, monsieur Fougères ! C’est votre livre de messe, dites ?

— Hum ! j’ai peur que non, – soupira madame Terrien.

Elle se pencha pour voir le titre :

— Tiens ! les lettres de Lespinasse ? Je ne vous croyais pas si classique que ça, mon petit Bertrand.

Il bougonna :

— Classique !… qu’est-ce que ça veut dire, classique ? Je ne connais que deux écoles littéraires, – la bonne et la mauvaise ; la mauvaise, c’est les gens qui ont écrit pour noircir du papier ; la bonne, c’est les gens qui avaient des choses à dire, – ceux qui ont enfermé de la pensée dans leurs mots, – un maximum de pensées dans un minimum de mots. La nommée Lespinasse est de ceux-ci, je vous le garantis. Vous pouvez croire que quand elle écrivait au monsieur dont elle rêvait la nuit, ce n’était pas pour du bavardage…

— Oui ? – fit madame Terrien, gamine… – pourquoi c’était-il alors, dites, mon petit Fougères ?

Il la foudroya d’une indignation scandalisée :

— Femme impudique ! regardez cette vierge qui rougit de vos libertinages !… et écoutez, ça vaudra mieux que de dire des horreurs…

Il ouvrit le livre à une page marquée :


Onze heures du soir, 1774.

Mon Dieu ! que je vous ai peu vu, que je vous ai mal vu aujourd’hui, et qu’il m’est pénible de ne pas savoir où vous êtes en ce moment ! Comme un sentiment change et bouleverse tout ! Ce moi, dont parle Fénelon, est encore une chimère : je sens positivement que je ne suis point moi. Je suis vous ; et pour être vous, je n’ai aucun sacrifice à faire. Votre intérêt, vos affections, votre bonheur, vos plaisirs, ce sont là, mon ami, le moi qui m’est cher ; tout le reste m’est étranger.


Il tourna la page et feuilleta :


Songez que j’aurais pu dîner avec vous demain, que j’aurais pu vous voir ce soir. Soyez bon, soyez généreux : donnez-moi tous les moments qui ne seront pas employés à votre plaisir et à vos affaires. Je veux, je dois venir après ; si c’est trop demander, souffrez du moins que je le désire. Vous avez deviné à merveille, ce matin : je voulais votre réponse, et point mon livre. Plût à Dieu qu’en renonçant à tous ceux qui ont été faits et qui le seront, je pusse m’assurer une lettre de vous tous les jours ! C’est là ce que je voudrais lire : c’est vous que je voudrais voir et entendre sans cesse. Mon ami, je vous aime.


Il s’arrêta pour regarder madame Terrien d’un air de défi.

Elle hochait la tête, non sans respect :

— Je connais et j’apprécie… Tout de même, mon petit Fougères, jolie lecture pour jeune fille en âge de s’émouvoir…

Mademoiselle Dax, accoudée dans l’herbe, un poing dans sa joue, écoutait passionnément.

Fougères lut encore :


De tous les instants de ma vie, 1774.

Mon ami, je souffre, je vous aime et je vous attends.

— Voilà bien la plus belle lettre, la plus ardente et la plus précise qu’on ait jamais écrite. Belle comme une caresse et comme un théorème !… Et celle-ci, écrite à l’heure de la mort, et qui pleure sans bruit, comme une statue de mausolée :


Je voudrais bien savoir votre sort, je voudrais bien que vous fussiez heureux. – J’ai reçu votre lettre à une heure, j’avais une fièvre ardente. Je ne puis vous exprimer ce qu’il m’a fallu de peine et de temps pour la lire : je ne voulais pas différer jusqu’à aujourd’hui, et cela me donnait presque le délire. – J’attends de  

 
vos nouvelles ce soir. Adieu, mon ami. Si jamais je revenais à la vie, j’aimerais à l’employer encore à vous aimer, mais il n’y a plus de temps.


Il lisait avec une sorte d’enthousiasme. Sa voix tout d’abord mesurée et habile, s’exaltait, s’enfiévrait, devenait sincère, violente, rauque. Et il la cassa durement aux dernières lignes, pour sangloter l’adieu lamentable de la mourante. Après quoi il ferma le livre et resta silencieux, debout, les yeux fixés vers la terre.

Mademoiselle Dax se souleva sur un coude et tendit la main vers le petit livre. Elle le contempla de tout près, puis l’ouvrit avec une précaution quasi religieuse. Les gardes étaient de soie. Des feuillets blancs précédaient le texte. Deux de ces feuillets, collés l’un contre l’autre, laissaient entrevoir dans leur transparence quelques mots manuscrits qu’on avait sans doute eu dessein de tenir secrets. Mademoiselle Dax, discrète, tourna la page et feuilleta. Elle cherchait la dernière lettre, « écrite à l’heure de la mort ». Les mots sublimes chantèrent devant ses yeux : Si jamais je revenais à la vie, j’aimerais encore à l’employer à vous aimer. Une trace d’ongle soulignait et encadrait le passage. Une main délicate s’était peut-être meurtrie à griffer ainsi ce papier… Mademoiselle Dax rougit et ferma le volume. La reliure mince avait l’air de garder une confidence.

Des gouttes de pluie chuchotèrent dans les sapins. Mais l’épaisseur des branches faisait parapluie. On n’était pas mouillé encore.

La voix de mademoiselle Dax, un peu tremblante, interrogea :

— À qui écrivait-elle ces lettres-là, mademoiselle de Lespinasse ?

Fougères releva la tête et élargit les bras :

— À qui ?… Seigneur ! Qu’est-ce qu’on vous apprend donc en pension ?

— Fougères ! – gronda madame Terrien.

— Dame ! vous ne trouvez pas ça scandaleux, une jeune fille bonne à marier qui ne sait pas ce que c’est que Lespinasse ? Heureusement que je suis là pour le lui apprendre. Or ça donc, mon petit n’enfant, oyez : Lespinasse, – Julie pour les messieurs, – naquit je ne sais où, ni de qui, dans le meilleur moment du xviiie siècle. Sa naissance, copieusement déplorée par ses père et mère, lesquels étaient tous deux mariés, mais pas ensemble, la marqua pour toute sa vie d’une malédiction particulière. Recueillie d’abord par une vieille dame aveugle et acariâtre, elle s’en fit promptement détester, et à bon droit : elle était jolie, gracieuse et sensible, toutes vertus dont sa bienfaitrice n’était point ornée. Expulsée, telle une nonne au xxe siècle, elle échoua chez un monsieur de ses amis, qui s’appelait d’Alembert ; lequel d’Alembert, philosophe, mathématicien et timide, l’aimait depuis longtemps sans le lui avoir jamais dit. Ils couchèrent ensemble.

— Fougères !

— Madame, je voudrais de bon cœur, pour vous plaire, qu’ils n’eussent point agi de la sorte ! Mais la vérité me contraint à constater le fait. Et d’ailleurs, ne regrettez rien : l’histoire serait moins belle, s’ils n’eussent point, comme je viens de vous l’affirmer, couché ensemble, et si la pauvre Julie, faible parfois pour son propre cœur, ne l’eût pas été, une fois dans sa vie, pour le cœur très noble de son ami…

Mademoiselle Dax arqua ses sourcils :

— Pourquoi ne se sont-ils pas mariés ?

— C’est leur affaire, ça ne nous regarde pas.

— … Alors, c’est à d’Alembert qu’elle écrivait…

— Non, bien sûr ! Ayez patience… Elle n’avait que faire d’écrire à d’Alembert, elle le voyait tous les jours que Dieu faisait, et cela dura jusqu’à la mort. Mais un soir de printemps, l’imprudent d’Alembert lui avait présenté le marquis de Mora ; or, le marquis de Mora était, sans conteste, le plus séduisant gentilhomme de toute l’Espagne. Ils couchèrent ensemble…

— Fougères, voyons !

— Ensemble, madame. Lespinasse et Mora, bien entendu : pas Mora et d’Alembert. Oh ! je ne dis rien de vilain ! Et je tiens même à certifier à mademoiselle Alice, au risque de l’étonner beaucoup, que les amours de M. de Mora et de mademoiselle de Lespinasse furent une chose non seulement très excusable, mais très belle, parce que tous deux y apportèrent une sincérité fougueuse, et une ardeur de dévouement et de sacrifice que bien peu d’amants légitimes ont jamais égalée…

Et te absolvo a peccatis tuis, – psalmodia madame Terrien. – N’oubliez pas, mon petit Bertrand, que ce n’est pas au marquis de Mora que mademoiselle de Lespinasse adressa les poulets inclus dans votre bouquin…

— C’est ma foi vrai ! J’allais l’oublier. Voyez où mène l’enthousiasme ! Il me faut donc ajouter un troisième chapitre à ce roman historique. Un soir de printemps, Julie de Lespinasse avait rencontré le marquis de Mora, et ç’avait été le coup de foudre. Un soir d’automne, elle rencontra le comte de Guibert, et ce fut le coup de foudre encore. Ne lui en veuillez pas, mademoiselle Alice : il y a des âmes de femmes, vous le saurez plus tard, que le Seigneur n’a point pourvues de paratonnerre. Elles n’en sont pas à blâmer, mais à plaindre, – car on n’est pas foudroyé plusieurs fois impunément. La pauvre Julie en fit une lamentable expérience. Partagée entre deux passions antagonistes, toutes deux véhémentes et tyranniques, déchirée d’angoisses, de remords, de désespoirs, elle passa toute sa vie dans les larmes et les sanglots, et souffrit tant, tant et tant qu’au bout du compte elle en mourut.

— Tout ça, – conclut madame Terrien, – parce que, comme vous disiez tantôt, ils avaient commencé par coucher ensemble. En s’épargnant cette formalité, mademoiselle de Lespinasse, au lieu de trois amants, aurait eu trois amis. Elle les eût aimés simultanément sans encombre, et tout se fût bien passé.

— Oui, ma grande amie ; sauf que c’était impossible : parce que la tendresse humaine ne s’exprime clairement que par un seul geste, – celui d’ouvrir et de refermer les bras.

Les branches des sapins, lourdes de pluie, filtraient des gouttes. Mademoiselle Dax, le front baissé, reçut un filet d’eau dans le cou sans tressaillir.

— Ça y est, il pleut pour de bon, – dit Fougères. – Sauvons-nous, ou gare le déluge…

Ils coururent.




IX


Sur la prairie haute du Château, mademoiselle Dax et madame Terrien s’étaient assises côte à côte. Septembre avançait. Mademoiselle Dax, mélancolique, regardait vers l’horizon de l’ouest, vers Lyon.

— Dans quinze jours, – murmura-t-elle, – je vous dirai adieu…

Maternelle, madame Terrien embrassa sa petite amie :

— Et vous en aurez vraiment gros cœur, mignonne ? Oui, vous avez l’air tout esseulée dès que vous lâchez le bout de ma jupe… C’est donc bien triste, là-bas, chez vous !

Mademoiselle Dax hocha la tête :

— Ce n’est pas gai…

Elle compléta sa pensée après un silence :

— Personne ne s’aime…


Mademoiselle Dax et madame Terrien étaient par hasard en tête-à-tête. Gilbert Terrien avait retenu Carmen de Retz auprès de l’orgue. Fougères, en humeur de sauvagerie, était parti seul dès le petit jour, un livre sous le bras.

— Madame, – interrogea brusquement Alice Dax – pourquoi vous êtes-vous séparée de votre mari ?

Madame Terrien n’eut pas l’air de trouver la question le moins du monde extraordinaire.

— Parce qu’il ne m’aimait pas et que je ne l’aimais pas.

— Ah !… – murmura Alice.

Avec un pressentiment singulier, elle attendait précisément cette réponse. Et elle continua de scruter le visage jeune de son amie, – jeune malgré la couronne argentée des cheveux.

— Il me semble, – madame Terrien pensait tout haut, plutôt qu’elle ne parlait, – il me semble que mon histoire vous intéresserait… Et je ne crois pas qu’elle soit d’un mauvais exemple pour quelqu’un qui entre dans la vie. Au temps jadis, les vieilles femmes enseignaient les petites filles… Ma mignonne, on m’a mariée à seize ans, naïve comme si j’en avais eu sept ; et tout le malheur de ma vie est venu de là. Mon père était en relations d’affaires avec M. Terrien, – tous deux négociants à Marseille. – Entre deux achats d’huiles ou de savons, ils ont signé mon contrat. Mon père n’était pas un méchant homme. Il m’avait consultée ; il n’aurait certainement pas forcé ma volonté. Mais je n’avais pas de volonté : pour vouloir, il faut savoir ! Et je ne savais même pas, comme dit la chanson, à quoi servait un mari ! Alors j’ai dit oui. Mon fiancé m’envoyait tous les jours une gerbe de roses blanches et m’attirait dans les petits coins pour baiser mes mains. Je me trouvais très heureuse. Ça a duré jusqu’au soir du mariage. Le lendemain j’étais écœurée, révoltée, meurtrie, pour toujours.

Elle se tut une minute, enfoncée dans son souvenir, la bouche crispée, les yeux fixes. Et mademoiselle Dax, très compatissante, lui caressa doucement le genou d’une main qui tremblait.

— Après, ç’a été la même chose pendant dix ans. J’étais la femme d’un homme d’affaires, matériel et pratique en tout, et dans le cerveau de qui le rêve n’avait jamais tenu la plus petite place. Moi, j’étais toujours la même enfant sentimentale, amoureuse de petite fleur bleue. Et le jour, j’écoutais des théories politico-commerciales, entremêlées de conseils très dédaigneux sur la seule manière dont il convenait de régenter les domestiques. Et la nuit, je subissais un viol brusque et sans câlineries, qui me répugnait… Songez qu’en ce temps-là, Alice, les jeunes filles de seize ans pouvaient être ignorantes ; je l’avais été jusqu’au lit de noces ! Songez alors à mon bouleversement, à ma terreur !… Vous, petite, vous êtes de votre temps, vous savez tant bien que mal les choses… Vous aurez moins peur et moins mal. Mais moi, j’ai eu peur et mal pendant dix années !

« Vous savez les choses… » Mademoiselle Dax, très rouge, avait incliné silencieusement la tête. Et elle écoutait à présent les yeux baissés.

— Pendant dix années !… Pendant dix années, quotidiennement, j’ai subi le supplice aigu des nuits, et le supplice morne des jours… Dédaignée du matin au soir, violentée du soir au matin ! Pas une fois, pas une seule fois, mon mari ne daigna s’apercevoir que j’avais comme lui, plus que lui, un cœur et des sens… Hélas ! mignonne, mille et mille maris sont pareils. Leurs femmes sont pour eux des ménagères ou des courtisanes. Et quand ils leur ont assuré le pain de chaque jour, en échange de toute liberté et de toutes aspirations, ils pensent être quittes, et même s’estiment généreux. À la rigueur, la ménagère, sinon la courtisane, trouve grâce à leurs yeux : ils consentent à s’en faire une associée, ils utilisent son bon sens de femme ; mais s’informer de sa pensée intime, de ses goûts, et de cette grande soif tendre qui est au fond de notre âme à toutes, turlututu ! ces messieurs ont d’autres chats à fouetter !

Madame Terrien, soudain muette, considéra longuement le paysage alpestre que le soleil dorait d’une brume molle et voluptueuse…

— Comment je me suis échappée ? – reprit-elle tout à coup, répondant au regard pressant de mademoiselle Dax. – Grâce à mon fils. Gilbert était né la seconde année de mon mariage. Déjà il grandissait, m’aimait, devenait quelqu’un, s’affirmait une petite âme chaude et tendre. Au contact toujours rude de son père, je le sentais souffrir et se replier. Un jour, j’ai compris tout d’un coup que mon devoir était de le sauver et de me sauver pour lui. Je me souviens de ce jour-là comme d’hier… un lundi ; c’était le matin… Je mis un chapeau et je pris un fiacre : oui, je n’eus même pas la patience d’attendre l’heure à laquelle mon mari revenait de son bureau. Il me crut folle quand je lui demandai, sans préambule, ma liberté et mon fils. Oh ! je revois si bien sa figure ahurie de la première minute ! Tout de suite après il entra dans une colère furieuse, m’injuria grossièrement et refusa. Je m’y attendais, bien entendu.

— Alors, qu’avez-vous fait ?

— Alors… je savais qu’il avait une maîtresse… oh ! comme tous les hommes ! et vous pensez si cela m’était égal !… Mais il y avait là une arme pour moi. Je me fis espionne, – quoiqu’il en coûtât terriblement à mon orgueil ! – et je surpris un jour le flagrant délit. Menacé d’un procès de divorce, M. Terrien céda. Il avait une peur enfantine de ce que le monde appelle scandale. Sous condition expresse que le mot séparation ne serait même pas prononcé, il consentit à vivre séparé de moi pour toujours, et à me donner Gilbert. Il ne l’aimait d’ailleurs pas, à cause de sa jambe trop courte. Dans toute l’affaire, ma grande chance fut que j’étais assez riche pour vivre indépendante et pour élever mon fils sans rien mendier à personne. – Petite Alice, mon fils est un homme, aujourd’hui. Il y a quatorze ans que nous vivons ensemble, lui et moi, libres. Eh bien ! durant ces quatorze années, pas une heure, pas une minute, je n’ai regretté ma chaîne d’autrefois, ni le jour courageux où je l’ai cassée !

Il y eut un très long silence. Mademoiselle Dax agitait des bribes de pensées, sans parvenir à les coordonner en pensées entières. Elle parla enfin, laborieusement :

— Tout de même, s’il n’avait pas voulu, votre mari ?… s’il n’avait pas voulu vous laisser aller ?… vous n’auriez pas divorcé, n’est-ce pas ?… Vous le menaciez, mais seulement pour lui faire peur.

Madame Terrien s’étonna :

— Mais si, j’aurais divorcé !…

— Oh !…

— Ça vous choque ? – Madame Terrien, ayant compris, souriait… – C’est vrai, j’oubliais que vous êtes très pieuse.

— Vous n’êtes pas pieuse, vous, madame ?

— Si fait !… seulement, pas tant que vous… Mais, au fait, j’y songe, votre mère non plus n’est pas aussi croyante que vous ?

— Non, – avoua mademoiselle Dax. – Pas croyante du tout, même… Elle pratique un peu, mais c’est par habitude…

— Ah !… et votre père est protestant, m’avez-vous dit ?

— Oui…

— Alors, c’est évidemment pour la seule joie d’embêter son mari, que votre mère vous a poussée vers la dévotion ?… Délicieux !… Ma pauvre petite !… Tout de même, voyez comme le divorce aurait eu du bon, entre vos parents !

Mademoiselle Dax s’effara de l’hypothèse. Puis, accrochée à son argument qu’elle estimait décisif :

— En tout cas, vous ne vous seriez pas remariée ?… à cause de Gilbert !…

— Non, probablement, – concéda madame Terrien… – pas de parti pris, tout au moins. Car, il ne faut jamais dire : « Fontaine !… » Il y a les hasards, les rencontres, les faiblesses, et l’herbe tendre !… Il y a l’amour, petite Alice !… Disons que j’ai eu la chance d’aimer mon fils si fort, qu’aucune autre affection n’a trouvé place dans mon cœur… Et ne jugeons pas les pauvres femmes mal mariées qui essaient de rebâtir leur vie…

Mademoiselle Dax se révolta :

— Tout de même, changer de mari comme de chemise !…

— Allez, – prononça madame Terrien péremptoire, – ça vaut mieux que de garder le même sans l’aimer, et de le subir lâchement, en étouffant dans l’oreiller des hoquets de dégoût et des sanglots de honte. Hélas ! ma petite, l’amour s’exprime par des gestes plutôt vilains ; mais il est l’amour, une belle, belle chose, la seule belle. Maintenant, ôtez l’amour, laissez les gestes, et vous n’avez plus qu’une parodie immonde, dans laquelle toute honnête femme devrait rougir de jouer un rôle. Allons-nous-en, tenez ! rien que de penser à ça, mes joues brûlent !




X


Madame Dax avala sa tasse de café et souligna par une grimace l’indignité de cette drogue d’hôtel, si différente du breuvage délectable qu’on élaborait avenue du Parc, d’après des recettes connues de madame Dax seule.

Après quoi, méprisante, elle rassembla d’un signe son fils et sa fille, et se leva de table pour passer au salon, où son ouvrage l’attendait.

C’était le rite de chaque après-midi. Du déjeuner à la promenade, madame Dax tuait trois heures d’horloge à tricoter des bas de laine pour les pauvres de sa paroisse. Maniaque d’ordre en cela comme en toutes choses, elle accomplissait toujours cet acte immuable dans le même laps et sur la même chaise, qu’elle plantait invariablement dans le même coin du hall, le coin exempt de courant d’air. Les courants d’air inspiraient à madame Dax une crainte sentencieuse. Et quoique la terrasse fût très bien ombragée d’une tente et qu’on y pût travailler fort à l’aise, devant le plus beau site alpestre des environs, madame Dax lui préférait le salon, clos aux vents coulis.

Mademoiselle Dax, elle, eût mieux aimé la terrasse, et le chatoiement vert des bois proches et des prés lointains, et la moire bleue du lac, et l’horizon dentelé de neige… mais il fallait rester près de la chaise à tricotage. Madame Dax avait souci de la santé de ses enfants plus que de la sienne propre. Bernard, docile et sournois, utilisait ces trois heures de cage à repasser ostensiblement tous ses livres de classe. Alice essayait une gamme au piano, feuilletait les journaux illustrés de la grande table, et détournait la tête pour bâiller, – ou s’enfonçait dans un fauteuil pour y songer on ne savait à quoi, les poings dans les joues et le front bas.

Madame Dax ne goûtait pas cette attitude, qu’elle nommait rêvassière. Une fois de plus, voyant sa fille s’y abandonner, elle l’interpella aigrement :

— Alice ! te voilà encore à dormir tout éveillée ?

À l’ordinaire, mademoiselle Dax répondait à l’appel maternel avec la prompte résignation d’un caniche bien dressé. Mais depuis quelque temps, le dressage semblait compromis, et le caniche était moins philosophe. Madame Dax dut réitérer sa remontrance :

— Alice, je te parle !

Mademoiselle Dax, cette fois, répondit. Mais son « oui, m’man…. » fut tiède. Et sa tête pensive ne se releva pas d’entre ses mains.

Or, madame Dax venait précisément de laisser tomber trois mailles de son tricot, infortune bien faite pour ne point lui adoucir l’humeur :

— Ma fille, – commença-t-elle énergiquement. Et pivotant sur sa chaise, face à la rêveuse, elle planta ses aiguilles dans son bas, pour sermonner plus à l’aise. Un discours en trois points suivit, réquisitoire foudroyant contre les oisifs et les songe-creux.

— Avachie comme te voilà, et bâillant à te décrocher la mâchoire, – conclut madame Dax en manière de péroraison, – tu donnes un fier spectacle aux gens de l’hôtel. Ils n’ont pas besoin d’être sorciers pour deviner tout le plaisir que tu prends dans la compagnie de ta mère !

Une longue expérience avait pénétré mademoiselle Dax de la certitude qu’il était superflu et périlleux de répliquer aux mercuriales. Mais le climat de Saint-Cergues avait apparemment des vertus révolutionnaires. Mademoiselle Dax répliqua :

— Oh ! les gens de l’hôtel ! ils ne s’occupent guère de nous, heureusement pour eux…

— Heureusement ?

— Dame ! nous ne sommes pas tellement intéressants à voir, enfermés ici comme s’il pleuvait, et ne disant rien…

Madame Dax se fâcha. Mais soucieuse de ne point compromettre sa dignité dans une criaillerie que tout l’hôtel eût pu entendre, elle donna dans l’ironie :

— Oh ! pour toi, ma fille, je comprends que nous ne soyons pas intéressants ! Quand on est une femme supérieure, et qu’on passe sa vie dans la lune, les tricoteuses de bas n’existent pas beaucoup. Il te faudrait probablement des distractions dignes de toi ? des romans, des bals et des spectacles ? hein ?

Mademoiselle Dax ravala sa réponse. À quoi bon parler ? qui la comprendrait, qui la devinerait, ici ? Elle rejeta sa pensée vers son secret, vers les douces causeries matinales, vers madame Terrien, vers Bertrand Fougères.

— Ça y est, – soupira madame Dax, découragée ; – la voilà repartie, elle n’entend plus ce qu’on lui dit. Décidément, ça ne te réussit pas, à toi, la montagne ! À Lyon, tu étais déjà pas mal absurde ; mais ici, tu deviens idiote. Et si ce n’était pas la santé de ton frère, il y a belle lurette que nous aurions repris le chemin de chez nous !




XI


Puisqu’ils s’en vont la semaine prochaine, ces Dax, il serait charitable d’inviter cette pauvre petite Alice à n’importe quoi de champêtre.

Ainsi parla madame Terrien, entre deux bouffées de sa cigarette turque. C’était l’heure de la sieste. Le chalet des Chats, toutes fenêtres ouvertes, accueillait joyeusement le soleil attiédi de septembre. Et les grands mélèzes de la pelouse chantaient dans la brise.

— Oui, ce serait charitable, mais songez-vous qu’il faudrait inviter par surcroît madame sa mère, bourgeoise acariâtre, laide et âgée ?

Ainsi répliqua mademoiselle de Retz.

Les deux chaises longues voisinaient dans le salon aux toiles persanes, et les deux cigarettes alternaient leurs spirales bleues. Il n’y avait qu’un cendrier, posé sur un tabouret mitoyen.

À l’orgue, Gilbert Terrien répétait en sourdine un récitatif des Filles de Loth, Fougères, accroupi, parmi les coussins, préparait, dans de complexes instruments de cuivre, son café à la mode de Stamboul.

— J’ai songé à ce que vous dites, – rétorqua madame Terrien, – mais cette invitation forcée, par cela même qu’elle nous sera pénible et mortifiante, effacera certainement, au livre de Dieu, quinze ou vingt pages de nos péchés mortels.

Fougères emplissait quatre tasses grandes comme des coquetiers ; il prit la parole :

— Nul doute, certes, que ce pique-nique agréable au Seigneur, ne soit, du fait de la matrone Dax, embêtant pour nous. Mais je dépose un amendement : deux voitures seraient mobilisées, et la dite matrone encombrerait la plus large, en compagnie des moins vertueux d’entre nous. Les autres, et moi-même à leur tête, se contenteraient d’une mortification moindre, et n’useraient que de la jeune Alice pour dompter leur esprit et mater leur chair.

— Fougères, – affirma madame Terrien, – vous êtes un satyre.

Mademoiselle de Retz s’accouda sur sa chaise longue, et appuya sur Fougères le regard curieux de ses grands yeux hardis :

— Vous lui faites la cour, naturellement, à cette petite ?

Bertrand Fougères haussa les épaules, nonchalant :

— Voilà bien les femmes ! et celle-ci se prétend psychologue ! Non, je ne fais pas la cour aux jeunes provinciales dont les studieux loisirs se partagent entre l’aquarelle bleue et rose, les valses de madame Chaminade, les romans de mademoiselle Fleuriot et la tapisserie au petit point.

Mademoiselle de Retz étendit derechef son corps mince parmi les coussins de la chaise longue et renversa sa tête dorée, dont la bouche souriait d’ironie.

— Oh ! je vous crois volontiers mal faits l’un pour l’autre… Mais il n’est pas indispensable d’être des âmes sœurs pour se tripoter agréablement dans les petits coins.

— D’accord. Je ne tripote cependant pas. Il me semblait d’ailleurs vous avoir exposé à différentes reprises le plaisir très modéré que je ressens à tripoter. Que voulez-vous, ma chère ! je suis vieux jeu. Je crois encore, dur comme fer, à cette chose préhistorique que vous avez talentueusement pulvérisée dans votre dernier bouquin, — l’amour. L’émotion sensuelle me paraît être une sœur siamoise de l’émotion tendre. Et je laisse ce tripotage à froid, que vous voulez bien nommer agréable, aux demoiselles de pensionnat et aux potaches.

Mademoiselle de Retz railla :

— C’est beau, d’être un merle blanc parmi les merles noirs.

Fougères riposta :

— Beaucoup de merles sont blancs ; mais ils se teignent, pour mieux plaire aux merlettes, toutes couleur de suie. Lisez Musset !…

Il sourit fort gracieusement, et vint offrir ses tasses de café turc. Carmen de Retz but, et ne désarma pas.

— Ainsi donc, vous ne faites pas la cour à mademoiselle Dax… Tant mieux pour vous deux…

— Pourquoi tant mieux ?

— Parce que c’eût été imprudent de sa part, et malpropre de la vôtre.

— Les grands mots qui arrivent ! Malpropre ! Au fait, je n’y comprends plus rien ? Vous qui prêchez partout « le droit à l’accouplement, et la régénération des femmes par le baiser libre, » – hein, je cite juste ?

— Fougères, – protesta madame Terrien du fond de sa chaise longue, – Fougères !… Ça s’écrit, ces choses-là : ça ne se déclame pas !…

— Même, ça devrait ne pas s’écrire !… Mais passons… Vous, la féministe, la nihiliste, l’insurgée !… vous qui vous vantez d’avoir des amants, des tas d’amants…

— Ces jeunes filles, – glissa la voix flûtée de madame Terrien, – quelle imagination !…

— Ah ! comme je suis de votre avis, chère madame !… Mais passons… Vous, la dévergondée, qui m’avez embrassé sur la bouche… je dis bien : sur la bouche !… oui : il y a six semaines, sur le Signal, un matin qu’il ne pleuvait pas…

— Dieux !… qu’entends-je !… Fougères… c’est atroce d’être indiscret comme ça !…

— Mais non !… mais non !… rassurez-vous, petite madame : c’était un baiser tout esthétique, échangé dans une heure de grande poésie… Vous voyez !… Mais passons… Vous, Carmen de Retz… et ce nom dit tout… vous qualifiez d’imprudent et de malpropre le tripotage, d’ailleurs putatif, auquel se seraient livrés – agréablement – Bertrand Fougères, homme libre, et Alice Dax, fille libre ?

— Mon cher, – déclara posément mademoiselle de Retz, – vous parlez avec une grande éloquence, – mais j’ai en main une tasse vide qui m’encombre beaucoup…

— Oh ! que je suis confus !…

Déjà il avait pris la tasse et baisé la main d’un seul geste.

— Merci… Maintenant je vais vous répondre !

Et elle se redressa souple comme un fleuret, et elle fit face à l’adversaire :

— Oui, j’estime qu’une femme est libre d’aimer qui elle veut, quand elle veut, et autant de fois qu’elle veut. Mais j’estime aussi qu’une petite fille, emmurée dans ses préjugés héréditaires ou acquis, n’est pas une femme. Et si vous brisiez brutalement la prison, et si vous jetiez tout à coup la prisonnière au plein soleil, vous seriez fou ou criminel. Car vous ne feriez que l’éblouir et que l’aveugler. Si bien qu’elle sortirait de son cachot non point affranchie, mais infirme pour toujours.

Elle marcha par le salon, puis s’accouda à une fenêtre. Fougères vint auprès d’elle et s’accouda aussi :

— Savez-vous ? – dit-il à voix basse, – j’en viendrai à douter vraiment de votre sincérité. En paroles, vous êtes la plus moderne et la plus audacieuse des femmes. En actions… hélas ! hélas ! nous en sommes toujours à l’unique baiser de là-bas… Ma bouche pourtant, ce matin-là, ne vous avait pas déplu, je crois ?…

Elle le regarda droit aux yeux :

— L’amour souffle où il veut, mon cher ! Le jour que vous rappelez, ce n’était d’ailleurs pas votre bouche, c’était le soleil rose, l’air bleu, la brume d’or et d’argent que j’ai baisés. Depuis, privée de cette ambiance, la bouche toute seule ne m’a pas tentée. Voilà tout…..

Il frôla sa main :

— Cita… voulez-vous retourner demain, sur le Signal ?

Elle rit :

— Non ! je ne tiens pas à devancer mes désirs. Et… s’il vous plaît… ne m’appelez pas Cita : c’est un nom… d’intimité…

Madame Terrien les rappelait :

— Voyons, il faut se décider. Demain, je prends mon courage et mon ombrelle, et je vais au Grand-Hôtel inviter la dame. Qui m’accompagne ?

— Moi ! – dit Fougères. – J’ai changé d’avis : je vais faire la cour à mademoiselle Dax.




XII


L’invitation de madame Terrien prit madame Dax au dépourvu. Le tricot tomba sur les genoux, les mains pianotèrent la jupe. Trois secondes, madame Dax hésita, et cette hésitation lui fut fatale, Madame Terrien, péremptoire, cita le proverbe :

— Qui ne dit mot consent. Voilà donc une affaire entendue.

— Mais, – madame Dax essayait de lutter pour la forme, – mais où serait-ce, ce pique-nique ?

— N’importe où, ça n’a aucune importance. Où vous voudrez.

Fougères, très sage sur sa chaise, appuya :

— On ira tout droit devant soi, chère madame.

Et il sourit discrètement vers mademoiselle Dax, comme une allusion mystérieuse à leurs promenades du matin.

Mademoiselle Dax, les yeux baissés, se taisait. Quoique avertie de la visite et mise en garde, elle était fort inquiète et son cœur battait. Cette réunion de sa mère et de ses amis lui semblait pleine d’embûches et elle tremblait de la tête aux pieds en songeant qu’une seule parole imprudente pouvait ouvrir les yeux vigilants de madame Dax, et lui révéler le pot aux roses, – à savoir que depuis quarante jours et plus, sa fille entretenait, avec des inconnus, avec des artistes, avec des bohèmes ! des relations quotidiennes et coupables !…

Tout de même, sentant sur elle le regard de Fougères, mademoiselle Dax ne pouvait se défendre de lui rendre un coup d’œil. Justement Fougères était très beau ce soir-là : plus mince et plus élancé que jamais dans son veston de laine blanche, ouvert sur un gilet brodé de soie violette ; et sa chemise, violette aussi, pâlissait fort bien son teint mat.

— Au retour, – promettait madame Terrien, – nous tâcherons de passer sur n’importe quel sommet, d’où nous contemplerons l’Alpenglün…

— La… quoi ? – demanda madame Dax.

— Comment ! – s’ahurit madame Terrien, – vous n’avez jamais vu l’Alpenglün ?… le coucher du soleil sur les Alpes !…

— Non. À cette heure-là, nous nous habillons toujours pour le dîner, ma fille et moi.

— Mais c’est un crime ! Vous non plus, mignonne ? Par exemple !… Il faut voir ça tout de suite, ce soir même ! Il n’y a rien de plus beau… Est-ce qu’on a besoin de s’habiller, pour dîner à table d’hôte ?… Tenez, ma chère petite, vous êtes tout à fait bien dans cette robe-ci. Vous allez me faire le plaisir de sortir tout de suite, – voilà cinq heures et demie qui sonnent, – et de courir sur la terrasse haute. Vous arriverez juste à temps. Et je tiendrai compagnie à votre mère jusqu’à votre retour…

— Madame, – murmura mademoiselle Dax, – je ne sais pas… je ne sors jamais seule, l’après-midi.

— Eh bien ! voilà Fougères ! il ne demande qu’à vous accompagner…

Fougères, correct, regarda madame Dax.

— Permettez-vous, Madame ?

— Eh ! bien sûr qu’on vous permet, – trancha madame Terrien.


— Ah non !… Pas sur la terrasse haute, – protesta Fougères en retenant Alice par le bras.

— Où voulez-vous alors ?…

— Sur le Signal. Nous avons vingt fois le temps qu’il faut, à condition de courir un peu… Et nous n’aurons pas la tourbe de ces touristes abjects…

Elle se laissa conduire. Ils coururent à toutes jambes dans le chemin grimpant.


Le soleil sombrait sous l’horizon dentelé de la Dôle. Au sud, l’Alpe Grée, incendiée par les derniers rayons, rougeoyait comme une forge immense.

Du feu lécha les glaciers. Il n’y eut plus nulle part de blancheur. Toutes les neiges rutilaient comme braises. Et cependant la nuit montait de l’orient, grisaillant en grand’hâte l’azur du ciel.

— On mettrait ces couleurs-là dans une aquarelle, tout le monde crierait que ce n’est pas vrai, – observa mademoiselle Dax.

— Chut ! – murmura Fougères. – Écoutez, écoutez le silence du soir !

Un calme prodigieux les enveloppait. La nuit, maintenant, s’élançait de montagne en montagne, mêlant à leur pourpre son bleu d’ardoise, plus foncé d’instant en instant.

— Oh ! fit mademoiselle Dax. – Tout était rose, et maintenant…

— Chut ! vous allez faire peur aux peintres de là-haut.

Les neiges mauve, magiquement décolorées, se firent lilas, puis glycine. Un moment la nuit sembla s’arrêter. Les montagnes étaient devenues bleues, toutes bleues. Et le couchant seul saignait encore d’une longue estafilade ardente.

— C’est fini, – dit Alice.

— Taisez-vous ! ça commence.

Soudain l’Alpe entière se transfigura. Des teintes imprévues, en réserve au fond de l’éther, – des jaunes, des gris, – s’abattirent sur le cobalt des glaciers et des pics, et le vert surnaturel de l’Alpenglün naquit. Effrayant suaire humide et blême, il enveloppa, il ensevelit tout l’horizon. Une lueur de tombe et de fantômes flotta, pareille aux phosphorescences funèbres des nuits d’orage sur l’Atlantique. Les grandes neiges éternelles apparurent, une minute, hors du soleil magicien, ce qu’elles sont en vérité, des cimetières de désolation et d’horreur… Une minute… Et la nuit victorieuse éteignit la vision.

Mademoiselle Dax ne parlait plus. Un frisson pénétrait ses moelles. D’un geste peureux, elle saisit la main masculine proche de sa main.

— Il faut rentrer, – dit Fougères.

Elle répondit « oui » et ne bougea pas. Comme égarée, elle regardait autour d’elle.

— Ha ! – murmura-t-elle soudain… – c’est ici…

Étonné, il regarda comme elle. Et tout à coup, il tressaillit. Il se souvenait de ces sapins, de ces fougères… Oui, c’était ici, ici-même, qu’il avait baisé la bouche de Carmen ! Le goût de cette bouche regrettée et désirée sécha mystérieusement sa langue… C’était ici…

Mais… mademoiselle Dax ? que voulait-elle dire ?… savait-elle donc, elle ?… avait-elle vu, peut-être ?

Il appuya sur elle un regard inquisiteur. Elle rougit excessivement. Elle se détourna, comme pour fuir. Il la retint d’une main brusque. Elle chancela haletante, la taille molle et les seins dressés.

Alors, sans réfléchir, il se pencha sur elle ; et, sans qu’elle résistât, il but doucement la sueur de sa tempe…




XIII


Dans le grand break déniché par Fougères, tout le monde avait trouvé place. Madame Dax, – Fougères à sa droite et Gilbert Terrien à sa gauche, – faisait face à madame Terrien, – assise entre Alice et Carmen ; – et l’on avait juché Bernard à côté du cocher.

On rentrait. L’excursion avait été maussade. Malgré ses efforts de politesse, madame Dax n’avait pu, sept heures durant, faire montre d’une bonne grâce constante : et mademoiselle de Retz, sincère en toutes choses avec ostentation, n’avait point dissimulé ses bâillements. Mais c’étaient là choses prévues et sans conséquence. Le guignon véritable avait été l’humeur noire de Fougères qui, de tout le jour, n’avait pas desserré les dents. Depuis le soir de l’Alpenglün, c’était la première fois qu’il revoyait mademoiselle Dax, et qu’il la revoyait auprès de Carmen de Retz… La rencontre lui semblait sans doute inopportune…

Madame Terrien toute seule avait donc supporté le poids de la journée. Elle avait causé tant qu’elle avait pu, fournissant demandes et réponses, masquant de bavardages le mutisme général, et s’efforçant par intervalles de vaincre le silence obstiné de mademoiselle Dax. Car celle-ci, bâillonnée de timidité, faisait peine à voir : sa mère d’un côté, ses amis de l’autre… elle en perdait lamentablement la tête. Et Fougères, qui peut-être, quelques jours plus tôt, l’eût rassurée et détendue, ne servait maintenant qu’à la faire devenir couleur de feu, chaque fois que se rencontraient leurs regards.

Pour achever le fiasco, l’après-midi avait été accablante. Dans son panier cuirassé de flanelle, la glace avait toute fondu, et il avait fallu boire tiède. De grands nuages livides, cantonnés le matin sur les montagnes de l’ouest, s’étaient lentement haussés jusqu’au zénith, – sans qu’on ait pu deviner quel vent mystérieux les poussait, car l’air surchauffé ne vacillait même pas. – Cela faisait un ciel mi-parti, – soie bleue et laine grise. – Des éclairs silencieux crevaient le côté laine.

Madame Terrien, quoique encore vaillante, soupira d’aise, quand le break dépassa l’étang de Givrine. Le supplice allait finir : une lieue encore de l’étang au chalet, et moitié moins du chalet à l’hôtel !…

— Il fait bien chaud, – constata madame Dax, pour la onzième fois depuis midi.

Mais Gilbert Terrien, qui scrutait les nuages couleur de bronze, comme pour y surprendre une invisible chevauchée de Valkyries, étendit tout à coup la main :

— La pluie !…

De larges gouttes tapotaient la poussière. Tout de suite, une odeur mouillée se répandit.

— Nous allons arriver juste à temps, – observa madame Terrien.

Or, c’était là un jugement téméraire. Tout aussitôt la pluie augmenta. Les gouttes, espacées d’abord, se serrèrent, se joignirent, ne firent plus qu’une nappe opaque et pesante, qui, d’un seul coup, supprima le soleil et s’effondra sur la terre, parmi des craquements de branches brisées. Il y eut comme un piétinement d’eau sur le sol. En même temps, l’air immobile tressaillait et se précipitait en rafale. Un éclair flamboyant jaillit du milieu de la cataracte des nuages, et le tonnerre explosa si proche et si terrible que les chevaux du break se cabrèrent.

Madame Dax, que la foudre terrifiait, poussa des cris. Fougères, secoué de son humeur soucieuse, ôta promptement son veston et tâcha d’en abriter les jeunes filles, car la pluie quasi horizontale se ruait par l’entre-bâillement des rideaux et envahissait tout le break.

— Vite ! – cria madame Terrien au cocher.

Mais les chevaux affolés pointaient et se dérobaient. Il fallut plus d’un quart d’heure pour atteindre le chalet. Enfin la grille apparut. Le chèvrefeuille brutalisé par l’averse se débattait contre les barreaux de fer, et les clochettes du pied-de-biche sonnaillaient lamentablement.

— À l’abri, à l’abri ! – ordonna madame Terrien.

Elle bouscula mademoiselle Dax qui hésitait à sauter à terre, et l’entraîna en courant vers le perron. Madame Dax, annihilée par le tonnerre qui roulait par grands éclats ininterrompus, suivit, cramponnée au bras de Fougères. La pelouse était un lac orageux ; l’allée une rivière. Les mélèzes, pareils à des îlots de paysages chinois, clairsemaient cette inondation, et leurs branches basses, submergées, agitaient des remous et des vagues.

Dans l’antichambre, et la porte dûment refermée, madame Dax reconquit un peu de son sang-froid. Navrée d’abord, puis hostile, elle inspecta sa fille qui dégouttait devant elle.

— Te voilà propre ! – commença-t-elle. Mais un éclat de rire de madame Terrien l’interrompit :

— Madame !… nous sommes tous logés à la même enseigne !… Le plus pressé est de changer de vêtements. On va vous conduire dans les chambres d’en haut, et vous me permettrez de mettre à votre disposition tout ce qui est nécessaire.

Madame Dax, fort choquée de cette perspective d’une chemise étrangère sur ses épaules, ouvrait la bouche pour refuser net. Mais Bernard toussa juste à point.

— Que disais-je ! appuya madame Terrien. – Voilà un enfant qui s’enrhume. Vite, vite, montons tous !

On se retrouva l’heure d’après dans le salon où, six semaines plus tôt, madame et mademoiselle Dax avaient fait la connaissance de leur hôtesse. Madame Dax s’enveloppait d’une robe d’intérieur que lui avait choisie madame Terrien, – robe flottante au naturel, mais qui pourtant se tendait sans grâce sur les hanches massives de sa locataire, deux fois trop grosse et deux fois trop courte. Mademoiselle Dax, drapée d’une matinée couleur de citron, offerte par mademoiselle de Retz, apparut au contraire à son avantage : plus souple dans l’étoffe molle, et le teint adouci. La pluie n’arrêtait pas, et des cascades se précipitaient le long des vitres.

— Nous aurions mieux fait, – regretta madame Dax, – de continuer tout à l’heure jusqu’à l’hôtel. Ça n’a pas l’air de s’arranger, ce temps-là…

— C’était impossible !… vous auriez fondu en route… Et d’ailleurs, quand toute l’eau des nuages sera tombée, il faudra bien que la pluie cesse.

Les nuages avaient probablement des Niagaras en réserve, car la pluie ne cessa pas. La nuit vint. Madame Dax s’obstinait à coller son nez contre un carreau. Mais quoiqu’elle ne distinguât plus rien de la pelouse aquatique, ni des mélèzes changés en îlots, le gémissement de toute la campagne flagellée d’eau lui prouvait surabondamment qu’aucune évasion n’était possible.

À huit heures, madame Dax eut un cri de désespoir :

— Bonté divine !… qu’est-ce que nous allons faire alors ?

— Vous allez dîner, tout simplement, affirma madame Terrien. Après quoi, comme tous nous sommes un peu las de cette grande journée, nous nous coucherons. Vos deux chambres, bien entendu, sont prêtes. Et demain, il fera beau…

Madame Dax, vaincue, se résigna.


La soirée se traîna, morne. Mademoiselle de Retz et mademoiselle Dax, assises à côté l’une de l’autre, ne parlaient point. Et Fougères, qui les regardait souvent l’une et l’autre, se taisait comme elles.

Au premier coup de dix heures, madame Terrien donna le signal de la retraite. Mademoiselle de Retz, soulagée d’un poids très lourd, respira large.

Gilbert, maître de maison, porta le bougeoir de madame Dax. Comme elle le remerciait, prête à fermer sa porte :

— Madame, – dit-il, – c’est mon heure habituelle de travailler à l’orgue. L’orgue est dans le dernier salon, vous savez ?… très loin de cette chambre… Si toutefois vous entendiez un accord ou deux, cela ne vous dérangerait pas trop ?

— Du tout ! – assura madame Dax, désireuse d’être aimable. – Du tout ! bien au contraire ! Votre musique m’endormira.

Mademoiselle de Retz, de son côté, conduisait mademoiselle Dax.

— Vous n’avez pas sommeil, je suppose ?

— Pas trop…

— Alors, ne vous déshabillez pas, et redescendez dans cinq minutes, dès que les vieilles dames seront couchées. Nous écouterons le musicien, et nous mangerons du raisin avant d’aller au dodo à notre tour.




XIV


À l’orgue, Gilbert Terrien cambra son buste et élargit ses bras d’un geste ample. Sur ce tabouret qui était son trône et son piédestal, sa difformité s’effaçait comme par magie, et il apparaissait grand et presque beau.

Du seuil, mademoiselle Dax vit le musicien en face de sa partition tel un duelliste en face de son adversaire. Carmen de Retz, debout à côté de lui, faisait figure de second. Fougères assis les regardait.

Des sons montèrent dans le silence.

Un chant rustique naquit très pur, et une symphonie simple se déploya à l’entour. L’orgue, à grands traits sobres, évoqua des sites agrestes et des scènes pastorales. Du vent aéra des forêts. Des troupeaux marchèrent parmi des plaines. Sur des horizons montueux, des cèdres noirs frangèrent la pourpre du couchant. Indéfini, le paysage déroula ses lignes cadencées. Un souffle de Bible planait.

Tout à coup, une phrase mystérieuse se détacha, grêle et incisive, et tortueuse comme un serpent. Des notes aiguës la dessinèrent, la ciselèrent à demi, pour l’abandonner aussitôt en hâte, et se confondre comme peureusement dans la symphonie rustique prolongée et renforcée. En même temps, un grondement profond s’élevait et s’abaissait, pareil au tonnerre encore lointain d’un dieu qui s’irrite. Derechef, il n’y eut plus que le chant pastoral et les harmonies naïves de la montagne et de la forêt.

Mais la phrase tortueuse revint, s’insinua parmi les sons purs, comme une vipère dans un jardin, et siffla peu à peu par toutes ses notes grêles. Un frémissement singulier l’accompagnait, une vibration chaude et sensuelle que énervait et alanguissait. Aussitôt des sonorités farouches se précipitèrent. L’orgue tonna. Une colère divine subjugua pêle-mêle et la symphonie pastorale et le motif perfide et lascif qui tentait de s’y substituer. Tout sombra d’abord sous une marée déferlante d’accords heurtés, agressifs, implacables. Mais, comme cette fureur sonore s’apaisait, la phrase grêle se redressa intacte, et, intacte autour d’elle, la même vibration voluptueuse.

Alors une bataille se livra. Au grondement des voix basses de l’orgue, le sifflement reptilien du motif rebelle osa résister. Un tumulte de notes graves et de notes hautes se déchaîna. Mais promptement celles-ci l’emportèrent. La phrase incisive et tortueuse, accrue, renforcée, triompha, et le frémissement sensuel qui s’y mêlait s’épanouit tout à coup en un large chant de désir, d’ivresse et d’amour. Les sons épars se pacifièrent et, ressuscitée pour un hymne de gloire final, la symphonie biblique du commencement vint s’unir au motif vainqueur, pour l’agrandir jusqu’au sublime en le sacrifiant.

Carmen de Retz, théâtrale, enlaça la tête du musicien et le baisa au front.

— Ah ! cria-t-elle, c’est mon rêve même !…

Fougères, enthousiaste, s’était levé d’un bond.

Son admiration passait en lui comme un orage, balayant son humeur morose, sa gêne et son trouble. Il oubliait qu’il avait devant lui deux femmes que ses lèvres avaient touchées l’une et l’autre. Il oubliait le rôle qu’il lui fallait tenir entre elles, – le rôle distrait et maussade qu’il avait tenu la journée entière. – Tout cela comptait bien peu auprès de la divine émotion d’art qui précipitait les battements de son cœur. Qu’importait Alice ! qu’importait Carmen ! qu’importait aucune chose du monde ! L’air était encore palpitant d’échos harmonieux. Fougères s’élança vers mademoiselle Dax et la saisit par la main :

— Hein, – dit-il, – quelle sorcellerie ? Le monsieur qui a fait ça, on devrait le brûler en place de Grève !… Vous l’avez entendue, sa chanson en spirale, – le motif de l’amour des filles de Loth ! – On en suffoque d’indignation, la première fois ; on a envie de crier au viol et d’appeler la police des mœurs !… Mais après, comme il vous adoucit, comme il vous rassure, comme il vous calme ! comme il vous retourne vos principes moraux, tels des gants de fil ! La chanson en spirale ? vous finissez par la trouver sage comme une image et vertueuse comme la sainte Vierge ! Pourtant, c’est la même chanson, identique : – la chanson de l’inceste !…

Très rouge, mademoiselle Dax inclina la tête. Le mot inceste n’était pas dans son vocabulaire. D’ailleurs, la musique de Gilbert Terrien l’avait étonnée sans beaucoup lui plaire. C’était encore plus incompréhensible que les machines classiques, et il n’y avait pas du tout de jolis airs…

Par politesse, elle déclara tout de même que c’était très beau. Mais Gilbert Terrien, dédaigneux des trois éloges, haussa les épaules avec amertume : lui n’était pas satisfait ; son rêve à lui planait encore bien plus haut que l’œuvre accomplie ; et ce rêve aux ailes d’aigle, il désespérait de l’atteindre jamais.

Il descendit du tabouret. À terre il redevint petit, boiteux, difforme. Il s’assit et ne parla pas.

Fougères cependant apportait la table à thé, et y installait un couvert de dînette. Mademoiselle de Retz, bravant l’orage encore tonnant, ouvrit une fenêtre.

— Il ne pleut presque plus, – dit-elle, – voici de la lune.

Mademoiselle Dax alla regarder.

— C’est bien joli, – admira-t-elle, – ces nuages tout nacrés, et ces grands sapins noirs.

— Il manque, – affirma Fougères, – un lac, une barque, un manoir, un fantôme et l’Elvire de Lamartine… « Ô temps, suspends ton vol ! !… »

Mademoiselle Dax le gronda :

— Vous vous moquez de tout, toujours.

— Oui. Mais parce que telle est la livrée de ce siècle. Je dis des choses ironiques ; et je n’en pense pas le premier mot. Dans mon pardedans, je suis un enthousiaste. Vous l’avez remarqué, j’imagine ?

Les deux jeunes filles, accoudées à la large fenêtre, laissaient entre elles une troisième place. Il hésita une minute, puis sourit avec insouciance, et s’y insinua. Ses deux bras étendus posèrent doucement sur les épaules voisines. Mademoiselle de Retz ne se déroba pas et mademoiselle Dax n’osa pas se dérober.

— Du romantisme ! – disait maintenant Fougères d’une voix chantante… – Pourquoi n’en pas faire quelquefois ? Pourquoi n’en pas faire ce soir ? Tout est romantique autour de nous, et nous-mêmes. Souvenez-vous de Musset… À quoi rêvent les jeunes filles ?… Ce soir, je pourrais m’appeler Silvio…

Mademoiselle Dax n’avait point lu les Premières poésies.

— … Combien attendrons-nous d’années, avant qu’un second soir nous réunisse tous trois, – tous quatre, – à regarder, parmi de grandes montagnes, une grande nuit ?

Il pressa légèrement de ses paumes ouvertes les épaules qui lui servaient d’appui. Et il perçut deux frissons.

— Las ! – murmura-t-il. – Si nous étions sages !… En vérité, il y a du miracle dans tout ceci ! Me voilà, moi, Bertrand Fougères, qui, logiquement, devrais ce soir dormir à mille lieues d’ici, dans une capitale barbare ; vous voilà, vous, Carmen, la poétesse née on ne sait où, étrangère partout, voyageuse éternelle… et vous, Alice, jeune fille tellement sage que peut-être n’eussiez-vous jamais cru souper une nuit loin des jupons de votre mère… Oui, nous voilà tous trois, et Gilbert avec nous, évadés miraculeusement de toutes les conventions, de tous les préjugés, de toute la prose de la vie, et libres d’errer une nuit entière en pleine poésie, – une nuit entière !… plus que Dieu n’a jamais donné, qui sait ! à Shakespeare même !…

— Pourquoi Shakespeare ?

— Dante ou Ronsard, si vous préférez. N’importe lequel des grands rêveurs morts de n’avoir pas pu vivre un seul de leurs rêves. À nous, qui n’avons rien rêvé, cette nuit-ci est offerte…

Carmen de Retz, dédaigneuse, le regarda de ses profonds yeux bleus.

— Vous n’avez rien rêvé ?

Il songea, tandis qu’un rayon de lune argentait ses cheveux.

— Si ! peut-être… mais des rêves que vous ne comprendriez point… des rêves simples et tendres, des rêves sans bruit, sans éclat, sans gloire…

— Dites ?

Il dit très bas, parlant vers les étoiles qui commençaient à diamanter les nuages.

— J’ai rêvé… oh ! le rêve classique de tous les amants… j’ai rêvé… j’ai rêvé d’une maison toute petite, au flanc d’un coteau baigné par un fleuve… un verger derrière la maison ; de grands murs pour exiler le reste de la terre ; un cimetière tout près pour parler d’éternité. Et dans la maison, une fée… J’ai offert ma vie pour huit jours de ce rêve-là… Et le Destin n’a pas accepté…

Le cœur en déroute, mademoiselle Dax écoute et frissonne. Fougères, prompt, se redresse, quitte la fenêtre et remplit les verres avec le vin d’un carafon d’argent.

— Heureusement, – déclare-t-il, – que voici de quoi se moquer du Destin : le nectar favori d’un cardinal d’Espagne, lequel cessa de croire au paradis, après avoir goûté sur terre, disait-il, le vrai vin de Dieu. Et ces cigarettes-là m’arrivent de Stamboul par la valise. Dans leur fumée flotte la brume bleue du Bosphore…

Mademoiselle Dax but le vin du cardinal, sans l’apprécier peut-être autant qu’il eût fallu.


— Je pense, – dit mademoiselle de Retz en égrenant une grappe de raisins, – à votre maison, à votre fée et à vos huit jours.

— Pensez-y, mais n’en parlez pas.

— Pourquoi ?

— Vous et moi n’avons pas une idée commune sur cette sorte de choses. Rien qu’avec un mot, vous me blesseriez.

Elle sourit.

— Mon pauvre Fougères, je ne peux pas m’habituer à ce paradoxe d’un dilettante tel que vous, croyant à l’amour.

Il reposa son verre avec vivacité.

— Si j’étais bien galant, je vous répondrais du tac au tac : je ne peux pas m’habituer à ce sacrilège d’une femme belle comme vous, n’y croyant point. Mais rassurez-vous, je ne vais pas vous arrondir de guirlandes… Au contraire ! Je ne peux pas m’habituer à cette grossièreté d’une femme délicate et noble se refusant à comprendre qu’il y a d’autres sensualités que le brutal contact de Chamfort.

Sans avoir bien souvent entendu nommer Chamfort, mademoiselle Dax s’empourpra. Mademoiselle de Retz, fort calme, avoua d’un signe de tête que la grossièreté en question était précisément son fait.

— Bon ! – railla Fougères, – la grâce vous touchera tôt ou tard, et je vous verrai amoureuse.

— Je l’ai été.

— Je sais, vous m’avez déjà conté ces petites anecdotes…

— Eh bien ?

— Eh bien, qu’elles soient ou non véritables… Ne criez pas, c’est par politesse pure et chaste que je mets votre parole en doute !… Que vous ayez ou non cherché des sensations nouvelles jusque dans d’autres lits que le vôtre, je n’en persiste pas moins à affirmer que…

— Que ?

— Que ce n’est pas la même chose.

— Patatras ! voilà un raisonnement qui tourne court. Sans vous vanter, Fougères, j’attendais mieux de vous.

— On m’a servi cette phrase en des circonstances plus mortifiantes… Mais daignez ne pas rire, et réfléchissez un brin. Vous figurez-vous, petite fille, qu’en ces divers mauvais lieux, où vous prétendez avoir perpétré des horreurs diverses… (j’admets le fait, quoique invraisemblable…)

— Merci de ne pas me traiter de menteuse.

— Oui… Vous figurez-vous avoir goûté là dedans, en compagnie d’un partenaire de hasard, l’ivresse sacrée, sublime et terrible que connurent Juliette et Roméo ?

— Je me le figure en effet.

— Allez, vous êtes bête comme Mercutio !…

— Comme Mercutio ?… Ce n’est déjà pas trop… il y a même de quoi être fière… Mais ne m’injuriez pas, et plaidez votre cause. Dites un peu ce qu’ils faisaient ensemble, Roméo et Juliette… oui, quoi ? quelle sorte d’horreurs délectables, que nous n’ayons pas pu faire aussi bien qu’eux, mon partenaire de hasard et moi.

— Zut ! taisez-vous, vous révoltez ma pudeur… Ce que vous n’avez pas pu faire ? Vous n’avez pas pu sangloter de tendresse aux bras l’un de l’autre, ni chercher désespérément, au plus profond de vos bouches, vos âmes ! Vous n’avez pas pu, à l’étreinte de vos deux chairs, ajouter l’étreinte plus étroite de vos deux pensées !… Vous n’avez pas pu mêler vos cris pareils, et redoubler votre délice par la vision céleste du délice de l’être adoré… Taisez-vous ! vous en savez moins long que mademoiselle Dax. Vous vous êtes accouplée, vous n’avez pas aimé…

Elle ne répliquait plus. Une curiosité passait dans son regard toujours attaché sur Fougères.

Mademoiselle Dax, soudain, se leva.

— Minuit ! oh ! il est trop tard…




XV


Toutes les chambres donnaient sur la même galerie. Fougères, avant de fermer sa porte, baisa la main de mademoiselle de Retz, et celle, moins fine, de mademoiselle Dax.

Familièrement, Carmen entra chez Alice.

— J’ai envie d’être très indiscrète… ça ne vous ennuie pas trop que je m’assoie une minute chez vous ?

— Mais pas du tout.

— C’est que vous avez sommeil… non ? Alors, ce n’était pas pour dormir que vous étiez tout à l’heure si pressée de nous dire bonsoir ?… Je m’en doutais un petit peu… Nous avons dû joliment vous scandaliser, Fougères et moi !

Mademoiselle Dax avait eu le temps de reprendre contenance :

Oh ! – dit-elle, – j’ai bien compris que vous plaisantiez.

Mademoiselle de Retz hocha la tête :

— Voilà justement !… lui plaisantait peut-être, mais moi, je ne plaisantais pas !… Ne me regardez pas avec de si grands yeux : c’est comme je vous le dis… je ne plaisantais pas…

Bouleversée, mademoiselle Dax refusa de comprendre :

— Mais quand vous avez dit que…

— Que j’avais eu… des aventures ? Je ne plaisantais pas le moins du monde.

— Comment ?… mais alors, vous…

— Oui.

Très calme et souriante, mademoiselle de Retz contemplait l’ahurissement épouvanté de mademoiselle Dax. Une longue minute passa.

— Voyons, petite amie, – fit enfin mademoiselle de Retz, quasi maternelle, – n’ayez pas tellement peur de moi !… C’est très vrai, je ne suis plus… ce que vous êtes encore ; j’ai… j’ai dormi avec des messieurs, là !… Mais songez une minute à ceci : que si j’étais « madame », au lieu de « mademoiselle », vous trouveriez la chose toute naturelle, et vous n’en seriez pas scandalisée le moins du monde. Je serais la même Carmen pourtant !…

À cet argument raisonnable, mademoiselle Dax n’opposa pas une syllabe. Mais ses yeux continuaient de s’attacher, avec une véritable frayeur, aux yeux de la « mademoiselle » qui avait dormi avec des messieurs.

— Mais oui ! – insistait mademoiselle de Retz. – Et si vous n’étiez pas la très gentille petite bourgeoise que vous êtes, je n’aurais pas besoin de tant plaider… Tenez, voulez-vous que je vous conte mon histoire, en quatre mots ? Ma mère s’appelait lady Fergus. C’était une Française mariée à un Anglais ; son mari ne l’aimait pas ; elle vivait comme une esclave méprisée. Un jour, mon père, jeune, beau et brave, la rencontra, l’aima et la conquit. Il y eut des trahisons, des scandales, des duels, que sais-je ? Mais à la fin ils furent l’un à l’autre, malgré les lois, malgré le monde, malgré tout. Et voilà comment je suis née. En tétant le lait de ma nourrice, j’ai tété de la révolte contre toutes les servitudes, et du mépris pour tous les préjugés. Dame ! j’étais fille naturelle, et, qui pis est, adultérine !… Par-dessus le marché, vous devinez sans peine qu’on ne m’enseignait pas le respect du mariage, ni le culte de la respectabilité… Mon père et ma mère voyageaient sans cesse. Partout je les voyais passer au bras l’un de l’autre, superbes et libres, dominant de bien haut les colères hypocrites et envieuses sans cesse soulevées sous leurs pas. Cela dura toute leur vie : ils moururent presque en même temps, de je ne sais quelle consomption qu’ils s’étaient donnée l’un à l’autre. Mon père vécut le dernier. À son lit de mort, je pleurais désespérément, car je l’avais aimé d’un grand amour. Il râlait déjà quand il me fit signe d’approcher : « Ne te marie jamais, balbutia-t-il, ou épouse ton amant quand tu en auras un. » Voilà le dernier conseil que j’ai reçu de mon père ; et mon père était bon, sage, et m’adorait…

Mademoiselle de Retz s’arrêta pour mieux regarder dans ses souvenirs.

J’avais seize ans quand mon père est mort. – reprit-elle, – j’en ai vingt-deux aujourd’hui. Je ne me suis pas mariée… Est-ce que vous m’en voulez de ne pas m’être mariée ?

Souriant malgré elle, mademoiselle Dax fit non de la tête.

— Je ne suis pas riche, – continua Carmen de Retz, – mais j’ai de quoi ne pas mourir de faim. Et puis je me suis amusée un beau jour à écrire des livres, si bien qu’à présent, je gagne ma vie comme font les hommes. Je vis comme eux, libre. Et je suis très heureuse. Pourquoi, changerais-je ?

Mademoiselle Dax ne trouva point de parce que.

— Sans doute, beaucoup de joies me seront fermées. Le monde que je brave en face me rendra la monnaie de mon dédain, je n’en doute guère ! Mais j’aurai aussi mes plaisirs à moi. Et peut-être beaucoup de femmes cloîtrées dans leur vie régulière et douce m’envieront-elles secrètement ces plaisirs-là, et seront-elles jalouses…

Mademoiselle Dax, confusément inquiète, leva la tête.

— Oui, – insista Carmen de Retz, – jalouses !… Car je serai libre, et je pourrai savourer au grand jour, loyalement, honnêtement, le fruit que le serpent n’offrait à Ève qu’en cachette…

Elle se leva soudain.

— Écoutez !… ce soir même, la pomme passe à portée de ma main… et je vais la cueillir !… Il était très beau, Fougères, tout à l’heure quand il vantait cette volupté merveilleuse qu’il connaît et que je ne connais point… très beau, n’est-ce pas ?… Eh bien ! sa volupté, je la connaîtrai à mon tour !…

Elle était debout sur le seuil, et regardait mademoiselle Dax, avec une sorte de défi :

— Loyalement, – répéta-t-elle. – Sans honte. Tête haute…

Elle traversa la galerie, d’un pas ferme. Sans frapper, elle entra dans la chambre de Fougères, – et ne ressortit pas.

Pâle comme un spectre, mademoiselle Dax regardait la porte refermée, et son cœur, à grands coups terribles, disloquait sa poitrine…