Mademoiselle Irnois/6

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Texte établi par Tancrède de VisanÉditions de la Nouvelle Revue Française (p. 79-89).

CHAPITRE VI

Ainsi possédée par cette passion si fervente et d’un caractère presque mystique, Emmelina, plus que jamais, ignora ce qui se passait autour d’elle ; et à cette remarque faite dans le chapitre précédent, que son intelligence ne s’accrut nullement en raison du progrès de l’exaltation de son âme, je pourrais ajouter qu’elle devint encore plus nulle que par le passé sur tous les points qui tiennent à l’existence ordinaire. Ainsi autrefois, dans son fauteuil, sur le sein de sa mère, dans les bras de Jeanne, elle prenait quelquefois part à la vie de tous ; un incident réussissait à la frapper ; il arrivait (rarement sans doute, mais enfin il arrivait quelquefois) qu’un mot l’attachait, et alors elle souriait, ou donnait une marque quelconque de plaisir. Du moment qu’elle fut amoureuse, cette faible part à l’existence commune lui fut aussi retirée. Elle devint comme les gens dont parle l’Évangile, qui ont des oreilles et des yeux, mais qui ne voient ni n’entendent. M. Irnois et le reste de l’aréopage traitaient cela d’indifférence croissante ; les dignes bourgeois se trompaient : c’était impuissance. L’amour avait fait pour cette nature embrumée tout ce qu’il avait pu ; il s’en était emparé, il l’avait absorbée, il l’avait introduite dans son univers, et l’avait absolument détachée de tout ce qui n’était pas lui.

Pour Emmelina, l’univers entier, c’était l’espace qui s’étendait de son fauteuil à la fenêtre de l’artisan, distance immense, qu’en un élan passionné, son désir franchissait dix fois le jour, mais que sa volonté ne songeait pas, ne pouvait pas songer à détruire par les moyens matériels dont son pauvre esprit ne suffisait pas à lui révéler l’existence.

Quand on lui proposa de quitter la maison paternelle et d’aller vivre ailleurs avec un être différent de tous ceux qui l’entouraient, elle ne fit pas réflexion que cet être pouvait être différent aussi de celui dont elle était possédée. Comment aurait-elle pu imaginer cela ? J’ai dit que c’était son univers. N’est-il pas évident que la création pour elle ne comptait qu’une seule personne ? Les paroles de sa mère firent éclater dans son âme un cantique de béatitude, de bonheur infini ; elle ne supposa pas même qu’il lui fût possible, matériellement possible de changer d’existence sans commencer une autre vie qui eût pour but unique l’artisan. Lui faire comprendre le contraire, si on l’eût essayé, aurait été à ce moment impossible, oui impossible ! Et comment faire concevoir à cette folle qui n’avait qu’un flambeau mystique qu’elle était la fille d’un millionnaire, qu’un conseiller d’État recherchait sa main, que le chef d’un grand Empire disposait d’elle pour récompenser des services politiques, et qu’il lui fallait se préparer à devenir une grande dame ?

On aurait pu tenter cette explication, mais elle n’aurait eu d’autre succès que de frapper l’oreille inattentive d’Emmelina par un déluge de paroles aussi peu comprises les unes que les autres. Il ne fallait, pour faire entrer la réalité dans cette tête barricadée, rien moins que le contact du fait lui-même. Il fallait que le comte Cabarot parût en personne. C’est ce qui avait eu lieu.

On a vu ce qui en advint. L’illusion d’Emmelina, brutalement heurtée, rendit, comme un vase d’airain, un son strident et plaintif, dont la vibration était effrayante. Mais enfin ce son, si longtemps qu’il se prolongeât, finit par cesser ; les plaintes, les larmes s’arrêtèrent, l’oubli vint avec la disparition de l’objet qui avait causé la douleur et, obstinément, Emmelina retomba dans son illusion.

Quand elle se retrouva à sa croisée, qu’elle eut tiré le rideau, ouvert le vitrage, et qu’à vingt pas d’elle, l’être aimé, courbé sur son établi, lui apparut, elle perdit la pensée de Cabarot, et du reste aussi complètement que si elle ne l’eût jamais eue. Tout son bonheur lui revint avec les flammes accoutumées ; et, avec le même abandon, la même confiance, la même extase que la veille, elle se laissa aller à cette contemplation qui gonflait de vie sa pauvre poitrine et usait par son ardeur le peu d’existence que le sort avait départi à cette organisation maltraitée.

On est peut-être curieux de savoir si une passion aussi véhémente, aussi belle avait produit quelque effet sur l’être qui en était l’objet. D’ordinaire, ce me semble, le lecteur d’une histoire s’intéresse à celui qui a l’initiative en amour, et n’aime pas à le savoir opprimé ni malheureux.

Cette disposition bienveillante n’aura pas ici grande satisfaction. La seule sensation que fit Emmelina sur son voisin fut toujours celle d’une petite personne fort désœuvrée et très curieuse qui, grâce à l’immense fortune de son père, pouvait vivre dans la fainéantise (je me sers presque des expressions de l’ouvrier), passait son temps à voir ce qui se passait chez les voisins. Il s’en expliquait quelquefois dans ces termes avec sa bonne amie Francine, la petite lingère au pot de giroflées.

— “A-t-on de la chance, s’écriait-il, de pouvoir employer ainsi toute sa journée les bras croisés, dans un bon fauteuil, à ne rien faire et à regarder en l’air ! c’est, ma foi, une profession qui me conviendrait !”

Francine était femme, et ses idées plus vives arrivèrent plus près de la vérité.

— “Veux-tu que je te dise ? déclara-t-elle un jour à son amant, je suis sûre que Mlle Irnois en tient pour tes beaux yeux !”

— “Allons donc ! répondit l’ouvrier. Une bossue comme elle ! et qu’en outre on dit idiote ! Le diable m’enlève si j’en voudrais avec tous ses écus !”

Franchement il ne croyait pas à l’amour qu’il inspirait. M. Irnois était fort connu dans le quartier, et l’ouvrier nourrissait pour lui ce profond respect que l’argent ne mérite pas en général, mais obtient le plus souvent, et sans le demander. Aussi le petit tourneur se fût-il bien gardé d’offenser un homme aussi respectable et aussi puissant ; mais il ne fallait pas moins qu’une telle autorité pour l’empêcher de faire des niches à Emmelina. Quelquefois même, le turbulent garçon secoua le frein de la crainte jusqu’au point de chanter malicieusement, quand Emmelina le regardait trop longtemps, quelque chanson délurée dans le but de la faire retirer de la fenêtre. Mais, à sa grande surprise, ce moyen n’avait jamais réussi. C’était tout simple ! la jeune fille ne comprenait pas un mot à ces badineries, et ne se sentait impressionnée que par le ton joyeux de la romance.

— “Ma foi ! disait le tourneur, elle est tout de même assez effrontée, Mlle Irnois ; je lui chante des drôleries à faire dresser les cheveux sur la tête, et elle ne sourcille pas !”

— “Gamin ! s’écriait Francine, est-ce que tu ne rougis pas de débaucher les jeunesses ? Je te dis que la pauvre bossue perd la tête pour toi.”

Francine n’aimait pas Emmelina. Ainsi les amours de notre héroïne n’étaient pas de celles qu’on peut nommer fortunées, il s’en fallait bien.

Quelques jours avant le mariage du comte Cabarot, de grands événements arrivèrent toutefois pour cet amour ; c’était bien peu de chose, mais l’importance des faits est toute relative. Racontons-les comme ils se sont passés et sans rhétorique.

La cuisinière eut le malheur de casser une chaise dans son antre. M. Irnois, au fond de son cœur, ne détestait pas ces incidents domestiques qui donnaient lieu à son éloquence de s’exercer pleinement. Chaque matin, en robe de chambre, il faisait la visite du maître par toute la maison, et lorsqu’il remarquait un détail défectueux, tel qu’une serviette hors de place, une bouteille débouchée, une bûche mal placée, il commençait un discours ab irato qui portait la terreur dans l’âme des coupables.

Pour éviter d’être foudroyée par une de ces pièces oratoires, la cuisinière ayant cassé sa chaise, prit conseil du secrétaire intime et de sa fidèle compagne Jeanne, puis elle monta en hâte trois étages et alla conter son méfait à l’ouvrier tourneur. Celui-ci s’empressa de mettre à la disposition de la belle désolée, son talent, ses outils et son bois, et il entra ainsi dans l’appartement de M. Irnois, où il n’avait jamais mis le pied.

Le hasard voulut qu’au moment où Emmelina traversant l’appartement, non pas portée, mais appuyée sur Jeanne, essayait dans son domaine une de ses promenades qu’elle ne consentait plus à faire que lorsque le tourneur n’était pas à sa fenêtre, et qu’elle l’avait attendu longtemps en vain, elle se trouva face à face avec le jeune homme.

Le coup fut électrique. En le voyant à quelques pas devant elle, Emmelina éprouva une sensation comparable à celle de ces gens à qui l’on met une vive lumière devant les yeux. Elle poussa un cri et rejeta sa tête en arrière. Dans ce mouvement brusque, son bonnet mal attaché tomba, son peigne se défit, ses beaux cheveux blonds se déroulèrent en boucles innombrables sur ses épaules. Soudain on vit aussi s’animer ses grands yeux et je ne crains pas de dire qu’avec toutes les imperfections de sa personne, elle eut à ce moment une exquise beauté.

Oui ! exquise, c’est le mot qui convient. Il ne pouvait être question pour la pauvre enfant d’un de ces triomphes de grâces réelles qui l’eussent fait admettre par le berger troyen à lutter sur le mont Ida avec les trois déesses. Mais si, douée de l’expression sublime qu’elle eut à ce moment, elle eût été, sur le bord d’une fontaine, rencontrée par quelque voyageur allemand, celui-ci l’aurait prise pour une de ces séduisantes ondines dont les charmes surnaturels passaient avec raison pour irrésistibles.

À cette apparition singulière, le jeune homme s’effraya presque. Il ôta respectueusement son bonnet, hésita une minute, regarda Emmelina croyant qu’elle allait dire quelque chose ; mais elle ne dit rien. Elle se contentait de le regarder avec l’expression la plus poignante que l’on puisse se figurer. Elle restait la tête rejetée en arrière, les yeux fixés sur lui, se tenant au bras de Jeanne qu’elle serrait avec force et ne trouvant pas un seul mot à articuler. Ce qu’elle éprouvait n’était pas à la vérité facile à dire. Des personnes plus habiles que la jeune fille à reconnaître leurs sentiments, à démêler leurs impressions n’en seraient certainement pas venues à bout, si elles se fussent trouvées sous le poids de la passion véhémente qui dominait à cette heure Emmelina. Elle était plongée dans une situation analogue à celle des extatiques qui, par la force de la prière, se sont comme élevés au-dessus du sol.

L’ouvrier, voyant que Mlle Irnois ne lui parlait pas, se dit en lui-même : — “En voilà une folle !”

Il gagna la porte, l’ouvrit, passa, la referma et descendit l’escalier pour gagner l’autre corps de logis où était sa chambre.

Emmelina se mit à pleurer.

— “Qu’as-tu, ma petite ? demanda la vieille Jeanne. Pourquoi pleures-tu, mon enfant ? pourquoi regardais-tu ce garçon comme tu as fait ? Est-ce qu’il te donnait peur ?”

— “Oh ! non !” dit Emmelina, en cachant son front dans les bras de sa fidèle servante.

— “S’il ne te faisait pas peur, reprit cette dernière, pourquoi t’es-tu détournée ? Tu voudrais peut-être que je le rappelasse ?”

Emmelina attacha ses beaux yeux sur la vieille femme et lui dit d’une voix profonde et tremblante d’émotion : — “Oui, rappelle-le !”

Jeanne ne comprit pas, à coup sûr, le sentiment qui faisait parler la jeune malade.

Elle courut vers l’escalier et appela l’artisan. Celui-ci s’empressa de remonter.

— “Mademoiselle veut vous voir, lui dit la vieille femme. Tiens, mon Emmelina, le voilà revenu ce petit jeune homme. Veux-tu lui parler ? Qu’est-ce que tu as à lui dire ? Veux-tu que je lui parle pour toi ?”

— “Oui”, dit Emmelina.

— “Que faut-il lui dire ?”

C’était une scène enfantine. Dans l’esprit de la vieille domestique et dans celui du tourneur, il ne s’agissait que de distraire puérilement un enfant malade, mais que ces apparences étaient vaines et insolemment fausses !

Tandis que Jeanne s’épuisait en propositions et en observations niaises, Emmelina se livrait tout entière à la contemplation passionnée de ce qu’elle aimait. Son âme était absorbée par le bonheur étrange de l’amour qui vit pour lui-même. Combien cet amour-là peut-il durer chez les êtres ordinaires ? Peu de temps sans doute, si même il existe jamais ; mais ce n’est pas d’une telle question qu’il s’agit ici. Pour Emmelina, c’était le bonheur complet, l’extase entière.

Elle n’avait ni écouté, ni entendu la série de questions que Jeanne avait adressées en son nom : partant, elle n’y répondit rien. Ce que voyant, la domestique se mit à causer pour son propre compte avec le tourneur.

Jeanne questionna le jeune ouvrier sur son âge, sur son état, sur sa situation. Emmelina faisait grande attention aux réponses. Elle sourit d’une façon tout émue, quand le petit voisin se plaignit de la dureté du temps et de la peine qu’il avait à gagner sa vie, et qu’il ajouta :

— “Ma foi ! il y a des moments où on me donnerait un peu plus d’argent que je n’en gagne, que je serais fort content !”

Emmelina prit la parole et dit à Jeanne : “Allons dans ma chambre.”

— “Oui, ma petite… Eh bien ! adieu, mon garçon, à revoir !”

— “Non !” dit Emmelina.

— “Tu veux qu’il vienne dans ta chambre avec nous ?”

— “Oui”, dit Emmelina.

— “Allons, jeune homme, venez !… Mademoiselle a aujourd’hui de singulières idées.”

Quand le trio fut arrivé dans le sanctuaire :

— “C’est ici que je demeure”, dit Mlle Irnois en regardant l’ouvrier avec une tendresse indicible.

— “Ah ! oui, mademoiselle !” répondit celui-ci.

Au fond, ce qu’on lui disait lui était parfaitement indifférent, et il ne comprenait pas pourquoi la fille du millionnaire l’avait fait entrer.

Tout ce qu’il croyait deviner, c’est que cette petite personne, fort désœuvrée et dont il croyait déjà connaître l’esprit curieux, cherchait à distraire son oisiveté en le retenant.

Pendant qu’au lieu de regarder la chambre, comme l’observation d’Emmelina semblait l’y engager, il se livrait à ces réflexions peu flatteuses pour celle qui en était l’objet, Emmelina s’était approchée de son secrétaire, avait pris une petite boîte qui était dedans et en avait tiré une vingtaine de napoléons.

— “Donne-lui cela”, dit-elle à Jeanne.

— “Voilà bien un miracle ! s’écria celle-ci… Prenez, mon cher ami ; vous êtes la première personne à qui Mademoiselle ait donné, car elle ne pense d’ordinaire à âme qui vive !… Ne soyez pas honteux, allez ! Elle pourrait vous en jeter dans la poche cent fois plus sans se faire tort. Elle ne connaît pas sa fortune, ni son père non plus ne la connaît pas, le pauvre homme !”

L’ouvrier se perdit en expressions de reconnaissance. Emmelina s’assit dans son fauteuil et, la tête appuyée sur sa main, elle parut se perdre dans la plus délicieuse des rêveries.

Elle ne regardait pas le jeune homme ; elle vivait tout en elle.

— “Mademoiselle va s’endormir, dit Jeanne tout bas ; allez-vous-en !”

Quand Emmelina releva la tête et ne le trouva plus, elle se mit à pleurer, mais ce fut sans amertume ; son cœur était comme fatigué par l’excès de bonheur. Elle pleurait sans doute de cette séparation subite ; mais comme elle venait de goûter la plus grande joie qu’elle eût connue de sa vie, elle n’était pas accessible encore à une véritable douleur. Ses larmes coulaient sur ses joues, comme il arrive quelquefois après un rêve délicieux dont on regrette le prestige tout en goûtant encore quelque volupté secrète dans l’examen de cette joie évanouie.

— “C’est bien étonnant ! c’est bien étonnant ! murmurait la vieille Jeanne assise à ses pieds ; je ne l’ai jamais vue ainsi.”

Au bout d’une demi-heure, Emmelina pencha sa tête dans son fauteuil et s’endormit réellement. Elle respirait doucement comme un enfant de six ans aurait pu faire, et la plus exquise sérénité se peignait sur son front lisse, uni et légèrement coloré.

Puis un bruit la réveilla…

On apportait, de la part de M. le comte Cabarot, une riche corbeille de mariage, rapidement improvisée. Mme Irnois la porta elle-même à sa fille ; mais Emmelina ne la regarda point, sourit en tournant sa tête de l’autre côté dans son fauteuil, et fit effort pour se rendormir. Est-ce qu’elle poursuivait un rêve, ou qu’elle se reposait de son bonheur ? Je ne sais.