Mademoiselle La Quintinie/24

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XXIV.

ÉMILE À M. H. LEMONTIER, À CHÊNEVILLE.


Aix, 20 juin 1861.

Voilà plusieurs jours passés sans t’écrire autre chose que des billets. Le temps me manquait beaucoup, et la certitude ne se faisait pas. Je passais les matinées souvent avec Moreali, les soirées avec lui encore à Turdy. Je me prenais d’estime et d’amitié pour cet homme étrange. Je subissais l’attrait de ses manières et de son langage ; ses raisons ne me touchaient pourtant pas. Il m’intéressait, il me faisait réfléchir, il me portait à examiner et à répondre. Je me sentais fort contre lui, fort de tes convictions plus élevées, plus vastes, plus satisfaisantes que les siennes ; mais son esprit ingénieux et subtil me charmait, et je croyais trouver en lui un auxiliaire aimable, non déclaré encore en ma faveur, — c’eût été trop tôt se rendre, — mais sincèrement désireux de pouvoir me servir. Le général s’était endormi sur les deux oreilles, enchanté de n’avoir plus qu’à attendre. Le grand-père causait volontiers histoire et littérature avec cet hôte plein de mémoire et d’érudition. Lucie paraissait attentive, et rien de plus. Nous n’étions jamais seuls. Quatre jours jours sans avancer d’un pas, c’est long dans la situation où je suis ! Je perdais patience et j’étais décidé à brusquer un peu les choses, quand une surprenante révélation s’est faite. Je t’écris tout bouleversé encore de l’événement.

Le soir, comme je revenais de Turdy avec Moreali, nous rencontrions madame Marsanne avec sa fille et Henri. Ils rentraient de la promenade, des rafraîchissements les attendaient dans le petit jardin de l’habitation louée par madame Marsanne. Elle nous invite à y entrer. Moreali remercie et nous quitte. Aussitôt Élise me prend le bras avec une vivacité singulière, met un doigt sur ses lèvres, nous attire dans le jardin, regarde si la porte est fermée, et nous dit en éclatant de rire :

« Enfin ! je le connais !

— Qui ? Moreali ?

— Non pas Moreali, c’est quelque nom de guerre, mais l’abbé Fervet ; c’est lui, j’en suis sûre, notre ancien directeur du couvent de *** à Paris !

— Directeur de quoi ? demanda Henri.

— De conscience, rien que ça !

— Votre confesseur alors ?

— Non pas. C’est très-différent. L’abbé Fervet, pour des raisons personnelles que je ne connais pas du tout, avait obtenu dispense de confesser.

— Allons donc ! reprend Henri. Un prêtre qui n’a pas de goût pour cet exercice ? Pourtant ce doit être fort divertissant de confesser les jeunes nonnes et les jolies petites filles !

— Il y a peut-être à cela autant de danger que de plaisir, car nous n’avons jamais eu à dire nos petits péchés qu’à de vieux prêtres plus ou moins octogénaires. On racontait sur notre abbé Fervet toute sorte d’histoires romanesques.

— Quelles histoires ? demandai-je à mon tour.

— Oh ! toutes les histoires que des cervelles de pensionnaires peuvent forger. Il avait reçu dans sa jeunesse la confession d’une demoiselle éprise de lui ; amoureux à son tour, il avait héroïquement fui le danger, et il avait prié et obtenu de ne plus confesser les personnes de notre sexe. C’était là la version la plus accréditée ; mais les imaginations vives en supposaient davantage. Faites-moi grâce du caquet de mes chères compagnes ; je puis vous dire seulement que la pénitente séduite ou séductrice changeait continuellement de rôle dans la légende. Tantôt c’était une princesse et tantôt une bergère. De tout cela, il ne faut pas croire le moindre mot, car l’histoire n’était fondée sur rien ; mais il fallait bien rire et babiller un peu ! »

Je demandai à Élise quelles étaient les attributions du directeur de conscience à son couvent.

« Voici, dit-elle avec gaieté. On était libre de n’avoir jamais rien à démêler avec lui ; mais il nous faisait, dans un grand parloir, une espèce de cours de théologie. En outre, il donnait des leçons particulières d’histoire sainte à quelques-unes des plus sérieuses, à Lucie entre autres, toujours avec la sœur-écoute, brodant à la table où nous avions nos livres et nos cahiers. Ceci nous intriguait encore un peu ; car, avec nos autres vieux professeurs, ces précautions étaient fort négligées, et, si la sœur s’absentait, personne n’y prenait garde, tandis que l’abbé Fervet se montrait rigidement observateur de la règle, et, si la sœur était en retard au commencement des leçons, que nous fussions une ou plusieurs, il se tenait près de la fenêtre, loin de la grille, lisant ou feignant de lire et de ne pas nous voir. Il avait la réputation d’un saint homme, et nul ne pouvait la lui contester : pourtant nous nous disions tout bas qu’il eût été encore plus saint de ne pas tant nous craindre.

— Mais, reprit Henri, quand vous aviez des cas de conscience à lui soumettre, faisiez-vous donc vos petites révélations devant la sœur-écoute ?

— Généralement oui, et même en présence les unes des autres, ce qui nous divertissait beaucoup. Celles qui étaient studieuses, comme Lucie, prenaient plaisir à écouter les doctes et éloquentes réponses du directeur, car c’était pour lui l’occasion de briller, et il ne s’en faisait pas faute. Il a toujours été beau parleur, et, pour le faire parler, nous inventions des doutes que nous n’avions pas. C’est vous dire que nos cas de conscience avaient rapport à des articles de foi et n’exigeaient aucun mystère. Si quelqu’une avait un petit secret à lui confier, elle lui écrivait, et il répondait d’assez longues lettres, fort belles, à ce qu’on assure, et que l’on montrait en confidence à ses amies. Moi, je n’en ai jamais reçu, n’ayant jamais aimé à écrire, et ne trouvant point en moi-même de scrupules sérieux à écouter ou à vaincre.

— Voilà votre récit couronné avec élégance, dit Henri, et nous tenons la légende de l’abbé Fervet : reste à savoir si M. Moreali, qui a peut-être l’esprit et le caractère d’un prêtre, mais qui n’en a ni l’habit ni les manières, est l’abbé Fervet, et pourquoi ce serait lui.

— Lisette rêve, dit madame Marsanne, ou elle se moque de nous. Elle a rencontré ici et à Turdy M. Moreali plusieurs fois, et jamais encore elle ne s’était avisée de cette belle découverte.

— Permettez, maman, reprit Élise ; chaque fois que j’ai rencontré M. Moreali, je vous ai dit : « C’est singulier, je l’ai vu quelque part ; il me semble qu’il évite mes yeux ! » Vous m’avez répondu : « C’est quelque ressemblance, cela te reviendra. » Et je ne trouvais pas, parce que je cherchais dans mes souvenirs du monde et non dans ceux du couvent, qui sont déjà loin. Enfin, hier, nous quittions Turdy comme il y arrivait, et le nom de l’abbé m’est revenu avec sa figure. Je ne m’y suis pas arrêtée, puisque celui-ci n’était pas un prêtre, que d’épais cheveux rejetés en arrière cachent la place de sa tonsure, qu’il est fort bien mis, non pas à la dernière mode, mais avec l’élégance grave qui convient à son âge, enfin que rien chez lui ne trahit son ancien état. Et puis il a changé d’accent, il est devenu Italien. Comment ? Je ne me charge pas de vous le dire ; mais je sais que l’abbé Fervet, en quittant la direction de notre couvent, est allé vivre à Rome.

— Comment le sais-tu ? dit madame Marsanne.

— Lucie me l’a dit, elle a reçu plusieurs fois de ses nouvelles.

— Alors ce n’est pas lui, reprit madame Marsanne ; Lucie l’a vu chez sa tante pour la première fois il n’y a pas quinze jours. Est-ce que d’ailleurs elle ne t’aurait-pas dit : « J’ai revu l’abbé Fervet ? »

— Voilà le mystère, répliqua Élise avec un peu de malice : Lucie sait ou ne sait pas. Peut-être qu’elle ne l’a pas encore reconnu, ou qu’elle n’est pas sûre, ou qu’elle est dans la confidence de son secret ; car, pour se déguiser et changer ainsi de nom, il faut bien qu’il ait un gros secret. Qu’en dites-vous, Émile ? Vous ne dites rien ?

— Je dis que vous vous êtes trompée, Élise, et que l’abbé Fervet n’est pas M. Moreali.

— Eh bien, je fais un pari, moi : c’est que, Fervet ou non, Moreali est un prêtre. Qui tient le pari ?

— Moi, répondit Henri. Je le saurai, et, si je perds, je m’avouerai vaincu. Quels sont vos indices ? Soyez de bonne foi et mettez-moi sur la voie des recherches.

— Je n’ai, en outre de la ressemblance, qu’un seul indice, mais il est capital : c’est celui qui vient de me frapper là, tout à l’heure, comme il se refusait à entrer chez nous. Il y a chez beaucoup de prêtres un certain mouvement ; tantôt du cou et du menton, tantôt de la main, pour remettre en place le rabat qui tend toujours à s’en aller de côté ou d’autre, et dont les attaches gênent ou grattent la peau quand elle est délicate. Or, ce mouvement était très accusé et très fréquent chez l’abbé Fervet. Les petites filles remarquent tout ; et, quand nous voulions parler de lui sans le nommer devant nos religieuses, nous imitions son tic et nous affections de placer la main comme lui, vu que, à tort ou à raison, nous l’accusions d’aimer à montrer sa main, qui était fort belle. Eh bien, cette main toujours belle redressant le rabat devenu cravate, le mouvement du menton et du cou, avec cela certain air embarrassé et certain regard vif et sévère à mon adresse, comme celui dont il m’honorait jadis à la leçon pour me dire : « Silence, mademoiselle ! » tout cela vu de face, et vivement éclairé par le flambeau que tenait le domestique, fait que je me suis écriée en moi-même : « C’est lui ! » et qu’à présent j’en suis aussi sûre que nous voilà tous ici. »

J’étais atterré de la découverte d’Élise. Supposer Lucie capable de dissimulation avec moi, quelle qu’en fût la cause, c’était une souffrance atroce. Je n’en fis rien paraître, et je sortis avec Henri.

« Il faut découvrir la vérité, lui dis-je ; mais, si Élise ne s’est pas trompée, il faut nous taire.

— Comment ? Pourquoi ?

— Parce que, si M. Moreali est un prêtre déguisé, c’est un ennemi, non en tant que prêtre, mais en tant que fourbe.

— Très-bien ! j’entends ! reprit Henri, dont l’esprit allait au but aussi vite que le mien. Nous ferons semblant d’être dupes, afin de déjouer ses projets. Évidemment, il fait son métier de Tartufe dans la famille. Il trompe le grand-père, il domine le général Orgon. Il n’y a point là d’Elmire, mais il veut empêcher le mariage de la fille de la maison pour qu’elle retourne au couvent et s’y enterre avec sa dot.

— Je ne suppose pas tout cela, répondis-je, je ne vais pas si loin. Moreali ou Fervet peut bien être un zélé de l’Église secrète, habitué aux chemins tortueux et trompeurs ; mais je le crois de bonne foi quant à sa croyance, et disant comme les jésuites : « Qui veut la fin veut les moyens. » La fin pour lui n’est peut-être pas d’empêcher le mariage de Lucie, mais de le retarder jusqu’à ce que, me détachant de mes idées, je donne aux dévots le scandaleux triomphe de me voir renier les principes de mon père et les miens.

— Et ton père te conseille de résister jusqu’au bout ? Prends garde ! Lucie vaut bien une messe !

— Lucie vaut mieux que cela : elle mérite qu’on l’obtienne par la loyauté du cœur et la fermeté de la conduite. Mon père ne me conseillera jamais de m’y prendre autrement.

— Allons ! soit ; mais dis-moi donc quel rôle Lucie joue dans tout cela ? Peux-tu supposer qu’elle n’ait pas reconnu Fervet ?

— Je supposerai tout plutôt qu’une trahison.

— Mais que ferons-nous pour découvrir la vérité sous le masque de Moreali ?

— Je ne sais pas ; cherchons !

— Viens chez moi, dit Henri. Nous allons lui écrire une lettre adressée à M. l’abbé Fervet. S’il la reçoit, c’est lui.

— Il ne la recevra pas.

— Elle sera sous enveloppe adressée à Moreali. On attendra la réponse.

— Il ne répondra pas. D’ailleurs, au nom de qui écriras-tu ?

— Au nom de personne. Tu vas voir. Il n’est que dix heures, il ne sera pas couché ; viens chez moi. »

Je répugnais à cette feinte.

« Je prends tout sur moi, dit Henri. Ne t’en mêle pas : n’ai-je pas un pari à gagner ou à perdre ? »

Il écrivit :

« Une âme fervente a recours aux prières de M. l’abbé. On l’a reconnu, mais on ne trahira pas son incognito. On le supplie d’offrir dimanche, à l’intention d’une âme chrétienne bien cruellement éprouvée, le saint sacrifice de la messe, qu’il doit dire en secret dans ses appartements. On ne demande pour réponse que le renvoi du ruban qui entoure cette lettre. »

« Quel ruban ? demandai-je à Henri.

— Tu m’as parlé, reprit-il d’un bouquet de lis dans une grotte et d’un ruban aux emblèmes d’un cœur sanglant… L’as-tu toujours ?

— Oui.

— Ne l’as-tu jamais montré à personne ?

— Jamais.

— À qui en as-tu parlé ?

— À toi seul.

— Pas même à Lucie ?

— Pas même à Lucie.

— Ce ruban n’a rien de particulier à l’adresse de Lucie ?

— Rien.

— Eh bien, va le chercher ; c’est un passe-port excellent. Il vient de la fabrique des symboles à l’usage des dévots, et c’est entre eux comme un mot de passe ou un signe de reconnaissance. »

Je livrai le ruban à Henri. Il ne s’agissait plus que de trouver un commissionnaire discret ou naïf.

« Le naïf sera le meilleur, dit Henri, je m’en charge. Il y a par là un vieux pauvre très dévot qui a une bonne figure et qui rôde jusqu’à minuit autour du casino. Mon domestique lui fera remettre ceci par un tiers, pour qu’il fasse la commission sans savoir d’où elle vient. Sois tranquille, tout ira bien ! »

J’étais si bouleversé, que je laissai Henri commettre cette imprudence, car c’en était une, surtout si Moreali avait vu dans les yeux d’Élise, une heure auparavant, qu’elle l’avait reconnu. Il pouvait lui attribuer cette supercherie, se défier, renvoyer la lettre en disant qu’elle n’était pas pour lui ; mais aurait-il cette audace ?

« S’il l’a, disait Henri, nous serons d’autant mieux édifiés sur son aimable caractère.

— C’est-à-dire, lui répondis-je, que nous ne saurons rien du tout. »

Nous avons attendu un quart d’heure avec une impatience fiévreuse. Je comptais les minutes, les secondes. Le domestique d’Henri arrive enfin. Il apporte une enveloppe blanche cachetée de noir avec une simple croix pour devise, et dans cette enveloppe le ruban, c’est-à-dire : « Oui ; » c’est-à-dire : « Je vous promets la messe ; » c’est-à-dire : « Je suis prêtre ; » c’est-à-dire : « Je suis l’abbé Fervet… »

Henri était enchanté du succès de sa ruse ; moi, j’en étais triste et un peu honteux.

« Cet homme qui donne si facilement dans un piége improvisé, dans une véritable espièglerie de ta façon, n’est pas un traître bien exercé, lui disais-je ; ce chrétien qui, plutôt que de refuser ses prières et sa sympathie à qui les invoque, s’expose à être découvert, n’est pas un tartufe : il croit sincèrement, et son déguisement lui est peut-être imposé malgré lui par une autorité qu’il regarde comme sacrée. C’est un homme qui se trompe assurément, car le déguisement est toujours un mensonge ; mais peut-être n’a-t-il-pas l’intention de nuire. Ne sens-tu pas que Moreali, en se livrant avec le courage de l’imprudence ou l’attendrissement de la charité, nous ôte le droit de le démasquer ? »

Henri me trouvait trop débonnaire ou trop scrupuleux. Il était triomphant et comme bouillant d’indignation, lui si indifférent devant les empiétements du clergé dans la famille et dans la société. Il se frottait les mains et se promettait de confondre l’imposteur aussitôt qu’il pourrait le faire sans nuire à mes projets.

« C’est étonnant, lui dis-je, comme les tièdes et les sceptiques sont batailleurs quand ils s’y mettent ! Laisse-moi faire à présent, je t’en supplie, et calme-toi. Donne-moi ta parole d’honneur de garder le secret le plus absolu sur cette découverte jusqu’à ce que je t’en délie.

— Je le veux bien ; mais Élise ? Elle l’a reconnu, et elle n’en démordra pas.

— Élise est-elle l’amie sincère de Lucie ?

— Oui et non, répondit Henri. Je suis franc, moi, et je vois bien qu’Élise est femme ; mais elle me craint beaucoup, bien que je ne la blâme jamais. Je la taquine, je la persifle quand elle a tort ; c’est ce qu’elle redoute le plus au monde. Je te réponds d’elle, si tu veux qu’elle se taise.

— Je le veux absolument.

— Elle se taira. Tu penses bien que, si je ne m’étais assuré d’être toujours le maître avec elle, je n’aurais jamais cédé au désir de l’épouser.

— Ah ! voilà donc cette liberté complète que tu voulais conserver à ta femme ?

— Mon ami, reprit-il, je suis l’homme de la société, non pas telle qu’elle sera peut-être un jour, mais telle qu’elle est aujourd’hui. Le mari doit être le maître ; mais le seul moyen de l’être réellement, c’est d’avoir de l’esprit et de laisser croire à la femme qu’elle jouit d’une entière indépendance. »


Le 21 au matin.

J’ai dormi assez tranquille, bien triste, je l’avoue, mais résigné à attendre avant d’accuser Lucie. Je commence, tu le vois, à m’aguerrir et à supporter les orages.


Le 22 au soir.

Mon père, mon père, que je suis heureux ! Ce matin, de très-bonne heure, j’ai passé le lac, et, sans me soucier d’être bien ou mal reçu par le général, j’ai attendu dans le jardin de Turdy le réveil de Lucie. Son père était parti avec le jour. Il chasse, non les perdrix et les lièvres, il est trop amoureux des règlements pour enfreindre ceux qui préservent le gibier, mais des loutres et des blaireaux, et même des rats et des belettes. Passionné pour le coup de fusil, il paraît qu’il est toujours debout avec l’aurore. Lucie, qui est matinale aussi, n’a pas tardé à ouvrir la persienne de sa chambre. En m’apercevant, elle a fait un cri de joie, elle s’est habillée à la hâte, elle est accourue me rejoindre avec ses beaux cheveux à peine relevés. La pureté du ciel était dans son regard, je me suis senti ranimé.

« Quelle bonne idée vous avez eue de venir ce matin ! Nous allons enfin pouvoir causer !

— Oui ; Lucie, je pressentais que vous aviez quelque chose à me dire.

— Quelque chose ? Mille choses, toute mon âme !

— Rien de particulier ? »

Je la regardais, je regardais dans ses yeux jusqu’au fond de son cœur. Elle a rougi, mais sans baisser les yeux et sans se troubler.

« Si vous avez une question particulière à me faire, prenez l’initiative. Je ne peux rien trahir de moi-même, mais je ne peux pas non plus mentir. »

Nous nous étions compris.

« Avez-vous juré, lui dis-je, avez-vous seulement promis de ne pas trahir un secret qui vous a été confié ?

— J’ai promis de ne pas le trahir pour le plaisir de le trahir ; mais j’ai juré de vous dire la vérité quand vous me la demanderiez sérieusement.

— Cela me suffit, Lucie. Je ne vous demanderai rien que ceci : Avez-vous une grande, une complète estime pour M. Moreali ?

— Oui, bien que je ne sois plus d’accord avec lui sur quelques points qui touchent à la pratique de la vie.

— Est-il au moins le représentant de vos idées sur tout ce qui touche au dogme ?

— Non, pas à présent.

— Il n’est donc pas orthodoxe selon vous, ou c’est vous qui ne l’êtes pas selon lui ?

— Ô orthodoxie ! s’écria Lucie avec un sourire mélancolique, où te trouve-t-on sur la terre, et quelle âme peut se vanter de te posséder !

— Toute âme qui aime, répondis-je.

— Oui, vous avez raison ! s’écria-t-elle vivement ; on ne trouve pas Dieu dans le sommeil du cœur et dans la solitude de l’esprit ; j’arrive à croire qu’il se révèle à qui le cherche dans la pensée d’un grand devoir et d’une grande affection. Que je me trompe ou non selon les autres, je sens une confiance que je n’ai jamais eue, du courage, du calme et de l’énergie dans tout mon être. On dira ce qu’on voudra, je comprends ce que je ne comprenais pas. Mes horizons s’agrandissent ; les pratiques puériles, les choses d’habitude et de forme extérieure deviennent une gêne entre Dieu et moi. La nature, embellie tout à coup, s’ouvre devant moi comme un temple où Dieu rayonne et me parle jusque dans les pierres. C’est une ivresse, et une ivresse sainte ! Ils mentent, je le sais à présent, ceux qui disent qu’il faut mourir à tout pour apercevoir le ciel. Non, il faut vivre à tout pour voir qu’il est partout ; en nous-mêmes aussi bien que dans l’infini. »

Et, comme je l’interrogeais ardemment, elle ajouta :

« Ce bonheur, je ne veux pas nier qu’il me vienne de vous, puisque votre foi et votre affection sont l’appui que j’accepte ; mais il me vient aussi des lettres de votre père que vous m’avez montrées, des discussions que vous avez eues à propos de lui devant moi avec M. Moreali, des réflexions de M. Moreali lui-même, qui, n’étant pas dans le vrai à tous égards, me faisait revenir sur moi-même et me comprendre moi-même. Enfin, je crois et croirai toujours à la grâce, Émile, c’est l’action de Dieu en nous. Cette action est si nette, que je ne peux plus la méconnaître ; elle me montre la vie de la femme glorieuse et douce dans le sanctuaire de la famille ; elle chasse de moi les faux scrupules et les vaines terreurs ; elle me dit clairement que, jusqu’à ce jour, ou la religion m’a trompée, ou je me suis trompée sur la religion. C’est plutôt cela ; oui, c’est moi qui comprenais mal ; mais je ne veux plus d’autre interprétation, d’autre direction que la vôtre, si vous devez être mon mari ! Vous m’amènerez à vous, et alors, si je me sens de force à aller plus loin, qui sait ? nous irons peut-être ensemble encore plus haut, toujours plus haut, et, à coup sûr, sans que nous ayons rien à rejeter de ce qui est vraiment sublime dans mon ancienne croyance. »

Lucie était si belle, si forte et si franche, que j’ai plié le genou devant elle. Oh ! oui, mon père ; tu l’avais comprise, toi, tu l’avais devinée dès le premier jour où je t’ai parlé d’elle. Elle est à moi, bien à moi, cette divine essence, cette beauté suprême !… Mais je ne veux pas devenir fou ! Je me tais comme je me suis tu devant elle, car je n’ai pas osé lui parler d’amour. Elle me montrait tant de confiance, et je sentais si bien que je devais attendre, pour lui faire partager les transports de mon cœur, qu’elle eût fait la liberté autour d’elle !

Nous sommes restés ensemble sur ce banc, où Misie nous a apporté du lait et des œufs frais, en attendant le déjeuner. Nous n’avons pas songé à faire un pas de promenade, nous avons parlé, parlé toujours avec ivresse ; de nous, de toi, de tout et de rien, de l’oiseau qui passait, du grand-père, qui était si bon de dormir longtemps, de Lucette, que nous avons tant aimée ! de la neige, qui est si belle là-bas sur les Alpes, des fraxinelles, qui sentent si bon dans le jardin, des nuages roses, qui se mirent dans le lac, du matin, qui est une heure si riante, de la vie, qui est une si noble fête !… De Moreali, pas un mot. Le croirais-tu ? Oui, tu le croiras bien, nous l’avons oublié. Que m’importent cet homme et son influence sur le passé de Lucie ? Je me rappelle à présent que, sans le nommer, elle m’avait déjà parlé de lui. Quant à son influence sur le général, nous verrons bien s’il s’en sert pour ou contre nous ! Est-ce un ennemi ? Se vengera-t-il de la désobéissance de Lucie ? Ah ! qu’il me crée toutes les luttes dont l’esprit humain est capable, qu’il entasse toutes les montagnes de l’Atlas entre Lucie et moi, je me sens de force à tout renverser. Lucie déteste le mensonge, elle n’aime de sa religion que ce que j’en peux aimer ; le reste, Dieu le fera retomber en poussière sous les pas de la volonté et le dissipera sous le souffle de l’amour !

Le grand-père s’est levé à dix heures. Nous avons été l’embrasser. Lucie lui a dit, avec un beau rire tendre, que nous étions d’accord sur bien des points. Il nous a bénis, il a marié nos cœurs dans ses bras tremblants. Liens sacrés !… Je n’ai pas voulu me gâter cette journée par une entrevue peut-être désagréable avec le général. Lucie a été du même avis. Elle m’a renvoyé.

« Ne pensons à rien d’inquiétant aujourd’hui, disait-elle ; savourons notre espoir dans le recueillement. Je ne me laisserai tourmenter par personne, moi, je le déclare ! Je chanterai pour le grand-père. Nous lirons, nous ne dirons rien aux autres. Nous rirons tous les deux. Mon père aussi a besoin de calme. Peut-être que demain il ne sera plus du tout pressé de brusquer nos résolutions et les siennes propres. »

Et me voilà, mon père, me voilà seul et tranquille dans mon chalet. Ah ! que n’y suis-je avec toi ! Mais ne viens que quand je te le dirai. Je veux essayer mes forces contre ce prêtre déguisé ; je veux pouvoir te dire : « J’ai été patient ; j’ai été doux et ferme, généreux et sévère… » Je veux faire acte de virilité intellectuelle et morale. Je veux que Lucie soit fière de moi et que tu sois content de ton enfant.

Émile.