Mademoiselle de La Seiglière (RDDM)/4

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Mademoiselle de La Seiglière (RDDM)
Revue des Deux Mondes, période initialetome 8 (p. 517-537).
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MADEMOISELLE

DE LA SEIGLIÈRE.


QUATRIÈME PARTIE.[1]


VIII.


Des semaines, des mois s’écoutèrent. Toujours prêt à partir Bernard ne partit pas. La saison était belle ; il chassa, monta les chevaux du marquis, et finit par se laisser aller au courant de cette vie élégante et facile qui s’appelle la vie de château. Les saillies du marquis lui plaisaient ; bien qu’il conservât encore auprès de Mme de Vaubert un sentiment de vague défiance et d’inexplicable malaise, il avait subi cependant, sans chercher à s’en rendre compte, le charme de sa distinction, de sa grâce et de son esprit. Les repas gais, les vins étaient exquis ; les promenades, à la nuit tombante, sur les bords du Clain ou sous les arbres du parc effeuillé par l’automne, les causeries autour de l’âtre, la discussion, les longs récits, abrégeaient les soirées oisives. Lorsqu’il échappait au marquis quelque aristocratique boutade qui éclatait comme un obus sous les pieds de Bernard, Hélène, qui travaillait sous la lueur, de la lampe à quelque ouvrage d’aiguille, levait sa blonde tête et fermait avec un sourire la blessure que, son père avait faite. Mlle de la Seiglière, qui continuait de croire que ce jeune homme était au château dans une position pénible, humiliante et précaire, n’avait d’autre préoccupation que de la lui faire oublier, et cette erreur valait à Bernard de si doux dédommagemens, qu’il supportait avec une héroïque patience dont il était étonné lui-même les étourderies de l’incorrigible vieillard. D’ailleurs, quoiqu’ils ne s’entendissent sur rien, Bernard et le marquis en étaient arrivés à se prendre d’une espèce d’affection l’un pour l’autre. Le caractère ouvert du fils Stamply, sa nature franche et loyale, son attitude ferme, sa parole brusque et hardie, l’exaltation même de ses sentimens toutes les fois qu’il était question des batailles de l’empire et de la gloire de son empereur, ne répugnaient pas au vieux gentilhomme. D’un autre côté, les chevaleresques enfantillages du grand seigneur agréaient assez au jeune soldat. Ils chassaient ensemble, couraient à cheval, jouaient au billard, discutaient sur la politique, s’emportaient, bataillaient, et n’étaient pas loin de s’aimer. — Ma foi ! pensait le marquis, pour un hussard, fils de manant, ce brave garçon n’est vraiment pas trop mal. — Eh bien ! se disait Bernard, pour un marquis, voltigeur de l’ancien régime, ce vieux bonhomme n’est pas trop déplaisant. — Et le soir en se quittant, le matin en se retrouvant, ils se serraient cordialement la main.

L’automne tirait à sa fin ; l’hiver fit sentir plus vivement encore à Bernard les joies du foyer et les délices de intimité. Depuis son installation au château, on avait cru devoir éloigner par prudence la tourbe des visiteurs. On vivait en famille : les fêtes avaient cessé. Bernard, qui avait passe le précédent hiver dans les steppes hyperborées, ne songea plus à résister aux séductions d’un intérieur aimable et charmant. Il reconnut qu’en fin de compte ces nobles avaient du bon et qu’ils gagnaient à être vus de près ; il se demanda ce qu’il serait devenu, triste et seul, dans ce château désert ; il se dit qu’il manquerait de respect à la mémoire de son père en agissant de rigueur contre les êtres qui avaient égayé la fin de ses jours, et que, puisqu’on ne lui contestait pas ses droits, il devait laisser au temps, à la délicatesse et à la loyauté de ses hôtes, le soin de terminer convenablement cette étrange histoire, sans secousses, sans luttes et sans déchiremens. Bref, en s’abandonnant mollement à la dérive du flot qui le berçait, il ne manqua pas de bonnes raisons pour excuser à ses propres yeux et pour justifier sa faiblesse. Il en était une qui les valait toutes ; ce fut la seule qu’il ne se donna pas.

Le temps fuyait, pour Hélène, léger et rapide ; pour Bernard, rapide et léger. Il n’était pas besoin d’une bien grande perspicacité pour prévoir ce qui s’allait passer outre ces deux jeunes cœurs ; mais notre gentilhomme, qui s’entendait en amour comme en politique, ne devait pas aborder l’idée que son sang pût s’éprendre pour celui de son ancien fermier. D’une autre part, Mme de Vaubert, qui, avec toutes les finesses de l’esprit, n’avait jamais soupçonné les surprises de la passion, ne pouvait pas raisonnablement supposer que la présence de Bernard dût éclipser l’image de Raoul. Mlle de La Seiglière ne le supposait pas davantage. Cette enfant se doutait si peu de l’amour, qu’elle croyait aimer son fiancé ; et, se reconnaissant devant Dieu l’épouse de M. de Vaubert, vis-à-vis de Bernard croyant n’être que généreuse, elle s’abandonnait sans défiance au courant mystérieux qui l’entraînait vers lui.

Elle comparait bien parfois la jeunesse héroïque de celui-ci à l’existence oisive de celui-là ; parfois, à la lecture des-lettres de Raoul, songeant aux lettres de Bernard, elle s’étonnait bien de trouver la tendresse de l’amant moins brûlante et moins exaltée que ne l’était la tendresse du fils ; quand, l’œil étincelant, le front illuminé de magiques reflets, Bernard parlait de gloire et de combats, ou qu’assis auprès d’elle il la contemplait en silence, Hélène sentait bien remuer dans son sein ému quelque chose d’étrange qu’elle n’avait jamais éprouvé en présence de son beau fiancé ; mais comment aurait-elle pu deviner l’amour aux tressaillemens de son être, elle qui, jusqu’alors, avait pris pour l’amour un sentiment tiède et paisible, sans trouble et sans mystère, sans douleur et sans joie ? Enfin, Bernard lui-même s’enivrait à son insu du charme qui l’enveloppait, et c’est ainsi que ces deux jeunes gens se voyaient chaque jour, en toute liberté comme en toute innocence, s’efforçant de se faire oublier l’un à l’autre leur position respective, Hélène redoublant de grâce, Bernard d’humilité, et ne comprenant pas l’un et l’autre que, sous ces adorables délicatesses, l’amour s’était déjà glissé. Cependant il arriva qu’un jour ils en eurent simultanément une vague révélation.

Peu de temps avant l’arrivée de Bernard, par une de ces fantaisies de jeunesse assez familières à la vieillesse du marquis, celui-ci avait fait l’acquisition d’un jeune cheval pur sang limousin qui passait pour indomptable, et que nul encore n’avait pu monter. Hélène l’avait appelé Roland, par allusion sans doute au Roland furieux. Un pauvre diable, qui se donnait pour un centaure, s’étant avisé de vouloir le soumettre, Roland l’avait désarçonné, et le centaure s’était cassé les reins. Dès lors, personne n’avait osé se frotter au rude jouteur, qu’on vantait d’ailleurs à dix lieues à la ronde pour sa merveilleuse beauté et pour la pureté de sa race. Un jour qu’il en était question, Bernard se fit fort de le mater, de le soumettre, et de le rendre en moins d’un mois doux et docile comme un mouton bridé. Mme de Vaubert l’encouragea à le tenter ; le marquis s’efforça de l’en dissuader ; Hélène le supplia de n’en rien faire. Piqué d’honneur, Bernard courut aux écuries et parut bientôt sous le balcon où se tenaient la baronne, M. de La Seiglière et sa fille, en selle sur Roland, magnifique et terrible. Indigné du frein, la bouche écumante, les naseaux en feu et les yeux sanglans, comme une cavale sauvage qui sentirait la sangle et le mors, le superbe animal bondissait avec une incroyable furie, se cabrait, pirouettait et se dressait debout sur ses jarrets d’acier, le tout à la visible satisfaction de Mme de Vaubert, qui semblait prendre le plus vif intérêt à cet exercice, et aux applaudissemens du marquis, qu’émerveillaient la grâce et l’adresse de l’écuyer.

— Ventre-saint-gris ! jeune homme, vous êtes du sang des Lapithes, s’écriait-il en battant des mains.

Quand Bernard rentra dans le salon, il aperçut Hélène plus pâle que la mort. Le reste de la journée, Mlle de La Seiglière ne lui adressa pas un mot ni un regard ; seulement, à la veillée, comme Bernard, qui craignait de l’avoir offensée, se tenait auprès d’elle triste et silencieux, tandis que le marquis et Mme de Vaubert étaient absorbés par une partie d’échecs :

— Pourquoi jouez-vous follement votre vie ? dit à voix basse et froidement Hélène, sans lever les yeux et sans interrompre son ouvrage de broderie.

– Ma vie ? répondit Bernard en souriant ; c’est un bien pauvre enjeu.

— Vous n’en savez rien, dit Hélène.

— Croyez que nul ne s’en soucie, répliqua Bernard d’une tremblante voix.

— Vous n’en savez rien, dit Hélène. D’ailleurs c’est une impiété de disposer ainsi d’un don de Dieu.

— Échec et mat ! s’écria le marquis. Jeune homme, ajouta-t-il en se tournant vers Bernard, je vous répète que vous êtes du sang des Lapithes.

— À la façon dont il s’y prend, dit à son tour Mme de Vaubert, je veux qu’avant huit jours monsieur Bernard soit maître de Roland et te mène comme un agneau.

— Vous ne monterez jamais ce cheval, dit d’un ton de froide et calme autorité Mlle de La Seiglière, les-yeux toujours baissés sur son ouvrage et de manière à n’être entendue que du jeune homme, qui se retira presque aussitôt pour cacher le trouble de son cœur.


IX.


Les choses en étaient là, et rien ne faisait présumer qu’elles dussent prendre de long-temps ni jamais une face nouvelle. Carrément établie, la position de Bernard paraissait inattaquable, et tout ce que le marquis pouvait raisonnablement espérer, c’était qu’il plût à ce jeune homme de n’y rien changer et de s’y tenir. À parler net, le marquis était aux champs. Instinctivement entraîné vers Bernard, il l’aimait ou plutôt il le tolérait volontiers, toutes les fois qu’emporte par la légèreté de son naturel, il oubliait à quel titre le fils Stamply s’asseyait à sa table et à son foyer ; mais aux heures de réflexion, aussitôt qu’écrasé sous le sentiment de la dépendance, il retombait dans le vrai de la situation, le marquis ne voyait plus en lui qu’un ennemi à domicile, une épée de Damoclès suspendue par un fil et flamboyant au-dessus de sa tête. Il y avait pour lui deux Bernard, l’un qui ne lui déplaisait pas, l’autre qu’il aurait voulu voir s’abîmer à cent pieds sous terre. Il n’avait plus, quand il en parlait avec Mme de Vaubert, ces jolies colères et ces charmans emportemens que nous lui voyions autrefois. Ce n’était plus ce marquis pétulant et fringant, rompant à chaque instant son attache, et s’échappant par sauts et par bonds dans les champs de la fantaisie. La réalité l’avait dompté, et si parfois encore il essayait de se dérober, la rude écuyère l’arrêtait court en lui enfonçant dans les flancs ses éperons de fer. Mme de Vaubert était loin elle-même de cette mâle assurance qu’elle avait montrée d’abord. Non qu’elle eût abandonné la partie : Mme de Vaubert n’était point femme à si tôt se décourager mais, quoi qu’elle pût dire pour le rassurer, le marquis la sentit hésitante, incertaine, troublée, irrésolue. Le fait est que la baronne n’avait plus cette confiante intrépidité qui l’avait long-temps soutenue, et qu’elle était long-temps parvenue à faire passer dans le cœur du vieux gentilhomme. En étudiant Bernard, en l’observant de près, en le regardant vivre, elle avait su se convaincre que ce n’était un esprit ni un caractère avec lesquels il fût permis d’entrer en acommodemens ; elle comprenait qu’elle avait affaire à une de ces âmes susceptibles et fières qui imposent des conditions, mais qui n’en reçoivent pas, qui peuvent abdiquer, mais qui ne transigent jamais. Or, comme il s’agissait ici d’une abdication d’un million, il n’était pas vraisemblable que Bernard s’y résignât aisément, quelque désintéressé qu’on le supposât. Mlle de La Seiglière pouvait seule tenter d’accomplir un pareil miracle ; elle seule pouvait consommer l’œuvre de séduction qu’avaient, à l’insu d’elle-même, commencée victorieusement sa beauté, sa grâce et sa jeunesse. Malheureusement Hélène n’était qu’un esprit simple et qu’une âme honnête. Si elle avait le charme qui fait les lions amoureux, elle ignorait l’art de leur limer les dents et de leur rogner les griffes. Par quels détours, par quels enchantemens amener ce noble cœur à devenir, sans qu’il s’en doutât, l’instrument de la ruse et le complice de l’intrigue ? Tel était le secret que tout le génie de Mme de Vaubert s’épuisait vainement à chercher. Ses entretiens avec le marquis n’avaient plus la verve et l’entrain qui les animaient naguère. Ce n’étaient plus ce haut dédain, ce mépris superbe, cette verte allure qui, plus d’une fois peut-être, ont fait sourire le lecteur. Quand le chasseur part le matin, aux premières blancheurs de l’aube, rempli d’ardeur et d’espérance, il aspire l’air à pleins poumons, et trempe avec délices ses pieds dans la rosée des champs et des guérets. À le voir ainsi, le fusil sur l’épaule, escorté de ses chiens, on dirait qu’il marche à la conquête du monde. Cependant, sur le coup de midi, quand les chiens n’ont fait lever ni perdreaux, ni lièvres, et que le chasseur prévoit qu’il rentrera, le soir, au gîte, le carnier vide, sans avoir brûlé une amorce, à moins qu’il ne tire sa poudre aux linots : à travers les ronces qui déchirent ses guêtres, sous le soleil en feu qui tombe d’aplomb sur sa tête, il ne va plus que d’un pas boudeur, et s’assied découragé sous la première haie qu’il rencontre. C’est un peu là l’histoire du marquis et de la baronne. Ils en sont à l’heure de midi sans avoir pris le moindre gibier ; plus à plaindre même que le chasseur, c’est le gibier qui les a pris.

— Eh bien ! madame la baronne ? demandait parfois le marquis en secouant la tête d’un air consterné.

— Eh bien ! marquis, répondait Mme de Vaubert, il faut voir, il faut attendre. Ce Bernard n’est pas précisément le drôle sur lequel nous avions compté. Feinte ou réelle, ça ne manque ni d’une certaine élévation dans les idées ni d’une certaine distinction dans les sentimens. Aujourd’hui tout le monde s’en mêle. Grace aux bienfaits d’une révolution qui a confondu toutes les classes et supprimé toutes les lignes de démarcation, la canaille à la prétention d’avoir le cœur au niveau des nôtres ; il n’est de gens si piètres qui ne se crussent déshonorés, s’ils n’affichaient la fierté d’un Rohan et l’orgueil d’un Montmorency. Cela fait pitié, mais cela est. Ces gens-là finiront par blasonner leur crasse et par avoir des armoiries.

— Toujours est-il, madame la baronne, ajoutait le marquis, que nous jouons un vilain jeu, et que nous n’avons même pas la chance pour excuse ; grâce à vos conseils, je suis en passe de perdre du même coup ma fortune et mon honneur. C’est trop de deux ! Comment finira cette comédie ? Vous me répétez sans cesse que nous tenons notre proie ; c’est, par Dieu bien plutôt notre proie qui nous tient. C’est un rat que nous avons emprisonné dans un fromage de Hollande.

— Il faut voir, il faut attendre, répétait Mme de Vaubert. Henri IV n’a pas conquis son royaume en un jour.

— Il l’a conquis à cheval, à la pointe d’une épée sans tache.

— Vous oubliez la messe.

— C’était une messe basse ; celle que j’entends dure depuis trois mois, et je n’en suis encore qu’à l’Introit.

Quoi qu’il lui en coûtât de mettre des étrangers dans le secret de cette aventure, qui n’était d’ailleurs un secret pour personne, quelque répugnance qu’il éprouvât à se commettre avec des gens de loi, le marquis en était arrivé à un tel état de perplexité, qu’il se décida à prendre l’avis d’un célèbre jurisconsulte qui florissait alors à Poitiers, où il passait pour le d’Aguesseau de l’endroit. M. de La Seiglière doutait encore de la validité des droits de son hôte ; il se refusait à croire qu’un législateur, fût-il Corse, eût poussé l’iniquité au point d’encourager et de légitimer des prétentions si exorbitantes. Au risque de perdre sa dernière espérance, il fit appeler un matin dans son cabinet le d’Aguesseau poitevin, et lui expliqua nettement la chose, à cette fin de savoir s’il était un moyen honnête de se débarrasser de Bernard, ou du moins de l’amener forcément à une transaction qui ne compromettrait ni l’honneur ni la fortune de sa race. Ce célèbre jurisconsulte, il se nommait Des Tournelles, était un petit vieillard fin, spirituel et goguenard, d’une bonne noblesse de robe, à ce titre estimant peu la noblesse d’épée et n’aimant point en particulier les La Seiglière, qui avaient de tout temps traité de bourgeoisie les fourrures et les mortiers. En outre, il avait gardé mémoire d’une rencontre dans laquelle notre gentilhomme l’avait reçu du haut en bas, incident sans portée qui remontait à plus de trente ans, depuis plus de trente ans oublié de l’offenseur, mais dont le souvenir saignait encore au cœur de l’offensé. M. Des Tournelles fut secrètement charmé de voir le marquis dans un si mauvais cas. Après avoir approfondi l’affaire, après s’être assuré qu’aux termes mêmes de l’acte de donation passé entre le vieux Stamply et son ancien maître, les droits du donataire étaient révoqués dans leur intégrité par le seul fait de l’existence du fils du donateur, il prit un malin plaisir à démontrer au gentilhomme que non seulement la loi ne lui offrait aucun moyen d’expulser Bernard, mais encore qu’elle autorisait celui-ci à le mettre lui et sa fille, littéralement à la belle étoile. Le vieux renard ne s’en tint pas là. Sous forme d’argumentation, il défendit le principe qui réintégrait Bernard dans la propriété de son père ; il développa la pensée du législateur ; il soutint qu’en ceci, loin d’être inique, ainsi que l’affirmait M. de La Seiglière, la loi n’était que juste, prévoyante, sage et maternelle. Vainement le marquis se récria, vainement il accusa la république d’exaction, de violence et d’usurpation, vainement il essaya d’établir qu’il tenait ses biens non de la libéralité, mais de la probité de son ancien fermier, vainement enfin il tenta encore une fois de s’esquiver par les mille et un détours qu’il connaissait si bien ; le légiste lui prouva poliment qu’en s’appropriant les biens territoriaux des émigrés, la république n’avait fait qu’user d’un droit légitime, et qu’en lui restituant le domaine de ses pères, son ancien fermier n’avait fait qu’accomplir un acte de munificence. Sous prétexte d’éclairer la question, il écrasa complaisamment le grand seigneur sous la générosité du vieux gueux. Doué d’une inépuisable faconde, les paroles s’échappaient de sa bouche comme d’un carquois une nuée de flèches, si bien que le pauvre marquis, criblé de piqûres et pareil à un homme qui se serait jeté étourdiment dans un essaim d’abeilles, suait à grosses gouttes et s’agitait dans son fauteuil, maudissant l’idée qu’il avait eue de faire venir cet impitoyable bavard, et n’ayant même pas la ressource de l’emportement et de la colère, tant le bourreau s’y prenait avec grâce, politesse et dextérité. Il y eut un instant où, poussé à bout :

— Assez ! monsieur, assez ! s’écria-t-il ; ventre-saint-gris ! vous abusez, ce me semble, de l’érudition et de l’éloquence. Je suis suffisamment instruit, et ne désire pas, en savoir davantage.

— Monsieur le marquis, répliqua sévèrement le madré vieillard, qui prenait goût au jeu et ne devait lâcher la partie qu’après s’être gorgé du sang de sa victime, je suis ici le médecin de votre fortune et votre honneur, et je me croirais indigne de la confiance que vous m’avez témoignée en ce jour, si je n’y répondais par une franchise pour le moins égale. Le cas est grave ; ce n’est ni avec des restrictions de votre part, ni avec des ménagemens de la mienne que vous pouvez espérer en sortir.

Ces derniers mots tombèrent comme une rosée bienfaisante sur le cœur ulcéré du marquis.

— Ah ça ! monsieur, demanda-t-il d’un air hésitant et soumis, tout n’est donc pas désespéré ?

— Non sans doute, répondit en souriant le rusé Des Tournelles pourvu toutefois que vous vous résigniez à tout avouer et à tout entendre. Je vous le répète, monsieur le marquis, vous ne devez voir en moi qu’un médecin venu pour étudier votre mal et pour tenter de le guérir.

Amolli par la crainte, alléché par l’espoir, encouragé d’ailleurs par l’apparente bonhomie sous laquelle le vieux serpent cachait ses perfides desseins, le marquis se laissa aller à des épanchemens exagérés. Pour nous en tenir à la comparaison du jurisconsulte, il lui arriva ce qui arrive aux gens qui, après avoir passé leur vie à se railler de la médecine, se jettent aveuglément entre les bras des médecins aussitôt qu’ils ont cru sentir à leur chevet le souffle glacé de la mort. À part quelques détails qu’il crut devoir omettre, il dit tout, son retour l’arrivée de Bernard, et de quelle façon ce jeune homme était installé au château. Poussé par le diabolique Des Tournelles, qui l’interrompait çà et là en s’écriant : – Très bien ! c’est très bien ! c’est moins grave que je ne l’avais d’abord imaginé ; du courage, monsieur le marquis ! cela va bien, nous en sortirons, il mit sa position à nu et se déshabilla, c’est le mot, tandis que, le menton appuyé sur le bec à corbin de sa canne, le vieux roué étouffait de joie dans sa peau de voir l’orgueilleux gentilhomme étaler ses infirmités et découvrir sans pudeur les plaies de son égoïsme et de son orgueil. Quand celui-ci fut au bout de ses confidences, M. Des Tournelles prit un air soucieux et hocha tristement la tête.

— C’est grave, dit-il, c’est très grave ; c’est plus grave que je ne le croyais tout à l’heure. Monsieur le marquis, il ne faut pas vous dissimuler que vous êtes dans la plus fâcheuse position où se soit jamais trouvé gentilhomme d’aucun temps et d’aucun pays. Vous n’êtes plus chez vous. Ce n’est pas vous qui tolérez Bernard, c’est lui qui vous tolère. Vous êtes à sa merci ! vous dépendez d’un de ses caprices. Ce garçon peut, d’un jour à l’autre, vous signifier votre congé. C’est grave, c’est très grave, c’est excessivement grave.

— Je le sais pardieu bien que c’est grave ! s’écria le marquis avec humeur ; vous me répéterez cela cent fois, que vous ne m’apprendra rien de nouveau.

— Je n’ignore pas, poursuivit tranquillement M. Des Tournelles sans s’arrêter à l’interruption du marquis, je suis loin d’ignorer que ce jeune homme à tout intérêt à vous conserver sous son toit, vous et votre aimable fille ; je sais qu’il se procurerait difficilement des hôtes aussi distingués et qui lui fissent plus d’honneur. Je vais plus loin : je prétends qu’il est de son devoir de chercher à vous retenir ; je soutiens que la piété filiale lui commande impérieusement de vous enchaîner à sa fortune. Vous avez été si bon pour son père ! On a dit avec raison que ce vieillard s’était enrichi en se dépouillant, tant vous l’avez entouré, sur la fin de ses jours, d’attentions, de soins, de tendresse et d’égards ! Spectacle charmant ! Il est beau de voir ainsi la main qui donne vaincue en générosité par la main qui reçoit. Quoique je n’aie pas l’avantage de connaitre M. Bernard, je ne doute point de ses pieuses dispositions ; jusqu’à présent, tout révèle en lui un noble cœur, un esprit élevé, une ame reconnaissante. Mais, outre qu’il ne convient pas qu’un La Seiglière accepte une condition humiliante, la vie est semée d’écueils contre lesquels viennent nécessairement se briser tôt ou tard les intentions les plus pures et les résolutions les plus honnêtes. Bernard est jeune ; il se mariera, il aura des enfans. Monsieur le marquis, je vous dois la vérité : c’est tout ce qu’on peut imaginer de plus grave.

— Que diable ! monsieur, s’écria M. de La Seiglière, qui sentait son sang lui chauffer les oreilles, je vous ai fait venir, non pour calculer la profondeur de l’abîme où je suis tombé, mais pour m’indiquer un moyen d’en sortir. Commencez par m’en tirer, vous le mesurerez ensuite.

— Permettez, monsieur, permettez, répliqua M. Des Tournelles ; avant de vous tendre une échelle, il est bon pourtant que je sache de quelle longueur il vous la faut. Monsieur le marquis, l’abîme est profond… Quel abîme !… Si vous en revenez, vous pourrez vous flatter, comme Thésée, d’avoir vu les sombres bords. Et quelle histoire, monsieur, que la vôtre ! quels bizarres jeux du sort ! quelles étranges vicissitudes ! Le marquis de La Seiglière, un des plus grands noms de l’histoire, un des premiers gentilshommes de France, rappelé de l’exil par un de ses vieux serviteurs ! Ce digne homme qui se dépouille pour enrichir son seigneur d’autrefois ! Ce fils qu’on croyait mort et qui revient un beau matin pour réclamer son héritage ! C’est un drame, c’est tout un roman ; nous n’avons rien de plus intéressant dans les annales judiciaires. Convenez, monsieur le marquis, que vous avez été bien surpris en voyant apparaître devant vous ce jeune guerrier, tué à la bataille de la Moskowa ! Quoique son retour dût jeter quelque trouble dans votre existence, je jurerais que ça ne vous a pas été désagréable de voir vivant et bien portant le fils de votre bienfaiteur.

— Au fait, monsieur, au fait ! s’écria le marquis, près d’éclater et plus rouge qu’une pivoine. Savez-vous un moyen de me tirer de là ?

— Vertu-dieu ! monsieur le marquis, s’écria l’impitoyable vieillard, il faudra bien que nous en trouvions un. Vous ne pouvez pas rester dans un si cruel embarras. Il ne sera pas dit qu’un marquis de La Seiglière et sa fille auront vécu à la charge du fils de leur ancien fermier, exposés chaque jour à se voir renvoyés honteusement, comme des locataires qui n’auraient pas payé leur terme. Cela ne doit pas être, cela ne sera pas.

À ces mots, M. Des Tournelles parut se plonger dans une méditation savante. Il resta bien un bon quart d’heure. À tracer avec le bout de sa canne des ronds sur le parquet, ou, le nez en l’air, à regarder les moulures du plafond, tandis que le marquis l’examinait en silence avec une anxiété impossible à décrire, mais facile à comprendre, cherchant à lire sa destinée sur le front de ce diable d’homme, et passant tour à tour du découragement à l’espoir, selon l’expression inquiète ou souriante que le perfide Des Tournelles donnait au jeu de sa physionomie.

— Monsieur le marquis, dit-il enfin, la loi est formelle ; les droits du fils Stamply sont incontestables. Cependant, comme il n’est rien en droit qui ne puisse être contesté, j’ai la conviction qu’avec beaucoup de ruse et d’adresse vous pourrez réussir à faire débouter le fils Stamply de ses prétentions. Mais voici le diable ! pour en venir là, il faudra recourir aux subtilités de la loi, et vous, marquis de La Seiglière, vous ne consentirez jamais à vous engager dans les détours de la chicane.

— Jamais, monsieur, jamais répliqua le marquis avec fierté ; mieux vaut sauter par la fenêtre que d’essuyer la boue des escaliers.

— J’en étais sûr, reprit M. Des Tournelles. Ces sentimens sont trop chevaleresques pour que je veuille les combattre. Permettez-moi seulement de vous faire observer qu’il s’agit du domaine de vos ancêtres, d’un million de propriétés, de l’avenir de votre fille et des destinées de votre race. Tout cela est à prendre en quelque considération. Je ne parle pas de vous, monsieur le marquis ; vous avez le cœur le plus désintéressé qui ait jamais battu dans une poitrine humaine, et la ruine ne vous effraie moins qu’une tache à votre blason. La misère ne vous fait pas peur ; vous vivriez au besoin de racines et d’eau claire. C’est noble, c’est grand, c’est beau, c’est héroïque ! Je vous vois déjà reprenant sans pâlir le chemin de la pauvreté. À ce tableau, mon cœur s’émeut et mon imagination s’exalte, car, on l’a dit avec raison le plus magnifique spectacle qui se puisse voir, est la lutte de l’homme fort aux prises avec l’adversité. Mais votre fille, monsieur, votre fille, car vous êtes père, monsieur le marquis ! s’il vous plaît d’accepter le rôle d’Œdipe, imposerez-vous à cette aimable enfant la tâche d’Antigone ? Que dis-je ! aussi impitoyable qu’Agamemnon, la sacrifierez-vous, nouvelle Iphigénie, sur l’autel de l’orgueil, à l’égoïsme de l’honneur ? Je conçois qu’il vous répugne de traîner votre nom devant les tribunaux, et d’arracher par ruse à la justice la consécration de vos droits. Cependant, songez-y, un million de propriétés ! Monsieur le marquis, vous êtes bien ici, ce luxe héréditaire vous sied à ravir et vous va comme un gant. Et puis, voyons, entre vous et moi, est-il plus honteux de chercher à frapper son adversaire au défaut de la loi, qu’il ne l’était autrefois, entre chevaliers, de se viser, la lance au poing, au joint de la visière et au défaut de la cuirasse ?

— Allons, monsieur, dit le marquis après quelques instans d’hésitation silencieuse, si vous croyez pouvoir répondre du succès, par dévouement aux intérêts de ma chère et bien-aimée fille, je me résignerai à vider jusqu’à la lie le calice des humiliations.

— Triomphe de l’amour paternel ! s’écria M. Des Tournelles. Ainsi, c’est convenu, nous plaidons. Il ne nous reste plus qu’à trouver par quelles délicatesses nous arriverons à dépouiller légalement de ses droits légitimes le fils du bonhomme qui vous donné tous ses biens.

— Ventre-saint-gris ! monsieur, entendons-nous ! s’écria le vieux gentilhomme, qui, en moins d’une seconde, rougit et pâlit de honte et de colère. Ce n’est point là ce que je demande. Je crois qu’il est de mon devoir de transmettre intact à ma fille le domaine de ses ancêtres ; mais, vive Dieu ! je ne prétends pas dépouiller ce jeune homme : je lui ferai un sort ; rien ne me coûtera pour lui assurer une existence honorable et facile.

— Ah ! noble, noble cœur ! dit M. Des Tournelles avec un attendrissement si parfaitement joué, que M. de La Seiglière en fut tout attendri lui-même. Voici pourtant ces grands seigneurs qu’on accuse d’égoïsme et d’ingratitude ! Allons, puisque vous l’exigez, nous ferons quelque chose pour le hussard. D’ailleurs, nous dirons cela en plein tribunal ; pour peu que notre avocat sache en tirer parti, ça produira un bon effet sur l’esprit des juges.

À ces mots, M. Des Tournelles, ayant demandé quelques instans de réflexion pour trouver, ainsi qu’il l’avait dit lui-même, le défaut de la loi, parut encore une fois s’abîmer dans une méditation profonde. Au bout de dix minutes, il en sortit radieux, le visage épanoui et la bouche souriante : ce que voyant, M. de La Seiglière ressentit la joie d’un homme qui, sous le coup d’un arrêt de mort, s’entend condamner aux galères à perpétuité.

— Eh bien ! monsieur ? demanda-t-il.

— Eh bien ! monsieur le marquis, répondit M. Des Tournelles en prenant tout d’un coup un air piteux et consterné, vous êtes perdu, perdu sans ressource, perdu sans espoir. Tout considéré, tout pesé, tout calculé, plaider serait un pas de clerc : vous y compromettriez votre réputation sans y sauver votre fortune. Je me ferais fort de tourner la loi et de vous arracher aux étreintes de l’article 960 du chapitre des donations ; avec le code, il y a toujours moyen de s’arranger. Malheureusement, les termes de l’acte qui vous a réintégré dans vos biens sont trop nets, trop précis et trop explicites, pour qu’il soit permis, avec la meilleure volonté du monde, d’en altérer et d’en dénaturer le sens ; un avoué lui-même y perdrait sa peine et son temps. Le vieux Stamply ne vous a fait don de sa fortune qu’avec la conviction que son fils était mort ; le fils vit : donc, le père ne vous a rien donné. Tirez-vous de là. – Mais je voudrais bien savoir, s’écria-t-il d’un air vainqueur, pourquoi nous nous amusons, vous et moi, à chercher si loin un dénouement fâcheux, s’il n’était impossible, lorsque nous en avons un là, tout près, sous la main, honorable autant qu’infaillible. Pour peu que vous possédiez nos auteurs comiques, vous n’êtes pas sans avoir remarqué sans doute que toutes les comédies finissent par un mariage, si bien qu’il semble que le mariage ait été spécialement institué pour l’agrément et pour l’utilité des poètes. Le mariage, monsieur le marquis ! c’est le grand ressort, c’est le Deus ex machina, c’est l’épée d’Alexandre tranchant le nœud gordien. Voyez Molière, voyez Rognard, voyez les tous : comment sortiraient-ils de leurs inventions, s’ils n’en sortaient par un mariage ? Dans toutes comédies, qui rapproche les familles divisées ? qui termine les différents ? qui clôt les procès, éteint les haines, met fin aux amours ? Le mariage, toujours le mariage. Eh ! vertu-dieu ! s’il est vrai que le théâtre soit la peinture et l’expression de la vie réelle, qui nous empêche, nous aussi, de finir par un mariage ? Mlle de La Seiglière est jeune, on la dit charmante ; de son côté, M. Bernard est jeune encore et, dit-on, passablement tourné. Mariez-moi ces deux jeunesses : Molière lui-même, à cette aventure, n’eût pas cherché un autre dénouement.

À ces mots, malgré la gravité de la situation, le marquis fut pris d’un tel accès d’hilarité, qu’il resta près de cinq minutes à se tenir les côtes et à se tordre dans son fauteuil en riant aux éclats.

— Par Dieu ! monsieur, s’écria-t-il enfin, depuis deux heures que vous me tenez sur la sellette, vous me deviez ce petit dédommagement. Répétez-moi cela, je vous prie.

— J’ai l’honneur de vous répéter, monsieur le marquis, repartit le malin vieillard avec un imperturbable sang-froid, que le seul moyen de concilier en cette affaire le soin de votre réputation et celui de vos intérêts est d’offrir Mlle de La Seiglière en mariage au fils de votre ancien fermier.

Pour le coup, le marquis n’y tint plus. Il se renversa sur son fauteuil, se leva, fit deux fois le tour de la chambre, et vint se rasseoir, en proie aux convulsions de ce rire maladif qu’excite le chatouillement. Quand il se fut un peu calmé :

— Monsieur, s’écria-t-il, on m’avait bien dit que vous étiez un habile homme, mais j’étais loin de vous soupçonner de cette force-là. Ventre-saint-gris ! comme vous y allez ! Quel coup d’œil prompt et sûr ! quelle façon d’arranger les choses ! Pour en être, à votre âge, arrivé à ce point de savoir et d’érudition, il faut qu’on vous envoyé bien jeune à l’école. Monsieur votre père était sans doute procureur. Vous auriez rendu des points à Bartole, et maître Cujas n’eût pas été digne de serrer le nœud de votre catogan. Vive Dieu ! quel puits de science ! Mme Des Tournelles, quand vous la promenez le dimanche à Blossac, doit porter un peu haut la tête. — Monsieur le jurisconsulte, ajouta-t-il en changeant brusquement de ton, vous avez oublié que je vous ai fait appeler pour vous demander une consultation, et non pas un conseil.

— Mon Dieu ! monsieur le marquis, reprit sans s’émouvoir M. Des Tournelles, je comprends parfaitement qu’une pareille proposition révolte vos nobles instincts. Je me mets à votre place ; j’accepte toutes vos répugnances, j’épouse toutes vos rébellions. Cependant, pour peu que vous daigniez y réfléchir, vous comprendrez à votre tour qu’il est des nécessités auxquelles l’orgueil le plus légitime est obligé parfois de se plier.

— Brisons là, monsieur, dit le marquis d’un ton sévère qui n’admettait pas de réplique, ce qui n’empêcha pas le vieux fourbe de répliquer.

— Monsieur le marquis, reprit-il avec fermeté, le sincère intérêt, les vives sympathies que m’inspire votre position, le respectueux attachement que j’ai voué de tout temps à votre illustre famille, la franchise et la loyauté bien connues de mon caractère, tout me fait une loi d’insister ; j’insisterai, dusse-je, pour prix de mon dévouement, encourir vos railleries ou votre colère. Je suppose qu’un jour le pied vous manque et que vous tombiez dans le Clain : ne serait-il pas criminel devant Dieu et devant les hommes, celui qui, pouvant vous sauver, ne vous tendrait pas une main secourable ? Eh bien vous êtes tombé dans un gouffre cent fois plus profond que le lit de notre rivière, et je croirais faillir à tous mes devoirs, si je n’employais, au risque de vous blesser et de vous meurtrir, tous les moyens humainement possibles pour essayer de vous en arracher.

— Eh ! monsieur, s’écria le marquis, si c’est leur bon plaisir, laissez les gens se noyer en paix. Mieux vaut se noyer proprement dans une eau pure et transparente que de se retenir au déshonneur et de se cramponner à la honte.

— Ces sentimens vous honorent ; je reconnais là le digne héritier d’une race de preux. Je crains seulement que vous ne vous exagériez les dangers d’une mésalliance. Il faut bien reconnaître qu’à tort ou à raison, les idées se sont singulièrement modifiées là-dessus. Monsieur le marquis, les temps sont durs. Quoique restaurée, la noblesse s’en va ; sous le factice éclat qu’on vient de lui rendre, elle a déjà la mélancolie d’un astre qui pâlit et décline. J’ai la conviction qu’elle ne pourra retrouver son antique splendeur qu’en se retrempant dans la démocratie, qui déborde de toutes parts. J’ai mûrement réfléchi sur notre avenir, car, moi aussi, je suis gentilhomme, et ce qui prouve à quel point je suis pénétré de la nécessité où nous sommes de nous allier à la canaille, c’est que je me suis résigné tout récemment à marier ma fille aînée à un huissier. Que voulez-vous ? Il en est aujourd’hui de l’aristocratie comme de ces métaux précieux qui ne peuvent se solidifier qu’en se combinant avec un grain d’alliage. Dans notre époque, une mésalliance n’est autre chose qu’un pare-à-tonnerre. Déroger, c’est prendre un point d’appui, c’est se prémunir contre la tempête. Il se prépare à cette heure un jeu de bascule curieux à observer : avant qu’il soit vingt ans, le gentilhomme bourgeois aura remplacé le bourgeois gentilhomme. Voulez-vous, monsieur le marquis, connaître toute ma pensée ?

— Je n’y tiens pas, dit le marquis.

— Je vais donc vous la dire, reprit avec assurance l’abominable petit vieillard. Grâce à votre grand nom, à votre grande fortune, à votre grand esprit, grâce enfin à vos grandes manières, il se trouve naturellement que vous êtes peu aimé dans le pays. Vous avez des ennemis : quel homme supérieur n’en a pas ? Plaignons l’être assez déshérité de la terre et du ciel pour n’en point avoir au moins deux ou trois. À ce compte, vous en avez beaucoup ; pourrait-il en être autrement ? Vous n’êtes pas populaire : quoi de plus simple, la popularité n’étant en toutes choses que le cachet de la sottise et la couronne de la médiocrité ? Bref, vous avez l’honneur d’être haï.

— Monsieur !…

— Trêve de modestie ! on vous hait. Vous servez de point de mire aux boulets rames d’un parti cauteleux dont l’audace grandit chaque jour, et qui menace de bientôt devenir la majorité de la nation. Je me garderai bien de vous rapporter les basses calomnies que ce parti sans foi ni loi ne se lasse point de répandre, comme un venin, sur votre noble vie. Je sais trop quel respect vous est dû pour que je consente jamais à me faire l’écho de ces lâches et méchans propos. On vous blâme hautement d’avoir déserté la patrie au moment où la patrie était en danger ; on vous accuse d’avoir porté les armes contre la France.

— Monsieur, répliqua M. de La Seiglière avec une vertueuse indignation, je n’ai jamais porte les armes contre personne.

— Je le crois, monsieur le marquis, j’en suis sûr ; tous les honnêtes gens en sont convaincus comme moi ; malheureusement les libéraux ne respectent rien, et les honnêtes gens sont rares. On se plaît à vous signaler comme un ennemi des libertés publiques ; le bruit court que vous détestez la charte ; on insinue que vous tendez à rétablir dans vos domaines la dîme, la corvée et quelque autre droit du seigneur. On assure que vous avez écrit à sa majesté Louis XVIII pour lui conseiller d’entrer dans la chambre des députés éperonné, botté, le fouet au poing, comme Louis XIV dans son parlement ; on affirme que vous fêtez chaque année le jour anniversaire de la bataille de Waterloo ; on vous soupçonne d’être affilié à la congrégation des jésuites ; enfin on va jusqu’à dire que vous insultez ostensiblement à la gloire de nos armées en attachant chaque jour à la queue de votre cheval une rosette tricolore. Ce n’est pas tout, car la calomnie ne s’arrête pas en si beau chemin : on prétend que le vieux Stamply a été victime d’une captation indigne, et que, pour prix de ses bienfaits, vous l’avez laissé mourir de chagrin. Je ne voudrais pas vous effrayer ; cependant je dois vous avouer qu’au point où en sont les choses, si une seconde révolution éclatait, et Dieu seul peut savoir ce que l’avenir nous réserve, il faudrait encore une fois vous empresser de fuir, sinon, monsieur le marquis, je ne répondrais pas de votre tête.

— Savez-vous bien, monsieur, que c’est une infamie ? s’écria M. de La Seiglière, à qui les paroles du satanique vieillard venaient de mettre la puce à l’oreille ; savez-vous que ces libéraux sont d’affreux coquins ? Moi, l’ennemi des libertés publiques ! Je les adore, les libertés publiques ; et comment m’y prendrais-je pour détester la charte ? je ne la connais pas. Les jésuites ! mais, ventre-saint-gris ! je n’en vis jamais la queue d’un. Le reste à l’avenant ; je ne daignerai pas répondre à des accusations qui partent de si bas. Quant à une seconde révolution, ajouta gaiement le marquis comme les poltrons qui chantent pour se rassurer, j’imagine, monsieur, que vous voulez rire.

— Vertu-dieu ! monsieur, je ne ris point, répliqua vivement M. Des Tournelles. L’avenir est gros de tempêtes ; le ciel est chargé de nuages livides ; les passions politiques s’agitent sourdement ; le sol est miné sous nos pas. En vérité, je vous le dis, si vous ne voulez être surpris par l’ouragan, veillez, veillez sans cesse, prêtez l’oreille à tous les bruits, soyez nuit et jour sur vos gardes, n’ayez ni repos, ni trêve, ni répit, et puis tenez vos malles prêtes, afin de n’avoir plus qu’à les fermer au premier coup de tonnerre qui partira de l’horizon.

M. de La Seiglière pâlit, et regarda M. Des Tournelles avec épouvante. Après avoir joui quelques instans de l’effroi qu’il venait de jeter dans le cœur de l’infortuné :

— Sentez-vous maintenant, monsieur le marquis, l’opportunité d’une mésalliance ? Commencez-vous d’entrevoir qu’un mariage entre le fils Stamply et Mlle de La Seiglière serait, de votre part, un acte de politique haute et profonde ? Comprenez-vous qu’ainsi faisant, vous changez la face des choses ? On vous soupçonne de haïr le peuple ; vous donnez votre fille au fils d’un paysan. On vous signale comme un ennemi de notre jeune gloire ; vous adoptez un enfant de l’empire. On vous accuse d’ingratitude ; vous mêlez votre sang à celui de votre bienfaiteur. Ainsi, vous confondez la calomnie, vous désarmez l’envie, vous ralliez à vous l’opinion, vous vous créez des alliances dans un parti qui veut votre ruine, vous assurez contre la foudre votre tête et votre fortune ; enfin, vous achevez de vieillir au sein du luxe et de l’opulence, heureux, tranquille, honoré, à l’abri des révolutions.

— Monsieur, dit le marquis avec dignité, s’il en est besoin, ma fille et moi, nous monterons sur l’échafaud. On peut répandre notre sang mais on ne le souillera pas, tant qu’il coulera dans nos veines. Nous sommes prêts ; la noblesse de France a prouvé. Dieu merci ! qu’elle savait mourir.

— Mourir n’est rien, vivre est moins facile. Si l’échafaud était dressé à votre porte, je vous prendrais par la main et vous dirais : — Montez au ciel ! mais d’ici là, monsieur le marquis, que de mauvais jours à passer ! Songez…

— Pas un mot de plus, je vous prie, dit M. de La Seiglière en tirant du gousset de sa culotte de satin noir une petite bourse de filet qu’il glissa furtivement entre les doigts de M. Des Tournelles. – Vous m’avez singulièrement diverti, ajouta le marquis ; il y a long-temps que je n’avais ri de si bon cœur.

— Monsieur le marquis, répliqua M. Des Tournelles en laissant tomber négligemment la bourse sur le parquet, je suis suffisamment récompensé par l’honneur que vous m’avez fait en me jugeant digne de votre confiance ; d’ailleurs, s’il est vrai que j’aie réussi à vous faire rire dans la position où vous êtes, c’est mon triomphe le plus beau, et je reste votre obligé. Toutes les fois qu’il vous plaira de recourir à mes faibles lumières, sur un mot de vous je viendrai, trop heureux si comme aujourd’hui je puis faire descendre dans votre esprit quelque confiance et quelque sérénité.

— Vous êtes trop bon mille fois.

— Comment donc ! vous avez beau ne plus être ici chez vous, et n’avoir désormais en propre ni château, ni parc, ni forêt, ni domaine, pas même un pauvre coin de terre à vous où vous puissiez dresser votre tente, vous êtes encore et serez toujours pour moi le marquis de La Seiglière, plus grand peut-être dans l’infortune que vous ne le fûtes jamais au faite de la prospérité. Je suis fait ainsi ; l’infortune me séduit, l’adversité m’attire. Si mes opinions politiques me l’avaient permis, j’aurais accompagné Napoléon à Sainte-Hélène. Veuillez croire que mon dévouement et mon respect vous suivront partout, et que vous trouverez en moi un fidèle courtisan du malheur.

— De votre côté, monsieur, soyez persuadé que votre respect et votre dévouement me seront d’un bien précieux secours et d’une bien douce consolation, répondit le marquis en tirant le cordon d’une sonnette.

M. Des Tournelles s’était levé. Près de se retirer, il s’arrêta à promener autour de lui un regard complaisant et à considérer dans tous ses détails le luxe de l’appartement où il se trouvait.

— Séjour délicieux ! réduit enchanté ! murmura-t-il comme en se parlant à lui-même. Tapis d’Aubusson, damas de Gênes, porcelaine de Saxe, meubles de Boule, cristaux de Bohême, tableaux de prix, objets d’art, fantaisies charmantes. Monsieur le marquis, vous êtes ici comme un roi. Et ce parc ! c’est un bois, ajouta-t-il en s’approchant d’une croisée. Vous devez, au printemps, du coin de votre feu, entendre chanter la nuit le rossignol.

En cet instant, la porte du salon s’ouvrit, et un valet parut sur le seuil.

— Jasmin, dit M. de La Seiglière en poussant du pied la bourse qui gisait encore sur le tapis et laissait voir le jaune métal, reluisant à travers les mailles du filet comme les écailles d’un poisson doré, ramassez ceci ; c’est un présent que vous fait M. Des Tournelles. Adieu, monsieur Des Tournelles, adieu. Mes complimens à votre épouse. Jasmin, reconduisez monsieur ; vous lui devez une politesse.

Cela dit, il tourna le dos sans plus de façon, s’enfonça sous un double rideau dans l’embrasure d’une fenêtre, et colla son front sur la vitre. Il croyait déjà le Des Tournelles hors du château, quand tout d’un coup l’exécrable vieillard qui s’était glissé comme un aspic, se dressa sur la pointe des pieds, et la bouche à fleur d’oreille :

— Monsieur le marquis… dit-il à demi-voix et d’un air mystérieux.

— Comment, s’écria M. de La Seiglière en se retournant brusquement, monsieur, c’est encore vous !

— Un dernier avis, il est bon. Le cas est grave : voulez-vous en sortir ? mariez votre fille à Bernard.

Là-dessus, envoyé par le marquis à tous les diables, M. Des Tournelles fit volte-face, et suivi de Jasmin, qui se confondait en salutations, la canne sous le bras, souriant et se frottant les mains, il s’esquiva, joyeux comme une fouine qui sort d’un poulailler enivrée de carnage et se pourléchant les babines.

Ainsi, tout en ayant l’air de n’y pas toucher ou de n’y toucher que pour les guérir, le Des Tournelles n’avait fait qu’envenimer et mettre à vif les blessures de sa victime ; ainsi M. de La Seiglière, qui auparavant se sentait déjà bien malade, venait d’acquérir la certitude que sa maladie était mortelle et qu’il n’en reviendrait pas. Tel fut le beau résultat de cette consultation mémorable : un marquis se noyait ; un jurisconsulte qui passait par là lui prouva qu’il était perdu et lui mit une pierre au cou, après l’avoir durant deux heures, sous prétexte de le sauver, traîné et roulé dans la vase.

Or, le cœur du marquis n’était pas le seul tourmenté dans la vallée du Clain. Sans parler de Mme de Vaubert, qui n’était pas précisément rassurée sur le dénouement de son entreprise, Hélène et Bernard avaient, chacun de son côté, perdu le repos et la sérénité de leur ame. Depuis long-temps déjà, Mlle de La Seiglière s’interrogeait avec inquiétude. Pourquoi dans aucune de ses lettres à M. de Vaubert n’avait-elle osé parler de la présence de Bernard ? Sans doute elle avait craint s’attirer les railleries du jeune baron, qui n’avait jamais pu tolérer le vieux Stamply ; mais pourquoi vis-à-vis de Bernard, toutes les fois qu’il s’était agi du fils de la baronne, n’avait-elle jamais osé parier de son union prochaine avec lui ? Parfois il lui semblait qu’elle les trompait l’un et l’autre. D’où venait ce vague effroi ou cette morne indifférence qu’elle ressentait depuis quelque temps à la pensée du retour de Raoul ? D’où venait aussi que ses lettres qui l’avaient distraite d’abord, sinon charmée, ne lui apportaient plus qu’un profond et mortel ennui ? D’où venait enfin le sentiment de lassitude qui l’accablait chaque fois qu’il fallait y répondre ? À toutes ces questions, sa raison s’égarait. Ce n’était pas seulement ce qui se passait en elle qui la troublait ainsi ; elle comprenait instinctivement qu’il s’agitait autour d’elle quelque chose d’équivoque et de mystérieux. La tristesse de son père, le brusque éloignement de Raoul, son absence prolongée, l’attitude de la baronne, tout alarmait cette conscience timorée qu’un souffle aurait suffi à ternir. L’éclat de ses joues pâlit : ses beaux yeux se cernèrent ; son aimable humeur s’altéra. Pour s’expliquer le trouble et le malaise qu’elle éprouvait auprès de Bernard, elle s’efforça de le haïr ; elle reconnut que c’était depuis l’arrivée de cet étranger qu’elle avait perdu le calme et la limpidité de ses jeunes années ; elle l’accusa dans son cœur d’accepter trop humblement l’hospitalité d’une famille que son père avait dépouillée ; elle se dit qu’il aurait pu chercher un plus noble emploi de son courage et de sa jeunesse, et regretta de ne lui point voir plus d’orgueil et de dignité. Puis se rattachant à M. de Vaubert de toutes ses forces et de tout son courage, prenant ainsi sa conscience pour de l’amour et son amour pour de la haine, elle s’éloigna peu à peu de Bernard, renonça aux promenades dans le parc, cessa de paraître au salon, et vécut retirée dans son appartement. Réduit à l’intimité du marquis et de la baronne, depuis que Mlle de La Seiglière n’était plus là pour couvrir de sa candeur, de son innocence et de sa beauté les ruses et les intrigues dont il avait été le jouet, Bernard devint sombre, bizarre, irascible, et c’est alors que le marquis, par une résolution qui mériterait d’être couverte de toutes les épithètes qu’entasse pêle-mêle Mme de Sévigné à propos du mariage d’une petite-fille d’Henri IV avec un cadet de Gascogne, se décida brusquement à passer sous les fourches caudines que M. Des Tournelles lui avait indiquées comme la seule voie de salut qui lui restât en ce bas monde.

  1. Voyez les livraisons du 1er et du 15 septembre, et du 1er octobre.