Malgrétout (éd. 1876)/1

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Calmann Lévy (p. 5-81).



I


Malgrétout, février 1864

Ma chère Mary, puisque vous l’exigez, je vous ferai le récit fidèle de l’unique roman de ma vie. Cette vie aujourd’hui solitaire, exempte, hélas ! des doux soins et des chers devoirs de la famille, me laisse de tristes loisirs pour la rédaction de cette pénible aventure, vraiment fatale pour moi, bien qu’il vous plaise d’y voir pour votre amie les éléments d’un meilleur avenir. Vous perdrez cette illusion et vous renoncerez à me la suggérer quand vous saurez quelles amertumes ont à jamais brisé mon cœur.

Je ne sais pas si je vous raconterai bien les faits, si je saurai y donner les développements convenables, ou si je n’en donnerai pas trop. Je ne suis pas un bas-bleu. Je n’ai cultivé en moi avec plaisir que le sens musical, et je crois que je me suis

bituée à penser et à souffrir en musique. Fille d’un Anglais et d’une Française, élevée en France avec des idées anglaises persistantes, si, comme on le dit, je parle purement et facilement les deux lan~ gués, c’est peut-être que je manque de nationalité et que je n’ai le génie d’aucune. Vous croyez que l’étude d’analyse à laquelle vous me conviez apportera dans mon esprit une lumière qui fera cesser mes irrésolutions... Puissiez-vous avoir raison I Pour moi, il ne me semble pas que je sois irrésolue^ puisque aucun projet ne me sollicite et ne me sourit. Je crois bien plutôt que je suis découragée, et quand j’aurai contraint ma pensée à rechercher toutes les causes de mon abattement, peut-être serai-je encore plus dégoûtée de ma vie, qui n’a servi à rien et qui n’est plus assez intense et assez fraîche pour servir à quelque chose. Quoi qu’il en soit, je vais essayer. Si je ne me sens pas la force de continuer, du moins j’aurai eu la volonté de vous satisfaire.

Vous voyez, par la date de mon début, que je suis toujours dans cette retraite où mon habitation porte le nom de la montagne qui l’abrite. C’est à peu de dislance de mon parc que la Meuse s’encaisse profondément dans les grands rochers ap-’ pelés les Dames de Meuse. Je ne sais quelle légende a donné cco noms colorés aux objets qui m’environnent et au lieu que j’habite. Je sais que c’est là que mon douloureux roman a commencé et fini. C’est là que j’ai fixé et que peut-être je finirai mes jours, vaincue et soumise comme… J’ai souvent comparé le cours de ma vie à celui de cette Meuse qui coule rapide et silencieuse à mes pieds. Elle n’est ni large, ni imposante, quoique bordée d’âpres rochers ; elle n’a pas reçu d’écroulements dans son sein, elle n’est pas encombrée de débris : elle marche pure, sans colère et sans lutte ; ses hautes falaises boisées, étrangement solides et compactes, sont comme des destinées inexorables qui l’enferment, la poussent et la tordent sans lui permettre d’avoir un caprice, une échappée. Ses marges sont tapissées d’herbes et de fleurs ; mais une pente insensible et ininterrompue la force à passer vite, à ne rien embrasser, à ne refléter rien que le bleu du ciel, éteint et comme métallisé par le plissement de ses ondes muettes. Plus loin, elle trouve des travaux humains non moins rigides que ses rives de schistes, des canaux, des écluses qui la brisent et la précipitent. Je ne la vois libre et maîtresse nulle part ; c’est une captive toujours en course forcée et qui n’a pas seulement le temps de gémir. Mon Dieu ! c’est bien là mon histoire !

Vous en savez tout le commencement, vous, qui avez été élevée avec moi jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Lorsque mon père, votre tuteur, vous eut mariée à l’excellent M. Clymer, j’éprouvai mon premier chagrin. Il fallait me séparer de vous, et je fis de grands efforts pour vous cacher mes larmes. Vous étiez heureuse, vous aimiez votre fiancé, je ne devais pas troubler votre bonheur par d’inutiles regrets. Ma sœur en prit moins bien son parti. La chère Adda, plus jeune que nous de deux ans, ne comprenait pas qu’un étranger fût venu, un beau matin, nous prendre votre cœur. Elle se courrouçait comme un enfant mutin contre M. Glymer, elle le haïssait. Elle prit en horreur le mot de fiancé, qui, pour elle, eut dès lors la signification de ravisseur et de brigand. Vous nous avez écrit pendant deux ans des lettres excellentes, mais un peu rares. Je les savourais ; Adda ne voulait pas seulement les voir. Je ne vous l’ai jamais dit, j’ai trouvé mille excuses à son silence ; mais, jusqu’au moment où, à son tour, elle a aimé quelqu’un, elle n’a cessé de dire que vous n’étiez plus rien pour elle, puisque nous avions cessé d’être tout pour vous.

Lorsque M. de Rémonville nous fut présenté à Montmorency, où nous avions loué une villa pour la saison, c’est moi qu’il comptait demander en mariage, mon père nous le fit entendre clairement. Adalric de Rémonville ne me fut pas sympathique à première vue, et j’avoue, puisque je ne dois plus avoir de restrictions, qu’il m’a toujours inspiré une sorte d’invincible éloignement. Vous savez que je ne suis pas une femme nerveuse, et qu’il m’est facile de renfermer ma première impression. Je me promis bien de ne jamais appartenir à ce gentilhomme, dont les opinions faussement libérales contrastaient désagréablement avec un air et un ton d’impertinence faussement aristocratiques ; mais le respect que je devais à une première ouverture faite par mon père m’empêcha de me prononcer brusquement. Je répondis que j’examinerais le personnage, c’est tout ce que me demandait mon père.

Le soir qui suivit ce court entretien, Adda me fit beaucoup de peine.

— Je vois bien, me dit-elle, que tu vas te marier, que tu en as le désir et l’intention, et qu’il en sera de toi comme de Mary Clymer. Aujourd’hui, tu as vu M. de Rémonville ; demain, tu l’examineras après-demain, tu l’aimeras, et tu n’aimeras plus ni père, ni sœur. Tu seras toute à l’étranger, au fiancé, au ravisseur, à l’ennemi de la famille. Tu t’en iras, tu ne nous écriras plus que pour nous parler de ce monsieur, et des enfants et des nourrices, ou des voyages et des plaisirs pris avec délices loin de nous et sans nous. Enfin te voilà perdue, morte pour moi ; je vais me trouver seule au monde, car notre père est encore jeune, et Dieu sait s’il ne songera pas à se remarier.

En disant cela et bien d’autres paroles exaltées et injustes, ma pauvre Adda fondit en larmes, brisa son peigne d’écaillé en le jetant sur la toilette, et, toute couverte de ses beaux cheveux dorés, vint enlacer ses bras à mon cou en me jurant que, si je me mariais, elle se donnerait la mort ou deviendrait folle.

Quand j’eus réussi à la calmer en lui déclarant que M. de Rémonville ne me plaisait pas et que j’avais la ferme intention de le refuser, elle reprit :

— Soit pour celui-ci, je veux te croire, bien que tu aies tenu un autre langage à papa ; mais il est certain qu’au premier jour tu rencontreras le maudit fiancé de tes rêves, et que tu ne m’aimeras plus. Tu as tant excusé les oublis et l’indifférence de Mary, que j’ai bien vu poindre ton désir de faire comme elle ; ne me le cache pas, c’est inutile, je sens ce désir-là dans toutes tes paroles et encore plus dans ton silence.

J’avais alors dix-neuf ans accomplis, et j’aurais menti, si j’avais juré que, depuis un certain temps, depuis votre mariage surtout, je n’avais pas rêvé le mariage pour moi-même. Quand vous m’écriviez les joies de votre première maternité et les douces espérances de votre seconde grossesse, j’avais toujours senti battre mon cœur à l’idée de tenir aussi dans mes bras un cher baby, vivante image d’un époux chéri et respecté. Je ne m’arrêtais pas à la vaine fantaisie de composer ce type d’époux à ma guise. Je ne croyais pas voir ses traits, entendre le son de sa voix. Il ne m’apparaissait pas comme une personne, mais je le portais dans mon âme comme une vérité sainte. Je me rappelais la tendresse de mon père pour notre pauvre mère, morte dans ses bras après tant de soins, tant de dévouements délicats et infatigables, tant de consolations et d’encouragements exquis dont il avait su la bercer pour lui cacher la gravité de son mal, tant de courage héroïque pour lui sourire en refoulant ses larmes. Je revoyais sa noble figure atterrée et pourtant victorieuse de foi et d’amour à l’heure suprême. Je n’ai jamais songé à me demander si mon père était beau ou seulement passable ; je sais que dans l’expression de son honnête visage j’ai toujours puisé le sentiment, le besoin du vrai, et je sais aussi qu’au moment où ma chère mère expira, il me parut sublime. J’avais douze ans. J’étais en âge de comprendre beaucoup de choses, et j’avais compris qu’il ne fallait ni sangloter ni faiblir au chevet de ma mère mourante. Quand je la vis froide et pâle, je sentis que tout était fini et que je m’affaissais dans une sorte de mort, l’absence de facultés ; mais je rencontrai le regard clair et profond de mon père, et ce regard me tint debout. Le ciel y était ; sa bouche ne put prononcer une parole, mais l’œil éloquent me disait : « Il faut aimer après la séparation comme auparavant. La mort a des yeux et des oreilles. Il faut respecter son mystérieux silence, ne pas faiblir, savoir souffrir beaucoup et regretter toujours. »

Je n’avais donc pas d’autre idéal que l’homme fort, doux et sage dont mon père était la réalisation dans ma vie d’enfant et de jeune fille. Je ne demandais à Dieu que de rencontrer un époux comme celui qu’il avait donné à ma mère ; j’étais bien sûre qu’un tel homme serait un père incomparable.

Aussi, quand ma jeune sœur me demanda impétueusement si je comptais me marier, je lui répondis sans hésiter que j’y avais songé sérieusement ; mais je pus ajouter avec sincérité que je n’avais encore rencontré aucune personne qui m’inspirât la confiance nécessaire, et que je n’éprouvais pas une ardente impatience de la rencontrer, puisque mon état présent était heureux et calme.

Au lieu de rassurer ma pauvre sœur, mes paroles augmentèrent son irritation ; vous l’avez connue enfant, vous la jugiez sévèrement, vous disiez qu’elle était d’un naturel jaloux et que je la gâtais. Pourtant vous faisiez comme moi, vous la gâtiez aussi, vous subissiez le charme irrésistible de ses caresses victorieuses et de ses grâces mignonnes. N’a-t-elle pas toujours été une merveille de séduction ? Si délicate, si jolie, si craintive, si impétueuse et si tendre ! J’étais devenue sa mère, je l’adorais ; … elle m’a bien fait souffrir, et je l’adore toujours.

Je ne pus la consoler ce soir-là qu’en lui promettant presque une chose assez risible, à savoir : de n’aimer personne sans qu’elle y consentît, et je me promis à moi-même, pour n’avoir pas à me parjurer, de résister à toute affection naissante, tant que mon enfant terrible ne serait pas devenue raisonnable ou éprise pour son compte.

J’ignorais, hélas ! que le mal, car c’était un mal, était déjà fait. Elle aimait, sans le savoir, M. de Rémonville. Il était joli garçon, habillé à la dernière mode et très-spirituel, comme on l’entend dans le monde, c’est-à-dire tranchant, paradoxal, prompt à la réplique, railleur dans la discussion, hautain et doucereux dans ce qu’il croyait être la victoire de ses idées. Certes Adda, à dix-sept ans, avait déjà du jugement, et elle a toujours eu de l’intelligence. Je ne m’explique donc pas comment elle fut charmée à première vue par une supériorité de si mauvais aloi.

Je ne m’aperçus de ce penchant qu’au bout de quelques semaines. Nous recevions tous les jeudis, et M. de Rémonville continuait à nous offrir son cœur ; je dis nous, car il était difficile de savoir à laquelle des deux sœurs il s’adressait. Je pense bien que ses hommages étaient pour la dot. Il ne paraissait s’apercevoir ni de mon antipathie, ni de la sympathie d’Adda ; il attendait que l’une de nous tombât dans le piège qu’il essayait de tendre à toutes deux.

Mon père, qui le jugeait avec plus de bienveillance que moi, ne me blâma pourtant pas lorsque je lui déclarai, en présence de ma sœur, que je n’avais pas bonne opinion de son caractère.

— Vous vous trompez peut-être, me dit-il, mais il importe peu. Je respecte absolument votre liberté d’esprit, et je ne vous reparlerai pas de ce jeune homme. Dès demain, je lui ferai comprendre qu’il ne doit plus songer à vous.

— Est-ce donc une raison, s’écria ma sœur, pour que nous ne le voyions plus ?

Mon père répondit :

— Je présume qu’en connaissant son sort, il se retirera de lui-même.

— Et moi, reprit vivement Adda, dont les yeux brillaient comme deux saphirs, je présume qu’il en sera autrement !

Je pensai qu’elle le croyait très-vivement épris de moi et je cherchai à la dissuader ; mais, à ma grande surprise, elle se prit à rire et à dire que je me flattais d’inspirer une passion dont M. de Rémonville ne mourrait certainement pas. Le lendemain, il reparut plus brillant que jamais et plus âpre au succès. On dit que j’ai la voix douce et que je chante purement, et, comme on me priait toujours de chanter, je me mis au piano comme les autres fois sans me faire implorer. Tout à coup Adda se pencha sur moi, et, me saisissant par les deux épaules, elle me dit à l’oreille :

— Je te défends de chanter !

Je compris tout, et, feignant de chercher la musique sur le piano et de ne pas trouver le morceau que je voulais, je sortis comme pour l’aller prendre dans ma chambre. Adda vint aussitôt m’y rejoindre. Elle était fort animée.

— Tu ne chanteras pas, me dit-elle, jure-moi que tu ne chanteras pas ! Je vais dire que tu es un peu indisposée.

— J’y consens, répondis-je ; mais laisse-moi te dire…

— Du mal de lui ? reprit-elle en fondant en larmes. Je ne veux pas ! Je sais que tu le hais, et, à présent surtout qu’il renonce à toi sans regret échevelé, tu vas me dire qu’il est sans cœur et sans conscience. Je ne t’écouterai pas, ne me dis rien. C’est atroce de se trouver en rivalité avec sa sœur !

J’étais confondue, désolée de voir naître une inclination inspirée peut-être par un premier instinct de jalousie dans une jeune âme sans lumière. J’essayai vainement de l’éclairer, elle me ferma la bouche en me disant que je n’avais pas le droit de juger M. de Rémonville et que je ne pouvais pas être impartiale pour lui.

Cette funeste passion fit en elle des progrès rapides, et, bien que mon père n’eût pas une confiance illimitée dans le caractère de M. de Rémonville, il dut céder et remettre l’avenir aux mains de la Providence. M. de Rémonville fit sa demande et fut agréé. Il lui eût été facile alors, pour assurer son mariage et pour s’emparer désastreusement de l’esprit de ma sœur, de persuader à celle-ci que j’avais du dépit contre elle. Je ne crois pas qu’il y ait songé. C’était une nature sans grandeur véritable et beaucoup moins chevaleresque qu’elle ne cherchait à le paraître ; mais ce n’était point une âme vile, et je pense même que, soit par vanité, soit par inspiration, elle était alors capable de bons mouvements. J’eus donc lieu d’attribuer à son influence l’heureux changement qui se fit dans les dispositions d’Adda à mon égard, dès qu’elle fut certaine d’épouser sans obstacle celui qu’elle avait choisi. Il se montra, lui, très-attaché à elle, très-respectueux envers mon père, très-convenable à mon égard. J’eus une explication avec lui, où je le sommai d’être bon époux ou de suspendre ses poursuites. C’était mon droit et mon devoir de sœur aînée, autant dire de mère. Rémonville me parut d’abord un peu troublé de cette injonction, et me demanda pourquoi je doutais de lui.

— Je ne vous le cacherai pas, répondis-je. On m’a donné l’assurance que vous aviez une liaison déjà ancienne qu’il vous sera difficile de rompre.

— Elle est rompue, s’écria-t-il, je vous en donne ma parole d’honneur. Miss Sarah Owen doute-t-elle de mon honneur et de ma parole ?

— Non, monsieur, répondis-je, je n’ai pas ce droit-là ; mais, tout en jugeant votre résolution sincère, j’ai lieu de craindre que vous ne la gardiez difficilement. N’avez-vous pas des enfants de ce mariage de la main gauche ?

Cet interrogatoire me coûtait beaucoup ; l’austérité de mon éducation me faisait paraître énorme l’initiative que j’étais forcée de prendre, moi jeune fille, pour confesser un homme sur ses mœurs secrètes. Il vit que je souffrais beaucoup d’accomplir ce devoir, et ma rougeur me fit pardonner l’audace de mes questions. Il avait trop d’expérience pour redouter une méfiance invincible chez une personne sans reproche. Il me prit les mains et me dit :

— Je pourrais mentir, car il n’est pas possible de prouver que les deux enfants dont vous parlez soient les miens ; je ne les ai pas reconnus.

— Vous avez eu tort.

— Non, je ne le pouvais pas, leur mère était mariée ; elle n’est pas veuve, c’était une femme abandonnée par son mari. Elle a eu ma protection, elle n’a jamais eu le droit de demander autre chose.

— Alors, cette protection s’exercera encore, et ces enfants que vous ne pouvez abandonner…

— Tout cela est réglé, répondit-il, réglé irrévocablement. J’ai fait de ma fortune une part que j’ai alliénée à tout jamais. Cette femme et ces enfants n’ont rien à me réclamer.

— N’ont-ils pas des droits à votre affection ?

— La femme, non ; elle en est indigne. Ma rupture avec elle n’est ni un effort ni un sacrifice, c’est une délivrance !

— Mais les enfants ?…

— Miss Owen, reprit-il en souriant, vous insistez sur un point délicat dont vous ne comprenez pas la portée, je le vois bien ; mais, puisque vous l’exigez, je vais répondre, au risque de vous faire rougir et souffrir encore plus. Je ne crois pas être le père de ces enfants, je suis du moins absolument certain de n’être pas le seul qui puisse prétendre à cette paternité. Je ne sais pas si vous me comprenez, et je suis désolé que cette explication provoquée par vous me force à vous parler comme si vous étiez une mère de famille. N’y revenons plus, vous savez tout. Prenez conseil de votre père, dites-lui la vérité ; mais, avant de la dire à votre sœur, réfléchissez. Je sais qu’elle m’aime assez pour m’épouser malgré mes crimes (il prononça ce mot d’un ton de raillerie qui me déplut), mais j’ignore si elle est assez forte pour vivre heureuse avec ce levain de jalousie rétrospective dans l’esprit.

Je consultai mon père en effet. Il savait l’histoire de son futur gendre et ne s’en alarmait pas autant que moi. Énergique et sincère comme il l’était, il croyait peut-être un peu trop à la force et à la sincérité des autres.

— Je connais, me dit-il, la situation de Rémonville. Il y a déjà quelque temps qu’il a rompu avec cette compagne dont il a trop subi l’influence, elle l’a beaucoup exploité et trompé ; mais, le jour où il l’a reconnue méprisable, il l’a quittée sans retour. Quant aux enfants, dans le doute, il a agi en galant homme, il a pourvu à leur existence. Beaucoup d’hommes du monde ont eu des situations analogues, ma chère Sarah, et il serait bien difficile, dans le temps où nous vivons, d’en rencontrer un qui, à trente-deux ans, aurait su faire un usage parfaitement raisonnable de sa liberté. Certes j’eusse mieux aimé trouver pour Adda un jeune homme encore pur de ces unions de fantaisie ; mais Adda est bien enfant d’âge et de caractère : son instinct la porte vers un homme fait dont la raison, aidée d’une sorte d’expérience de la vie à deux, puisse développer la sienne, et j’espère que Rémonville, habitué à souffrir les bourrasques et les écarts d’une indigne compagne, trouvera adorables les innocents caprices d’une femme honnête et bonne.

— Espérons qu’il en sera ainsi, répondis-je ; mais j’avais rêvé pour ma sœur comme pour moi un homme tel que vous, dont elle eût été le premier et le dernier attachement.

— Vous me croyez plus parfait que je ne le suis, reprit mon excellent père ; quand j’épousai votre mère, j’avais déjà aimé, oui, je le confesse. Une actrice en renom m’avait tourné la tète, et, si je n’eusse été sauvegardé par une timidité invincible, j’eusse certainement fait des folies pour elle ; mais je n’ai jamais osé le lui dire, et, quand je connus votre incomparable mère, le charme qui pesait sur moi fut à jamais détruit. J’échappai à l’obsession d’une pensée funeste, j’aimai avec candeur un idéal de candeur, et je n’ai point passé un jour de cette heureuse union sans remercier Dieu de m’avoir délivré d’un vain prestige. Je dois dire, ajouta mon père, que je savais bien les extravagances du démon qui m’avait fasciné, et que cela me servit à apprécier davantage la sagesse et les vertus de ma femme.

Vous vous rappelez mon père, ma chère Mary, et je suis sûre que vous le retrouvez tout entier dans ce naïf roman de sa jeunesse, dans cette comparaison ingénue qu’il en faisait avec la liaison peu honorable de son futur gendre.

J’étais bien ingénue moi-même à cette époque, et je me laissai convaincre. Je dus suivre l’avis de mon père et ne pas troubler l’ivresse de ma pauvre Adda par une révélation que nous aimions à croire inutile. Le passé abjuré par Rémonville nous sembla effacé et comme non avenu.

Nous avons eu tort, nous nous sommes trompés. Je le pardonne à mon père, je ne me le pardonne pas à moi-même. Il n’avait pas été, comme moi, averti intérieurement par une méfiance soudaine et une sorte d’aversion. Cette inquiétude subsistait encore en moi au moment du mariage et je fis des efforts pour la vaincre, et puis je craignis aussi de voir Adda revenir à sa jalousie. Je ne sais si je fus aveugle ou lâche. Ma conscience soutint un combat, cela est certain ; mais elle manqua de lumière parce que je manquais d’expérience. Je me suis souvent interrogée sur ce point, en véritable protestante formée au libre examen, et je suis d’autant plus convaincue que la conscience est relative à l’individu ; elle n’est donc pas suffisante sans le développement de l’esprit, sans la notion de l’idéal et la connaissance de la réalité. À l’époque de ce fatal mariage, j’appartenais trop à l’idéal. Qui sait si je suis assez corrigée ?

Adda fut enivrée de sa lune de miel, et nous le fûmes aussi, mon père et moi, car mon beau-frère paraissait l’aimer uniquement, et nous ne pouvions plus douter du bonheur de cette chère enfant. Le bonheur lui est nécessaire plus qu’à toute autre. Elle en a besoin pour prendre possession de tous ses avantages naturels. C’est une plante délicate que la souffrance transforme et détériore. La confiance dans le triomphe développe en elle des grâces inouies, des effusions qui rachètent au centuple ses injustices passées. Elle me demanda mille fois pardon d’avoir méconnu mon dévouement et calomnié en elle-même ma loyauté. Elle m’appela sa providence, son ange gardien ; elle voulait me combler de présents et se fût ruinée pour me parer, si je ne l’en eusse empêchée. Elle se faisait, disait-elle, une joie et une gloire de prouver à notre père et à moi que l’amour avait éclairé et ravivé en elle les affections de la famille au lieu de les obscurcir. Elle fit encore sur votre compte quelques réflexions désobligeantes, mais elle s’en blâma elle-même et oublia ses griefs.

On s’aperçut assez vite que M. de Rémonville était fort endetté. Mon père paya tout sans lui faire le moindre reproche et ne voulut rien diminuer du revenu qu’il avait assigné à sa fille. C’était beaucoup de gêne pour lui, car mon père n’a jamais été riche. Notre fortune nous vient de notre mère, et, bien qu’il en eût l’usufruit, il nous la distribua bientôt, Adda étant mariée et moi majeure. Je l’eusse beaucoup blessé en me refusant à recevoir ma part. Il me fallut donc assister et contribuer à son dépouillement à peu près complet, et souffrir qu’il devint notre hôte et notre pensionnaire après avoir été notre chef de famille. Cette situation ne paraissait pas l’affecter ni l’inquiéter pour l’avenir ; mais j’en souffris pour lui, et je me demandai ce qu’il deviendrait, si j’étais mariée. Il me paraissait évident que M. de Rémonville, encore enchaîné par la reconnaissance, se ferait bientôt un petit mérite de son adhésion courtoise à toutes les idées de mon père, que peu à peu ce mérite lui semblerait une gêne, et qu’un jour viendrait où il se croirait autorisé à s’en débarrasser. Cassant et paradoxal, il trouvait mon père trop logique ou trop bienveillant. Sa patience l’impatientait, et cette sagesse, qui était une involontaire et perpétuelle critique de sa déraison, l’exaspérait intérieurement. Dès que je vis poindre ce désaccord, je me mis à réfléchir et à envisager les éventualités de la position.

Je me croyais parfaitement sûre de ne jamais aimer un homme qui n’aurait pas pour mon père un respect et une vénération à toute épreuve, et pourtant ! je pouvais être trompée. Un jour pouvait venir où mon père, exposé à déplaire sans le vouloir à ses deux gendres, et craignant pour sa dignité, s’éloignerait de ses deux filles et se trouverait réduit à la solitude et à la pauvreté. Il avait été avocat dans sa jeunesse, et, comme il avait du talent et la connaissance des affaires, il ne se préoccupait jamais de rien pour lui-même. Quand je lui remontrais qu’il nous donnait trop de son propre avoir, il répondait en souriant qu’il ne serait jamais pauvre, puisqu’il pouvait reprendre sa profession et en vivre honorablement.

C’était encore une généreuse illusion. En épousant ma mère, dont la délicate santé avait rendu le climat de la France nécessaire, il avait dû peu à peu renoncer à son état, perdre sa clientèle et voir s’éteindre ses relations. Je n’acceptais pas l’idée qu’à cinquante-cinq ans il dût être forcé de recommencer les efforts et de subir les privations de sa jeunesse. Sa santé n’était pas d’ailleurs des plus robustes ; il aimait la France : retourner vivre dans son pays eut été une chose grave et certainement pénible. Je résolus de me consacrer à lui et de ne pas songer au mariage, ou tout au moins de soumettre le fiancé qui gagnerait mon estime à de longues épreuves. Plusieurs aspirants se présentaient ; une fille qui possède près d’un million n’en manque jamais. Je ne me permis pas seulement de regarder si ces messieurs étaient blonds ou bruns ; j’ajournai tout projet de ce genre, et je m’occupai du choix d’une habitation où mon père serait chez moi, c’est-à-dire chez lui. Adda fut effrayée de cette séparation : elle aimait Paris et ne supportait la campagne qu’à deux heures de chemin de la banlieue. Mon père au contraire aimait la vraie campagne, l’absence de bruit, la vie d’étude, de recueillement et de liberté. Ma sœur se rendit à cette considération et se consola en pensant que nous reviendrions passer les hivers auprès d’elle. C’était notre intention, mais je voulais que mon père n’y fût pas forcé.

Je m’occupai donc activement d’acheter une propriété qui réalisât les aspirations de mon père, et, feignant d’être indécise, je m’attachai à deviner ses préférences ; cela était assez difficile, il ne voulait s’occuper que des miennes. Enfin je réussis à savoir qu’en voyageant de Charleville à Givet avec ma mère, il avait été frappé de la beauté du pays, et qu’il se fût volontiers établi dans cette région, si la santé de sa femme n’eût exigé un climat plus chaud et un air moins vif. Dès lors, mon choix fut fait. Il y avait, entre deux des stations du chemin de fer qui côtoie la Meuse, une très-belle villa au bord du fleuve. C’est cette résidence de Malgrétout que j’ai achetée cher pour en prendre possession tout de suite, d’où je vous ai écrit plusieurs fois, car j’y ai passé plusieurs étés, et d’où je vous écris encore, car m’y voilà revenue probablement pour toujours.

La Meuse s’encaisse ici dans de hautes falaises à mesure qu’elle approche des grands cirques décrits par elle à Revins et à Fumay. Malgrétout est situé dans une sorte de brèche de cette muraille superbe, quoiqu’un peu monotone, et la brisure qui nous permet de communiquer avec la vallée intérieure est un accident très-favorable ; nous ne sommes point enfermés entre le rivage et la montagne, nous avons les avantages de cette position et, par la porte ouverte d’une belle dentelure de rochers placée derrière nous comme un décor, nous pénétrons dans un bois charmant très-mouvementé, creusé en coupe dans les collines et traversé par un ruisseau qui arrose notre jardin et se jette dans la Meuse au bas de nos pelouses. Nous avons donc sous les yeux le jardin anglais comme la France l’a adopté ; mais, tout réussi qu’il est, ce jardin est surpassé par la grâce et l’abandon du jardin naturel jeté sur de plus vastes proportions derrière nous. Ce beau vallon boisé est notre propriété, et, sans lui rien ôter de sa grâce sauvage, nous y avons pratiqué des chemins, des repos au bord du ruisseau, des ponts rustiques, des sentiers en lacet, qui nous permettent la promenade dans tous les sens, la rêverie dans tous les sanctuaires, et l’ascension facile sur toutes les hauteurs.

Quand mon père vit que j’étais réellement enchantée de mon acquisition, il ne me cacha pas qu’elle réalisait tous ses désirs et favorisait tous ses goûts. Pendant la première saison, j’eus fort à faire pour approprier le local particulier que je lui ménageais à ses habitudes et à ses besoins. Je fis venir tous ses livres, je complétai sa bibliothèque, je lui procurai des chevaux excellents : il avait laissé les siens au jeune ménage. Je m’occupai aussi de repeupler nos bois de gibier, afin qu’il pût se livrer au plaisir de la chasse. Je crois vous avoir écrit que je me livrais avec une ardeur fébrile aux soins de mon installation.

Ce fut une première brèche à ma fortune, car Malgrétout n’est pas d’un grand rapport. Le pays est pauvre, et, sauf quelques étroites et ravissantes prairies au bord de la rivière, la terre n’est qu’une mince couche de détritus sur des massifs de schiste. L’industrie des petits propriétaires pour fertiliser et utiliser ce sol ingrat est très-ingénieuse. Comme toutes les montagnes sont couvertes de bois, ils brûlent les jeunes taillis, et, sur cette cendre d’arbustes, de genêts et de fougères, ils labourent et sèment du seigle ; ce qui est à peine croyable, quand on voit sur quelles pentes escarpées ils mènent à bien ce travail agricole. Ils font une très-bonne récolte de grains la première année et une passable la seconde, puis ils laissent repousser le taillis, dont les racines, éprouvées par le feu et par la charrue, n’ont rien perdu de leur vitalité. Quand ce taillis est assez fort pour donner un produit, on le coupe et on recommence. On met à part les jeunes pieds d’arbre, on brûle le fouillis. Ces jeunes arbres, sous forme de perches de quatre à cinq mètres de haut, sont vendus pour servir à l’aménagement des mines. C’est avec ces bois flexibles que l’on soutient les terres pour former des galeries souterraines.

Vous pensez bien que je ne voulus pas consentir à faire ces petits profits, qui eussent dépouillé nos collines, arrêté le développement de nos bois, chassé notre gibier et attristé nos regards. Ces bois, ainsi tourmentés et abîmés par la petite culture, sont les restes de l’antique et immense forêt des Ardennes, où notre Shakspeare a placé une de ses plus fraîches idylles, l’As you like it. Nous avons bien cherché, mon père et moi, les antiques ombrages dignes d’abriter Rosalinde et Célia, le vieux duc et le poétique Jacques ; nous ne les avons pas retrouvés. Shakspeare ne les avait trouvés, lui, que dans son imagination puissante, car je doute qu’il les eût jamais vus. Ils ont pourtant existé, et même dans les temps antéhistoriques ils ont pu être peuplés de lions et de panthères ; mais nous dûmes nous contenter de notre petit coin de forêt, qui possédait encore quelques beaux chênes et d’épais taillis que je tenais à honneur de protéger.

Donc, ce fut une belle maison de plaisance sans revenu immédiat et fort coûteuse. Ne pensez pas que je m’en plaigne ; ce fut la plus sage et la moins regrettée de mes dépenses, puisqu’elle fut utile, comme vous le verrez bientôt, à ma chère famille. Si je vous en parle, c’est pour vous faire comprendre un fait qui vous étonne et une des causes de ce fait, la disparition rapide et progressive de ma fortune.

Nos travaux nous conduisirent assez avant dans l’hiver, et nous avions pourtant hâte de nous retrouver auprès de notre chère Adda. Elle avait dû venir voir notre nouveau domaine et y passer quelque temps avec son mari. Un commencement de situation intéressante et la défense des médecins s’opposèrent à notre espérance. Nous la retrouvâmes très-changée et comme affaiblie de corps et de caractère. Ses traits avaient pris une expression résignée que je ne leur connaissais pas, et je ne sais quoi d’angélique qui la rendait plus belle, mais qui m’inquiéta. Était-ce la conséquence de son état ou la trace d’un premier chagrin domestique ? Je n’osai pas l’interroger. Ces investigations dans le domaine conjugal m’ont toujours semblé indélicates et surtout imprudentes. En ouvrant la porte aux expansions et aux plaintes, on l’ouvre à la révolte ou au découragement.

J’observai le mari. Il paraissait aussi épris de sa femme qu’au commencement, et il la comblait de soins et de prévenances ; mais il lui fut impossible de me cacher qu’il avait quelque préoccupation secrète dont elle n’était pas l’objet. Je cherchai à provoquer ses confidences ; il se tint sur la défensive. Peu à peu j’observai que, s’il était charmant de manières avec sa femme et avec nous, il n’en passait pas moins toutes ses soirées dehors ; il donnait pour prétexte des relations obligées dans le monde ; ces relations n’étaient point les nôtres. Nous avions toujours vécu dans une douce intimité avec un groupe d’amis éprouvés et de connaissances choisies. Ce petit cercle ne paraissait pas lui suffire ; il connaissait tout Paris, disait-il, et sa position ne lui permettait pas de rompre avec les maisons qui l’avaient toujours accueilli avec distinction ; il prétendait aussi avoir des affaires. Mon père essaya de savoir lesquelles, offrant de l’aider et de le conseiller. Il fit entendre qu’il ne désirait pas nous associer à ces grandes occupations, et que, sa femme s’étant soumise à son besoin de liberté et n’en souffrant pas, il ne nous convenait pas de nous montrer plus curieux et plus exigeants qu’elle.

Je vis bien qu’Adda n’en prenait pas son parti aussi gaiement qu’il le prétendait, et qu’il lui avait inspiré une sorte de crainte. J’en fis part à mon père ; il ne vit pas lieu à s’en inquiéter beaucoup. Adda, un peu gâtée par nous, était un peu volontaire. Si l’amour était un frein pour elle, c’est qu’elle entrait dans la période du courage, du dévouement et de la raison nécessaires à une mère de famille. Mon père n’est pas insouciant, mais son âme est faite d’espérance et de charité. Il ne prévoit pas le mal, et il a de la peine à le voir.

Je n’ai pas à vous faire la confession détaillée de mon beau-frère. Cela n’est, en somme, digne d’aucun intérêt. Il vous suffira de savoir que, vers la fin de l’hiver, ses créanciers nous informèrent de ses folies. Il était de nouveau gravement endetté, et de nouveau on voulut s’adresser à mon père, dont on connaissait la générosité inépuisable ; mais mon père n’était plus en état de se sacrifier. Je pris l’affaire pour mon compte, je payai sans rien dire à personne. Adda approchait de son terme ; il était bien nécessaire de lui épargner tout chagrin et même toute préoccupation.

M. de Rémonville ne s’était point parjuré, il n’avait pas revu la femme qui l’avait dépouillé ; mais il en avait rencontré une seconde dont la toilette, les voitures et le mobilier se comptaient déjà par centaines de mille francs. Il est vrai que, n’ayant pas de quoi solder ces dépenses, il pouvait dire qu’elle ne lui coûtait rien.

Mon sacrifice n’était pas un chagrin qui pût pénétrer jusqu’à mon cœur, et j’y vis au contraire un sujet de joie, puisqu’au prix de mon argent je pouvais dérober à ma chère Adda la découverte de son malheur ; mais je fus effrayée pour son avenir. Que deviendrait-elle quand son mari m’aurait entièrement ruinée ? Je voyais bien que la vanité et la sottise de cet homme ouvraient sous nos pas un gouffre que rien ne pourrait combler. Adda était généreuse et désintéressée, mais très-incapable de lutter contre la misère, et d’ailleurs il était impossible que les scandaleuses galanteries de son mari ne lui fussent jamais révélées par la nécessité d’en réparer les désastres.

Elle eut une délivrance pénible et faillit mourir dans nos bras. Dès que la belle saison fut revenue, on lui conseilla la campagne, un air vif et pur, loin de Paris. La chère petite créature qu’elle nous avait donnée, Sarah, ma filleule, était frêle et délicate ; aussi M. de Rémonville, avec un aplomb inconcevable, parla d’acheter une terre dans un pays de chasse. Je n’avais eu aucune explication avec lui au sujet de ses dettes ; il m’avait simplement remerciée « d’avoir bien voulu lui prêter de quoi faire face à quelques embarras passagers ». Je me décidai à lui parler sévèrement et à lui intimer l’ordre d’amener sa femme avec son enfant chez moi, à Malgrétout, au lieu de convertir sa dot, au risque de la faire disparaître. Il essaya de regimber, de s’emporter, d’être acerbe et blessant. Il éprouvait le besoin de se brouiller avec nous, de garder sa femme sous sa domination, comptant la faire consentir à ses vues. Quand il vit que je pénétrais son plan, il dut feindre pour me dissuader. Il se contint, céda, et les premiers jours de mai nous virent rassemblés à Malgrétout.

La santé d’Adda et de sa fille s’y rétablirent promptement, et Rémonville parut enchanté de cette résidence ; mais il se lassa bientôt de la vie intime et prétendit avoir affaire à Paris. Il disait qu’un homme ne peut rester inactif au sein de sa famille, que depuis longtemps il sollicitait un emploi dans la finance, qu’on ne lui en avait pas encore trouvé un qui répondît à son rang et à sa capacité, mais que des lettres de ses amis le pressaient de se montrer et de ne pas se laisser oublier, attendu que d’un moment à l’autre le ministre comptait pouvoir faire droit à sa demande.

Je ne fus pas dupe de ce prétexte pour s’éloigner, mais je dus feindre d’y croire et dissiper les soupçons que ma sœur commençait à concevoir. Le mari revint à l’automne. Les quinze jours de congé qu’il avait annoncés étaient devenus quatre mois d’absence ; la place qu’il devait obtenir avait failli lui être donnée. En revanche, il avait encore fait des dettes.

Que vous dirai-je ? En trois ans, les deux tiers de ma fortune y passèrent, et je n’obtins de lui, en retour de mes sacrifices, que la promesse de garder les apparences, de ne jamais rien demander à mon père et de ne pas se montrer en public avec l’indigne rivale de sa femme ; mais il était installé les trois quarts de sa vie dans la maison payée et meublée à mes frais, et tout Paris savait ses honteuses amours. Je ne crois pas qu’il aimât réellement la personne qui l’absorbait ; sa vanité s’enivrait du luxe qu’il lui procurait et de l’entourage qu’elle lui créait. C’était une créature à la mode qui recevait avec art, m’a-t-on dit. Rémonville déployait là sa faconde et trouvait des admirateurs plus ou moins sincères. On ne contredit pas avec énergie un homme dont on veut partager les plaisirs. D’ailleurs, l’amphitryon de cette maison adultère savait retenir ses habitués par une générosité d’apparat et des promesses fondées sur son prétendu crédit auprès des ministres. On doutait un peu de son influence, mais nul ne doutait de sa richesse, et il jouissait du sort qu’il avait toujours rêvé, vivre en grand seigneur et en homme de plaisir.

Soit qu’Adda eût pénétré la vérité et qu’elle voulût nous la cacher, soit qu’elle ne se doutât de rien, elle ne se plaignit de rien. Elle montra au contraire le désir de passer les hivers à Paris avec son mari. Je redoutais l’influence de celui-ci sur elle, et je parvins à la retenir jusqu’en janvier, puis je l’accompagnai avec mon père, et je vins à bout d’empêcher la dilapidation de sa fortune. Au printemps, nous la ramenâmes enceinte pour la seconde fois, et vers l’automne elle mit au monde assez heureusement un petit garçon qui fut nommé Henry ; c’était le nom de mon père.

C’est à cette époque que ma vie de courage et de dévouement fut ébranlée par un sentiment que j’espérais ne pas connaître, car je me trouvais engagée sur une pente qui m’interdisait de songer à moi-même. Mon beau-frère était vite retourné à Paris après la naissance de son fils. Adda, convalescente, ne sortait pas encore du parc de Malgrétout. Mon père, ignorant à quel point l’avenir était compromis et toujours espérant que son gendre se corrigerait, vivait, grâce à mes soins et au secret que je lui gardais de ma ruine, paisible et occupé. Il s’instruisait, disait-il ; il recommençait son éducation, pour être à même de simplifier les études futures de son petit-fils, dont il voulait être l’unique instituteur. Moi, je m’occupais assidûment de ma ravissante petite Sarah ; c’est moi qui l’avais gardée en sevrage, elle couchait dans ma chambre, elle m’aimait plus que sa mère, qui la chérissait pourtant, mais qui, vaguement blessée au cœur, semblait accepter la vie comme une gageure dont il faut essayer de se moquer, — à moins qu’on n’en meure.

Adda n’était point nonchalante, elle était désœuvrée. Elle ne luttait contre rien. Malade, elle s’ennuyait avec résignation ; guérie et cherchant la distraction, elle n’était ni joyeuse ni enivrée ; elle était dissipée et irréfléchie. On peut dire qu’elle n’avait jamais eu plus de force pour cesser de souffrir que pour souffrir. Un grand changement allait s’opérer en elle, mais je ne le pressentais pas plus que celui qui me menaçait moi-même.

J’étais allée me promener jusqu’aux Dames de Meuse, seule avec ma petite Sarah. Il y avait dans ce ravin désert un vieux jardinier retiré sur sa propriété, qui consistait en un demi-hectare de terre situé au bas du rocher. Là, à l’abri des vents froids et sur un sol humide et chaud, ce brave homme cultivait avec amour et avec science les plus beaux légumes et les meilleurs fruits. Il les envoyait à Paris par le chemin de fer ; mais, quand je fus installée à Malgrétout, je fus pour lui une bonne pratique, et, un jour qu’il m’avait engagée à venir cueillir moi-même du raisin sur sa treille, plus hâtive que la mienne, je partis avec ma petite Sarah vers midi. Une demi-heure après, notre batelier Giron nous déposait sur le sable pailleté du rivage.

Les travaux du chemin de fer, à présent qu’ils ont perdu l’éclat désagréable de leur fraîcheur, n’ont rien gâté à l’admirable recoin des Dames de Meuse. Au contraire, le pont hardi qui traverse la rivière et les convois qui s’engouffrent immédiatement, dans un tunnel semblable à une grande bouche de la montagne qui les attend et les avale, les cris aigus de la vapeur qui semble protester contre l’implacable et s’éteindre dans la mort, sont ici d’un fantastique presque effrayant. La Meuse, resserrée entre les plus hauts escarpements de son parcours (quatre ou cinq cents mètres d’élévation), tourne et fuit parmi ces masses sombres boisées de la base au faîte. La roche, qui de temps en temps perce la foret, est noire et lustrée comme l’ardoise. Elle est tantôt friable, tantôt compacte ; elle ne se débite pour l’exploitation que dans les carrières ouvertes plus loin. Il n’y a donc point ici d’industrie, c’est la solitude absolue. De place en place, le long des Dames, quelques schistes veinés de rouge ressemblent à des plaies vives. Malgré ces âpretés, le lieu est plein de suavités intimes. Le rivage est embaumé de plantes aromatiques, l’armoise camphrée y foisonne, et la rue, dont la forte senteur est vivifiante, y accumule ses petits boutons d’or. D’étroits tapis d’un gazon fin et frais sont jetés en pente douce sur une des marges. On a creusé là un canal qui, après avoir fait tache dans cet austère paysage, est devenu avec le temps et la végétation une de ses beautés, car c’est lui précisément qui, avec son eau limpide, égale et contenue, sa bordure de jeunes arbres vigoureux, son sentier de sable uni, les guirlandes de lierre et de houblon qui le festonnent, apporte la grâce et le sentiment de la douceur dans un cadre dur et menaçant. La Meuse, bifurquée par cette saignée, commence à se soumettre à la canalisation à partir du pont. On peut suivre en bateau son cours libre le long du rocher à pic, ou marcher le long du canal. La langue de terre qui sépare ces deux eaux courantes est un vrai parc naturel ; tout y est verdure, arbres, buissons ou grandes herbes sauvages. D’un côté, c’est le fleuve solennel et profond aux mouvements majestueux ; de l’autre, le ruisseau régulier abondant et clair, où l’on voit sauter les poissons et se refléter le feuillage.

J’aimais particulièrement ce bel endroit si touffu ; et en même temps si propre qu’on le dirait vierge de pas humains. Le vieux jardinier que j’allais voir en est effectivement le seul habitant, sa maisonnette est tellement cachée derrière les palissades enguirlandées et les arbres fruitiers qu’on la voit à peine. Quelques rares voyageurs viennent encore, dans l’arrière-saison, visiter les Dames de Meuse. Ils descendent en bateau la distance entre deux stations du railway, déjeunent chez les pêcheurs dont les maisonnettes sont en avant du pont, vont à pied regarder le site et se hâtent de reprendre le convoi suivant à la station de Laifour. Pour peu qu’on descende la Meuse au-dessous des Dames, on est sûr de ne jamais rencontrer personne.

Le père Morinet (le vieux jardinier propriétaire) nous fit grand accueil et prit Sarah dans ses bras pour lui faire atteindre elle-même les plus belles grappes de ses treilles gracieusement enroulées sur les murs de sa cabane. Je l’aurais offensé, car il était très-fier, si j’eusse refusé d’emporter, en présent pour ma sœur, un beau panier de ses fruits qu’il alla remettre à mon batelier.

Sarah ne voulait pas rentrer encore, c’était la première fois qu’elle voyait les Dames de Meuse, et je doute qu’elle fût sensible à la grandeur du site ; mais on lui avait souvent refusé de l’y mener parce que c’était très-loin, et une demi-lieue de navigation lui semblait un grand voyage. Elle était orgueilleuse de se promener sur cette terre lointaine, et voulait raconter à sa petite mère qu’elle avait été jusqu’au tournant de la grande montagne. Elle avait alors trois ans ; belle à ravir et d’une précocité extraordinaire, elle me questionnait sur tout ce qui la frappait. Elle écoutait et retenait mes réponses. Elle savait déjà beaucoup de noms d’oiseaux, de papillons et de fleurs. Elle s’annonçait attentive et réfléchie. C’était un plaisir de l’amuser et de l’instruire.

Quand elle eut marché un quart d’heure, je craignis de la fatiguer, et, m’asseyant sur l’herbe, je la fis asseoir sur moi et l’invitai à se reposer. Elle n’en avait nulle envie et voulait courir seule. Je n’avais qu’un moyen de la faire tenir tranquille, c’était de lui chanter des chansons, qu’elle retenait et chantait à son tour avec une mémoire et une justesse merveilleuses. Mon répertoire de chansons à sa portée étant épuisé, je lui en avais composé d’autres, musique et paroles ; c’était bien naïf, comme vous pensez, car je m’efforçais d’adapter l’air et l’idée à son progrès intellectuel et musical. Elle allait vite et me donnait de la besogne.

Ce jour-là, je lui chantai ce qu’en m’endormant la veille au soir j’avais composé pour elle. Je n’ai pas besoin de vous dire que je n’ai jamais pris la peine d’écrire ces ingénuités. Je les oubliais à mesure, et, si je me rappelle celle-ci, ce n’est pas qu’elle fût plus digne que les autres d’être retenue et transcrite, c’est qu’elle était fatalement destinée à amener dans ma vie une perturbation funeste. Je chantai

donc à demi-voix, et l’enfant répétait avec moi :

Demoiselle,
Arrête un peu !
Sur ton aile
De dentelle
Je vois du feu.
— Non, dit-elle,
Je ne peux.
Si mon aile
Étincelle,
Ferme tes yeux.

La mélodie, aussi enfantine que les paroles, plut à mon enfant, qui me la fit répéter plusieurs fois, et qui eut quelque peine à la dire à son tour, car j’avais composé en mineur pour l’exercer à poser sa voix dans ce mode nouveau pour elle. Tout à coup nous entendîmes tout près de nous un admirable violon qui chantait admirablement mon petit air, et qui en répétait la fin comme je venais de le faire en donnant ma leçon à l’enfant. Sarah fut d’abord charmée de cet écho mystérieux. Elle crut que c’était la rivière ou les arbres qui chantaient ; mais, comme elle me vit surprise et que mes yeux exprimèrent probablement une sorte d’inquiétude, elle eut peur et se jeta dans mes bras en pleurant. Aussitôt le virtuose mystérieux nous apparut, sortant d’un massif de saules au-dessous de nous. C’était un jeune homme vêtu en touriste et d’une physionomie si agréable, que Sarah lui sourit à travers ses larmes. Pourtant, comme elle hésitait encore à comprendre, et que je voulais l’empêcher de s’effrayer des objets nouveaux, je l’encourageai à regarder le violon et celui qui en jouait, car, pour la rassurer, il recommençait en riant la chanson de la Demoiselle.

Dès qu’il eut fini, elle consentit à aller à lui et à lui tendre sa petite main, qu’il baisa avec un air de bonté attendrie dont il était certainement impossible de lui savoir mauvais gré. J’allais m’ éloigner en le saluant sans lui rien dire, quand il m’adressa la parole avec une confiance surprenante. Il me demandait pardon d’avoir fait pleurer ma petite fille. Il s’accusait d’indiscrétion pour avoir écouté et répété ma chanson ; mais, selon lui, cette chanson était un bijou, un chef-d’œuvre. Il était musicien par passion et virtuose de son état. Il avait entendu malgré lui, sans préméditation, sans nous voir et sans songer à nous regarder, une chose qui l’avait ravi, une voix d’enfant qui l’avait ému. Il voyageait à pied dans ce beau pays, portant son sac et son violon, son inséparable, son gagne-pain. Il n’avait pu résister au désir de se répéter à lui-même ce qu’il entendait ; mais il avait résisté à l’envie de demander le nom du maître, et il se fût tenu caché si l’enfant n’eût pris peur. Il avait alors jugé devoir se montrer pour la tranquilliser. — Il me débita tout cela avec une vivacité et une facilité qui m’étonnèrent sans me toucher autrement. Je ne voyais en lui qu’un artiste ambulant qui désirait montrer son savoir-faire et improvisait des louanges exagérées, vraiment absurdes, de ma chansonnette, pour avoir l’occasion de gagner quelque chose.

Je crus devoir le contenter, et, mettant la main à ma poche, je le priai de jouer un air gai pour ma petite fille. Il vit mon mouvement, car il avait de grands yeux d’une incomparable largeur de regard, si l’on peut ainsi parler ; ses prunelles, d’un noir clair, avaient des reflets dorés et semblaient embrasser et caresser rapidement toutes choses et toutes actions. Il se posa gaiement et lestement en ménétrier de village, et racla avec entrain une sorte de montferrine étourdissante qui mit Sarah en joie. En la voyant sauter gracieusement sur le sable fin où ses petits pieds marquaient à peine leur empreinte, il s’exalta comme s’il eût été un enfant lui-même et redoubla le mouvement. Je dus l’arrêter, lui ôter presque l’archet des mains ; la petite devenait nerveuse et folle comme lui.

— C’est assez, lui dis-je en lui donnant une petite pièce de cinq francs en or. Vous faites très-bien danser ; mais il ne faut pas que ma fille se fatigue. Merci, et adieu.

Il prit la pièce, la regarda, la baisa, la mit dans la poche de son gilet, leva en l’air son chapeau de feutre mou, et resta planté comme une statue, mais me suivant de son grand œil hardi et caressant, moitié faucon, moitié colombe.

En vérité, c’était un personnage étrange, et, quand je fus remontée dans ma barque avec Sarah, je me demandai, en résumant toute cette apparition, si je n’avais pas fait quelque énorme bévue. Il avait joué l’air de danse si follement, qu’on ne pouvait dire si son exécution était celle d’un maître en gaieté ou celle d’un saltimbanque adroit ; mais les phrases de ma chanson qu’il avait interprétées auparavant étaient comme une traduction idéalisée par un véritable artiste. Pourtant il avait pris l’argent avec une joie évidente. Ce pouvait être un homme de talent aux prises avec la misère. Dans cette hypothèse, je regrettai de n’avoir eu sur moi que cette pièce de cinq francs.

Durant le dîner, mon père demanda à Sarah le résumé de sa grande promenade aux Dames de Meuse. Elle n’avait pas vu de dames, elle avait vu un monsieur qui l’avait fait danser. Son récit n’était pas très-clair, et je dus le rendre intelligible en racontant le fait avec détail. Je n’avais pas de raisons pour rien atténuer, et je fis part à mon père et à ma sœur de ce que j’avais trouvé d’étrange et de frappant dans le personnage. Adda se moqua de moi, disant qu’à force de bienveillance, je tournais au romanesque, que j’éprouvais le besoin de voir partout des aventures, et que je prenais pour un héros d’opéra-comique un bohémien dont la rencontre eût pu n’être pas très-drôle.

Je me laissai plaisanter. J’étais contente de voir ma sœur taquine et enjouée au lendemain de ses relevailles. La petite Sarah s’était approchée de la fenêtre ; elle interrompit notre causerie en s’écriant :

— Voilà l’eau qui chante ! elle chante la Demoiselle. Il faut ouvrir la fenêtre, je veux encore danser.

On ouvrit, et nous ne vîmes rien sur la Meuse ni sur le rivage ; mais nous entendîmes le violon qui redisait ma chanson, mêlée à une improvisation vraiment admirable, tantôt semée de difficultés inouïes surmontées par une main prodigieusement habile, tantôt noyée dans de suaves mélodies qui variaient et reprenaient le thème sous l’inspiration la plus touchante et la plus élevée.

— Mes enfants, s’écria mon père, il y a ici un incomparable artiste ; il faut le découvrir et lui offrir l’hospitalité. Qui sait, puisqu’il a accepté l’aumône, dans quelle détresse il se trouve ?

Comme il parlait encore et que le chant avait cessé, nous vîmes glisser sur le tournant de la Meuse, aux premières ombres du soir, un batelet où nous eûmes quelque peine à distinguer deux personnes, le batelier et le voyageur ; mais, le batelier ayant élevé la voix, mon père reconnut aussitôt un des passeurs de Laifour, et il cria à Giron, qui était sur la pelouse, de héler cet homme. Il descendit lui-même au rivage pour examiner et interroger l’artiste. Nous les vîmes se saluer, lier conversation, revenir ensemble et entrer dans la maison. Le passeur remontait la rivière et s’éloignait.

— Vraiment, me dit Adda, mon père est encore plus enfant que toi, ma chère sœur ! Le voilà qui arrête au passage les musiciens ambulants et qui les installe chez toi, au risque d’y introduire quelque misérable de la pire espèce.

— Ma chère, lui répondis-je, prends garde à ce que tu dis. Croire qu’un esprit sublime peut s’allier à un caractère vil est un des cruels paradoxes…

— De mon mari, n’est-ce pas ? reprit-elle. Laissons mon mari tranquille. Il est l’ultra de la clairvoyance comme mon père est celui de l’aveuglement.

Nous n’en pûmes dire davantage ; mon père ouvrit la porte en riant et en disant :

— Mes chères filles, je vous présente M. Abel, rien que ça !

— Qui ? s’écria Adda en se levant, le véritable Abel ?

— Oui, dit le jeune homme en riant comme mon père, le seul autorisé par le gouvernement…

— Le célèbre Abel, le violoniste incomparable, si recherché, si riche,… et c’est à lui que ma sœur a donné cent sous ? Allons, c’est révoltant, mais c’est à mourir de rire…

Seule, je ne riais pas. J’étais confuse ; je ne savais comment effacer l’affront que j’avais fait à un homme comblé des présents de tous les souverains de l’Europe, et dont on disait que son archet lui rapportait cent mille francs par an.

Le jeune maestro vit mon embarras, et, s’approchant de la lumière, il me montra ma petite pièce percée au poinçon et passée comme une relique à sa chaîne de montre.

— Je la garderai précieusement, me dit-il. Vous ne pouvez me la reprendre, elle est à moi, vous me l’avez donnée, madame, et votre charmante petite fille me l’a fait gagner.

— Pourquoi donc y tenez-vous ? lui dis-je. Je n’avais pas l’honneur de vous connaître, vous ne me connaissez pas non plus…

— Non, je l’avoue, reprit-il, mais on m’a montré votre villa et on m’a dit le nom de la famille, et comme je connais M. de Rémonville, votre mari, je sais que cette famille est digne de tous les respects et de toutes les sympathies.

— Voici madame de Rémonville, lui dis-je en lui désignant ma sœur, qui était retournée à la fenêtre pour dire à la nourrice de rentrer le petit garçon.

Mon père, de son côté, parlait au valet de chambre pour qu’il portât le sac et la boîte à violon de l’artiste à son appartement. Abel fut comme seul avec moi un instant, et, après avoir jeté un rapide regard sur ma sœur, il reporta sur moi son œil contemplatif et pénétrant.

— Ainsi, dit- il d’une voix émue, ma sympathie pour votre voix et votre figure n’était pas un hasard de l’inspiration ? C’est bien vous qui êtes miss Owen, la seule, la vraie, comme on disait de moi tout à l’heure ?

— Vous ne pouvez ajouter la célèbre et l’incomparable, comme quand il était question de vous. Qu’y a-t-il donc d’intéressant pour vous dans mon nom très-bourgeois et très-ignoré ?

— Je vous le dirai, répondit-il avec précipitation, car ma sœur revenait vers nous ; oui, je vous le dirai, mais à vous seule !

J’étais troublée sans savoir pourquoi. Je ne pus me mêler à la conversation qui s’engagea autour du dîner interrompu et repris. Elle fut très-brillante. Abel, après avoir été autoritairement autorisé, comme il disait, à ne pas se préoccuper de son costume, parut tout de suite à l’aise et comme enchanté de nous. Je me défendis pourtant du charme de cette amabilité soudaine en me demandant si elle n’était pas banale et au service des premiers venus.

Adda ne fit pas cette réflexion. Voyant qu’il pétillait d’esprit et de gaieté, elle oublia sa fatigue et ses chagrins, elle devint tout à coup vivante et rieuse, capable, en fait de drôleries gentilles, de tenir tête à l’artiste. Mon père était charmé de sa bonne humeur. Ma petite Sarah était si bien revenue de son effroi, qu’elle grimpait sur les épaules d’Abel et lui rendait toutes ses caresses.

Mon père, tout en adoptant les usages français, avait gardé l’habitude de prolonger un peu le dessert pendant que nous lui préparions le thé au salon. Depuis la naissance récente de son fils, Adda remontait chez elle aussitôt après le dîner. Ce soir-là, elle voulut veiller un peu, et je montai seule pour coucher sa fille et m’assurer que la nourrice soignait bien le petit Henry.

Quand je redescendis au salon, mon père y était avec son hôte et sa fille. Adda n’avait point songé à commander le thé. Je dus m’en occuper pendant qu’elle continuait à causer avec animation. Je craignais un retour de la fièvre de lait ; je le dis tout bas à mon père, qui lui trouva aussi les mains chaudes et l’œil trop brillant. Il exigea qu’elle se retirât, et elle céda sans paraître contrariée ; mais, au moment où je lui offrais mon bras pour monter l’escalier, elle me repoussa, me retira brusquement des mains le bougeoir que je tenais, et me dit :

— Va donc chanter ! M. Abel, à qui mon père a vanté ton talent, meurt d’envie de t’entendre ! C’était la seconde fois qu’à propos de musique elle me témoignait du dépit. Plus jeune et cent fois plus jolie que moi, plus spirituelle et plus animée dans la conversation, elle n’avait jamais pu avoir d’autre motif de jalousie. Elle avait découvert qu’après s’être posé en connaisseur, son mari ne comprenait rien à la musique et ne l’aimait pas du tout. Elle avait donc oublié de m’en vouloir à propos de ce mince avantage que j’avais sur elle, et dont j’avais toujours évité de me prévaloir. La brusquerie de son geste et l’amertume de son accent me rappelèrent la défense de chanter qu’elle m’avait faite en une autre circonstance. J’en fus frappée et effrayée ; mais devais-je m’arrêter à cet enfantillage ? devais-je le comparer au premier ? Il s’agissait alors d’un homme qu’elle aimait, qu’elle voulait et pouvait épouser.

Quand je retournai servir le thé à mon père et le café à son hôte, je vis que mon père avait en effet trahi l’innocent secret de mes innocentes élucubrations musicales. Lui aussi prétendait que le chant de la Demoiselle était une merveille, et, comme il était excellent musicien, il s’était mis au piano et jouait à M. Abel plusieurs de mes chansonnettes qu’il avait transcrites et conservées sans me rien dire. Abel s’extasiait au point de me paraître ridicule. Je n’avais jamais cru posséder autre chose qu’un talent d’agrément, et c’est de très-bonne foi que je le priai de ne pas me railler davantage.

— Railler, moi ! s’écria-t-il en me regardant avec surprise. Pour quel indigne faquin me prenez-vous donc ?

— Ne vous fâchez pas, lui dit mon père, elle est grande artiste sans le savoir, et sa modestie est parfaitement sincère. Attendez ! je vais la trahir tout à fait. J’ai un cahier qui contient des choses charmantes oubliées d’elle et saisies par moi au passage. Je vais le chercher.

Il sortit, et Abel, par un mouvement insensé dont j’ignore comment je ne me fâchai pas, mit un genou en terre devant moi.

— Je me suis juré à moi-même, dit-il avec feu, depuis le jour où j’ai entendu parler de miss Owen, que, le jour où je la rencontrerais, je baiserais la trace de ses pas. Vous venez de poser ici le plus joli pied du monde ; mais, fût-il grand et mal fait, je n’en tiendrais pas moins mon serment !

Et il baisa le parquet à l’endroit où je venais de marcher pour m’éloigner du piano.

— Que signifie cela ? lui dis-je. Avez-vous juré de me mystifier en simulant devant moi un accès de folie ?

— Vous dites là, reprit-il, des paroles qui appartiennent au vocabulaire des choses convenues et convenables. Moi, je vis, je pense, je parle, j’agis et je travaille en rupture ouverte avec ce qui est réglé dans l’étiquette du monde. Ce n’est pas ignorance, j’ai été à même d’étudier ces choses-là dans ce qu’on appelle le plus grand monde, et je les ai trouvées si fades, si menteuses et si lâches, que j’ai résolu de me taire absolument ou de ne dire jamais que ce que je pense, ce que je sais, ce que je veux. Écoutez, je n’ai qu’un instant pour vous dire ce que je pense de vous. Je connais votre indigne beau-frère… Ne m’interrompez pas. vous savez bien qu’il est indigne… Je le connais peu, mais j’ai vu une ou deux fois son intérieur apocryphe. Invité à faire de la musique chez sa maîtresse, j’y ai été par complaisance pour un ami qui, je l’ignorais, s’était fait le courtisan de cette intrigante. Vous savez que la galanterie cache chez elle un savoir-faire cupide. Elle s’entoure de gens riches et influents, elle se fait intéresser dans des affaires de tout genre, où elle gagne toujours. Elle ne passe donc pas pour être entretenue par le Rémonville, car on la sait beaucoup plus riche que lui ; mais elle est avare et consent à mener grand train, pourvu qu’il paye le titre d’amant en pied qu’elle lui permet de prendre auprès d’elle. Il solde donc toutes les dépenses, et elle thésaurise. Elle a de charmantes raisons à lui donner pour qu’il en soit ainsi. Elle prétend qu’elle est lasse du monde, que le luxe ne lui fait aucun plaisir, qu’elle n’aspire qu’à posséder une petite ferme et à s’y retirer pour vivre en bonne paysanne. Quand il a quelque doute, elle a des accès de religion ; elle s’habille comme une vieille dévote sordide et, sous son nez, s’en va à pied à la messe, jurant que la grâce l’a touchée et qu’un de ces jours elle entrera dans un couvent. Ceci ne fait pas le compte du Rémonville, qui a la rage d’être un homme à la mode et qui ne tire son lustre que de celui de la courtisane en renom. Les choses vont ainsi depuis trois ans. Ce sot personnage, trois fois ruiné, a su échapper à la honte d’une banqueroute ; trois fois il a payé ses créanciers, fait lever les saisies sur son mobilier et remis à flot son luxe et son scandale. On ignore où il trouve de l’argent. Personne ne lui connaît d’amis disposés à lui en prêter. Pouvez-vous me dire, miss Owen, comment il réussit à cacher à sa femme, si tranquille et si gaie, le saut périlleux qu’il continue à réussir pour son compte ?… Pardon, miss Owen, vous ouvrez la bouche pour me répondre que vous ne le devinez pas. Épargnez-vous ce généreux mensonge ; je le sais, moi, je sais tout. L’ami qui m’avait présenté dans cette maison malsaine, vertement tancé par moi à mesure que je voyais clair, a prétendu défendre Rémonville en jurant qu’il n’avait pas encore touché à la fortune de sa femme.

» — Alors, lui ai-je dit, il est dans la police, ou il vole au jeu.

» Pressé dans ses derniers retranchements, il m’a révélé le mystère. La sœur de madame de Rémonville a sacrifié sa fortune, présent et avenir, à la sécurité de cette pauvre jeune femme ; elle paye en silence, elle s’en cache avec soin.

» — C’est, ajouta-t-il, une bonne vieille fille toquée, une de ces Anglaises excellentes qui n’ont ni passions ni prétentions à une personnalité quelconque, à qui le célibat semble dévolu comme une loi de la famille, et qui arrivent à se trouver heureuses de ne pas exister pour leur compte.

» Je répondis à mon ami qu’il raisonnait comme un cuistre et comme un drôle, que je ne remettrais jamais les pieds chez son ignoble protectrice, que je ne saluerais pas le Rémonville si je le rencontrais, et que je n’étais plus l’ami d’un ami de ce monsieur. En même temps, j’ai juré dans mon âme, car celui à qui je parlais n’était pas digne d’en prendre acte, que, si je venais à rencontrer miss Sarah Owen, fût-elle vieille et laide, je lui offrirais à deux genoux l’hommage d’une vénération profonde et d’un dévouement fraternel à épreuve. Je vous rencontre aujourd’hui sans vous avoir cherchée. J’ignorais où vous passiez les trois quarts de l’année. Le hasard m’a jeté sur votre chemin. J’ai résolu de m’arrêter dans le voisinage, d’errer plusieurs jours, s’il le fallait, autour de votre villa et de vous assourdir de mes sérénades jusqu’à ce qu’on m’ouvrît la porte. Grâce à votre excellent père, cela s’est fait très-vite, et, grâce au tête-à-tête qui se présente et que je ne retrouverai peut-être pas, j’accomplis mon vœu. Le repousserez-vous comme un coup de tête ? Non ! vous avez trop de cœur et trop de supériorité pour ne pas voir que je suis foncièrement honnête et religieusement sincère…

Je ne sais pas ce que j’aurais dû dire et penser, si j’avais été méfiante et parfaitement maîtresse de moi ; mais sa parole rapide, sa mimique énergique et gracieuse, son sourire d’une candeur toute juvénile, enfin son beau regard sur lequel je ne puis trop insister, puisqu’à plusieurs reprises j’en ai subi l’irrésistible persuasion, me forcèrent à lui répondre que je ne doutais pas de lui, et que j’étais touchée du respect et de l’estime qu’il m’exprimait.

Je ne lui tendis pas la main, mais il vit qu’elle ne s’éloignait pas et qu’il pouvait la prendre ; il la porta à ses lèvres et l’y tint un instant qui me parut un siècle, car je me sentis épouvantée de l’abandon subit de ma volonté.

— Écoutez encore, reprit-il, j’ai parlé de vénération profonde, de dévouement fraternel, c’est ce que j’éprouvais avant de vous avoir vue ; mais ce n’est plus assez pour ce que vous m’inspirez à présent. Vous êtes belle comme un ange et artiste plus inspirée que moi. Ma vénération est devenue enthousiaste, mon dévouement est maintenant passionné…

— Taisez-vous, lui dis-je, ces paroles-là sont de trop et gâtent celles d’auparavant. Je ne suis, moi, ni passionnée ni enthousiaste. On vous a très-bien dépeint mon esprit calme et mon imagination glacée. Mon sacrifice ne me coûte pas, et je serais blessée d’inspirer de la pitié. Parlez-moi donc comme il convient à mon caractère et à ma position, ou je penserai que vous voulez mettre mon bon sens à l’épreuve, et que vos éloges de tout à l’heure cachaient une ironie cruelle et insultante.

— Si vous pensez cela, s’écria-t-il avec une énergie indignée, je retire mes premières paroles, car vous auriez été grande par bêtise, généreuse par nonchalance, dévouée par faiblesse. Non, cela n’est pas, vous êtes ce que vous me paraissez, et je vous supplie de ne pas jeter, sur l’explosion la plus ardente et la plus complète que mon âme ait jamais eue, l’avalanche de neige du convenu !

Il n’en put dire davantage, et je ne pus lui répondre. Mon père rentrait et m’amenait au piano pour me faire chanter ma musique. Jamais je n’avais été moins disposée à faire exhibition de mon petit talent. J’étais dans un état d’émotion inconcevable, j’éprouvais surtout de la honte. L’audace de la déclaration qui venait de m’être faite me semblait une offense que j’avais dû mériter par trop de confiance et de laisser aller. Je voulais bien faire de la musique pour paraître n’attacher aucune importance à l’exagération de l’artiste, mais je ne pouvais pas. Ma voix ne voulait pas sortir de mon gosier et je sentais un vertige comme si j’eusse respiré un parfum trop fort pour moi.

Pourtant mon père insistait, et, contre mon attente craintive, Abel n’insistait plus du tout ; il était comme absorbé, et je ne sais s’il m’écoutait. Je crois bien que le démon s’en mêla, car je fus tout à coup prise du besoin de bien exprimer ma pensée musicale et de ramener à moi l’attention que j’eusse dû détourner. Je chantai comme je crois n’avoir jamais su chanter avant ce jour-là. Ma voix se dégagea, et, bien que je ne voulusse pas la donner tout entière pour ne pas éveiller Adda ou les enfants, elle sortit pure, veloutée et attendrie au point que je ne la reconnaissais plus et croyais entendre quelqu’un qui chantait à ma place.

Mon père fut saisi par ce développement subit de mes facultés, et, voyant qu’Abel ne bougeait pas, il se tourna vers lui, peut-être avec un mouvement de reproche ; je suivis involontairement l’effet de ce mouvement, et je vis l’artiste qui tenait son mouchoir baigné de larmes sur son visage.

C’étaient de vraies larmes, les premières que je faisais couler, et je ne comprenais rien à ce qui m’arrivait.

Abel vint à moi.

— Vous voyez, me dit-il Je ne puis vous rien dire ; vous croiriez que j’exagère : eh bien, tenez, j’ai là une voix qui exprime mieux mon émotion que toutes les paroles humaines, et je vais vous répondre comme vous m’avez parlé : en musique.

Il prit son violon, que mon père avait sournoisement apporté et posé près de lui. Il joua une heure entière sans aucun plan tracé et comme sous l’empire d’un songe plein de merveilles imprévues et d’effusions intarissables ; puis, comme épuisé d’aspirations sublimes et de manifestations ardentes, il se laissa tomber sur un sofa en disant :

— Je ne peux plus !

Les derniers sons de sa phrase inachevée vibrèrent sur l’instrument qui faillit s’échapper de ses mains. Sa figure colorée blêmit subitement, et ses yeux devinrent fixes ; nous crûmes qu’il se trouvait mal.

— Non, non, dit-il en se relevant, j’étais fatigué, cela se passe. Je vous demande la permission de me retirer.

Il s’en alla brusquement sans me saluer et sans paraître se souvenir que je fusse là.

Mon père le conduisit à sa chambre, et j’attendis mon père pour savoir si notre hôte n’était point gravement malade. Tout en rangeant les cahiers sur le piano, encore tremblante et bouleversée, je me persuadai que ce qui venait de se passer pouvait avoir une explication qui dégageait ma personnalité. L’excessive animation que le maestro nous avait montrée n’était peut-être ni l’effet de son engouement pour moi, ni l’habitude de son organisation ; ce pouvait être simplement un cas d’insolation, un accès de fièvre. Il avait paru ne se souvenir de rien en me quittant, peut-être avait-il plus besoin de quinine que de tendresse.

Cette conclusion s’évanouit lorsque mon père me dit que le maestro tombait de sommeil et n’était nullement malade. Je ne pouvais lui raconter ce qui s’était passé entre l’artiste et moi, puisque mon père ignorait mon intervention dans les affaires de son gendre. Je me bornai à lui dire que ce jeune homme me paraissait trop exalté pour être un caractère sérieux, à moins qu’il ne fût dans un état d’esprit exceptionnel, de malaise ou d’ivresse.

— Ma chère enfant, répondit mon père, vous ne connaissez pas les artistes. Je vous ai raconté mon inutile et absurde entraînement pour une cantatrice en renom dans ma jeunesse. Attaché à ses pas, j’ai plusieurs fois pénétré dans le milieu qui l’entourait, et j’y ai acquis du moins la connaissance de cette race à part qui vit d’excitations ardentes et perpétuelles. Je pourrais vous dire aussi que, dans ma carrière d’avocat, j’ai ressenti des émotions analogues, et que je n’ai jamais pu me trouver en contact avec l’émotion du public sans être en proie à la fièvre. On eût pu alors taxer d’exagération ma parole, mon attendrissement, mon indignation, mes affirmations passionnées. Pourtant, je vous le jure, jamais je n’ai été plus sincère et plus convaincu que dans ces moments-là, et, comme je suis un honnête homme, je vous jure aussi que, sans conviction intime et profonde, je n’eusse pu trouver en moi la puissance de convaincre mon auditoire. Les avocats sont des artistes, et voilà pourquoi je comprends les artistes comme si je vivais en eux. Il ne leur faut pas plus qu’à nous un nombreux public pour s’exalter jusqu’à la fièvre. Il suffit d’un petit auditoire intelligent ; il suffit parfois d’une oreille sympathique ou récalcitrante pour susciter ce déchaînement d’un fleuve toujours plein et toujours en lutte. Abel vous a paru étrange ; je ne lui reprocherais qu’une chose, moi : c’est d’être trop normal et de ressembler trop à tous les artistes en possession de leur puissance et de leur succès.

— Je comprends, répondis-je, et je n’en suis pas moins persuadée que ces hommes-là ne peuvent aimer sérieusement personne. Ne comparez pas votre ancienne profession, si utile et si sérieuse, à celle de ces gens qui ne travaillent que pour notre plaisir. Vous tiriez votre enthousiasme du besoin de faire triompher la vérité dans les questions d’honneur, comme dans les questions de vie et de mort. Pour un acteur, un chanteur, un virtuose quelconque, la volonté est de briller, le but de se faire applaudir, et rien de plus.

— Vous m’étonnez de parler ainsi, reprit mon père, vous, ma chère, qui êtes née artiste et qui tenez de l’artiste, aujourd’hui éteint, qui a vibré fortement et longtemps en moi. La vérité est dans tout ; elle respire dans l’art comme dans l’histoire, dans le drame comme dans la discussion, dans le beau comme dans l’utile. On pourrait dire même qu’elle est l’utile du beau et le beau de l’utile. La forme qu’elle revêt peut la rendre plus ou moins évidente pour le vulgaire ; mais au fond le vrai est toujours lui-même, qu’il s’exprime en sons ou en chiffres, qu’il s’imprime sur la toile, le marbre ou le papier, qu’il s’exhale d’un instrument, d’un monument ou de la parole humaine ; ce qui est vraiment beau est toujours bon, ce qui est vraiment bon est toujours beau dans l’ordre des idées. Comment pouvez-vous dire que l’artiste est coupable d’égoïsme en se dévouant à nous plaire ? Il nous verse des trésors, il élève nos âmes au niveau de la sienne, il nous fait entrer dans la région du sublime, et nous lui reprocherions d’être enivré de nos transports, de nos pleurs, de nos acclamations ! S’il ne les aimait pas avec passion, il manquerait de passion pour nous émouvoir et nous charmer. Le prédicateur éloquent est un artiste aussi. Lui est-il interdit de chercher le triomphe de sa parole quand elle exprime une croyance ardente ?

J’objectai à mon père que, dans les professions sérieuses, le citoyen se retrempait dans la vie pratique, dans les devoirs de la famille. Il sourit.

— Je ne sais, me dit-il, ce que vous avez aujourd’hui contre les artistes. Croyez-vous, avec les bourgeois à préjugés, qu’ils ne peuvent pas être bons époux et bons pères ? Devenez-vous provinciale, ma bien-aimée Sarah ? ou ce pauvre Abel vous a-t-il mortellement déplu ? Je regretterais de vous l’avoir présenté. Pourtant il me semblait que tout à l’heure vous l’écoutiez avec autant d’émotion et de ravissement que moi-même.

— Mon père, repris-je, tout ce que vous faites est bien. Je ne doute pas que M. Abel ne soit un parfait ’honnête homme, même très bienfaisant et très-digne. Je me souviens d’avoir entendu dire cela toutes les fois qu’on a parlé de lui devant nous. Je sais bien que, si vous ne vous fussiez rappelé sa bonne réputation, vous ne l’eussiez point amené chez vous.

— Chez moi, c’est-à-dire…

— Chez vous, je le maintiens, c’est convenu.

— À la bonne heure ! Eh bien, que me reproche ma chère Sarah ?

— Rien à vous ; mais elle se demande si elle ne doit pas se reprocher quelque chose.

— Quoi donc ?

— Précisément l’émotion et le ravissement dont vous parliez tout à l’heure ; voilà ce que je me demandais en vous attendant. N’est-il pas déraisonnable, même injuste, de se laisser charmer jusqu’au frisson, jusqu’aux larmes, par un monsieur qui exprime la passion, la joie, la douleur, toutes les agitations de l’âme sur un violon dont il sait bien jouer ? Si l’on s’accorde le droit d’être si sensible au génie d’un artiste, que réservera-t-on en soi-même pour les vertus modestes et les humbles dévouements ?


— J’entends, vous ne voulez applaudir la Patti qu’à la condition de savoir si elle compte avec sa bonne, et vous exigez que Faure monte régulièrement sa garde ? Je vous confesse que je n’ai jamais songé à m’en enquérir.

— Vous vous moquez de moi, mon père, et je sens que c’est vous qui avez raison. Je suis absurde de m’enquérir du véritable caractère d’un homme dont l’existence est l’antipode de la mienne. On doit écouter son violon et ne pas tenir compte de ses discours.

— Ses paroles vous ont donc choquée ? Dites-le-moi, et demain matin je le laisse partir.

À l’idée de ne plus revoir celui que je m’efforçais de dédaigner, je sentis quelque chose qui se brisait en moi, et, par un mystérieux hasard, une corde de piano se rompit et sauta avec bruit. Je ne pus retenir un cri, puis aussitôt je me mis à rire, et j’assurai mon père qu’il se méprenait sur le sens de mes paroles, que celles de M. Abel ne m’avaient nullement offensée. Je ne sais si je mentais. Je crois que non, car il me fallait faire un grand effort pour être irritée, et le souvenir qui me troublait avait un charme invincible. Oui, je veux être sincère, je me défendais que la chose pût être, et elle était. J’aimais cet homme, que ma raison qualifiait en vain de hâbleur et d’insensé.

J’eus beaucoup de peine à m’endormir. J’avais encore assez d’empire sur moi-même pour chasser le fantôme qui m’obsédait ; mais le chant de son violon inspiré était dans ma tête et n’en pouvait sortir. Il me revenait sans cesse en phrases brûlantes, que ma mémoire cherchait à souder et à interpréter. Il y avait sur ce chant haletant et impérieux des paroles qui murmuraient des reproches à mon oreille, et, dans d’autres fragments de mon souvenir musical, d’ineffables tendresses qui me persuadaient malgré moi. Ma petite Sarah était agitée aussi. Elle aussi dans la journée avait eu de l’émotion, de la peur, de la curiosité, de la surprise et du plaisir ; elle rêva qu’elle dansait, et un adorable sourire errait sur sa bouche pendant qu’elle agitait ses petits pieds sous sa couverture de satin rose. Nous arrivions à nous endormir toutes deux quand elle s’éveilla en criant que l’homme au violon m’emportait, et qu’elle ne voulait pas. Je dus la prendre dans mon lit pour la consoler. Elle pleurait convulsivement, s’attachait à moi et criait au milieu de ses sanglots :

— Je ne veux pas qu’il t’emporte ! Il faut rester avec ta Sarah, toujours !

Une sueur froide passa sur mon front. Cet homme ne pouvait pas songer à me séparer de cette chère enfant, de mon tendre père, de ma sœur infortunée. Une pourrait jamais m’enlever à mon devoir ; mais était-il donc assez puissant pour emporter mon âme, et les anges qui veillent au chevet de l’enfance avaient-ils révélé à ma Sarah le danger qui nous menaçait ?

À mon réveil, j’étais calmée, et je me trouvai bien vaine et bien folle d’avoir attaché tant d’importance au sentiment que l’artiste m’avait exprimé. N’était-ce pas son habitude de dépasser le réel et de mépriser le sens pratique dans toutes ses manifestations ? Il dépensait toutes ses idées sous forme de variations, et, dans cette manière d’épuiser un thème, il y avait nécessairement, après l’andante affectueux et doux, l’agitato échevelé, les nerfs après le sentiment. Voilà pourquoi, après m’avoir offert son estime et son amitié, il avait osé me réciter le couplet de l’amour et le finale de la passion. À coup sur, après avoir dormi là-dessus, il n’en avait pas le moindre souvenir, et il fallait que je fusse prude comme une gouvernante anglaise pour ne pas l’avoir oublié la première.

Je descendis de bonne heure pour m’occuper du ménage comme à l’ordinaire ; j’allai au jardin avec Sarah pour cueillir les fleurs et les fruits. Personne ne bougea dans la maison. Mon père était parti avec le jour pour tuer quelque gibier dans ce beau vallon boisé que nous appelions la forêt. Ma sœur ne descendait pas encore au déjeuner ; on ne lui permettait pas encore de quitter son appartement avant le soleil de midi. J’allai savoir de ses nouvelles ; sa femme de chambre me dit qu’elle avait mal reposé dans la nuit, et qu’elle regagnait maintenant le temps perdu. À dix heures, on sonna le déjeuner ; à dix heures et demie, au second coup de cloche, mon père qui était fort exact, vint pour se mettre à table. On avait averti M. Abel, il ne descendait pas. Nous attendîmes un quart d’heure, puis mon père monta chez lui. Il le ramena assez longtemps après ; le déjeuner était froid, et j’en pris un peu d’humeur. Je trouvais notre hôte fort mal élevé. Il parut enfin, habillé à la hâte, les yeux éteints et comme bouffis de sommeil.

— Je serais impardonnable, me dit-il, s’il m’était possible d’être organisé comme tout le monde ; mais il s’agirait de me sauver d’une maison qui brûle, qu’en de certains moments je ne le pourrais pas. Quand j’ai été fortement ému par exemple, ou que j’ai joué avec trop de passion, je tombe comme une brute, et il faut que je dorme ou que je meure. Il m’est arrivé d’être excité au point d’oublier la nourriture et le sommeil pendant des jours et des nuits ; mais il m’est arrivé aussi de dormir quarante-huit heures sans pouvoir faire un mouvement, sans entendre les gens qui me secouaient pour partir.

Il ajouta qu’il était déjà très-fatigué la veille, et qu’en acceptant l’invitation de mon père, il n’avait pas du tout compté passer la nuit chez nous. Il avait laissé le matin son domestique à Revins, en le chargeant de lui trouver un gîte. Il n’avait donc pas cru devoir se ménager en improvisant dans la soirée, et après il s’était senti épuisé. Mon père l’avait conduit à un excellent lit où il s’était littéralement anéanti sans savoir où il était.

Je dus accepter ses excuses, qui paraissaient tout à fait plausibles à mon père, évidemment très-engoué de lui. Il fut calme durant le déjeuner et même prosaïque, car il mangea, selon moi, avec l’appétit et la sensualité d’un simple mortel. Je le regardais manger et boire, et me demandais pourquoi il m’avait paru si beau. Il ne l’était peut-être pas, il était trop gras pour un artiste : bien qu’il eût de l’élégance, la ceinture souple et de belles proportions, il y avait dans son buste le développement que comporte une quarantaine d’années, et il n’en avait que trente-deux. Sa figure, trop ronde, était d’un rose trop vif et n’annonçait pas un homme sobre ; ses sourcils, trop noirs, se rejoignaient trop. Il y avait de l’aigle dans son os frontal ; mais sa bouche, d’une douceur enfantine, ne répondait pas assez à la fierté des autres lignes. J’avais cru son œil pénétrant, il n’était que curieux ; sa vivacité était celle d’un esprit gambadeur qui n’attend pas la réponse et qui doit se tromper sans cesse. En somme, on pouvait dire qu’il était charmant, et que nulle physionomie n’était plus agréable ; mais il n’était pas beau, et il se portait trop bien pour devenir l’idéal d’une femme difficile.

Je me trompais sur sa santé, il ne se portait pas toujours bien. Il avait fait et faisait encore des excès de tout genre qui portaient de fréquents ébranlements dans cette nature robuste et richement douée. Et abusait de ses forces, et, comme la conversation s’engagea sur les diverses particularités des tempéraments d’artiste, il déclara qu’il ne fallait pas être plus avare de sa vitalité que de son argent, et qu’un artiste qui regardait à ces choses était un fils indigne de la Muse.

— Pour qui donc me ménagerais-je ? dit-il en s’animant ; je suis seul au monde ! Vous ne savez pas mon histoire, n’est-ce pas ? c’est que je n’en ai pas. Un homme sans parents, sans nom, sans liens dans la vie, n’existe pour ainsi dire pas. Je suis un enfant trouvé. On m’a donné le nom d’Abel ; on eût pu me donner celui de Caïn ! Je n’aurais pas eu à en réclamer un meilleur, puisque je n’en avais pas à moi. J’ai été élevé je ne sais où, je ne sais par qui ; je n’ai de ma première enfance que des souvenirs confus ; c’est vous dire que personne ne m’a aimé. Un professeur de chant m’a ramassé dans la rue et a voulu faire de moi un ténor. J’avais une voix magnifique, et il comptait sur ma fortune pour relever la sienne. Il fit de moi un musicien, mais il ne put me persuader de me ménager. J’abusai de ma voix, qui me charmait moi-même. Elle me quitta. Le violon me consola : c’était une voix qui chantait comme je voulais et ne s’épuisait pas ; mais mon bienfaiteur ne savait pas le violon, et il me mit à la porte. Je ne le regrettai pas, je n’étais pour lui qu’un instrument dont il voulait jouer. Je gagnai ma vie dans les rues et sur les chemins. Je jouai pour les paysans, pour les saltimbanques, pour les amateurs, pour qui voulait de moi moyennant quelques sous. J’ai pu enfin voir Paris, où je suis arrivé pieds nus et où j’ai raclé des journées entières dans les cours des hôtels et des maisons pour avoir de quoi entrer le soir dans un théâtre lyrique. J’ai tout appris seul. J’ai travaillé comme un possédé. J’avais dix-neuf ans quand j’ai été remarqué dans un café-concert et engagé dans un orchestre. À partir de là, cinq ans de vicissitudes et de luttes, enfin le triomphe, la pluie d’or, les diamants, les honneurs, les voyages, le tapage, la rage de vivre et de voir, les ovations, les invitations, les folies. À présent, tout cela est fini, oui, fini, car en fait de succès je n’ai plus rien de nouveau à connaître, à éprouver, à conquérir dans ma carrière d’artiste. Le gouffre est comble et la vie déborde. Je n’ai plus qu’à laisser couler le trop plein, et, quand le flot a retrouvé son niveau, il recommence à s’enfler, sachant bien que rien ne le gênera et qu’il n’aura plus les émotions du combat à outrance. Dès lors, pourquoi tiendrais-je à recommencer éternellement la même plaisanterie ? Je suis arrivé à mon apogée de triomphe. Je n’ai plus qu’à chercher celle de mon talent, ce qui n’est pas du tout la même chose ; mais écoutez bien ceci, si vous ne le savez déjà. Vous le savez, vous, monsieur Owen ; mis Owen ne le sait peut-être pas. On n’arrive à la plénitude du talent qu’à la condition de sacrifier sa vie, et c’est tant mieux, car on ne peut pas, on ne doit pas survivre au jour où l’on s’est dit : « Je suis grand. » Ce doit être un jour ineffable, divin, sublime, et ce jour ne doit pas avoir de lendemain. On deviendrait fou, mécontent de tout, intolérant, envieux, sot, méchant peut-être ! L’homme n’est pas fait pour posséder le vrai bien à lui tout seul. Il en abuse, et la démence s’empare de lui. Je ne désire donc pas vieillir. Je veux vivre avec toute l’intensité possible et toujours chercher à monter plus haut. Quand mon être sera arrivé à ce déploiement de sensibilité, d’enivrement et de ravissement qui ne peut plus être dépassé, je verrai le soleil en face, tout près, tout en feu, comme je crois quelquefois le voir dans des accès de vertige, et alors je tomberai sur un chemin ou sur un théâtre, ou, comme hier soir, sur un lit moelleux, et je dormirai ;… mais je ne me réveillerai pas. Voilà ma fin et j’y cours, car je voudrais être encore assez jeune pour en sentir vivement le transport et le martyre.

Cette étrange théorie, débitée avec un feu que je ne puis vous rendre, me surprit et me choqua. Mon père l’écoutait avec un sourire de sympathie, comme s’il l’eût admirée. Je ne pus cacher ce que j’éprouvais.

— Est-il possible, dis-je à mon père, que vous approuviez de tels blasphèmes ?

— Blasphèmes ! répéta l’artiste avec étonnement. Ah ! voyons, voyons, miss Owen, expliquez-vous Je veux savoir en quoi je vous scandalise.

— Vous m’indignez, lui dis-je, et pourtant je crois que vous plaisantez, comme toujours !

— Oui, vous vous obstinez à me prendre pour un plaisant. Je ne croyais pourtant pas l’être.

— Ne vous fâchez pas, monsieur Abel. Vous plaidez, c’est pour être jugé. Si vous parlez sérieusement, vous parlez comme un impie. Si vous raillez, vous vous jouez des choses les plus saintes. La vie, le génie, la gloire, sont des dons divins que les hommes confirment et qu’il ne sied à personne de dédaigner et de gaspiller. Je ne sais pas bien, moi, ce que vous appelez vivre avec toute l’intensité possible. Admettons que ce soit le suprême bonheur ; ce bonheur vient de Dieu, et vous n’avez pas le droit de dire : « J’en ai assez, je veux aller voir dans l’autre vie s’il y a davantage. » Si vous dites cela, c’est que vous croyez un peu à une autre vie. Moi qui y crois tout à fait, je dis que, si vous y arrivez épuisé de cœur et d’esprit, vous vous y trouverez moins haut placé, et que ce sera justice. Vous allez me dire que votre corps seulement sera brisé par vos fatigues, et que l’âme ne s’en portera que mieux : c’est un paradoxe, c’est un mensonge ; les forces morales s’épuisent avec les forces physiques, vous le savez bien.

— Je ne le sais pas, je le jure, s’écria-t-il, et je ne le crois pas, je ne l’ai jamais éprouvé. Quand la fatigue me brise, le repos a une vertu souveraine qui me rend à moi-même, plus fort qu’auparavant. Il y a des excès ignobles qui peuvent souiller l’âme, je ne saurais y tomber ; ceux qui me plaisent, les veilles joyeuses, l’excès de production cérébrale, les courses démesurées, les enivrements de l’amour, du travail, de l’expansion universelle, de l’enthousiasme et de l’excitation, ne m’ont jamais laissé ni honte ni remords. Je ne me connais pas de passions mauvaises, ni haine, ni envie, ni cupidité. Dans tout, je vois, je cherche, je saisis un idéal, et je veux l’épuiser, certain qu’il se renouvellera. Non, le véritable artiste ne se détériore pas comme un épicier qui engraisse. Il meurt tout entier, et pour cela il aspire à mourir jeune…

Je voulus en vain le contredire ou lui prouver qu’il se contredisait lui-même. Il eut la réplique prompte, vive et tenace. La raison est si peu bruyante, que le paradoxe l’emporte toujours sur elle. Je sentis qu’une personne comme moi ne pouvait avoir aucune prise sur cet esprit ardent, engagé dans une voie diamétralement opposée à la mienne. Je résolus de l’y laisser sans regret. En ce moment-là, je crus reconnaître qu’il n’y avait pas de lien possible entre nous, et que cela devait m’être indifférent.

Après le déjeuner, il prit congé de nous, nous chargea de présenter son respect à madame de Rémonville, nous remercia vivement de notre bon accueil et se retira. Mon père voulut le conduire jusqu’à Revins, où l’artiste devait retrouver son domestique et ses bagages, et il me pria d’engager M. Abel avenir nous voir l’hiver à Paris. Je fis cette invitation très-froidement, et ce fut d’un ton encore plus froid qu’il me répondit : « Je n’y manquerai certainement pas. » Je dus l’accompagner jusqu’à la barque qui devait transporter mon père et lui à Revins, car la petite Sarah pleurait et s’attachait à l’artiste qui l’avait charmée. Elle voulait s’en aller avec lui en bateau. J’eus quelque peine à la consoler quand il lui fallut rester au rivage. Je lui fis un beau sermon pour lui reprocher de s’engouer ainsi d’un monsieur qu’elle ne connaissait pas la veille, et de rester de mauvaise grâce avec les parents qui ne l’avaient jamais quittée depuis qu’elle était au monde. Je m’adressais peut-être ce sermon à moi-même, car le départ de l’artiste me causait une souffrance inexprimable. Quand il eut disparu, j’eus comme froid dans l’âme et envie de pleurer avec ma pauvre enfant.

Adda, que je trouvai au salon, s’aperçut de mon malaise et me dit avec ironie :

— Il est donc parti, que tu es si préoccupée ? Allons, ne te fâche pas ! On a beau être la plus raisonnable et la plus raisonneuse des Anglaises, la musique fait de tels prodiges ! Je me réjouis de n’avoir jamais pu y mordre, quand je vois qu’il suffit d’une heure de ce ramage pour bouleverser la tête la plus froide. Je t’ai entendue chanter hier au soir, et puis ce violon qui m’a agacé les nerfs, j’ai cru qu’il ne finirait pas ! L’odieuse chose que la mélomanie ! À quand ton hyménée avec cet oiseau voyageur ? Ce qui me console, c’est que ces messieurs-là laissent leurs femmes au logis quand ils font leur tour d’Europe annuel, et que nous te ne perdrons pas pour cela.

Ces plaisanteries me parurent de si mauvais goût, que je ne voulus pas y répondre. Je pris les mains de ma chère Adda en lui demandant si elle était souffrante ; elle comprit que je m’affligeais de l’amertume de son langage sans m’en offenser, et, comme elle a de la bonté, je vis des larmes dans ses yeux. Je l’embrassai tendrement pour lui montrer que je lui pardonnais tout ; elle me repoussa doucement et fondit en larmes.

— Dis-moi donc ce que tu as, lui dis-je en m’agenouillant près d’elle et en prenant ses mains dans les miennes. Tu es plus nerveuse que de coutume ; est-ce vraiment la musique qui te fait mal ? En ce cas, ma chérie, je ferme le piano jusqu’à ce que tu me dises de le rouvrir.

— Ou jusqu’à ce que mon père ouvre la porte aux musiciens ambulants !

— Si ces gens-là te déplaisent, on fermera la porte à double tour. Pourquoi ne pas dire tout bonnement ce qui te contrarie, au lieu de ces plaisanteries dont tu ne crois pas un mot ?

— Ah ! laisse-moi, s’écria-t-elle, ne me gronde pas ! Tu es heureuse, toi, et tu ne comprends plus le malheur des autres…

— En quoi donc consiste mon bonheur ? et depuis quand te regardes-tu comme malheureuse ?

— Tu es heureuse parce que tu peux te marier, et moi, je ne le peux plus…

— Ferais-tu un autre choix, si tu étais libre ? Je te croyais satisfaite du tien ?

— Qui te dit que je ne le suis pas ? Si c’était à recommencer, je choisirais celui que j’ai choisi ; mais ceux que l’on choisit, quels qu’ils soient, cessent d’être des amants dès qu’ils deviennent des maris : c’est la loi du mariage, de l’amour et de la vie. La passion cesse dès qu’elle est assouvie, et il n’y a d’enivrant dans la vie d’une femme que les jours rapides qui séparent les fiançailles du mariage. J’en suis si certaine à présent que les absences de mon mari me paraissent très-naturelles, tandis que, dans les premiers jours, je croyais ne pouvoir passer une heure sans lui. L’amour a la durée d’une rose, ma pauvre Sarah, c’est-à-dire qu’on a un instant pour le croire éternel, et tout le reste de l’existence pour savoir qu’il est éphémère. C’est comme cela, je m’y résigne. Je ne suis pas une mauvaise tête pour exiger un sort différent de celui de toutes les autres ; mais, si je n’ai ni désespoir ni fureur, je n’en suis pas moins mélancolique et désenchantée quand j’y songe, et tu m’as fait du mal hier en écoutant avec tant de mystère et d’intérêt ce musicien bavard et flagorneur ; moi, il me paraissait absurde, et je n’ai fait que me moquer de lui. Il me faisait l’effet d’un fiancé, c’est-à-dire d’un comédien débitant ses tirades de commande à ton adresse, et tout aussi incapable que les autres de te rendre heureuse. Cependant tu paraissais charmée, et je me disais : « La voilà comme j’étais il y a trois ans ! Elle savoure son jour de bonheur, elle y croit,… tant mieux pour elle ! Je ne peux plus être comme elle, mais elle sera comme je suis quand le soleil aura séché cette goutte de rosée d’un matin. »

— Mais où prends-tu donc ce que tu dis la, ma chère enfant ? Tout le temps du dîner, M. Abel n’a parlé qu’à toi et à mon père. Je n’ai pas échangé dix paroles avec cet inconnu…

— Ne mens pas, Sarah, cela est indigne de toi ! Vous m’avez envoyée coucher, et, comme je n’avais aucun besoin de sommeil, j’ai entendu tout ce qui se passait dans la maison. Mon père a joué tes airs sur le piano, puis il est monté dans sa chambre, et moi, curieuse du tête-à-tête où il te laissait, je suis descendue par le petit escalier de la tourelle. La porte du boudoir qui touche au salon était ouverte. J’y suis entrée sans bruit, j’ai entendu… Ah ! tu pâlis, ma chère, tu vois bien que j’ai entendu la déclaration de M. Abel…

Je devais être fort émue en effet, car je me rappelais tout le mal qu’Abel m’avait dit de mon beau-frère ; je craignais que ma sœur n’eût reçu là un coup mortel en apprenant la scandaleuse infidélité de son mari. Heureusement, elle n’était entrée dans le boudoir qu’au moment où Abel me disait : « Vous êtes belle comme un ange et artiste plus inspirée que moi. Ma vénération est devenue enthousiaste, mon dévouement est maintenant passionné. »

Elle me répéta textuellement ces paroles, qui étaient déjà devenues confuses dans ma mémoire troublée. Je m’efforçai de rire et lui demandai si elle avait entendu ma réponse.

— Oui, dit-elle, tu as répondu ce qu’on répond toujours : « Vous vous moquez ! » mais ta voix tremblait, ma chère, et, s’il a été dupe de ton incrédulité, il faut qu’il soit fort ingénu, ce que je ne suppose pas. Moi, j’en avais entendu assez, mon père redescendait par l’autre escalier. J’ai été me recoucher sans bruit, et voilà comment je sais que M. Abel est épris de toi, et toi…

— Fais-moi grâce de la conclusion ! C’est vraiment me supposer trop inflammable. M. Abel est parti fort tranquillement et très-persuadé de l’insuccès de sa déclaration, si tant est qu’il se souvienne de l’avoir débitée.

— Tu crois qu’il est parti ? Moi, je n’en crois rien. Il sera ici ce soir ou demain, plutôt ce soir, à l’heure des sérénades.

J’avais repris possession de ma volonté et de ma raison. La curiosité et les moqueries d’Adda m’y aidaient. Elles n’étaient pas très-bienveillantes, mais elles portaient juste, et ma fierté recevait une leçon utile, méritée peut-être. Je pris le parti de rire avec elle de l’aventure, et elle s’adoucit.

— Après tout, me dit- elle, je ne sais pas pourquoi, si cet homme était sérieux, tu ne serais pas flattée de sa recherche. Je ne sais d’où il sort, mais on n’est pas un homme de rien quand on a tant de réputation et de succès dans le monde. On le dit honnête homme, et son étrangeté ne l’empêche pas d’avoir de l’usage et un certain esprit. Ne crois pas que je l’aie pris en grippe ; ce que j’en disais était pour voir si tu le défendrais avec énergie. Du moment que tu n’attachais aucune importance à ses exagérations de sentiment, je ne serais pas fâchée de le voir reparaître. Il m’amusait, et notre pauvre père est tellement fou de musique, que je saurais gré à ce grand virtuose de revenir jouer pour nous seules ces belles choses que je ne comprends guère, mais qui ont trouvé tant d’admirateurs dans les quatre parties du monde.

— Moi, je ne le désire pas, répondis-je. Je crains un peu pour notre bien-aimé père ces émotions vives. Il a passionnément aimé celles du barreau, et, quand la mauvaise santé de notre mère l’a forcé de renoncer à son pays et à son état, il a fait à l’amour conjugal un sacrifice immense. Nous ne l’avons pas su, nous eussions été trop jeunes pour le comprendre. Je ne m’en suis rendu compte qu’après la mort de maman et surtout depuis ton mariage. J’ai vu alors mon père en proie à des regrets profonds et tenté d’aller reprendre son état. Il serait trop tard, n’est-ce pas ? Sa vie n’est plus assez modifiable, il est trop vieux en un mot, et ce qu’il lui faut, c’est l’existence que j’ai arrangée pour lui.

— Raison de plus, reprit Adda, pour que tu lui procures toutes les distractions possibles à domicile.

— C’est selon lesquelles. Je n’aime pas à voir ses nerfs trop excités.

— Ma chère Sarah, tu n’entends rien à la vie réelle et pratique. À force de vouloir trop l’assujettir à l’habitude, à la prudence et à la règle, tu nous traites tous comme notre petite Sarah : tu voudrais nous mettre dans du coton ; mais songe donc que le coton étouffe. Laisse vivre un peu chacun de nous de sa vie naturelle, ne contrarie pas tant les instincts et ne t’alarme pas de tout ce qui échappe à la théorie ou à la méthode. Nous ne voyons presque personne ici. C’est fort triste, et, quant à moi, dès que je serai remise, je veux rendre les visites qu’on nous a faites et amener des personnes vivantes dans cette abominable forêt des Ardennes, où bientôt nous vivrons avec les loups. Je ne comprends pas l’usage que tu fais de ta fortune ; tu ne dépenses pas le quart de ton revenu. Est-ce que tu thésaurises, ou si c’est que tu deviens avare ?

Les reproches d’Adda me prouvèrent bien qu’elle n’avait rien entendu de la diatribe d’Abel contre son mari, et qu’elle ne se doutait pas des sacrifices que j’avais dû faire. Je m’en réjouis et lui promis de rendre Malgrétout plus animé quand elle me ferait le plaisir d’y être.

Je ne pris pas au sérieux la crainte ou l’espérance qu’elle avait de voir revenir M. Abel, mais je m’étonnai bientôt de ne pas voir revenir mon père. Il était si régulier dans ses habitudes, que, vers quatre heures de l’après-midi, je pris un peu d’inquiétude. J’allais lui envoyer Giron avec la barque pour l’avertir que son bain était prêt, lorsqu’il revint à pied le long du rivage.

» — Mes enfants, nous dit-il, j’ai passé une après-midi splendide. Figurez-vous qu’en débarquant près de la station de Revins, Abel a reconnu dans un wagon le célèbre violoncelliste Nouville, qui s’en allait organiser un concert à Bruxelles. Il l’arrête au passage.

» — Tu vas à Bruxelles ? j’en arrive. Si j’avais su ! J’y ai donné un concert ; c’est trop tôt pour en donner un autre. Tu devrais attendre un peu, flâner en route. Ce pays-ci est si beau ! on y laisserait volontiers ses ailes. Tiens ! il y a une espèce de troupe d’opéra à Charville, nous pouvons organiser quelque chose avec les artistes. Reste avec moi et nous en causerons.

» Nouville est un grand jeune homme pâle, à l’air nonchalant et doux. Je le crois irrésolu, et j’ai vu aussi qu’il avait une grande affection pour Abel. Il ne répond rien, demande son bagage, prend le bras d’Abel, traverse le pont et le suit au village, où celui-ci a trouvé, grâce aux soins de son domestique, gaillard très-intelligent, un gîte assez agréable. Je voulais laisser les deux amis ensemble.

» — Non ! s’écrie Abel en me saisissant de son autre bras, vous viendrez fumer un cigare avec nous, et vous verrez déballer le violoncelle de Nouville. C’est une merveille, c’est celui de Duport, et il a été joué longtemps par Franchomme, ce qui ne l’a pas fait déchoir.

» — Aussi, observa Nouville, il a été payé soixante mille francs !

» — C’est pour rien, repartit Abel. Venez, monsieur Owen, vous entendrez le son ! Vous êtes digne de savourer cette ambroisie.

» Nous voilà donc arrivés en un instant au logis d’Abel. Son domestique déballe d’excellent vin, qu’il s’est procuré Dieu sait où. Nouville déballe son violoncelle. Abel déballe son violon, non celui que vous avez entendu ici, mais un autre, plus précieux, qui vient tout droit de Baillot. Puis les voilà s’essayant, s’accordant et jouant comme des anges tout en riant comme des fous, heureux de se retrouver ensemble et de s’entendre mutuellement. Entre chaque morceau, on trinquait à la santé de tous les maîtres vivants ou morts. Abel, si fatigué ce matin, était rayonnant de force et de puissance. Ils ont été admirables, sublimes, et ils m’ont grisé. Oui, mes enfants, grisé de musique et aussi un peu de bon vin. Je voyais trouble en les quittant, et il m’a fallu la crainte d’inquiéter Sarah pour ne pas m’oublier là tout le reste du jour et de la nuit.

— Vous n’êtes pas… ce que vous dites, mon père ! m’écriai-je. Vous n’êtes pas gris du tout, vous ne l’avez jamais été !

— Si fait, répondit-il, quelquefois, jadis !… et aujourd’hui je crois bien… mais cela s’est dissipé en route. J’ai craint d’être grondé, et je vais bien docilement prendre mon bain ferrugineux, puisque le médecin l’a commandé ; mais le meilleur bain pour moi serait encore un thème de Mozart ou un motif de Beethoven interprété par ces deux maîtres que je viens d’entendre. Ah ! ma chère Sarah, je me reprochais d’entendre cela tout seul !

— Et sans doute, dit Adda en me lançant un regard malicieux, mon cher papa, qui n’est pas un égoïste, a fait promettre à ces deux anges de venir, avant de s’envoler à Charleville, nous donner quelque avant-goût du ciel sous forme de sérénade ?

— Point du tout, répondit mon père ; ils ont juré d’eux-mêmes qu’ils y viendraient, et je vais envoyer Giron pour chercher les précieux instruments, qui ne doivent pas être confiés au premier venu. Faites ajouter quelque chose de bon au dîner, ma chère Sarah ; ces messieurs se connaissent en vins… J’irai moi-même à la cave.

Je demandai à mon père et à Adda s’il ne serait pas convenable d’inviter quelqu’un du voisinage, notre voisin le docteur, ou notre ami le pasteur Clinton, pour ne point paraître si vite favorisés de l’intimité de deux artistes célèbres. À coup sûr, la seconde visite de M. Abel, si rapprochée de la première, serait remarquée et commentée dès que le bruit de sa présence dans le pays se répandrait avec l’annonce du concert. On pourrait s’en entretenir jusqu’à Paris, et peut-être M. de Rémonville serait-il un peu intrigué de notre liaison subite avec cet artiste.

— Ah ! laisse-nous donc tranquilles avec tes scrupules ! s’écria ma sœur en riant. Mon mari se moque bien, là où il est, de ce qui se passe ici ! S’il était homme à s’en inquiéter, il y resterait. Allons donc ! il a une qualité, c’est de n’être ni soupçonneux ni jaloux. Quant à inviter les vieux voisins pour sanctionner nos rapports avec des artistes, la belle idée ! Là où notre père est avec nous, nous sommes à l’abri de tout commentaire impertinent.

— Et d’ailleurs, ajouta mon père, la musique ne sanctionne pas seulement, elle sanctifie tout !

Je dus céder et mettre tous mes soins à rendre agréable la petite fête que mon père nous avait ménagée.