Malgrétout (éd. 1876)/Préface

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Calmann Lévy (p. --4).

À MON AMI EDMOND PLAUCHUT


Nous avons parcouru ensemble le curieux et charmant pays où nous cherchions à retrouver les traces d’Abel et de miss Owen, modestes héros de la véridique histoire que je te dédie. Nous n’avons trouvé qu’un beau fleuve, des rochers, des fleurs et des arbres. Devons-nous croire que Sarah Owen a précisément voulu dépayser ses lecteurs en donnant cette région pour cadre à son récit ? Il me paraît certain du moins qu’elle l’a vue, car ses descriptions sont assez fidèles.

J’ai fort peu modifié le style contenu et terre à terre de la narratrice, expression logique de son caractère et de sa situation. En publiant cette très-simple histoire, je la considère comme une étude qui a son intérêt et porte son enseignement.

Nous n’avons pas trouvé la villa de Malgrétout, mais nous avons vu la montagne qui porte ce nom audacieux, devise de quelque chevalier oublié du moyen âge. Je remercierai l’érudit qui rétablira la légende. Nous nous en sommes passés en explorant ces gorges sauvages des Ardennes et ces délicieuses oasis de la Meuse. Tu me les avais découvertes, cher enfant, je t’en remercie.

J’ai saisi avec plaisir, pour te dédier mon petit travail, ce jour de Noël, anniversaire de ton naufrage aux îles du Cap-Vert. Quand, il y a dix-neuf ans à pareil jour, tu sombrais avec le Rubens, et qu’attaché à la tâche suprême de tenir le gouvernail pour empêcher le navire de pirouetter, tu voyais se remplir, grâce à toi, les barques de Sauvetage condamnées peut-être à s’éloigner sans toi, tu envoyas, m’as-tu dit, un adieu désespéré à ta mère et à moi. Tu fus pourtant miraculeusement sauvé : une barque put te prendre au niveau de la dunette déjà inondée et n’être pas entraînée dans le gouffre que creusait le navire en s’abîmant. — Depuis, tu as connu des situations non moins dramatiques et plus poignantes encore par leur durée ; après cette vie terrible, voilà que tu viens faire réveillon avec nous, à la même heure où tu touchas l’écueil. Quel contraste î Une famille sédentaire rassemblée la nuit dans une vieille maison, au milieu des plaines couvertes de neige, le silence solennel du dehors, le feu qui pétille au dedans pour accompagner les rires des enfants, jeunes oiseaux qui n’ont pas encore quitté le duvet du nid, — comme te voilà loin des terribles archipels de la côte d’Afrique et des pirates féroces de la mer des Indes ! Laissons le passé douloureux sombrer dans l’abîme, et que les naufrages de l’âme nous soient épargnés ! Des voix aigres et chagrines crient, autour des horizons voilés, que le monde périt, que les pouvoirs s’effondrent, que les flots montent et que le navire social ne sera bientôt plus qu’une épave ; mais ceux dont le cœur ne s’est pas éteint dans la crainte sentent la vitalité universelle, dont le souffle puissant les soutient et les porte. La rive est-elle loin ? Pourquoi le demander ? Nul ne le sait ; mais tous peuvent agir, et ceux-là agiront bien qui aiment toujours la patrie et croient encore à la perfectibilité humaine.

Amitié et bénédiction sur toi.

Nohant, décembre 1869.

GEORGE SAND.