Mandrin, capitaine général des contrebandiers/01

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Mandrin, capitaine général des contrebandiers
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 552-589).
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MANDRIN
CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS

Le nom de Mandrin, le contrebandier, est entouré d’une incroyable popularité dans son pays d’origine, le Dauphiné, dans les contrées où il a séjourné, la Suisse et la Savoie, dans les régions de la France qu’il a parcourues en ses rapides expéditions : la Franche-Comté, la Bourgogne, l’Auvergne, le Forez, le Velay, le Vivarais[1].

On n’entreprendra pas de donner ici, ne fût-ce qu’une simple énumération, des livres et brochures, pièces de vers, poèmes héroïques ou burlesques, chants épiques et chansons populaires, pièces de théâtre, dialogues des morts, oraisons funèbres, « man-drinades, » canards et pamphlets, qui lui ont été consacrés. M. Edmond Maignien, bibliothécaire de la ville de Grenoble, a publié en 1890 une Bibliographie des écrits relatifs à Mandrin, qui occupe 32 pages in-8o. Le « capitaine Mandrin » a été peint en pied, en buste et à cheval, par des artistes qui étaient venus solliciter de lui la permission de prendre, de sa personne célèbre, des croquis ad vivum. Les gravures représentant les faits les plus saillans de sa vie ont été tirées à des milliers d’exemplaires. « Les Savoyards ont vendu ses portraits en montrant la marmotte. » Des médailles enfin ont été frappées en son honneur.

Cette popularité s’est. maintenue jusqu’à nos jours. Les habitans de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, lieu de naissance du fameux bandit, et ceux de la région environnante, sont appelés, du nom de Mandrin, les « Mandrinots. » M. Octave Chenavaz, député de l’Isère, dédie son précieux ouvrage, Notice historique sur la maison patrimoniale de Mandrin, « aux Mandrinots, mes concitoyens. » Cette maison même, les habitans de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs la conservent avec un soin jaloux, monument historique illustré par l’homme célèbre qui y a demeuré. Ils la montrent avec fierté aux étrangers de passage. À ce propos, M. Victor Advielle, qui était en 1860 secrétaire de la sous-préfecture de Saint-Marcellin et s’occupait de l’histoire du contrebandier, rapporte le trait suivant, où se marque en trois mots l’intensité du sentiment populaire :

Une bonne vieille, en bonnet tuyauté, appuyée sur un bâton de frêne, lui faisait les honneurs de la maison de Mandrin et lui racontait, avec émotion et abondance, les principaux traits de la vie du contrebandier. Advielle feignait d’ignorer ces détails et la fin de Mandrin qui fut roué vif à Valence. Il laissait suivre son cours à la causerie qui allait trottant menu. Enfin l’interrompant :

— Et Mandrin, après tout cela, qu’est-il devenu ?

Et la vieille, avec une indéfinissable expression où se traduisaient son admiration pour le héros, sa douleur et sa colère.

— Ah ! monsieur, ils l’ont tué !

Pour comprendre l’œuvre de Mandrin et la faveur dont le peuple l’a soutenu, il est nécessaire de remonter aux conditions sociales et économiques au milieu desquelles il a paru, qui ont fait de lui ce qu’il a été, et qui l’ont si rapidement conduit à une renommée retentissante.


I. — LES FEMMES GÉNÉRALES

Depuis Colbert, la perception de la plupart des contributions indirectes était affermée à une compagnie financière, qui comprenait, à l’époque de Mandrin, c’est-à-dire au milieu du XVIIIe siècle, quarante membres. Moyennant une redevance annuelle au Trésor du roi, redevance qui fut d’une centaine de millions de 1749 à 1755, les fermiers généraux levaient les droits de traite (douanes et octrois), l’impôt sur le sel et celui sur le tabac, et les bénéfices de l’opération étaient pour eux.

Ces bénéfices ne tardèrent pas à être considérables. « Un petit nombre d’individus, écrit Sénac de Meilhan, a partagé la cinquantième, puis la soixantième partie de toute la richesse nationale. Chaque province a contribué annuellement, environ d’un million de son numéraire, à cette étonnante profusion. Qu’on juge du luxe qu’elle a dû produire dans la capitale, du dessèchement qu’elle a causé dans les provinces. » Après avoir passé en revue les grandes fortunes acquises par les fermiers généraux, Sénac de Meilhan ajoute : « Les auteurs, qui ont le plus déclamé contre les profits de la Ferme, n’ont peut-être pas imaginé qu’ils puissent s’élever à la somme immense que présente ce tableau. »

Pour accomplir la tâche qui leur incombait, les fermiers généraux en étaient arrivés à se donner une formidable organisation. Leur administration centrale était établie dans le somptueux hôtel de Soissons, rue de Grenelle-Saint-Honoré. C’est là que nos quarante associés siégeaient autour de leur fameux tapis vert ; c’est de là que, dans l’imagination populaire, ils rayonnaient d’un éclat surnaturel jusqu’au fond des provinces les plus éloignées. Ils avaient divisé la France en trente départemens, comprenant un millier de bureaux, avec une subdivision de plus de quatre mille bureaux secondaires. Dans son célèbre compte rendu (1781), Necker dit que la Ferme avait à ses gages 250 000 employés de tout ordre.

Les fortunes des fermiers généraux ne se faisaient pas de rien. Joseph Prudhomme aurait dit qu’elles étaient faites de « la sueur du peuple. » Il importait de tirer des contribuables le plus d’argent possible, car tout ce qui dépassait, en fin de compte, le chiffre fixé par le bail, était bénéfice personnel. Aussi les fermiers généraux estimaient-ils que « le paysan devait être accablé d’impôts pour être soumis et qu’il fallait appauvrir la noblesse pour la rendre docile (marquis d’Argenson). »

Le rôle du contrôleur général des Finances eût été de défendre les intérêts de l’Etat, c’est-à-dire du public, contre les fermiers généraux ; mais ceux-ci, à chaque renouvellement de bail, lui faisaient accepter un pot-de-vin de 300 000 francs. Les autres ministres étaient gratifiés de cadeaux divers, dont le total se montait, bon an, mal an, à 200 000 francs. Enfin, par une multitude de croupes et de pensions, nos financiers s’attachaient toutes les personnes influentes à la Cour, depuis le Roi lui-même, jusqu’aux favorites, jusqu’aux huissiers du palais et aux danseuses aimées des courtisans.

La classe de financiers, dans laquelle se recrutaient les fermiers généraux, forma, au moins jusqu’à la seconde moitié du XVIIe siècle, une singulière catégorie d’individus, types qui ne se retrouvent plus que rarement aujourd’hui. Héritière des idées du moyen âge, la société de l’ancien régime repoussa pendant longtemps et méprisa les financiers. Un « honnête homme » ne se faisait pas « publicain. » Il en résulta que les premiers spéculateurs du XVIIIe siècle furent de vrais aventuriers : des condottières de l’argent. Turcaret est leur copie fidèle.

Le fermier général Bragouze avait été garçon barbier. Il avait épousé une blanchisseuse, de qui le propre laquais disait :

— C’est une blanchisseuse de fin linge qui est tombée sans se blesser d’un quatrième étage dans un carrosse.

Après s’être ruiné, Bragouze se sauva en Suisse :


Des sabots à ses pieds, en justaucorps de bure,
Et remis en un mot en la triste figure
Où jadis il parut quand il était venu.


Perrinet de Jars avait été marchand de vin ; Darius marchand de draps, de même que Lemonnier, qui avait épousé une fille d’auberge ; Haudry avait épousé une couturière. Dodun, Gaillard de la Bouëxière, Dangé, Tessier, Durand de Mézy, étaient d’anciens laquais ou des fils de laquais.


Gens dont plus des deux tiers ont porté les couleurs,
Qui, grâce aux saints d’enfer, l’intérêt et l’usure,
Sont à présent de gros seigneurs.


Les plus somptueuses demeures étaient les leurs. Grimod de la Reynière faisait bâtir le palais actuel de l’Elysée, où ses chevaux avaient des mangeoires d’argent. Dupin faisait l’acquisition du fameux hôtel Lambert et, en Touraine, il s’installait royalement au château de Chenonceaux. Boutin et Beaujon possédaient chacun plus d’une centaine d’arpens dans Paris. Villemur était un marquis de Carabas ; mais ce n’étaient pas des champs, c’étaient des palais.

Pour se rendre à Compiègne, Louis XV longeait les remparts. Il admirait ces constructions magnifiques qui sortaient de terre comme en pays enchanté :

— A qui cet hôtel ?

— Sire, à Villemur.

— Et celui-ci ?

— A Villemur.

— Et cet autre ?

— Sire, à M. de Villemur. Le Roi cessa de questionner.

Ces maisons de féerie recevaient du peuple le nom de « folies : « la Folie Baujon, la Folie Boutin, la Folie Saint-James, la Folie La Bouëxière.

La chronique scandaleuse allait redisant l’histoire amoureuse de la ferme. Filles comédiennes et demoiselles du Bel-Air, tout ce qui respirait et palpitait dans le royaume de Cythère était à eux. Ils en expulsaient la grande noblesse :


Fières de vider une caisse
Qu’entretient un fermier général,


dit un poète en s’adressant à ces dames,


N’insultez pas dans votre ivresse
Celles qui n’ont qu’un duc…


Les fermiers généraux transformaient la vie de leurs maîtresses en un conte des Mille et une Nuits. « Elles ont des robes telles que la Reine n’en a point, dit un nouvelliste. Les mines de Golconde sont épuisées pour elles. L’or germe sous leurs pas et les arts à l’envi font de leur habitation un palais enchanté. »

Dans un livre qui eut beaucoup de retentissement, l’avocat Darigrand écrit en 1763 : « Est-il possible que l’on voie tranquillement toutes les plus grandes maisons soutenues par l’or des financiers, les seules maisons riches être les maisons des financiers, alliées aux financiers ou d’origine financière ? »

On leur reprochait d’abuser de leur situation dans l’Etat, de commander au monarque, d’obliger les pouvoirs publics à faire des lois à leur mesure. « Comme celui qui a l’argent, dit Montesquieu, est toujours le maître de l’autre, le traitant se rend despotique sur le prince même ; il n’est pas législateur, mais il le force à donner des lois. »

D’ailleurs, comment les fermiers généraux pouvaient-ils être aussi riches ? On allait d’instinct à l’explication la plus simple. « Il y a dans Persépolis, dit encore Montesquieu, quarante rois plébéiens qui tiennent à bail l’Empire des Perses et qui en rendent quelque chose au monarque. »

Duclos raconte : « Pendant le séjour de M. d’Alembert à Ferney, où était M. Huber, on proposa de faire, chacun à son tour, un conte de voleur. M. Huber fit le sien qu’on trouva fort gai ; M. d’Alembert en fit un autre qui ne l’était pas moins. Quand le tour de M. de Voltaire fut venu :

« — Messieurs, leur dit-il, il était une fois un fermier général… ma foi, j’ai oublié le reste ! »

Plus encore que les sommes mêmes, prises par les fermiers généraux dans la bourse des contribuables, la manière dont ces sommes étaient perçues soulevait d’unanimes protestations. Malesherbes, président de la Cour des aides, en fait la remarque à Louis XVI.

Les chiffres des droits que les fermiers avaient à prélever n’étaient fixés nulle part. Ils variaient à l’infini, selon les lieux et les personnes. Les employés des fermiers, receveurs, commis et préposés des octrois, levaient ces impôts suivant leur bon plaisir. Nulle règle précise, et, en cas d’abus, nul recours pratiquement possible contre eux. Dans les bureaux mêmes des percepteurs, les tarifs n’étaient pas exposés, « ou bien l’on trouve une vieille pancarte imprimée depuis nombre d’années, toute déchirée, tombant en lambeaux et où souvent des commis ont eu l’impudence d’ajouter à la main et de leur autorité une multitude d’articles. » Le contribuable doit payer ce qui lui est réclamé, sans justification, ni contrôle, ni reçu. « Le code de la ferme générale est immense, observe Malesherbes, et n’est recueilli nulle part. C’est une science occulte. Il faut que le particulier s’en rapporte au commis même, son adversaire et son persécuteur. »

« Adversaire et persécuteur… » Malesherbes a mis le doigt sur la plaie. Au contraire de ce qui se passe de nos jours, où le douanier, qui lève un droit quelconque, se montre naturellement équitable, parce qu’il n’a pas d’intérêt particulier dans la perception, sous le régime des fermes, depuis les quarante financiers qui se trouvaient au sommet, jusqu’aux plus modestes employés, chacun avait un intérêt personnel et direct à faire produire aux impôts le plus possible.

D’aventure quelque contribuable, tondu de trop près, s’avisait-il de s’engager dans les dédales d’un procès : les fermiers généraux avaient un conseil d’avocats qui s’entendaient à l’y faire circuler indéfiniment. « A-t-on fait la liste, écrit Darigrand, de tous ceux que ces procès ont ruinés ? »

Aussi les fermiers généraux et leurs suppôts, — c’est, l’expression consacrée, — sont-ils devenus pour le peuple des tyrans redoutés.

Par un abominable vice d’organisation, le produit des amendes, encourues par ceux qui avaient enfreint les édits bursaux, et les effets confisqués étaient distribués, pour un tiers aux fermiers généraux, pour un tiers aux chefs des commis et des employés qui avaient constaté le délit, le derniers tiers à ces commis eux-mêmes. Or, devant les tribunaux compétens, un procès-verbal signé de deux commis faisait la preuve, sans contradiction possible. Ces procès-verbaux, qui causaient des ruines, enrichissaient ceux qui les avaient dressés. « A la fin de l’année, écrit un contemporain, les fermiers généraux et leurs stipendiés partagent entre eux les dépouilles de mille familles qu’eux, ou leurs adhérens, ont légalement ou illégalement dépouillées. » Helvétius, fermier général, refusa l’argent provenant de ces confiscations, mais Helvétius était un philosophe, un original.

L’intendant de Flandre écrivait en 1740 : « La quantité des pauvres dépasse celle des gens qui peuvent vivre sans mendier… et les recouvremens se font avec une rigueur sans exemple ; on enlève les habits des pauvres, leurs derniers boisseaux de froment, les loquets des portes… »

Qui ne connaît l’aventure si bien contée par Jean-Jacques Rousseau ? Il se trouvait en Dauphiné, le pays de Mandrin. A la recherche des sites pittoresques, il s’était écarté des sentiers battus. Il était las, il avait faim. Il avise une maison de peu d’apparence, la seule des environs. Il entre, demande à manger. Un vieil homme, d’un air défiant, lui offre du lait écrémé et du pain d’orge rempli de paille. Rousseau dévore le tout, lait, pain, paille. Son appétit, son air avenant inspirent confiance au paysan :

— Je vois bien que vous êtes un bon jeune honnête homme et que vous n’êtes pas là pour me vendre.

Rousseau ne comprenait pas. Cependant, le paysan, qui avait disparu par une trappe, ne tarda pas à revenir avec un bon pain bis de pur froment, un jambon appétissant et une bouteille aux hanches rebondies. Des œufs battus dans du beurre frais firent une omelette succulente.

Sur le point de partir, le touriste voulut payer. Nouvel effroi du bonhomme. Mais de quoi avait-il peur ? « Il prononça en frémissant les mots terribles de « commis » et de « rats de cave. » Il me fit entendre qu’il cachait son vin à cause des aides, qu’il cachait son pain à cause de la taille et qu’il serait un homme perdu si l’on pouvait se douter qu’il ne mourût pas de faim.

« Ce fut là le germe, conclut notre philosophe, de cette haine inextinguible qui se développa depuis dans mon cœur contre les vexations qu’éprouve le malheureux peuple et contre ses oppresseurs. Cet homme, quoique aisé, n’osait manger le pain qu’il avait gagné à la sueur de son front et ne pouvait éviter sa ruine qu’en montrant la même misère qui régnait autour de lui. Je sortis de sa maison aussi indigné qu’attendri, et déplorant le sort de ces belles contrées à qui la nature n’a prodigué ses dons que pour en faire la proie des barbares publicains. »

Rousseau était le commensal d’un de ces publicains, le fermier général Dupin. Parlant de sa table, il écrit : « On s’y engraisse étonnamment. »

De tous les impôts levés par l’industrie des fermiers généraux, le plus impopulaire était celui sur le sel, l’odieuse gabelle. Dans les pays de grande gabelle, les taxes sur le sel en avaient élevé le prix à un taux qui représentait dix fois celui où nous le payons aujourd’hui (de vingt à trente fois si l’on tient compte de la valeur relative de l’argent). Dans d’autres provinces, cet impôt était considérablement réduit, et quelques provinces enfin en étaient entièrement affranchies. De cette diversité était née la contrebande appelée « faux-saunage, » qui consistait à introduire frauduleusement le sel des pays francs dans les pays de gabelle. Une surveillance effective, dans l’enchevêtrement de ces frontières intérieures, était presque impossible. De là l’obligation, où l’on avait été amené, de contraindre chaque habitant d’acheter annuellement au moins sept livres de sel dans les greniers de la Ferme. Une famille devait se fournir d’autant de fois sept livres de sel qu’elle comptait de membres, y compris les enfans. Par ce moyen, les fermiers généraux étaient assurés que le premier et le plus important approvisionnement de sel nécessaire aux ménages serait pris dans leurs greniers, en dépit de toute contrebande.

Les droits de gabelle étaient perçus avec une extrême rigueur. « En Normandie, dit le Parlement de Rouen, chaque jour voit saisir, vendre, exécuter, pour n’avoir pas acheté de sel, des malheureux qui n’ont pas de pain. »

Les sept livres de sel prises aux greniers de la Ferme devaient servir directement et exclusivement à l’usage personnel du « titulaire. » C’était le sel pour « pot et salière. » Que si un villageois en avait épargné quelques onces pour parfaire la salaison de son porc, celui-ci était confisqué, et le bonhomme condamné à l’amende. Car, pour le porc, il fallait s’en aller au grenier à sel, faire une autre déclaration, acheter d’autre sel, rapporter un autre bulletin. « Je puis citer, écrit Letronne, deux sœurs qui demeuraient à une heure d’une ville où le grenier n’ouvre que le samedi. Leur provision de sel était finie. Pour passer trois ou quatre jours jusqu’au samedi, elles firent bouillir un reste de saumure, dont elles tirèrent quelques onces de sel. Visite et procès-verbal des commis. A force d’amis et de protection, il ne leur en a coûté que quarante-huit livres. »

Au bord de la mer, les commis des Fermes réunissaient les paysans pour leur faire submerger le sel que les Ilots avaient déposé.

Procès-verbaux, saisies, condamnations, amendes, peines afflictives, pleuvaient dru comme grêle, et les édits défendaient aux juges de modérer les peines que les ordonnances avaient fixées.

A Darigrand, ancien employé des gabelles, nous devons encore ce tableau : « Dans ce village, une famille toute en larmes défend contre des huissiers les haillons qui la couvrent ; déjà une voiture est chargée d’une vingtaine de gerbes de blé, glanées par les enfans et dues à la charité ; elles étaient destinées à nourrir ces infortunés le mois de décembre. Ces malheureux n’ont pas été assez opulens pour saler leur soupe et l’on a décerné contre eux une contrainte pour la quantité qu’on a jugé qu’ils auraient dû consommer de sel. Il se fait des milliers d’exécutions pareilles dans le royaume, et à peine les meubles vendus suffisent-ils pour payer les frais. »

En 1787, le Comte de Provence, celui qui fut plus tard Louis XVIII, disait au sein de l’Assemblée des notables : « Les effets de cet impôt sont si effrayans qu’il n’est pas de bon citoyen qui ne voulût contribuer, fût-ce d’une partie de son sang, à l’abolition d’un pareil régime. »

Les sentimens de haine, qui se semèrent ainsi, développèrent la contrebande.

Sur les frontières, particulièrement en Dauphiné et en Savoie, se forma une population dont la seule industrie consistait à introduire dans le royaume de France, en fraudant les droits exigés par la Ferme, les articles prohibés, profession qui se transmettait héréditairement dans les familles. Les enfans y étaient préparés sous les yeux de leurs parens. On ne leur enseignait pas d’autre métier, métier abominable, aux yeux des fermiers généraux, mais le peuple lui témoignait de l’indulgence.

— Les contrebandiers lèsent les droits du Roi, disait la maltôte.

— Que non, répondaient les bonnes gens, ils ne lèsent que les intérêts des fermiers généraux.

Pour désigner les contrebandiers, ou se servait d’appellations diverses. Outre le nom que nous leur donnons, on leur appliquait celui de « margandiers. » On les nommait aussi « camelotiers. » Quand il ne s’agissait que de menue contrebande qui se faisait à des d’homme, on les appelait « porte-cols. »

Le peuple était bienveillant aux contrebandiers et faisait leur force. « La fortune des fermiers généraux, écrit le chevalier de Goudar, choque généralement tout le monde. Cette haine est d’une conséquence infinie pour l’Etat. » Les « cabaretiers, fermiers et autres gens de campagne » donnaient retraite aux hardis compagnons, ils abritaient et cachaient leurs marchandises ; ils leur fournissaient les vivres nécessaires. Pour leur servir de guides, les fermiers autorisaient leurs valets à s’absenter. Les curés de campagne étaient pour les contrebandiers des amis dévoués. C’est un des traits marquans de ce récit. Le contrôleur général ne cesse d’en porter plainte aux intendans : « Les curés usent de faux tabac (tabac de contrebande). Leurs maisons servent d’asile et d’entrepôt aux fraudeurs (contrebandiers), dont ils cachent les marchandises jusque dans leurs églises. » Les gentilshommes toléraient les dépôts de contrebande dans leurs châteaux. Ils ne détournaient pas leurs vassaux de cette carrière aventureuse. Les magistrats du Parlement de Grenoble, non seulement favorisaient les margandiers, mais ils entraient, en qualité de commanditaires ou bailleurs de fonds, dans des sociétés formées pour le développement de leurs entreprises.

Jusqu’aux troupes mises en ligne contre ces révoltés qui sympathisaient avec eux. « Le soldat, écrit Fontanieu, favoriserait le contrebandier s’il n’était contenu, parce qu’il pense comme le peuple. »

Fontanieu était intendant du Dauphiné, où il fit une étude approfondie de l’organisation de la contrebande.

Les affreux supplices, auxquels les contrebandiers s’exposaient, accroissaient à leur égard la sympathie populaire. Parlant des peines que les fermiers généraux avaient fait décréter contre ceux qui osaient entreprendre de diminuer leurs profits, Montesquieu les qualifie d’ « extravagantes. » « Toute proportion est ôtée, ajoute-t-il. Des gens, qu’on ne saurait regarder comme des hommes méchans, sont punis comme des scélérats. » Et la Cour des aides, par la bouche de Malesherbes, en adressant au Roi ses fameuses remontrances de 1775 :

« Il n’est pas possible que Votre Majesté ne soit pas instruite de la rigueur des lois pénales prononcées contre la contrebande. Ceux qui s’en rendent coupables ne sont pas habitués à la regarder comme un crime. Ils y ont été élevés dès l’enfance ; ils ne connaissent d’autre profession. Et quand ces malheureux sont pris, ils subissent les châtimens destinés aux plus grands crimes. Nous ne doutons pas que Votre Majesté ne soit attendrie au récit de ces cruautés et qu’elle n’ait demandé comment, dans l’origine, on a pu prononcer la peine de mort contre des citoyens pour un intérêt de finance. » Necker déclare le code de- la Ferme « inepte et barbare. » Adam Smith en avait fait l’observation : « Là où le revenu est en ferme, là sont les lois les plus sanguinaires. »

Déjà pour le peuple, le contrebandier était un ami : voici qu’il devient à ses yeux un héros, — cependant que les « publicains, » sentant leur impopularité grandir, redoublaient de rigueur.

Pour combattre les contrebandiers, les fermiers généraux avaient une armée d’ « employés. » Le peuple les appelait les « gâpians. »

L’autre jour à la barrière
Les gâpians m’ont arrêtée :
— Dit’nous, jeune demoiselle,
N’avez-vous rien de caché ?

C’est une chanson du Forez.

Le gâpian est un oiseau de mer, goéland ou courlis, qui, planant dans les airs, semble veiller sur les côtes, en scruter les moindres criques, les calangues, le creux des rochers. De là le nom.

Les « employés » ou gâpians devaient prêter main-forte aux « commis » que les fermiers chargeaient du recouvrement de leurs droits. Employés et commis étaient d’ailleurs confondus par le peuple en une commune malédiction. Comme les employés, les commis recevaient, en plus de leurs émolumens fixes, le tiers des confiscations et des amendes qu’ils faisaient prononcer.

Employés et commis étaient recrutés d’une manière déplorable. L’ordonnance de 1680, qui réglait leur condition, portait qu’ils seraient reçus au serment « sans information de vie et mœurs. » On ne demandait aux candidats que d’avoir au moins vingt ans. Si bien que les sujets les moins recommandables se présentaient et étaient admis. « Ces brigades (d’employés), écrit un intendant, sont composées de gens de toute espèce… Il n’est pas étonnant que de pareilles troupes soient méprisées. »

Les mesures mêmes qui s’imposaient aux commis des fermes, perquisitions, saisies, poursuites, avaient revêtu les formes les plus vexatoires. Les édits relatifs aux toiles peintes interdisaient de porter des vêtemens faits de ces étoffes. Les agens des fermes arrêtaient les femmes à la sortie des églises, dans les rues et les promenades publiques, pour s’emparer de leurs effets qu’ils leur arrachaient du corps. M. de Bornage écrivait le 1er décembre 1714 : « Les gardes des tabacs brisent les pipes entre les dents des fumeurs, ou font, à coups de poing, rejeter le tabac à mâcher que d’autres individus ont dans la bouche, sous prétexte qu’ils reconnaissent que le tabac est de contrebande. »

Les commis étaient autorisés à faire les visites les plus minutieuses dans toutes les maisons ou propriétés, à toute heure. Ils fouillaient sous les couvertures des lits.

Cette inquisition de jour et de nuit ne suffisant pas, il fallut la délation. C’est Malesherbes qui parle : « On a voulu qu’il pût se trouver dans chaque société de marchands, dans chaque maison, dans chaque famille, un délateur qui avertît le financier qu’en tel lieu et en telle occasion il y aura une prise à faire. Ce délateur ne se montre point, mais les commis, avertis par lui, vont surprendre celui qui a été dénoncé et acquièrent la preuve, ou plutôt se la fabriquent à eux-mêmes par leur procès-verbal. Quand un avis a réussi, il est donné une récompense au dénonciateur, c’est-à-dire à un complice, à un associé, à un commensal, à la femme qui a dénoncé son mari, au fils qui a dénoncé son père. »

Et le vaillant magistrat, s’adressant à son souverain, termine d’une voix émue : « Daignez, Sire, réfléchir un instant sur ce tableau de la régie des fermes ! par la foi accordée aux procès-verbaux, le prix est continuellement mis au parjure ; par la délation, c’est à la trahison domestique qu’on promet récompense. Tels sont les moyens par lesquels 150 millions arrivent tous les ans dans les coffres de Votre Majesté. »

Dans la nuit du 6 au 7 juillet 1753, un « employé, » Antoine Bariod, tua un marinier du nom de Noël Segond, dans sa barque qui descendait le Rhône, et cela dans le moment même où Segond, hélé par Bariod, allait aborder. La famille intenta une action en dommages et intérêts aux fermiers généraux, réclamant 4 000 livres d’indemnité. La barque en question ne contenait pas la moindre contrebande. Au nom de la ferme générale, il fut soutenu que Bariod n’avait fait que son devoir, que les marchandises prohibées descendaient le Rhône en grande quantité, que les employés ne pouvaient forcer les gabarres à aborder qu’en tirant sur les mariniers du moment où ceux-ci n’ « arrivaient » pas au premier cri, qu’il était d’ailleurs indifférent de savoir s’il y avait eu dans le bateau de Segond des marchandises prohibées ou non, vu que Bariod l’ignorait. Par jugement du 19 juin 1754, l’employé fut acquitté, les plaignans furent déboutés de leur revendication et condamnés aux frais.

Vis-à-vis des travailleurs inoffensifs dans les champs, les gâpians se montraient d’une brutalité révoltante. M. de la Tour-du-Pin, commandant au Pont-de-Beauvoisin, sur la frontière de Savoie, en écrit le 10 avril 1755, au gouverneur du Dauphiné : « C’est leur façon d’agir (aux employés des fermes) vis-à-vis des gens qu’ils ne craignent pas. On dit que, depuis le jour de l’affaire où il resta deux paysans sur le carreau, il en mourut encore un hier, et un autre qui est à l’extrémité. Ces messieurs battent et assomment impunément. »

Les sentimens répandus dans l’âme populaire s’y développèrent. Ils s’y fortifièrent. Béranger les exprimera avec la vigueur que l’on sait. C’est la chanson des contrebandiers :


Château, maison, cabane,
Nous sont ouverts partout :
Si la loi nous condamne,
Le peuple nous absout.
On nous chante dans nos campagnes,
Nous, dont le fusil redouté,
En frappant l’écho des montagnes,
Peut réveiller la liberté !


Ces sentimens de révolte contre la tyrannie financière devaient éclater en Dauphiné avec d’autant plus de force que des traditions d’indépendance locale y demeuraient très vives. « Le Dauphiné, écrit M. Octave Chenavaz, a toujours eu la prétention d’être une province dans le royaume, et non pas du royaume. »

En Dauphiné, les impôts levés par les fermiers généraux n’étaient pas seulement vexatoires, ils étaient illégaux, contraires à la Constitution même de la province et à la charte fondamentale qui l’avait rattachée, en 1349, au royaume de France, charte dont chaque Dauphinois, de génération en génération, conservait les termes présens à l’esprit. Encore à la veille de la Révolution, le 12 mai 1788, le corps de ville de Grenoble, s’adressant à Louis XVI, reviendra sur cette oppression du pays par la méconnaissance de son antique statut, et la célèbre assemblée de Vizille, où se réuniront, le 21 juillet 1788, les trois États du Dauphiné, la soulignera avec énergie.

L’esprit d’indépendance et les idées de liberté chers aux Dauphinois sont notés dans les récits de voyage et les descriptions de la France au XVIIIe siècle. Le comte de l’Hospital, qui servait dans la province en qualité de maréchal de camp, en écrit le 4 mai 1755, au comte de Marcieu, gouverneur : « Pays où tout le monde est contrebandier et fort républicain. »

La misère, dont les campagnes souffrirent si durement vers le milieu du XVIIIe siècle, rendit plus cruelles encore les contraintes que faisaient peser sur le pays les exigences de la Ferme, dépouillant le pauvre monde et entravant le commerce par des barrières particulièrement gênantes en ce pays frontière.

Le marquis d’Argenson écrit en 1749 : « Je suis à la campagne, j’y vois la misère et je n’entends parler d’autre chose ; on en a toujours parlé, mais on n’a jamais eu tant de raison de le dire… et ce qui va toujours son train, ce sont les contraintes, avec quoi les receveurs s’enrichissent. On en use avec les pauvres sujets d’une façon pire que pour la contribution aux ennemis… Les collecteurs, avec des huissiers, suivis de serruriers, ouvrent les portes, enlèvent les meubles et vendent tout pour le quart de ce qu’il vaut et les frais surpassent la taille. »

A la suite d’un voyage d’inspection sur la frontière du Sud-Est, en 1752, le marquis de Paulmy indique la dépopulation des vallées et des montagnes du Dauphiné, par suite de la misère croissante. De jour en jour, elle va s’aggravant. Il est urgent, écrit-il, d’attacher les habitans à leur pays en rendant leur sort moins dur. Que faire ? « Modérer la capitation, diminuer la taille, abaisser le prix du sel, restreindre les exigences des fermiers généraux. »

De cette détresse le chevalier de Goudar se fait l’interprète pittoresque : « Je suis d’un village en Dauphiné, à deux lieues de Guillestre, mais si pauvre et si dépourvu d’argent que, dans toute la communauté, qui est de 2 500 habitans, il n’y a actuellement que 600 livres en pièces de deux liards. Le curé a un double louis d’or que tout le voisinage vient voir le dimanche, par curiosité. Le seigneur a douze gros écus de six francs, qu’il conserve avec autant de soin que les curieux en prennent à Paris pour conserver les douze médailles des empereurs romains. Cependant, les terres sont en friche et les champs ne produisent plus rien parce qu’aucun des habitans n’a les moyens d’avoir, ni les outils, ni les bestiaux nécessaires pour le labourage. »

Le ministre de la Guerre mandait au comte de Marcieu, gouverneur du Dauphiné, le 21 août 1753, que, dans les villes de sa province, on apposait des affiches pour exciter le peuple à la sédition.

C’est le moment où Mandrin fourbissait ses armes.


II. LA JEUNESSE DE MANDRIN

Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs était, au XVIIIe siècle, un bourg du Dauphiné, qui dépendait du bailliage de Saint-Marcellin, dans la généralité de Grenoble. Un ruisselet l’arrose, vif et rapide, un torrent plutôt, affluent du Rhône, le Glier, qu’on nomme au pays « la Rivière vieille. »

Dans le creux de la plaine de Bièvre, que bornent, au levant, les premiers contreforts de la Grande-Chartreuse, et, d’autre part, au Nord et au couchant, des lignes de collines et de coteaux boisés, — où, de place en place, des villages, le Grand-Lemps, la Frette, Saint-Hilaire-de-la-Côte, semblent tombés dans les masses de verdure, — les maisons de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, très vieilles et très basses, mêlent leurs toitures de chaume et de briques, ramassées ensemble comme pour se garantir du froid de la grande montagne. Le gros du bourg paraît écrasé dans son nid, dominé par les Alpes, — les Alpes mauves aux heures du soir, — où la Grande Surre, appelée populairement la Grand’Vache, se dresse dénudée à côté des montagnes verdoyantes du Graisivaudan et de la Chartreuse. Et il tombe une douceur paisible et grave de ces hauts sommets que domine le Mont-Blanc. Aussi les gens sont lents, réfléchis, et pleins de prudence.

Mais, aux jours de marché, Saint-Etienne est gai, surtout quand, au soleil, les toits de tuile rouge reluisent. Les prairies sont immenses et d’un vert cru, et partout, dans les prés, dans les bois, entre les vergnes, les chênes et les bouleaux, court le Glier, le ruisseau des écrevisses. A part la Grand’rue, qui va de la porte Varanin à la porte de Bressieux, tout encombrée de cultivateurs, ce sont de petites ruelles, qui montent et descendent, pavées, glissantes, qui conduisent au vieux temple protestant, la « maison du schisme, » au vieux château pointu, au très ancien clocher qui branle. Et le reste du bourg s’éparpille sur le coteau boisé, au long des chemins creusés entre les touffes d’arbres et les pièces de vigne, — les chemins étroits qui serpentent, les vioulets, comme on les nomme au pays, ou bien aussi les « caminots. »

C’est là que naquit Louis Mandrin, le 11 février 1725. Son père, François-Antoine Mandrin, marchand de la ville, avait épousé Marguerite Veyron-Churlet, qui appartenait à l’une des meilleures familles du pays. Louis était leur premier enfant. Il fut baptisé le même jour, son oncle maternel, Louis Veyron-Churlet, et sa tante paternelle, demoiselle Anne Mandrin, lui servant de parrain et de marraine.

La famille de François-Antoine Mandrin était de vieille bourgeoisie, originaire de Mours, mandement de Peyrins, aujourd’hui département de la Drôme, où l’on trouve des Mandrin dès le XIVe siècle. Ils essaimèrent au XVe siècle, à Brézins, puis à Bressieux, d’où Moïse Mandrin, trisaïeul du contrebandier, vint s’établir, en 1617, à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs.

Le père de notre héros, François-Antoine Mandrin, second fils de Pierre-Maurice, était né en 1699. Il exerçait le métier de « négociant-marchand. » Il était en même temps maquignon, comme la plupart des propriétaires en Dauphiné à cette époque. Par suite des partages entre les enfans, le patrimoine légué par Pierre-Maurice se trouva réduit entre les mains de chacun d’eux, et, bien que François-Antoine jouît encore d’une honnête aisance, il n’avait plus la fortune de ses devanciers.

La maison où il demeurait, et où naquirent ses enfans, s’élevait au centre du bourg, à l’angle du chemin de la porte Varanin à la porte de Bressieux et du chemin de la porte Neuve à la porte de Saint-Geoirs, voisine du marché dont elle n’était séparée que par la largeur du chemin de la porte Varanin.

Cette demeure, que Mandrin le contrebandier a habitée jusqu’aux trois dernières années de sa vie, est restée intacte jusqu’en 1891 : vieille gentilhommière, qui avait été tour à tour auditoire de châtellenie, maison de ville, résidence bourgeoise et maison de commerce. C’est aujourd’hui un monument historique, la « Maison de Mandrin, » comme il a été dit.

Les murs massifs, hauts de trois étages, ont été construits, vers le milieu du XVIe siècle, en « cailloux roulés. » C’est ainsi qu’on nomme les grosses pierres arrondies et polies au cours de l’eau, semblables à des galets, qui se trouvent en abondance dans la vallée de l’Isère, où la rivière occupait anciennement un lit beaucoup plus large qu’aujourd’hui. L’appareil de maçonnerie est apparent, disposé en « épis de blé, » avec cordons de briques. Ce qui donnait de l’originalité à la construction, c’est qu’elle était portée tout entière sur des voûtes en arceaux, qui faisaient du rez-de-chaussée une manière de grande halle, où l’on accédait par quatre larges portes en tiers-point, percées au milieu de chacun des quatre côtés, et dont les baies prenaient la moitié de chaque façade.

Ce préau, dénommé « les poètes, » de pallium, abri, — dans le patois gallo-romain du pays, on l’appelait le Peylo, — était terrain communal, bien que la maison, qui s’élevait au-dessus, fût propriété privée. Il appartenait à l’ensemble des habitans de la ville et leur servait de place publique, une place publique à l’abri des intempéries ; aussi, du matin au soir, y voyait-on arrêtées de bonnes gens qui devisaient.

C’était le lieu où se réunissaient les assemblées de la communauté sous la présidence du châtelain ; où les jeudis, quand se tenait le marché, les paysans venaient ranger leurs légumes en tas, empiler leurs sacs de blé ou d’avoine, et déposer leurs grands paniers d’osier remplis de volaille bruyante ; où les fermières mettaient en ligne leurs bannettes pleines d’œufs ou de mottes de beurre frais. Et, ces jours, quel hourvari ! le bruit sain et charmant que font les chevaux qui piaffent, les moutons qui bêlent, les veaux qui beuglent, les poules et les femmes qui caquettent. A la procession de la Fête-Dieu, on y dressait le reposoir tendu de draps blancs, où les bougies brûlaient en vacillant, petites flammes incertaines et pâles dans la clarté du jour. Là se groupaient les samedis soir, après la semaine, et les dimanches à relevée, les bourgeois de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs et les paysans du mandement, pour s’entretenir de leurs affaires ; là se débattaient les intérêts de la commune et se faisaient les enquêtes, les criées et les encans ; les tabellions enfin y réunissaient les parties pour la rédaction des contrats : « Fait et stipulé à Saint-Etienne, sous le poêle de la maison Mandrin, » lit-on dans les formules des actes.

Au commencement du XVIIe siècle, l’immeuble subit une modification importante. La fontaine publique de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs fluait sous le poêle de la maison Mandrin, à l’entrée de la voûte en arceau qui s’ouvrait sur le chemin de la porte Neuve. On vient de dire que ce poêle, terrain communal, servait de place publique. Or la fontaine vint à tarir, tandis que l’eau était toujours claire et profonde dans le puits qui se trouvait au milieu de la basse-cour des Mandrin. La commune proposa à ces derniers de leur accorder, en échange de leur puits, la jouissance d’une partie du poêle. Les intéressés acceptèrent, cédèrent leur puits et se construisirent, sur le terrain du poêle, c’est-à-dire sous leur maison, un magasin, flanqué d’une chambre d’habitation, à l’angle de la façade nord du préau, qui fut bouché de la sorte sur cette partie.

La boutique des Mandrin s’ouvrait donc par une porte de bois de sapin, aux jambages de chêne « très vieux, » sur le préau, qui servait de place publique aux habitans de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Cette porte était garnie de gonds et de barres, mais elle n’avait pas de serrure. Elle fermait à l’intérieur par « un verrouil. » Au-dessus de la porte, une fenêtre gisante, garnie de trois barres de fer qui étaient attachées à une poutre enchâssée dans la muraille. Le sol de la pièce était de terre battue, de « terre grasse. » Par l’usage il s’y était fait des trous en plusieurs endroits. Le plafond en était soutenu par onze poutrelles saillantes. Là se débitaient toutes sortes de marchandises, mercerie et quincaillerie, outils de labour, houes, crocs et hoyaux ; des étoffes, de menus bijoux d’or et d’argent pour les fiancés de village, des affiquets rustiques et des rubans aux vives couleurs pour les coiffes des paysannes. C’était en même temps un comptoir de marchand de vin, comme l’indique un procès-verbal de levée de corps, où se trouve notée la triste fin d’un habitant de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, qui avait tant bu d’eau-de-vie « es boutique de François Mandrin, » qu’il en était tombé ivre-mort au pas de la porte, pour ne plus se relever.

L’histoire du petit magasin, sous les poêles de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, a son importance au début de ce récit. Le jeune Louis Mandrin y a « traîné » dès sa première enfance. Il y entendait les conversations des bonnes gens, leurs plaintes contre les rigueurs du fisc, leurs colères contre les excès des gâpians, leurs doléances sur l’état lamentable du commerce gêné par les entraves que les fermiers généraux ne cessaient d’y apporter ; là se semèrent, dans la pensée vive et ardente du jeune Mandrin, les germes des révoltes prochaines, quand il entendait les contraintes dont on accablait le paysan qui travaillait si durement, quand on décrivait devant lui les misères et les souffrances dont s’alimentaient le luxe monstrueux et les orgies grossières des publicains de Paris, que des orateurs d’estaminet faisaient passer sous ses yeux en tableaux fantastiques.

Accroupi dans un coin, sur la terre grasse qui servait de parquet à la boutique, Louis Mandrin écoutait, la tête appuyée au creux de ses mains. Dans la boutique ouverte sous les poètes de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs se sont formées les idées du futur contrebandier.

Louis Mandrin avait dix-sept ans quand son père mourut en 1742. Si jeune encore, il se trouva alors le chef d’une nombreuse famille et qui allait lui imposer de lourdes charges. Outre sa mère, il avait encore à soutenir quatre frères : Pierre, Claude, Antoine, âgés respectivement de treize, onze et six ans ; — le dernier, Jean, naquit deux mois après le décès de son père ; — et quatre sœurs : Marie, Marianne, Anne et Cécile, âgées de seize, neuf, six et deux ans.

Le jeune homme se met à l’œuvre, il cherche à donner plus d’extension au commerce de son père et déploie une grande activité. On le voit fréquenter les foires de la région où il fait des ventes et des achats, il loue des prairies, fait un trafic de bestiaux, entreprend pour le compte de la commune des fournitures de chevaux et de mulets. C’est ainsi qu’il conduit jusqu’à Romans, en janvier 1747, pour le compte des officiers municipaux, quatre mulets destinés à l’armée de Piémont. On verra les conséquences de ce fait, si peu important par lui-même.

Il était, à vingt ans, un beau gars, robuste, large d’épaules, bien planté, la jambe haute, pleine et bien faite. Il était doué d’une agilité et d’une force surprenantes. Il avait le teint clair, les cheveux blonds, mais tirant sur le roux, comme si le soleil, tout en les brunissant, y eût laissé de ses reflets. À cette époque de sa vie, il les portait courts, non frisés. Il semblait aussi que je soleil eût contribué à la couleur de ses yeux, d’un roux clair et dont les prunelles étaient comme semées de sable d’or. Sa taille dépassait la moyenne : cinq pieds quatre pouces. Il avait les traits accentués, le nez un peu fort, le visage légèrement grêlé de petite vérole, une bouche petite, mais bien fendue et dont les lèvres épaisses découvraient fréquemment, en un rire large et sonore, les deux rangées de dents blanches, de fortes dents et de fortes mâchoires ; celles-ci et le regard dominateur marquaient la volonté. Le menton était un peu pointu, fourchu, avancé en dehors.

À cette époque de sa vie, Louis Mandrin était généralement* vêtu d’un habit de drap d’Elbeuf gris, sans paremens aux manches, « y ayant seulement une pièce de la même étoffe, avec quatre boutonnières, ce qu’on appelle à la cuisinière ; » sous son habit, une camisole de molleton, croisée, également de couleur grise ; des culottes de peau, boutonnées aux genoux, avec des dessins en broderie au-dessus des boutonnières. Il portait presque toujours des guêtres de ratine, couleur gris d’épine ; enfin un grand chapeau de feutre noir, dont l’aile de derrière était d’ordinaire rabattue en visière et qu’il mettait par devant, de façon qu’elle lui ombrageait entièrement le visage. Il avait son argent dans une ceinture de cuir, de la largeur d’un demi-pied.

En somme, il avait « bonne mine. » Ses divers signalemens s’accordent sur ce point, une physionomie franche, ouverte et sympathique, bien qu’elle eût quelque chose de brutal. Il était toujours gai, d’une gaieté communicative, rempli d’entrain, d’activité, de juvénile énergie… Ses camarades le surnommaient « Belle-Humeur. » Il parlait facilement, voire avec éloquence, d’une voix chaude, cordiale, « prenante. » Sa parole était pleine de vie et de couleur. Là se traduisait sa nature ardente, d’une ardeur excessive, violente par momens. Il ne pouvait maîtriser les mouvemens de colère qui s’emparaient de lui. Son père n’était plus là pour le diriger, et, à un caractère comme le sien, impressionnable dans sa rudesse, et excessif en tout, cette direction eût été nécessaire.

A défaut de son père, sa mère, devenue veuve, paraît avoir eu sur lui une grande influence. Elle demeurait avec lui ; mais, loin de lui avoir été un frein, l’action de sa mère ne fit qu’exciter encore son esprit naturellement enclin aux résolutions extrêmes. C’était une femme remplie d’imagination, très vive, sans beaucoup de jugement. Elle était très autoritaire, parlant avec emportement, n’admettant pas la contradiction, ou, plutôt, ne l’entendant pas. Elle était de ces femmes qui, par leur manque de raison même, rapides et absolues dans leurs décisions, font marcher les hommes de leur famille. Elle faisait marcher son fils Louis, d’autant qu’il était très jeune et se laissa toujours facilement influencer.

Et puis, dans ce petit bourg rustique de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, enfermé dans une existence étroite et médiocre, que pouvait bien faire un homme rempli d’énergie, dévoré par un incroyable besoin d’activité physique et morale, débordant de vie et de vigueur, comme Louis Mandrin ? Plusieurs lettres écrites par ses concitoyens le montrent fumant beaucoup, buvant ferme, sacrant et tempêtant. Il aimait excessivement la bonne chère. Contrairement à la légende, nulle trace d’aventures féminines. Le père n’est plus là pour contenir son garçon qui traîne beaucoup trop dans les cabarets. Ce sont des rixes d’estaminet, des conflits plus ou moins violens avec des voisins auxquels la veuve Mandrin et son fils disputent un coin de prairie ou quelques poutres abandonnées dans une grange. On arrive ainsi jusqu’en 1718, où Mandrin atteint ses vingt-trois ans et où se place l’événement qui devait changer l’orientation de sa vie entière.

La guerre dite de la Succession d’Autriche était engagée depuis 1741. Le maréchal de Belle-Isle commandait l’armée de Provence campée dans la Haute-Italie. Il avait des magasins d’approvisionnement à Villefranche, à Menton, à Cabbé-Roquebrune. Des chevaux, des mules et des mulets lui étaient nécessaires pour le transport des vivres et autres munitions par les cols et par les gorges des Alpes. Nous venons de voir Louis Mandrin chargé de conduire, en janvier 1747, jusqu’à Romans, quatre mulets fournis par la communauté de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, pour satisfaire aux réquisitions des intendans militaires. Cette entreprise le mêla aux marchés qui se passaient dans la région, afin de procurer à l’armée de Provence les animaux de trait et de bât dont elle avait besoin. Par cette voie, Mandrin fut amené à conclure, le 1er mai 1748, un traité à l’effet de fournir une « brigade » de « cent moins trois, » c’est-à-dire quatre-vingt-dix-sept mules et mulets bâtés et harnachés pour le transport des provisions utiles à l’armée d’Italie. Mandrin engage dans l’entreprise tout l’argent dont il dispose, il vend des terres ; puis il se met en route, descendant le Rhône jusqu’à Arles, où sa brigade de cent moins trois mules et mulets est passée en revue par les inspecteurs de l’armée d’Italie et déclarée bonne pour le service. Lui-même est promu à la dignité de « capitaine de la brigade des mules, » avec autorité sur une troupe relativement nombreuse de « hauts-le-pied » et de valets d’écurie.

Mandrin est ici à son affaire. Il est jeune, — dans sa vingt-quatrième année, — actif, énergique. Il aime le mouvement, la vie au grand air, et il se trouve employer, dans ce pays de montagne au seuil duquel il est né, ce don du commandement qui est la caractéristique de sa nature.

Il importe de préciser le genre de service que les « directeurs » de l’armée lui demandaient. Son rôle n’était pas celui d’un maquignon chargé de fournir quatre-vingt-dix-sept mulets bâtés et harnachés ; mais celui d’un « chef de brigade, » dont on lui avait donné le titre et l’autorité, avec la tâche d’assurer, à ses risques et périls et sous sa responsabilité, le transport des vivres et des fournitures, dont l’armée avait besoin.

C’est ainsi que, le 7 juin 1748, Mandrin prend des chargemens de riz au magasin de M. Hubert à Villefranche pour les rendre aux magasins de M. de Savigny à Menton. En chemin, l’un de ses mulets tombe sous le faix et se tue. Le 10 juin, le jeune « chef de brigade » passe la « montagne de la Turbie » (mont de la Bataille) : deux de ses mulets se jettent dans un précipice. Deux de ses mulets disparaissent encore en gravissant la montagne de Castillon (mont Orso). Le 16 juin, il transporte du pain du camp de Cabbé à celui de Menton. Il y perd encore un mulet qui se laisse choir dans un ravin. Le 28 juin, Mandrin transporte de la farine à Vintimille, au magasin de M. Clerc, et perd deux mulets dans une fondrière. Le 7 juillet, il a ordre d’amener le bois nécessaire à alimenter les fours de Menton et va le chercher aux Cuses. Deux mulets se précipitent du haut des terrasses avec leurs charges. Le 9 juillet, comme Mandrin portait du pain à San Antonio, un de ses mulets dégringole encore au fond d’un précipice.

Nous ne connaissons l’itinéraire et les faits et gestes de Mandrin, à cette époque de sa vie, que par la mort de ses mulets, dont il fut obligé dans la suite de donner le détail.

En somme, le jeune homme faisait là vaillamment son métier. Il se montrait à la hauteur de la tâche qu’il avait entreprise, et, malgré les pertes en mulets qu’il avait faites, on peut supposer qu’il eût finalement obtenu les bénéfices qu’il était en droit d’espérer, lorsque se produisit brusquement un événement fatal pour lui, quelque heureux qu’il fût d’ailleurs : la conclusion de la paix d’Aix-la-Chapelle. Le maréchal de Belle-Isle licencia son armée. C’est à peine si Mandrin avait pu faire travailler sa « brigade » pendant quelques semaines. Force lui fut de se remettre en route avec sa troupe de mulets décimée. Il partit, le 19 juillet, pour regagner le Dauphiné, par le col de Tournon et Draguignan. Une épidémie, qui s’était mise sur ses bêtes, venait encore de lui en faire perdre une demi-douzaine. Le 11 juillet, il avait dû les faire jeter à la mer. En chemin, les mulets se trouvèrent harassés ; quelques-uns tombèrent malades. Pour ne pas les perdre, le jeune maquignon fut obligé d’en vendre quarante-six, dans les plus mauvaises conditions. Quand il fut de retour à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, il ne lui restait que seize mulets, sur les cent moins trois qu’il avait emmenés.

Il adressa une réclamation aux fermiers généraux qui avaient soumissionné les approvisionnemens de l’armée. Toute indemnité lui fut refusée. Il ne parvint même pas à se faire payer intégralement les travaux de transport qu’il avait effectués. Aussi bien, les nombreuses contestations qui résultèrent de la fourniture des vivres à l’armée d’Italie, de 1741 à 1748, n’étaient pas encore réglées trente ans après, comme en témoigne un arrêt du Conseil du 29 décembre 1779.

Au lieu que son initiative et son travail eussent rétabli les affaires de sa famille, c’était la débâcle. Dans ce moment, sa tête chaude et portée aux résolutions extrêmes s’exalte outre mesure ; la colère et la haine lèvent en lui ; il ne connaît plus que le désir de tirer vengeance de cette administration qui lui a refusé tout recours et l’a ruiné avec tous les siens.

Que l’affaire des mules ait été la cause déterminante qui fit de Mandrin un révolté, ce n’est pas ici une hypothèse. Le fait ressort, non seulement de la correspondance qui fut échangée à cette époque entre Fr. Buisson, lieutenant-châtelain de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, et M. de Moidieu, procureur général au Parlement de Grenoble ; mais encore des déclarations mêmes de Mandrin, qui furent recueillies dans la suite par les agens de M. de Montpeyroux, résident de France à Genève : « Mandrin a ajouté qu’il aime sa patrie et ne croit pas avoir manqué au Roi en s’en prenant aux fermiers généraux, qui, prétend-il, lui ont fait perdre 40 000 livres, du temps qu’il avait une entreprise de mulets en Italie… »

Les dispositions de son esprit éclatèrent dans les circonstances suivantes.

Le 29 mars 1753, le subdélégué de Romans, Maucune de Beauregard, se rendit à Izeaux, afin d’y organiser le tirage au sort pour la levée de la milice. Un marchand de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, Claude Brissaud, — qui était précisément en ce moment en procès avec Mandrin, — vint trouver le subdélégué et lui demanda d’exempter son fils Pierre du tirage. Sur le refus qu’il éprouva, il fit évader son fils qui ne se présenta pas à l’appel du subdélégué et fut déclaré réfractaire. Le sort tomba sur Pierre Roux, laboureur à Beaucroissant. La coutume voulait qu’un milicien désigné par le sort s’exemptât du service en livrant aux autorités un « réfractaire. » Assisté de ses deux frères, François et Joseph, et de deux amis, Joseph Tournier et Mathieu Baronnat, Pierre Roux chercha donc à s’emparer de Pierre Brissaud. Celui-ci apprit le danger qui le menaçait et s’adressa à Mandrin, lequel, du moment où il s’agissait d’arracher un concitoyen à une oppression injuste, oublia qu’il était lui-même en procès avec le père, et promit son concours.

Le 30 mars, une rencontre furieuse entre les deux bandes, celle des Roux, d’une part, et celle des Brissaud, de l’autre, eut lieu à 500 mètres de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, au mas des Serves, près du quartier des Ayes, sur l’ancienne route de la Forteresse, route appelée dans sa première partie la Vie nove (via nova).

Les Serves étaient des étangs périodiques pratiqués dans des fonds de prairies en forme de cuves. On y ramassait par des barrages l’eau qui descendait des collines, en ruisselets. Dans ces sortes d’étangs, le poisson venait à merveille. On le récoltait ensuite durant le carême, après avoir laissé s’écouler les eaux.

Le chemin se creuse en une cavée, resserrée entre des terrassemens que surmontent des charmilles dominées par des chênes géans : d’où son joli nom, « la Vie profonde. » Aux heures les plus chaudes des jours d’été, il y fait sombre et frais. Dans le creux des Serves se pressent en bouquets les saules aux branches grisâtres. Les prairies sont closes de haies vives. On y pénètre par des échaliers à claire-voie. L’herbe y est très verte sous les châtaigniers élancés et légers, au feuillage luisant.

Entre les partis, qui allaient en venir aux mains, les forces étaient à peu près égales. Les « miliciens » étaient cinq : les trois frères Roux, Tournier et Baronnat. « Les frères Roux, écrira le lieutenant-châtelain Buisson, sont de fort braves gens, aisés et un peu hors du commun. » Les Brissaud étaient au nombre de quatre : Louis Mandrin, Pierre Fleuret dit Court-toujours, Sauze dit Coquillon et Benoît Brissaud, frère de Pierre, le milicien fugitif…

La lutte qui s’engagea ne tarda pas à devenir un combat mortel. Des passans, qui étaient accourus au nombre de seize, voulurent intervenir, mais ils furent tenus à distance, quelques-uns des combattans ayant mis leurs fusils en joue. Joseph Roux fut tué sur place ; son frère, François, grièvement blessé, put se hisser sur son cheval. Il regagna son domicile à Beaucroissant, où il ne tarda pas à expirer à son tour. On trouva, dans les poches de celui qui était demeuré mort sur le lieu du combat, trois livres : Méditations sur la Passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Pensées chrétiennes et Chemin du ciel. La force publique parvint à arrêter deux des combattans du 30 mars : Benoît Brissaud et Coquillon. Brissaud fut condamné à être pendu et Coquillon aux galères. Le même jugement condamna par contumace Louis Mandrin à être roué vif comme « auteur principal » de l’assassinat des frères Roux, et Court-toujours aux galères. L’arrêt, prononcé par le Parlement de Grenoble, est du 21 juillet 1753. Ce jour, Benoît Brissaud fut pendu à Grenoble, place du Breuil, et sa tête, séparée du tronc, fut exposée le lendemain, 22 juillet, à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, au mas des Serves, à l’endroit même où Joseph était tombé frappé à mort.

La sentence prononcée par contumace contre Louis Mandrin fut exécutée en effigie, et l’arrêt affiché au pilier de justice de sa ville natale. On retiendra le nom du président qui rendit cet arrêt : Honoré-Henri de Piolenc, seigneur de Beauvoisin, Thoury et autres lieux.

Le jour même où Benoît Brissaud avait été pendu, place du Breuil, à Grenoble, c’est-à-dire le 21 juillet 1753, une autre exécution y avait été faite et avait eu sur l’esprit de Mandrin un terrible contre-coup. Son frère Pierre y avait été pendu comme faux monnayeur, après qu’on l’eut mis à la question pour lui faire révéler ses complices.

De ce fait est née la légende d’après laquelle Louis Mandrin, avant de se jeter dans la contrebande, aurait fabriqué de la fausse monnaie. On montre même, en Dauphiné, dans les grottes de la Balme, la retraite sauvage et pittoresque où il aurait établi ses ateliers. Mandrin ne séjourna jamais dans ces grottes et il ne fabriqua jamais de fausse monnaie.

Son frère Pierre avait été saisi sur la dénonciation d’un brigadier des Fermes générales, domicilié à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, Jacques-Sigismond Moret ; — un nom que Louis Mandrin n’oubliera pas. Déjà les fermes générales avaient ruiné sa famille dans l’affaire des mules. Aussi bien, la condamnation prononcée contre lui, à la suite de la rixe des Serves, faisait de lui un « bandit. »

Depuis quelque temps, Louis Mandrin prêtait l’oreille aux sollicitations d’un chef de contrebandiers, qui jouissait d’une réputation singulière de sagesse et d’intrépidité, Jean Bélissard, du lieu de Brion, voisin de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, que Mandrin dans la suite appellera « le Pays. »

Dans ce moment lui parvenait la nouvelle d’un fait d’armes qui jetait un certain éclat sur la contrebande et l’éclairait d’un jour quasiment héroïque. Tout à coup, Mandrin vit le parti qu’on en pouvait tirer. A la tête d’une poignée de hardis compagnons, Bélissard, — après avoir franchi « au gué de Popet » le Guiers vif, qui dessinait la frontière savoyarde, — envahit tumultueusement le Pont-de-Beauvoisin, en terre de France, les armes hautes, avec des cris furieux. Il s’agissait de délivrer un camarade, Gabriel Légat, dit le Frisé, de qui les gâpians s’étaient emparés et qui était retenu prisonnier au Pont-de-Beauvoisin, dans la maison du directeur des Fermes. Ceci se passait en plein jour, le 25 juillet 1735. Il y eut un vrai combat. Les gâpians furent battus, laissant sur le terrain deux morts et un blessé ; et Bélissard, à la tête de ses huit ou neuf camarades, revint en Savoie, ramenant triomphalement Légat le Frisé. Le retentissement que cet audacieux coup de main eut en Savoie et en Dauphiné, et plus particulièrement l’influence qu’il exerça sur l’esprit de Mandrin, sont indiqués par les contemporains.

Louis Mandrin se fit donc admettre dans la bande de Jean Bélissard ; mais il n’y était pas depuis quelques mois qu’il en devenait le chef.

Il avait naturellement le don du commandement et naturellement on lui obéissait. Un correspondant de la Gazette de Hollande, qui le voit en Savoie, fait alors de lui ce portrait : « Il est assez beau de visage, grand, bien fait, fort robuste et agile. À ces qualités il joint un esprit vif et pénétrant, des manières aisées et polies. Il est prompt à venger une offense. Il est d’une hardiesse et d’une intrépidité à toute épreuve, d’un sang-froid et d’une présence d’esprit admirables dans le danger. Patient et laborieux à l’excès, son courage lui fait tout entreprendre, tout supporter, pour satisfaire son ambition. »

Mandrin entrait dans la contrebande au moment où celle-ci, par les circonstances que l’on a vues, devait prendre le plus d’extension. Et voici qu’elle trouve le chef qui lui était nécessaire.

En Savoie, — qui était alors terre étrangère, — Mandrin organise ses hommes. Il réussit à leur faire comprendre que l’ordre et la discipline sont indispensables dans leur métier. C’est à la tête d’une véritable petite armée qu’il tombe en France, du haut du massif de la Chartreuse, comme un coup de vent, le 5 janvier 1754.


III. — LES PREMIERS EXPLOITS DE MANDRIN

Avant d’entamer le récit des campagnes de Louis Mandrin, disons quelques mots sur les us et coutumes de sa bande.

Les contrebandiers français du XVIIIe siècle étaient organisés de la même façon que leurs illustres cousins, les grands flibustiers du Nouveau Monde, qui, sous Louis XIV, avaient failli donner l’Amérique à la France ; non qu’ils leur eussent fait des emprunts : de part et d’autre, des conditions semblables avaient produit des institutions analogues, — s’il est permis, quand il s’agit de flibuste et de contrebande, d’employer ce mot si grave « institutions. »

Comme les flibustiers, les contrebandiers se divisaient en « chefs, » en « valets » ou « domestiques » (les flibustiers nommaient ceux-ci des engagés), et en « journaliers. » Les chefs étaient ceux qui avaient les ressources nécessaires pour acheter des chevaux, des armes, les marchandises de contrebande et pour gager des domestiques et des journaliers (ces derniers étaient les auxiliaires loués pour un court espace de temps et pour une besogne déterminée).

Chaque chef commandait donc une petite troupe où tout lui appartenait en propre, valets, chevaux, armes et marchandises.

Au début de chaque campagne, les différens chefs se réunissaient et élisaient l’un d’entre eux pour capitaine. Du jour où Mandrin fut entré dans la contrebande, leur choix tomba toujours sur lui, ce qui lui valut le titre que lui donnent les gazettes du temps, de « capitaine général des contrebandiers. » Une fois nommé, le « capitaine » avait une autorité absolue sur tous les hommes de sa troupe, y compris les chefs. Un conseil, sorte de tribunal, ne l’assistait que pour juger l’un ou l’autre des compagnons en cas de délit grave. Seul le capitaine décidait du plan de campagne ainsi que des différens marchés à conclure pour l’écoulement de la contrebande ; seul il fixait la marche à suivre et tous les détails de l’exécution. Et il ne communiquait ses projets à qui que ce fût, pas même au plus important des chefs qui l’accompagnaient, — tant les compagnons craignaient une indiscrétion, voire une trahison, qui eût compromis le succès de l’expédition et les eût fait tomber entre les mains du bourreau. Et il en avait été de même au cours des expéditions héroïques, — et fantastiques, — dirigées sur les côtes du Nouveau Monde par les flibustiers de la Tortue, au XVIIe siècle.

Les « Mandrins, » pour leur donner le nom qui ne va pas tarder à retentir dans la France entière, firent leur première apparition le 2 janvier 1754. Les brigadiers des Fermes, établis en Chartreuse, furent subitement attaqués par quelques contrebandiers qui tombèrent sur leur poste, les dépouillèrent de leurs armes, lacérèrent leurs registres et disparurent, comme ils étaient venus, avec la vitesse du vent, après les avoir menacés « de leur faire un mauvais parti, s’ils continuaient de faire leur métier. »

Voilà Mandrin. Il a déclaré la guerre aux fermiers généraux et à leurs agens, qui l’ont ruiné, qui ont tué son frère et qui pillent les pauvres gens. Au reste, il ne laisse pas de se montrer bon prince ; que si tous ces commis voulaient abandonner leur vilaine profession, il serait le premier à leur tendre la main.

Le 5 janvier, Mandrin « perce » en France, à la tête de ses hommes : une centaine de bandits, avec armes et bagages, de petits canons à la biscaïenne et une quantité considérable de marchandises portées à dos de mulet. C’était surtout du « faux tabac, » c’est-à-dire du tabac de contrebande récolté en Suisse ; pour les dames, des indiennes et des mousselines brodées, étoffes qui n’étaient pas encore fabriquées en France et qui venaient, les unes des manufactures suisses, les autres directement des Indes, par les bateaux anglais.

Chacun des contrebandiers était armé d’un mousquet, de deux pistolets de ceinture, de deux pistolets d’arçon et de deux pistolets de poche, chacun à deux coups. Et nombre d’entre eux avaient encore un pistolet dans l’aile de leur chapeau ; en outre, un couteau de chasse. Ils étaient montés sur des chevaux petits, robustes et agiles, nourris dans ces pays de montagnes où les cultivateurs, et plus spécialement les curés, — nonobstant les défenses des évêques d’Annecy et de Grenoble, — en faisaient l’élevage pour eux. Quand les contrebandiers ne les achetaient pas, ils les louaient très cher pour la saison d’hiver. En marche, ces chevaux se distinguaient pas un harnachement particulier nommé « à la contrebandière. »

Sur ces montures vites et nerveuses, nos compagnons franchissaient, en plein hiver, des distances considérables, avec une incroyable rapidité.

Le 7 janvier, Mandrin est au village de Curson, près de Romans, — non loin du pays natal, — et y dépose des marchandises. Apprenant que les employés des Fermes viennent l’attaquer, il va à leur rencontre avec une poignée d’hommes seulement. La route est prise comme dans un étau entre de hautes collines. Brusquement elle tourne pour franchir un pont sur le torrent de l’Herbasse. C’est à ce point que les gâpians ont apparu. Une décharge des contrebandiers tue ou blesse les uns, et met le reste en fuite. Au cours de ce premier engagement, Mandrin conquiert son fameux chapeau de brigadier, en feutre noir galonné d’or.

Capitaine des contrebandiers, durant cette première campagne, Mandrin portait un habit gris à boutons jaunes, un gilet de panne rouge aux goussets profonds, le chapeau galonné d’or enlevé au brigadier, d’où ses cheveux blond ardent, « annelés » c’est-à-dire bouclés, s’échappaient naturellement, noués sur la nuque en catogan, d’un ruban de linon noir. La ceinture de cuir fut alors remplacée par une ceinture de soie rouge et verte où étaient pris un couteau de chasse et une paire de pistolets. Il quittait rarement son fusil à deux coups.

Jean Bélissard se battit à Curson sous les ordres du jeune capitaine qu’il avait fait lui-même entrer dans sa bande. Mandrin avait à peine vingt-neuf ans.

Ayant appris le lendemain, 8 janvier, qu’un brigadier des Fermes, domicilié au Grand-Lemps, nommé Dutriet, avait exprimé le regret de ne pas s’être trouvé à Curson pour se battre contre lui, il résolut de l’aller trouver au plus vite. Il partit de nuit, suivi de quelques hommes, par un grand clair de lune. Les silhouettes noires des cavaliers couraient sur la neige. Le Grand-Lemps était le siège d’un des plus importans marchés de la province. Mandrin arrive chez Dutriet, enfonce la porte. Le brigadier et sa femme sont tirés de leur lit, ils sont traînés dans la rue. L’homme avait les jambes nues, et la femme était en chemise. Mandrin menaçait Dutriet de lui casser la tête d’un coup de pistolet ; mais la femme pleurait et grelottait dans la neige. Les habitans étaient accourus au bruit, à peine vêtus ; ils tenaient des lanternes. Mandrin sacrait comme un Templier. Il était résolu, disait-il, à mettre le feu au village et à fusiller tout le monde, au moindre mouvement. Cependant, la femme continuait de pleurer, frileuse dans la neige. Alors Mandrin, brusquement, car il était bon diable, lui dit d’aller se remettre au lit, et avec son mari, auquel il se contenta d’enlever ses armes et son cheval, qui se trouvait tout harnaché dans l’écurie.

Cela se passait dans la nuit du 8 au 9 janvier.

Durant les mois qui suivent, on voit les Mandrins parcourir librement les villages et les bourgs du Dauphiné, de la Bresse et du Bugey. Ils débitent ouvertement leurs marchandises de contrebande, tabac, flanelles, indiennes, mousselines, horlogerie de Genève, poudre des princes, le tout de très bonne qualité et cédé à un prix sensiblement inférieur à celui que les habitans avaient coutume de payer.

Mandrin établissait son camp dans de fortes positions, sur les hauteurs, où il faisait étaler ses marchandises ; puis, les habitans des environs recevaient l’avis que de belles et bonnes occasions les attendaient auprès des brigands. Et le débit s’en faisait le plus régulièrement du monde, sous la protection des baïonnettes contrebandières.

Les bourgeoises cossues, les soubrettes coquettes et les fermières endimanchées, pittoresques en leurs coiffes blanches, nouées de rubans de couleur, les dames même et les demoiselles de château, venaient sans crainte profiter des « occasions. » Aussi bien, Mandrin, beau garçon, bon garçon, bien mis et de « belle humeur, » qui, du jour où il fut devenu chef de bande, affecta systématiquement une extrême politesse, n’avait rien pour les effaroucher. Et les employés des Fermes contemplaient de loin, avec un ébahissement comique, le spectacle qui leur était donné. Mandrin prit pour devise : « S’enrichir en faisant plaisir au public. » Il y réussit.

Avec ses hommes et ses marchandises, Mandrin se transportait d’un point à un autre avec une rapidité déconcertante. La promptitude de ses décisions, l’agilité qu’il apportait dans ses marches et contremarches, en ces premiers temps où l’on n’y était pas encore habitué, jetaient les autorités dans l’ahurissement. Et c’est ainsi que, du moment où Mandrin parut sur la scène publique, on crut le voir partout à la fois.

L’intendant du Dauphiné en écrit le 17 juin 1754 :

« L’audace des contrebandiers se porte aux derniers excès. Non contens d’introduire, à main armée, dans le royaume, des marchandises prohibées, ils attaquent les bureaux des Fermes, ils intimident les employés, ils entreprennent d’enlever aux collecteurs les deniers de leur recette… Que reste-t-il à ces brigands que de faire contribuer les communautés ? »

Mandrin déroute toute poursuite : il a la rapidité de la lumière. Le voici en Rouergue, où il entre par la vallée du Tarn. Ses marchandises sont étalées le 22 juin à Millau et débitées sur la place du marché, « plus publiquement que l’on ne vend les aiguillettes et les chapelets, » comme l’écrit M. de Nayrac, subdélégué de Vabre, à son collègue de Lodève. Les contrebandiers trouvèrent à Millau le meilleur accueil. Pour amuser la population, Mandrin y fit faire l’exercice à ses hommes, qui se mirent en ligne sur la place, et tournèrent, virèrent, pivotèrent, à l’émerveillement des badauds. Sensibles à cette faveur, les habitans de Millau achetèrent aux compagnons pour plus de 2 000 écus de tabac et d’indiennes.

Le 23 juin, les Mandrins passèrent par Saint-Rome-du-Tarn. Il arriva que l’un d’eux y fut insulté par un ivrogne et se mit en demeure d’en tirer vengeance. L’ivrogne se réfugia dans la première maison venue. Le contrebandier se jette à sa poursuite, enfonce la porte, rencontre de la résistance, tire un coup de feu : un corps tombe. C’était une jeune femme et qui, pour un plus grand malheur, se trouvait enceinte. Mandrin assembla le Conseil qui réglait les différends au sein de sa troupe, en manière de tribunal. Le contrebandier qui avait tué la femme fut acquitté, car il n’avait pas commis ce meurtre de propos délibéré, mais il lui fallut donner vingt-deux livres pour les frais d’enterrement.

Cet assassinat a été reproché très vivement à Louis Mandrin par ses divers biographes. Non seulement il en était innocent, mais, comme on voit, il en a traduit l’auteur devant un tribunal qui, pour des contrebandiers, était la juridiction compétente.

Mandrin recrutait ses hommes avec soin. Il écartait les malfaiteurs et les voleurs. Ses premiers adhérens furent pour la plupart des « pays, » originaires de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, de Saint-Pierre-de-Bressieux, de la Côte-Saint-André, puis de la Novalaise en Savoie. Dans les archives de Me La Bonnardière, notaire au Pont-de-Beauvoisin, on trouve un certain nombre de testamens faits par des « Mandrins. » Citons celui d’Antoine Josseaud, que ses camarades nommaient « l’Associé, » ceux de Dodelin, de Laforest, de Paccard, de Mathieu Pradel de Domessin. Ils sont qualifiés d’« honorables ; » quelques-uns d’entre eux sont décorés du titre de « bourgeois, » et il n’en est pas un qui ne fasse des dons pieux aux églises.

Voyant l’extension que prenait si rapidement le commerce de contrebande, sous l’active impulsion de Louis Mandrin, et la baisse qui en résultait pour leurs recettes buralistes, les fermiers généraux firent remettre en vigueur les édits qui interdisaient aux particuliers, sous les peines les plus sévères, d’acheter quoi que ce fût aux margandiers. Ces édits furent lus à nouveau, le dimanche, au prône, affichés aux arbres des routes et aux coins des carrefours. Mais la réponse de Mandrin ne se fit pas attendre.

— Ah ! dit-il en substance, en s’adressant aux fermiers généraux, vous voulez par un coup de force écarter de moi les cliens et m’empêcher de vendre mes tabacs et mes indiennes ; eh bien ! c’est vous-mêmes qui allez m’acheter mes marchandises, vous, fermiers généraux, par l’intermédiaire de vos représentans, directeurs des Fermes, percepteurs et receveurs, commis, entreposeurs et buralistes.

Sitôt dit, sitôt fait. Et l’on ne sait de quoi il faut s’étonner davantage, du caractère imprévu et spirituel de l’entreprise, ou de la hardiesse et du succès avec lesquels elle fut exécutée.

Le 29 juin, Mandrin passait à Cransac ; le 30, il arrivait à Rodez. C’était jour de foire. La place du marché, au pied de la pittoresque cathédrale sans portail, était grouillante de vie et de mouvement.

La capitale du Rouergue était entourée de fortifications imposantes ; des soldats y étaient en garnison et trois brigades de maréchaussée y étaient postées pour le bon ordre. Mandrin entre dans Rodez comme un condottiere en pays soumis. Il s’arrête un instant sur la place de la Cité, descend le Terral, rue qui va de la cathédrale à l’évêché, et se rend au faubourg Saint-Cyrice, où, à un point stratégiquement bien choisi, il organise un entrepôt public de contrebande. Quelle surprise sur son passage et quelle jolie rumeur sur la place du marché ! Les paysans en sarraux bleus, les femmes en coiffes tuyautées, leurs cols de dentelles sur les épaules, se bousculent parmi les paniers de légumes, les volailles nouées en bouquets par les pattes, les veaux et les moutons, cherchant à se pousser au premier rang. Des cochons qui s’échappaient faisaient tomber des paysannes. Par les fenêtres des vieilles maisons de bois, aux murs tout de guingois et aux charpentes apparentes, en surplomb sur la rue, les Ruthénoises montraient des têtes ahuries, les unes en cheveux, les autres en coiffes blanches.

Voilà les contrebandiers ! Une troupe de gamins, l’air bravache, les précédaient d’un pas martial. Le cortège s’ouvrait par des tambours qui roulaient et par des fifres qui sifflaient une marche militaire. Une centaine de cavaliers sur de petits chevaux roux et hirsutes, hirsutes et roux comme eux, coiffés jusqu’aux yeux de grands chapeaux rabattus en clabaud, couverts de poussière, armés jusqu’aux dents, des pistolets à la ceinture, des carabines en bandoulière, les sabres noués par des cordes, claquant avec un bruit de ferraille aux selles des chevaux ; seuls, Mandrin et son lieutenant, François Saint-Pierre, dit le Major, dans des costumes resplendissans ; suivis d’une longue file de mulets chargés de ballots couverts de serpillière, que poussaient, avec des cris à hue et à dia, les valets armés de longs bâtons de bois brûlé.

Les Ruthénoises, charmées et remplies d’épouvante, assistaient donc vraiment à une histoire de brigands, à une de ces belles histoires contées aux veillées et dont on rêve la nuit. Et ces bandits étaient bien tels qu’elles se les étaient figurés.

Les ballots de tabac, les rouleaux d’indiennes et de mousseline furent développés. Le capitaine avait mis ses hommes en planton, à quelques pas les uns des autres. Sous la surveillance des contrebandiers, résolument appuyés sur leurs fusils, le marché fut tenu dans un ordre parfait. Ni la compagnie de garde dans la ville, ni l’une ou l’autre des trois brigades de maréchaussée, ne s’avisa d’y venir mettre du trouble. Mandrin avait fait proclamer, au roulement du tambour, qu’il « garantissait tous ceux qui seraient recherchés à l’occasion de la contrebande vendue par lui. » Et son air était si résolu qu’il n’était personne pour n’en pas tirer confiance.

Pendant que cette vente se tenait, Mandrin, pour mettre à exécution le plan qu’il avait conçu, s’était rendu avec quelques hommes à l’entrepôt des tabacs tenu par le représentant des Fermes, dans la maison du sieur Raynal, rue Saint-Just. Il était suivi de plusieurs mulets chargés de tabac. Comme l’entreposeur refusait d’ouvrir, la porte fut enfoncée à coups de crosse. Le représentant des fermiers généraux fut obligé de descendre. En lui montrant les bennes, nouées de grosses cordes, Mandrin lui dit :

— Ne prenez pas ceci pour un songe. Ce que vous voyez est du vrai tabac. Le vôtre n’est pas d’une sève plus admirable, je vous l’abandonne à quarante sous la livre et ne veux pas d’autre acheteur que vous.

De fait, l’entreposeur se demandait s’il rêvait. Une rangée de baïonnettes alignées devant sa maison lui montrait qu’il s’agissait bien d’une réalité. Force fut de conclure marché. L’entreposeur continuait de se frotter les yeux. Comment, lui, le représentant des Fermes, achetait du « faux tabac » aux contrebandiers eux-mêmes ! Mandrin reçut ainsi la somme de 2 494 lb. 5 sols, dont il donna une quittance en bonne et due forme, signée de son nom.

Cette scène va se renouveler en cent endroits divers.

Comme il revenait pour rejoindre ses compagnons qui servaient la clientèle, Mandrin apprit, d’un bourgeois de la ville, que l’on avait saisi quelques jours auparavant à des contrebandiers cinq fusils et une grosse carabine, qui étaient déposés à l’Hôtel de ville.

Il en écrivit tout aussitôt à M. de Séguret, juge-mage et subdélégué, pour réclamer ces armes qui lui revenaient évidemment. Mandrin s’exprimait le plus honnêtement du monde, mais il croyait devoir prévenir M. le juge-mage que si, dans un temps raisonnable, il ne recevait pas la carabine et les fusils, il se verrait dans la nécessité de mettre le feu à sa maison. On rechercha les fusils, à l’Hôtel de ville, et comme il y en eut un qui ne se retrouva pas, M. de Séguret en fit acheter un autre chez un armurier, et, après que les armes eurent été astiquées proprement, elles furent remises au contrebandier.

Mandrin distribua ces fusils à ceux de ses compagnons qui en manquaient ; et il se trouva en avoir trois de trop. Qu’en faire ? Mandrin n’hésita pas. Il les fît porter au siège de la maréchaussée, c’est-à-dire à la gendarmerie, en demandant un billet de dépôt. Il les reprendrait à son prochain voyage.

Les brigands d’Offenbach ont eu de bien singulières et joyeuses inventions ; mais ils n’ont pas trouvé celle-ci : mettre leurs armes en dépôt chez les gendarmes.

Les affaires faites, Mandrin voulut offrir aux Ruthénois, également, le divertissement de manœuvres militaires exécutées par ses hommes. Elles se tirent dans un ordre excellent. Dès le premier jour, ce fut chez Mandrin une manie. Il avait un plaisir d’enfant à faire virer ses contrebandiers comme de vrais soldats, devant la foule qui regardait, ahurie. Sur ce point encore les brigands d’Offenbach n’ont fait que le plagier.

Enfin, marchands et chalands, bourgeois et margandiers se répandirent dans les cabarets de la ville, et de concert, à leur santé respective, burent abondamment.

Après avoir fait changer, chez le receveur des tailles, sa monnaie d’argent et de billon, qui était d’un transport difficile, contre des louis d’or, Mandrin et ses hommes quittèrent Rodez par le chemin de Rignac.

« Tout cela me vient de bon lieu, conclut le subdélégué de Vabre, en s’adressant à son collègue de Lodève. Vous aurez de la peine à le croire. Les gens qui l’ont vu ne peuvent encore se le persuader. »

Rignac devait être le point extrême de cette première campagne. Conformément à l’usage des contrebandiers, Mandrin disloqua alors sa troupe. Etant arrivés au but de l’expédition, toutes leurs marchandises étant vendues, les différens « chefs » remettaient leurs armes à des valets de confiance, avec ordre de les faire rentrer en Savoie où ils devaient les retrouver à des endroits déterminés. Ils congédiaient leurs « journaliers. » Ils répartissaient entre eux les bénéfices de la campagne, partageant « à bon compagnon, bon lot, » comme disaient les flibustiers, réserve faite d’une certaine somme destinée à rétribuer les capitalistes, — c’étaient souvent des personnages d’importance, — qui avaient mis de l’argent dans l’affaire. Puis, après s’être fixé de commun accord un point de rendez-vous en Savoie ou en Suisse, c’est-à-dire en pays étranger, où l’on devait être en sécurité, les contrebandiers regagnaient la frontière par des chemins divers, isolément, comme les plus paisibles des sujets du Roi.

Mandrin, comme les autres, prend un chemin qui le ramènera en Savoie. Mais il ne s’y rendra pas directement. Pour couronner cette première campagne, qui n’a été marquée que par des succès, il veut repasser par Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs, pour y accomplir l’acte de vengeance, un devoir à ses yeux, qui lui est imposé par la mémoire de son frère Pierre, s’il est vrai que, d’autre part, il refaisait par son activité et par sa vaillance, et aux dépens des fermiers généraux, la fortune de sa famille que les fermiers généraux avaient ruinée.

Mandrin arriva donc seul, le 9 juillet 1754, à Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Il avait veillé à ce que personne n’en fût averti, afin d’être certain de rencontrer l’employé des Fermes, Jacques-Sigismond Moret, qui avait livré son frère Pierre au bourreau.

Moret se promenait sur la place de l’église avec l’un de ses enfans âgé de dix-huit mois, quand, tout à coup, il vit se dresser devant lui la silhouette redoutée de Louis Mandrin. Celui-ci ô. tait seul. Il tenait en main sa carabine. Le malheureux employé des Fermes se jeta à genoux. Il criait merci. Il prit son enfant dans ses bras et, le tendant désespérément devant lui :

— Grâce ! grâce !

Mandrin le regardait d’un œil fixe, très tranquille.

— N’as-tu pas été employé, lui disait-il, et n’est-ce pas toi qui a mis la corde au cou de mon frère Pierre que tu as fait pendre ?

L’homme, qui tremblait, continuait de crier : « Grâce ! grâce ! » et, de ses bras raidis, il se couvrait de son enfant comme d’un bouclier vivant.

Mandrin ne l’écoutait pas. Dans sa pensée il revoyait, fichée en un pieu sanglant, la tête livide de son frère Pierre :

— Ote l’enfant, car je tire !

— Grâce ! grâce !

Du même coup Mandrin tua le père et l’enfant.

Cette scène eut plusieurs spectateurs, des habitans du bourg, qui en suivirent les péripéties sans intervenir.

C’était, dans son extrême rigueur, l’intensité des obligations familiales, telles du moins que les comprenaient, en ce temps, ces natures simples et rudes. La vengeance féroce, implacable, devenait à leurs yeux un devoir. Vendettas brutales dont la tradition s’est conservée en Corse, jusqu’à nos jours. On en verra d’autres exemples dans le cours de ce récit et qui ne sont pas imputables à des brigands.

Ensuite Mandrin regagna la Savoie où il retrouva ses camarades.


FRANTZ FUNCK-BRENTANO.

  1. Les pages qui suivent ont été écrites, en majeure partie, à l’aide de documens inédits conservés dans les Archives du ministère de la Guerre, du ministère des Affaires étrangères, de la bibliothèque nationale, ainsi que des Archives nationales. Les archives de province, archives départementales et municipales, archives de l’Isère, de la Drôme, du Rhône, de l’Hérault, de la Savoie, de la Haute-Loire et de la Côte-d’Or, ont fourni d’importantes contributions.
    M. Octave Chenavaz, député de l’Isère, avec une bienveillance et une générosité dont nous ne pouvons rendre un assez éclatant témoignage, a mis à notre disposition des textes réunis durant de longues années, avec infiniment de soin et avec l’érudition la plus précise. Antoine Vernière, qui vient de nous quitter, MM. Ulysse Rouchon, Victor Colomb, Paul Navoret, M. l’abbé André Chagny et d’autres collaborateurs dévoués et empressés trouveront ici un premier témoignage de notre vive gratitude.
    Parmi les histoires de Mandrin, qui ont été publiées au XVIIIe siècle, il n’y en a qu’une qui soit digne d’attention, c’est l’Abrégé de la Vie de Louis Mandrin, chef de contrebandiers en France, s. l., 1755, in-12 (attribué par les uns au président Terrier de Cléron, par les autres à l’abbé Régley). Les meilleures monographies dues à des écrivains modernes sont les suivantes :
    Octave Chenavaz, Notice historique sur la maison patrimoniale de Mandrin, Grenoble, 1892, in-12 ; — Antoine Vernière, Courses de Mandrin dans l’Auvergne, le Velay et le Forez (1754), Clermont-Ferrand. 1892, in-8o ; — J.-J. Vernier, Mandrin et les Mandrinistes, Annecy, 1899, in-8o ; — Ulysse Rouchon, les Exploits de Mandrin dans la Haute-Loire, Privas, 1905, in-6°. — Pour les Fermiers généraux, voyez H. Thirion, la Vie privée des financiers au XVIIIe siècle, Paris, 1895, in-8o.