Mandrin, capitaine général des contrebandiers/02

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Mandrin, capitaine général des contrebandiers
Revue des Deux Mondes5e période, tome 41 (p. 49-92).
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MANDRIN
CAPITAINE GÉNÉRAL DES CONTREBANDIERS

II[1]
LA CARRIÈRE DE MANDRIN


I

Dès les premiers jours, le public avait compris que le jeune contrebandier n’en voulait qu’aux Fermes générales, et, comme celles-ci étaient détestées, Mandrin avait le public pour lui. « Tout le peuple est pour ces révoltés, écrit le marquis d’Argenson, puisqu’ils font la guerre aux fermiers généraux. » Cependant il arrivait que de bonnes gens, tout en louant Mandrin de son entreprise, lui demandaient pourquoi il massacrait tant d’employés.

« — Attendez que nous en ayons pendu le dernier ; ils en ont fait périr impunément bien plus des nôtres.

— Mais pourquoi vous faites-vous donner de si grosses sommes par les directeurs des Fermes, leurs entreposeurs et leurs commis ?

— C’est un cas de conscience. Ce n’est là que le commencement des restitutions que les fermiers généraux nous doivent. De quoi se plaint-on ? Nous gracieusons le bourgeois, nous payons bien au cabaret. »

Au fait, on ne se plaignait pas.

Le 9 juillet 1754, Mandrin était de retour en Suisse. Durant six mois, du 2 janvier au 9 juillet, il avait parcouru librement le Dauphiné, le Languedoc et la Guyenne. En Suisse, il se réapprovisionnait en marchandises de contrebande. Un grand nombre de commerçans de Genève, de Nyon, de Coppet, de Carouge (cette dernière localité en Savoie), lui étaient dévoués. L’un d’entre eux, François-Henri Divernois, chez qui Mandrin avait de l’argent en dépôt, était ami de Jean-Jacques Rousseau, qui parle souvent de lui dans sa correspondance.

A la fin de juillet 1754, Mandrin fit sa deuxième campagne, rapide incursion dans le Lyonnais. On y voit le contrebandier élégant, brillant, formé aux belles manières, que la légende nous a transmis et qui se trouve dans les textes du temps.

Cependant les fermiers généraux commençaient à trouver que l’aventure prenait une tournure déplaisante. Ce bandit, ce brigand, ce malandrin, Mandrin de qui le nom se répandait dans la France entière, leur coupait la bourse par trop lestement. Ils obtinrent que les garnisons placées sur les frontières, pour barrer la route aux contrebandiers, fussent renforcées par des troupes « légères, » compagnies qui n’étaient pas comprises dans l’armée « réglée. » Ils y firent envoyer, entre autres, un régiment qui avait combattu en Flandre, sous les ordres d’un officier de fortune, Dauphinois comme Mandrin, et qui va jouer un grand rôle à la fin de ce récit, le colonel Alexis Magallon de la Morlière.

Le peuple nommait les soldats de La Morlière « les argoulets, » ramassis de gens de toutes conditions et de toutes nationalités. Il y avait parmi eux jusqu’à des nègres. Uniformes singuliers : les cavaliers portaient leurs cheveux en tresses. Pandours faits pour les hardis coups de main, gens de sac et de corde. Des lettres de La Morlière, conservées dans les archives de la Bastille, le montrent occupé à racoler ses gens dans les bas-fonds des prisons parisiennes. Leur ardeur au pillage les avait fait surnommer les « croque-moutons. » Il sembla qu’ils étaient faits pour avoir raison des Mandrins.

Ces troupes légères furent placées directement sous les ordres des fermiers généraux et ceux-ci établirent, auprès des officiers qui les commandaient, un personnage que l’on peut vraiment comparer aux commissaires qui seront délégués par la Convention auprès des armées nationales, quarante ans plus tard. Il fut, auprès des officiers, le délégué de la Finance. Le choix des Fermiers tomba sur l’un d’entre eux, sur Bouret d’Erigny, le frère du grand Bouret, de qui Diderot parle si plaisamment dans le Neveu de Rameau. Bouret d’Erigny venait d’épouser une cousine de la Pompadour.

Et partout les brigades de gâpians sont doublées. Cordon immense de troupes qui interceptent tous les passages depuis le Jura jusqu’à la Méditerranée : le comte de Saux-Tavanes est posté à Dijon, le baron d’Espagnac à Bourg, le comte de Marcieu à Grenoble. Le gouverneur d’Autan en écrit au ministre de la Guerre : « Quand fera-t-on cesser cette chaîne humiliante et coûteuse de tant de troupes assemblées dans trois ou quatre provinces, uniquement à l’occasion de ce bandit ? »

Imagine-t-on un plus éclatant hommage à la puissance d’impulsion, à l’énergie, à l’activité de l’humble maquignon de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs ?


II

Coupant les lignes qui avaient été disposées pour lui fermer la route, Mandrin rentre de Savoie en France, le 20 août 4754. Le 25 août il passe la nuit, avec ses hommes, à Saint-Georges-d’Aurac. Le 26, il est à Brioude. Partout les receveurs des Fermes, les entreposeurs et les buralistes des fermiers généraux reçoivent des marchandises de contrebande, en échange desquelles ils doivent donner les sommes que Mandrin exige, — d’ordinaire le prix où ils vendaient eux-mêmes ces marchandises au public. Et partout Mandrin laisse des reçus pour les sommes qu’il a touchées. Son intention était que les entreposeurs et les buralistes fussent ensuite remboursés sur la caisse centrale des Fermes ; ce qui eut lieu. De Brioude, la bande gagna le Velay.

En Velay, pays de montagnes, par les cols, par les gorges tapissées de sapins, où coule avec bruit l’eau intermittente des torrens, sur les plateaux d’où l’on découvre au loin la plaine bleuâtre qui ondule, bleue et transparente comme une mer immobile, il semble que l’on voie passer les files rapides des contrebandiers. Cols et gorges d’un accès difficile, dont les paysans, amis des margandiers, leur indiquent les plus secrets détours.

Craponne, fameuse par ses dentelles, est bâtie sur des plateaux volcaniques, mais au fond d’une cuve de prairies verdoyantes que bordent, en manière de clôture, des quartiers de rocs amoncelés. Mandrin y arrive le 28 août, dans la nuit, et, comme ailleurs, il y vend forcément au buraliste une partie de sa contrebande.

La maison de la recette buraliste de Craponne existe aujourd’hui encore, telle qu’elle était quand elle fut envahie par les Mandrins ; avec ses murs ventrus, tout de guingois. Les petites fenêtres sont jetées irrégulièrement sur les quatre façades, car elle a jour sur rue de toute part, avec des contrevens pleins, en bois naturel, brunis par le temps, scellés aux chambranles des fenêtres par des pentures en fer noir. Sur chacune des deux façades principales, une porte vitrée, basse, à linteau cintré et fermée la nuit d’un vantail de bois massif, les montans et le linteau rayés de nervures du XVe siècle. La toiture est en tuiles rouges et s’avance en auvent, couvrant une galerie à jour sur la rue, que soutiennent des poutres obliques engagées dans le mur. La maisonnette, en son exquise vétusté, se dresse au centre de la petite ville.

Or il arriva que le maire de Craponne, M. Calemart de Montjoly, s’avisa de faire des observations à Mandrin sur le métier qu’il exerçait. M. le maire présenta ces objections sans les entourer des précautions oratoires qui sont essentielles à la politesse ; en sorte qu’il dut payer aux contrebandiers une somme de cinquante louis en amende des propos malsonnans où il s’était oublié.

Le 29 août, trois escouades de Mandrins, « le bonnet à la hussarde retroussé sur l’oreille, » firent leur entrée dans Montbrison en Forez, où l’entreposeur des Fermes, M. Antoine Faure, dut accepter pour 5 532 lb. de « faux-tabac. » Puis notre héros eut une idée nouvelle :

— Nous faisons de l’argent, faisons aussi des hommes !

Et le bandit de se présenter aux prisons de la ville. Il parle en maître :

— Le registre d’écrou et un serrurier !

Par celui-ci Mandrin fait dériver leurs fers à ceux des détenus qui n’étaient écroués que pour contrebande, faux-saunage ou désertion. Ainsi il élargit huit braves, qui furent heureux de se joindre à la bande de leur libérateur. Les prisonniers de droit commun, voleurs, filous et assassins, furent laissés sous les verrous :

« — Pour vous, leur disait-il, je ne suis pas votre sauveur. Vous méritez d’être pendus. »

Quant aux fers, il les remit au geôlier. « Et ils ont rendu les fers, disant qu’ils étaient au Roi, » écrit M. de Rochebaron, commandant en Lyonnais et en Forez.

L’assesseur de la maréchaussée assista à cette levée d’écrou en lui donnant par sa présence une consécration officielle, puis il en dressa procès-verbal.

Pour sortir de France, Mandrin fit un grand crochet vers le Nord. Il va toujours avec la rapidité du vent. Le voici, au 1er septembre, sur les confins de la Bresse. Il y entre par les collines arrondies du Maçonnais, d’où la Bresse paraît n’être qu’une forêt immense, soulevée, de-ci de-là, par des mouvemens de terrain aux pentes insensibles, dont les dernières lignes se confondent avec la plaine, dans les brumes de l’horizon. De ces hauteurs, vus à distance, les champs disparaissent parmi les bois. Ils sont coupés de halliers épineux, de larges buissons d’églantiers et d’aubépine, de longs rideaux de peupliers. Les villages se perdent dans les masses de feuillage, dont on ne voit émerger que les clochers pointus. Les contrebandiers s’y enfoncent, assurés d’échapper aux regards qui pourraient les guetter. Le 2 septembre, ils traversent l’unique rue de Pont-de-Veyle. Mandrin est pressé ; cependant il s’arrête, à l’autre bout de la ville, sur le vieux pont en dos d’âne, car il y a rencontré deux gâpians de Cormoranche, munis des appointemens de leur brigade. En faveur de cette circonstance il leur fit grâce de la vie, car il ne fallait pas que ces gâpians prissent la peine de porter cet argent plus loin. Une centaine de bonnes gens, qui assistèrent à la scène, y applaudirent de tout cœur.

Au tournant de la route, Pont-de-Veyle a disparu, car la petite ville est si basse qu’elle semble s’enfoncer dans les eaux ; dans les eaux de la Veyle, dans les eaux des douves et des fossés qui l’enserrent de toute part.

Au moment de sortir de France, sur la frontière suisse, le 5 septembre, au Fort de Joux, Mandrin voit encore de loin, sous les murs du château, une troupe de gâpians. C’est l’adieu des contrebandiers avant de repasser la frontière : une salve bruyante, dont l’un des « employés » est tué et dont plusieurs sont blessés grièvement.

Mandrin, une fois encore, est hors d’atteinte.

Revenant sur la manière dont les contrebandiers avaient pu faire cette troisième campagne, l’intendant d’Auvergne se plaignait au contrôleur général de ce que la maréchaussée n’avait pas même été capable de garnir les avenues de la province. Il ne faudrait cependant pas se montrer injuste à son égard. La résistance des gens du Roi était brisée par l’habile tactique et par l’étonnante agilité du contrebandier. Tantôt il répartissait ses hommes en petits détachemens, tantôt il les groupait rapidement en une cohorte nombreuse pour foncer à l’improviste sur les localités qu’il se proposait de mettre à contribution. On voyait les Mandrins partout à la fois, et l’on ne savait où les saisir. Les soldats, détachés à leur poursuite, disaient que c’étaient des diables, et les gendarmes arrivaient régulièrement trop tard ; régulièrement aussi les Mandrins apparaissaient au bon moment, là où on ne les attendait pas, pour mettre à mal, avec gaîté, mais sans pitié, les employés des fermiers généraux.


III

Vainement Louis XV fait-il demander aux autorités suisses d’empêcher que les Mandrins ne fassent de nouvelles incursions en France. Les contrebandiers constituaient pour l’industrie suisse — tabac, étoffes, articles de Genève — de très actifs agens d’exportation. On n’avait garde de s’en priver.

Franchissant le Rhône à Pont-de-Grezin, Mandrin rentre en France dans la nuit du 3 au 4 octobre 1754. C’est sa quatrième expédition. Il est à la tête de la troupe de margandiers la plus nombreuse que l’on ait encore vue : deux ou trois cents hommes, en comptant les valets qui conduisent un convoi de 98 chevaux chargés de tabac et d’étoffes. Les Mandrins s’intitulent « voyageurs et marchands contrebandiers. »

Le 5 octobre, à dix heures du matin, ils arrivent en vue de Bourg-en-Bresse. Le « capitaine » avait détaché une partie de ses troupes et n’avait pour le moment sous ses ordres immédiats que 152 hommes.

Bourg comptait six mille habitans[2]. Les clochetons de la vieille ville, aux maisons de bois peint, aux toitures pointues et vernissées, apparaissaient en un fouillis pittoresque au-dessus de l’antique « chemise » de briques, rempart bastionné sous Henri IL L’année d’avant avaient précisément été refaits les gonds et les serrures des lourdes portes pratiquées dans l’enceinte, comme si l’on eût prévu l’attaque des Mandrins. Mais leur arrivée fut si brusque que le gouverneur n’eut pas le temps de donner l’éveil aux dragons casernes dans la place, ni de rassembler les milices bourgeoises. Celles-ci pouvaient mettre en ligne l’imposant effectif de sept cents hommes, divisés en six pennonages, les uns armés d’arquebuses à rouet et les autres de hallebardes, d’une forme aussi terrible que réjouissante, dont quelques spécimens sont encore conservés au musée de la ville.

Mandrin laissa une partie de ses troupes dans les faubourgs, et, par la rue principale, que traversait un ruisseau, le Cône, où l’on jetait les ordures ménagères, il se dirigea droit vers les Halles, où les principales rues aboutissaient et où la défense aurait pu s’organiser. Après y avoir laissé un fort planton de ses camarades, le contrebandier, suivi du gros de sa bande, se rendit à la maison du directeur des Fermes, M. Jean Hersmuller de la Roche, lequel, à la nouvelle de l’arrivée des compagnons, avait pris la fuite. Mandrin ne trouva au logis que Mme la directrice qui était jeune et très jolie.

La cour de l’hôtel fut envahie en un clin d’œil par les mulets chargés de tabac. Les contrebandiers rangèrent en gros tas quarante-quatre ballots couverts de serpillière. Il y en avait, disait leur chef, pour vingt mille livres, et il priait la dame de les lui compter.

Mandrin était de très bonne humeur. La jeune femme n’en fut pas moins terrifiée. Elle n’avait jamais vu un bandit de si près, et puis elle n’avait pas d’argent.

— Qu’à cela ne tienne, madame, on vous en fera trouver.

Par une heureuse rencontre, Jean-François Joly de Fleury, intendant de justice, police et finances dans les provinces de Bourgogne, Bresse et Bugey, était précisément à Bourg « suivant l’usage, pour le département des impositions. » Il logeait à l’hôtel de M. de Varennes, receveur des tailles, où il se trouvait dans le moment même, en compagnie du gouverneur de la ville et d’une société élégante, composée d’une trentaine de gentilshommes et de plusieurs dames de qualité.

Mandrin avait surpris Mme la directrice des Fermes à sa toilette. Il était nécessaire que, sur-le-champ, elle l’accompagnât chez l’Intendant.

— Mais, monsieur, je ne suis pas habillée !

Mme la Directrice n’en était pas moins charmante, et l’un des contrebandiers d’enlever la jeune femme et de la déposer dans la rue, telle qu’elle était, en petites pantoufles, en pet-en-l’air et cotillon court, un peignoir sur les épaules et les cheveux épars.

Ainsi Mme la Directrice s’en va par les rues, encadrée de deux bandits hirsutes et poussiéreux qui ont le fusil sur l’épaule. L’air agite ses longs cheveux déployés en éventail, ses petites mules clapotent sur les pavés noircis. La chaussée est bordée de maisons de bois aux boutiques basses et profondes, dont les étages supérieurs, soutenus par des poutres, forment auvent sur la rue.

Mandrin a son grand chapeau de feutre noir, dont la visière antérieure, rabattue, ombrage ses yeux clairs, son visage aux traits énergiques, hâlé. Ses boucles blondes lui tombent sur la nuque. Un foulard rouge au cou, son gilet de panne rouge, et son habit de pinsbeck gris, aux boutons de cuivre brillant, une culotte de peau, des guêtres noires, des souliers aux boucles d’argent. A la ceinture de soie verte et rouge brillent les crosses de deux pistolets, au côté l’épée en verrouil, et, dans la main droite, sa fidèle carabine à deux coups, baïonnette au canon.

« Je précédai cette incivile bande de trente pas, » écrit le lieutenant de Roi, M. de Nohan. Le spectacle était des plus curieux. Les marchands se pressaient au pas des portes et les femmes se mettaient aux fenêtres. Mandrin et ses hommes étaient d’une gaieté folle. En passant, ils expliquaient aux bourgeois et aux bourgeoises, avec des quolibets et des lazzis, que les braves gens comme eux devaient être sans crainte : on n’en voulait qu’à la Ferme et à ses suppôts.

« Sur les onze heures du matin, dit Joly de Fleury, nous fûmes informés de ces faits par différentes personnes de considération.

« Ayant vu par nous-mêmes, poursuit l’intendant, plusieurs de ces contrebandiers qui entraient avec ladite dame de la Roche dans la première cour de la maison que nous habitions, nous avons prié M. de Rohan, lieutenant de Roi de cette ville, et M. de Chossat, capitaine au régiment de Nice, tous deux chevaliers de Saint-Louis, d’aller trouver de notre part le commandant de la troupe et de l’engager à se retirer. »

Ces détails sont délicieux et rendus par Joly de Fleury sur un ton de distinction et d’humour tranquille, qui en rehausse la saveur.

Les deux chevaliers de Saint-Louis trouvèrent en Mandrin un homme qui, comme eux, savait négocier dans les belles formes. Il commença par offrir ses excuses à Mgr l’intendant de se voir dans l’obligation de venir faire du bruit à sa porte. Il suppliait Sa Grandeur de ne pas lui en tenir rigueur et de croire à la sincérité de son désespoir. C’était au sieur J.-B. Bocquillon, adjudicataire général des Fermes, qu’il en avait, et il ne lui était pas possible de cesser ses hostilités envers les protégés de ce dernier, jusqu’à ce que l’argent qui lui revenait, en paiement du tabac qu’il avait livré, lui eût été versé. Excuses dont l’intendant fut assurément touché, puis qu’il les note spécialement dans son rapport au ministre. On se mit d’ailleurs facilement d’accord. Mandrin réclamait vingt mille livres pour le tabac qu’il avait déposé chez M. le directeur des Fermes. Joly de Fleury les fit compter par les soins de M. de Varennes, receveur des tailles, et les deux chevaliers de Saint-Louis firent porter l’argent au capitaine Mandrin « par des valets de ville, tel qu’on présente le vin d’honneur à M. l’intendant. »

Pendant ce temps, Mgr l’intendant et sa noble compagnie se hâtaient de déguerpir et de franchir les murs qui s’élevaient entre l’hôtel du receveur des tailles et le couvent des Capucins. Les dames montaient par des échelles et tombaient de l’autre côté dans les bras de beaux cavaliers empressés à les recevoir.

Mandrin ne fit aucune difficulté pour rendre aussitôt la liberté à Mme de la Roche et libella une quittance ainsi conçue :


« Je déclare avoir reçue de M. le chevalier Chosat, quapitaine au régiment de Nice, la somme de vingt mille livres pour marchandise que j’ai livré à Mme La Roche ; à Bourg, ce 5e octobre 1754.

« L. MANDRIN. »


Puis il se retira avec ses hommes au faubourg des Halles, du côté de Besançon, où les compagnons se répandirent tumultueusement dans les auberges. Mme de la Roche, qui avait peur de rentrer chez elle, fut menée à l’hôtel du gouvernement. Elle était toujours en jupon court, un jupon de flanelle à fleurs, ses longs cheveux châtains étaient répandus sur ses épaules et ses petites mules de cuir glacé glissaient sur les pavés noircis. Arrivée au gouvernement, elle y fut placée dans l’appartement de M. Le Noir, commissaire des guerres.

Il était deux heures et demie. On sait qu’en ce temps on dînait à trois heures. Etait-ce réaction ? Chacun mangea de bon appétit, Mgr l’intendant, M. le gouverneur, M. le lieutenant de Roi, ces dames et leurs cavaliers, dans le grand réfectoire aux murailles blanches des Capucins, Mandrin et ses hommes dans les cabarets du faubourg des Halles. Mandrin avait particulièrement séduit M. de Chossat, capitaine au régiment de Nice-infanterie, beau-frère du subdélégué à Bourg, et M. de Saint-André, ingénieur des ponts et chaussées. Ils s’attachèrent à lui et ne le quittèrent d’une partie de la journée. Seule Mme de la Roche se remettait difficilement de son émotion. Dans la chambre du gouvernement préparée en hâte, elle retira son pet-en-l’air, ses petites mules et son jupon à fleurs, et se mit dans un grand lit à colonnes torses, où, entre les grands draps blancs, la peur la faisait encore frissonner.

Mandrin était attablé à l’auberge, quand un peintre de la ville vint solliciter, tandis que le jeune chef de contrebandiers serait à manger, de s’asseoir dans un coin de la salle, afin de « tirer de lui quelques croquis pour un portrait. » Après le repas, une heure se passa à vendre de la contrebande et à délivrer des prisonniers. A quatre heures, l’intendant et sa compagnie étaient encore à table chez les Capucins — après de si vives émotions, il était utile de se restaurer longuement, — quand une nouvelle députation vint gratter à la porte. Mandrin réclamait encore 3 000 lb. pour six balles de tabac qu’il avait fait porter chez l’entreposeur, M. François. « Il ne pouvait en conscience, disait-il, passer dans une ville telle que Bourg sans laisser du tabac à l’entreposeur. »

A vrai dire, les plénipotentiaires que Mandrin avait délégués cette fois étaient dépourvus de tenue et de correction diplomatiques. Ils s’étaient arrêtés plusieurs fois en chemin pour boire à la santé de Mgr l’intendant. Du moins eurent-ils le tact de ne pas pénétrer dans la salle où se trouvaient si élégante compagnie et de jolies dames : ils restèrent au seuil, la porte ouverte, en s’appuyant l’un contre l’autre pour tenir debout. Le chevalier de Chossat et l’ingénieur des ponts et chaussées, M. de Saint-André, reçurent encore la mission de suivre cette nouvelle négociation. Les deux délégués envoyés par Mandrin parlaient avec rondeur et tendresse ; mais ils embrouillaient tout. MM. de Saint-André et de Chossat prirent le parti de rentrer directement en rapport avec le chef même de la bande, et cette seconde affaire fut rapidement conclue, comme l’avait été la première, « après un échange de part et d’autre de beaucoup de marques d’amitié et de considération. » Et le capitaine des contrebandiers donna quittance de cette nouvelle somme de 3 000 lb.

Enfin, sur les cinq heures, après de nouvelles et copieuses libations dans les auberges, les Mandrins quittèrent Bourg et s’éloignèrent par la route de Chalamont-en-Dombes. Ils chantaient à tue-tête. La plupart d’entre eux étaient ivres et se tenaient avec peine à cheval.

Après leur départ, l’intendant Joly de Fleury fit peser le tabac livré : le compte s’en trouva exact.

On a dit comment Mandrin avait éveillé à Bourg l’intérêt de MM. de Chossat et de Saint-André. Il s’était entretenu avec eux en toute confiance. Ses foudroyantes expéditions lui avaient révélé sa vocation. Il rêvait de devenir soldat, de servir son pays. Il avait déjà le tempérament des hommes de la Révolution. Il était très patriote. MM. de Chossat et de Saint-André se firent les interprètes de ses désirs auprès de Joly de Fleury, et celui-ci les transmit favorablement au ministre ; mais la demande fut repoussée.

« Il était sans exemple, lisons-nous dans les registres des délibérations de la communauté de Gex ; il était sans exemple, et la postérité aura de la peine à le croire, que, dans un État aussi respectable qu’est la France, une troupe de bandits, sous le nom de contrebandiers, ait eu la témérité d’entrer armés dans plusieurs villes du royaume, d’y enlever les caisses des fermes du Roi, d’exiger des contributions des habitans, d’ouvrir les prisons royales et d’en sortir les prisonniers. »

De ce moment aussi, Mandrin connut les gloires de la presse. « La nouvelle de ces beaux faits, écrit le président Terrier de Cléron, méritait d’embellir les papiers circulaires de Hollande, de Berne et d’Avignon. » Dans les cafés et les promenades publiques, les nouvellistes ne s’entretenaient que de lui. « On parlait du célèbre Mandrin à Marseille, tout le long de la côte et jusqu’aux Echelles du Levant. » La vente de son portrait, « tel qu’il parut à Bourg, » eut un succès si grand que l’administration dut la faire interdire.

En quittant Bourg, les Mandrins s’engagèrent sur la route de Lyon. Ils entraient dans la partie marécageuse de la Dombes, parsemée d’étangs, des centaines d’étangs, parmi les taillis de bouleaux et de chênes ; puis des landes, des jachères ; sur des mottes aux pentes mollement inclinées, des fermes isolées comme aplaties sous leurs toitures basses et allongées ; par endroits, des terres d’une blancheur crayeuse, creusées en assiettes : ce sont d’anciens étangs mis en culture. Au-delà de Servas ce caractère se précise encore : une lagune immense d’où émergent de vastes surfaces de bois et de terres labourées, des horizons lointains.

Le soir même, 5 octobre, les Mandrins arrivent à Saint-Paul-de-Varax. Ils y passent la nuit et reprennent le lendemain matin, 6 octobre, en tournant brusquement vers l’Ouest, la direction de Châtillon-sur-Chalaronne. La route est comme une berge enveloppée par les flots. Parmi les étangs qu’elle traverse sur des chaussées étroites, la longue file des contrebandiers semble, de loin, s’avancer dans l’eau. Sur la droite les étangs sont bordés de bois ; des vols de mouettes blanches jettent leur image mouvante sur les eaux tranquilles, où séjournent des troupeaux entiers, immobiles durant des heures, trempés jusqu’au poitrail ; des bergères de quinze ans y poussent vigoureusement des poulains, campées sur eux à califourchon, sans autres rênes que leurs crinières, car, aux chevaux comme aux bœufs l’eau des étangs fortifie les muscles. Vers le Sud, au rez du Grand-Bataillar, comme se nomme le principal de ces petits lacs, les plans s’effacent, les horizons se noient dans la brume en d’autres étangs qui se perdent dans la direction de Marlieux. C’est une impression de mer, de mer grise et délaissée, comme celle que donnent la Camargue et les lagunes de la Crau. En cette journée du 6 octobre, gravissant les collines plantées de genêts, les Mandrins arrivent à Châtillon-sur-Chalaronne, aux confins de la principauté de Dombes et de la Bresse. Les contrebandiers frappent à l’huis du receveur des gabelles que Mandrin, « le chapeau bas et le pistolet à la main, » invite à ne pas lui refuser une contribution de 2,500 lb. que le receveur ne lui refusa pas.

De Châtillon, les margandiers prennent la route de Saint-Trivier, dans la principauté de Dombes. Les étangs ont disparu. Les cavaliers suivent la vallée de la Chalaronne. au-delà de Thoissey, apparaissent à l’horizon, dans une nappe de lumière, les monts du Beaujolais.

Le 9 octobre, au soir, les Mandrins entraient à Roanne. Ici encore notre jeune « capitaine » se rendit à la prison. En l’absence du geôlier, Jean Chartier, il s’y fit apporter les registres d’écrou par sa femme, dame Antoinette, et il fit traduire devant lui les différens détenus, pour les interroger. On doit reconnaître que, en ces fonctions de juge, Mandrin inclinait à la plus grande indulgence. Celle-ci fut du moins tempérée à Roanne par le sous-brigadier de la maréchaussée, qui vint spontanément remplir auprès du bandit le rôle d’assesseur. Le sous-brigadier remontra donc au contrebandier que la plupart de ces individus, qu’il voulait rendre libres, étaient des voleurs et des assassins. Et Mandrin de réfléchir :

— Brigadier, vous avez raison.

Dans le préau commun, les prisonniers rassemblés attendaient avec anxiété que le chef des margandiers eût prononcé sa sentence. Enfin deux des compagnons de Mandrin parurent et appelèrent à voix haute : « Antoine Sauvageau dit Lebon, et Jacques Audonie. » C’étaient les deux seuls que Mandrin, en fin de compte, jugeait dignes de sa clémence. Ils étaient détenus pour rébellion contre la maréchaussée de la Pacaudière. « Audonie et Lebon se présentèrent aussitôt et se jetèrent parmi les contrebandiers. »

Joli tableau d’ancien régime : dans cette prison pleine de sacripans, confiés à la garde d’une femme, un contrebandier, chargé lui-même d’une condamnation capitale, siège, interroge et juge, avec la gravité d’un magistrat. C’est le brigadier de la gendarmerie qui lui sert d’assesseur. Les prisonniers, réunis dans la cour, se soumettent à cette autorité nouvelle, et, finalement, le procureur du Roi, dressant de ces faits le procès-verbal officiel, s’exprime ainsi :

« Comme ces sortes d’incursions attaquent plutôt l’intérêt des Fermes que le bien public, nos concitoyens, en gens raisonnables, — M. le procureur au parquet de Roanne écrit bien « en gens raisonnables, » — ont paru indifférens à leur arrivée. »

Terrier de Cléron compte, en cette seule campagne, dix villes, Bourg, Roanne, Thiers, le Puy, Montbrison, Cluny, Pont-de-Vaux, Saint-Amour, Orgelet et Seurre, où Mandrin affranchit de cette façon les prisonniers pour contrebande, pour faux-saunage, pour désertion ou pour délits analogues.

Le 10 octobre, nos compagnons vendirent de leur « faux-tabac » aux entreposeurs de Thiers et, le 12, à ceux d’Ambert. Tandis que le chef négociait, dans cette dernière ville, avec M. Lussigny, représentant des Fermes, l’un de ses compagnons faisait accepter, moyennant cinquante-six écus, à Mme Lussigny, une pièce de toile peinte qui se composait de vingt-six mouchoirs. Le notaire était occupé à la rédaction de l’acte qui constatait le marché conclu entre les contrebandiers et le représentant des Fermes, quand Mme Lussigny vint se plaindre auprès de Mandrin du prix élevé qui avait été exigé d’elle pour son lot de mouchoirs, cinquante-six écus !

— Au fait, dit Mandrin, c’est un prix de fermier général !

« Voyant que la quittance portait cinquante-six écus, — lisons-nous dans les procès-verbaux qui ont été dressés de ces faits, — cinquante-six écus pour si peu de marchandise, il fit chercher le contrebandier qui était campé vis-à-vis de notre porte avec ses camarades, et, après lui avoir donné une sérieuse réprimande, il lui fit rendre vingt-six écus, en disant que les mouchoirs en valaient bien trente. »

Mme Lussigny, surprise et charmée, et sans s’arrêter au mauvais vouloir de son mari, offrit à l’honnête bandit un verre de vin vieux. Au commencement du siècle, on conservait encore dans la maison, — glorieuse relique, — le gobelet d’argent où Mandrin avait bu.

Il était cinq heures quand la bande quitta Ambert par la route de Marsac.

Après avoir passé par Arlenc, et la Chaise-Dieu, où se répétèrent les mêmes faits, les Mandrins prirent la direction du Puy-en-Velay.

Un de leurs biographes en écrira :


Hé ! qui me fournira des jambes
Pour suivre ces chasseurs ingambes ?
Qu’ils vont vite et qu’ils tirent droit !


Sur la route de la Chaise-Dieu au Puy, entre Fix et Saint-Geneix, Mandrin fut attaqué par un détachement des hussards de Lenoncourt ; il les mit en déroute et arriva avec ses hommes en bon ordre devant le Puy, la pittoresque capitale du Velay. C’était le 16 octobre, sur les midi.

La ville n’était pas encore aussi étendue qu’aujourd’hui. Elle laissait en dehors de sa lourde enceinte moyenâgeuse le rocher Corneille et la fameuse pointe d’Aiguilhe, avec sa vieille chapelle sous le vocable de Saint-Michel.

Les Mandrins longèrent les remparts, les vieux murs crénelés avec leurs tours d’angle, lourdes, ventrues, couvertes de toitures en forme de champignons pointus, et arrivèrent à la porte Pannessac, où ils engagèrent la file de leurs chevaux. Ils suivirent la rue Pannessac jusqu’à la rue du Consulat où se trouvait l’entrepôt des tabacs tenu par M. Dupin. Les Mandrins étaient coiffés de leurs chapeaux à larges bords, ils avaient le corps enveloppé de grandes houppelandes, qui laissaient passer le canon luisant des fusils ; leurs valets faisaient avancer à coups de bourrades les chevaux chargés de bennes et de ballots. « Ils avaient fait annoncer qu’ils ne feraient aucun mal aux habitans paisibles, mais que, sur leur parcours, on se gardât de mettre la tête derrière les volets entre-bâillés, qu’ils prendraient cette posture pour un danger ou une menace… Cependant derrière les vitres, beaucoup de personnes regardaient le défilé. »

Le capitaine général des Fermes, M. Le Juge, avait garni d’hommes et de munitions la maison de l’entreposeur ; il y avait installé un arsenal de fusils avec de la poudre et des balles ; il y avait fait porter des monceaux de pierres dans les étages supérieurs pour en accabler les assaillans.

Durant que la majeure partie des contrebandiers se répandaient dans la ville à la recherche du logis nécessaire aux hommes et aux chevaux, vingt ou trente d’entre eux gravissaient l’étroite ruelle montante où se trouvait la maison du sieur Faure, marchand, dans laquelle était établi l’entrepôt de M. Dupin. Mandrin et ses compagnons arrivaient en face de la maison, dont les portes aux fortes serrures et les lourds volets de bois étaient fermés, quand une fusillade s’échappa d’ouvertures ménagées à dessein, tua l’un d’entre eux et en blessa plusieurs. Mandrin lui-même eut dans ce moment le bras gauche cassé.

La rue du Consulat est une mince ruelle traversière, grimpant au flanc du coteau où est construite la vieille ville. La largeur en est à peine de quatre mètres. Les maisons, hautes de deux étages, se sont comme enflées dans la partie supérieure, en sorte qu’en s’élevant elles vont chacune se rapprochant de celle qui est en face. Elles ont des toits en appentis protégeant les murs contre la pluie ; et la mince bande de ciel clair, qui court au-dessus de la rue, en est plus étroite encore. Jamais de ses rayons le soleil ne vient en blanchir les pavés. On imagine à quel point l’étroitesse du passage favorise la résistance. Les contrebandiers font face à l’ennemi. Le gros de la bande, dispersé en ville, est accouru au bruit de la fusillade ; mais c’est en vain que les compagnons déchargent leurs armes. Les balles s’aplatissent aux murs et à peine parviennent-elles à percer les contre-vens de bois plein dont les fenêtres sont fermées.

On s’était procuré un lourd marteau de maréchal ferrant, avec lequel, malgré les balles et les pavés qui pleuvaient des étages supérieurs, on s’efforçait d’enfoncer à grands coups la porte, sous la direction de Mandrin. Vainement. C’est alors que l’un des contrebandiers, nommé Binbarade, suivi d’une quinzaine de compagnons, grimpèrent sur la toiture d’une maison voisine, d’où ils cherchèrent, en démolissant une muraille de peu de résistance, à pénétrer dans l’entrepôt. La fusillade continuait entre gâpians et margandiers, crépitant du côté de la rue et se répétant en un écho bruyant au haut des toits. Sur les Mandrins, qui se pressaient au pied de l’édifice, les « employés » faisaient pleuvoir une grêle de grosses pierres. Le faîte des maisons voisines était garni de contrebandiers. On les voyait debout ou accroupis dans les gouttières, leurs chapeaux à larges bords se découpant en noir sur la clarté du ciel. C’est dans ce moment que Binbarade fut blessé d’un coup de feu à la bouche, dont il eut une partie des dents fracassées. Un de ses camarades, Bernard dit la Tendresse, également grimpé sur le toit, eut la main gauche déchirée d’un coup de fusil. Mais la résistance des « employés, » pris entre deux feux, ne tarda pas à faiblir. Une blessure reçue par leur chef, le capitaine général, fut le signal de la débandade. Les défenseurs se sauvèrent de toit en toit. C’est à peine si Mme Dupin, la femme de l’entreposeur, parvint à s’échapper par les maisons voisines.

On imagine la fureur des margandiers. Ils ne parlaient de rien moins que de promener les têtes du capitaine général des Fermes, de l’entreposeur et de sa femme, au bout de piques, dans les rues de la cité. La maison fut saccagée du grenier à la cave. Dans la cave, les compagnons trouvèrent du bon vin de Tavelle, douze bouteilles de ratafia, quatre bouteilles de vin d’Alicante, dix bouteilles de vin de Xérès, vingt-cinq bouteilles de vin muscat, cinquante bouteilles de vin de Bourgogne, et quatre bouteilles d’eau de la Côte, la fameuse liqueur de la Côte-Saint-André, le pays de Mandrin, pour laquelle celui-ci avait une prédilection particulière. Dans le cellier, du lard, des jambons, des saucisses. Le tout fut bu, mangé ou emporté.

Quant au mobilier, dans le premier moment d’exaspération on pensa à le mettre en pièces. Il parut plus pratique de le mettre à l’encan. Devant une table, dans la rue étroite, l’un des Mandrins s’est improvisé commissaire-priseur. La foule des habitans a été attirée au roulement du tambour. La gendarmerie même est arrivée pour veiller par sa présence à la bonne tenue de la vente. Au reste, au cours de toute cette épopée, la maréchaussée ne cessa de se montrer, vis-à-vis des contrebandiers, d’une correction et d’une bonne grâce parfaites.

Et se dispersent, « au vent des enchères, » le grand lit de damas à la duchesse et le beau lit à la turque en satin bleu avec ses couvertures de laine de Ségovie, les courtes-pointes en dentelle du Puy, et le lit à niche de drap écarlate, et le lit à tombeau de cadis vert, et beaucoup d’autres lits encore ; sont vendus au plus offrant la belle tapisserie en point de Hongrie et les tapisseries de Bergame, les tableaux et les miroirs, bahuts et crédences, chiffonniers et guéridons ; tous les livres de la bibliothèque.

La garde-robe de M. et Mme Dupin était d’une abondance merveilleuse. Une infinie quantité de chemises, de corsets, de camisoles, de mouchoirs et de tabliers ; des palatines et des cornettes, des coeffes, des bonnets, des guimpes et des manchettes, dont l’inventaire nous a été conservé ; toutes les robes de Madame, ses jupons, ses manteaux de lit, ses souliers et ses pantoufles, ses rubans, pompons, bracelets, colliers et mille et une fanfioles, et les habits de monsieur ; puis la garde-robe de Mlle Dupin et celle de MM. Dupin fils ; le linge, la batterie de cuisine, les meubles et une infinie quantité de bibelots, furent vendus deniers comptans.

On croit voir la scène dans la ruelle étroite : les chevaux qui hennissent, les ballots empilés contre les murs, l’agitation affairée des contrebandiers aux larges chapeaux de feutre noir, vendant à la criée les meubles et les hardes de M. l’entreposeur des Fermes, aux gens du pays en sarraux bleus et chapeaux ronds, les femmes en bonnets blancs noués de rubans de couleur, qui se pressent pour profiter des occasions, — et les gendarmes impassibles veillant à ce que la vente se passe régulièrement.

Dans les greniers, on trouva un important dépôt de blé. Mandrin voulait l’enlever, quand on lui fit observer qu’il n’appartenait pas à l’entreposeur, mais à un bourgeois de la ville qui l’y avait mis en dépôt. Le bonhomme était là, suppliant qu’on lui laissât son bien. Mandrin y consentit, mais il lui fit payer six cents livres d’amende, afin de le punir de s’être commis avec les suppôts de la Ferme, car c’étaient là des gens avec lesquels un honnête homme n’avait pas de relations.

Tout ce qui ne fut pas vendu, fut brisé, détruit, mis en lambeaux. Le juge des Fermes au département de Velay, qui visite l’immeuble le 19 octobre, y trouve tout en pièces, portes et armoires enfoncées, les serrures fracassées, les faïences précieuses en mille morceaux sur le parquet.

Enfin, pour mettre le comble à leur vengeance, les Mandrins voulurent incendier la maison ; déjà, à quatre reprises, ils avaient allumé la chandelle, mais à chaque fois ils avaient renoncé à leur dessein sur les prières d’une religieuse, une sœur de Saint-Charles, qui les suppliait à mains jointes de ne pas créer de nouveaux malheurs, — et l’immeuble fut respecté.

Les Mandrins quittèrent le Puy, dans la nuit du 16 octobre ; le 23, ils entrèrent à Montbrison.

Ici, Mandrin allait trouver un receveur des Fermes, M. Baillard du Pinet, qui devait enfin être homme à l’attendre chez lui et à lui tenir tête. M. du Pinet sut comprendre Mandrin et lui parler, aussi lui devons-nous l’une des pages qui nous font le mieux pénétrer dans l’esprit du célèbre contrebandier.

Les compagnons heurtaient violemment à l’huis de M. du Pinet, receveur des gabelles, quand celui-ci parut à la fenêtre et dit qu’il allait faire ouvrir, si on lui promettait de ne pas le tuer et de n’entrer qu’en petit nombre. Mandrin lui cria de la rue que, sur les deux points, il pouvait être rassuré.

La porte s’ouvrit et Mandrin entra, lui dixième. Il demandait au receveur 20 000 livres pour le tabac qu’il lui allait livrer. Le receveur accueillit le bandit avec fermeté, mais avec politesse. Il l’introduisit avec ses compagnons dans son salon, où il les présenta à sa femme, à sa sœur et à sa mère, nullement effrayées et qui ne tardèrent pas à se mêler à une conversation commune. Celle-ci glissait d’un sujet à l’autre. Mandrin, qui avait le bras en écharpe, racontait comment il avait été blessé au Puy. Il souffrait beaucoup et demanda incidemment s’il ne serait pas possible de faire venir un chirurgien pour le panser. M. du Pinet se leva et donna ordre à un domestique d’aller quérir un chirurgien.

Dans ce moment Mandrin était très las. Il était affaibli par le sang qui coulait de sa blessure. Mme du Pinet offrit de lui faire préparer un bouillon et se rendit à la cuisine pour y recommander elle-même d’y apporter grand soin.

L’auteur de la Mandrinade assista à la scène et la retrace en ses vers burlesques :


Une dame, en fin cotillon,
Court aussitôt à la cuisine,
Ordonner à sa Catherine
D’en mettre vite un (bouillon) sur le feu…


Notre poète, — appelons le poète puisqu’il écrit en vers, — est frappé par le ton d’autorité de Mandrin, par son allure hautaine. Le potage fumant est servi par une soubrette accorte.

De bon cœur dans ma peau j’enrage
De voir dans la fleur de son âge
Ce beau tendron au cuir poli
Servir, sur un drap bien blanchi,
Ce bouillon à ce méchant traître,
Qui, le prenant d’un ton de maître,
Ne lui dit pas : « Bien obligé. »

Cependant le domestique, envoyé à la recherche d’un chirurgien, revint pour annoncer qu’il ne s’en trouvait pas dans Montbrison qui consentît à venir soigner des brigands. Alors Mme du Pinet, qui, décidément, avait pris notre héros en sympathie, s’offrit pour y aller elle-même. L’un des contrebandiers, qui était entré avec Mandrin, ajouta qu’il serait sans doute utile qu’il accompagnât la dame « avec ses armes. » Et il sortit avec Mme du Pinet.

Tandis qu’on était en quête d’un praticien, Mandrin, sensible à la bienveillance qu’on lui témoignait, se laissait aller, en toute confiance, à conter le fond de ses pensées. « C’est un homme grand, froid dans la conversation, écrira le receveur du grenier à sel. Il convient qu’il fait un mauvais métier. » Mandrin s’excusait de l’avoir entrepris à force ouverte, sur les pertes que les fermiers généraux lui avaient fait subir dans son entreprise de Montpellier (l’affaire des mules).

Comme M. du Pinet lui représentait que sa blessure avait besoin de repos, il répondait qu’il ne pouvait en prendre en France, mais qu’il serait bientôt en pays étranger et que, là, il se reposerait.

Cependant les autres contrebandiers entrés dans la maison « revenaient toujours à demander 20 000 francs au receveur. » M. du Pinet pria alors Mandrin d’entrer seul avec lui dans son bureau. Il lui montra ses livres, l’état de sa caisse. Mandrin lui dit qu’il se contenterait de 6 000 livres, pour lesquelles il lui laisserait des marchandises, mais qu’il n’en fallait rien dire à ses compagnons.

Un chirurgien arriva enfin, amené par Mme du Pinet, et le jeune « capitaine » fut pansé.

Comme celui-ci avait déposé dans la cour de l’immeuble des marchandises pour 20 000 livres, il en fit recharger une partie sur ses chevaux de bât. À cette vue « il s’éleva un grand murmure de mécontentement dans sa troupe. » Les plus ardens protestaient. Mandrin leur déclara d’un ton d’autorité qu’il savait ce qu’il faisait et qu’ils n’avaient qu’à se taire.

A la sortie de Montbrison, la bande passa par Charlieu, Cluny, Pont-de-Vaux, Saint-Amour-en-Comté. Le 28 octobre, par les Rousses et le col de la Faucille, elle rentrait en Suisse d’où elle était partie le 4 octobre précédent.


IV

Durant cette quatrième campagne, qui vient de se dérouler en trois semaines, du 4 au 28 octobre 1754, le jeune capitaine, que Voltaire, son voisin, va appeler « le plus magnanime des contrebandiers, » franchit avec sa troupe plus de deux cent cinquante lieues.

« Ce Mandrin a des ailes, écrit encore Voltaire, il a la vitesse de la lumière. Toutes les caisses des receveurs des domaines sont réfugiées à Strasbourg. Mandrin fait trembler les suppôts du fisc. C’est un torrent, c’est une grêle qui ravage les moissons dorées de la Ferme. Le peuple aime ce Mandrin à la fureur. Il s’intéresse pour celui qui mange les mangeurs de gens… »

L’embarras de la Cour de France se trahit dans sa correspondance avec ses représentans en Suisse et en Savoie. « Il serait à souhaiter, écrit le contrôleur général, Moreau de Séchelles, que l’on fit un exemple de cet homme (Mandrin) qui n’est déjà que trop célèbre. »

Au fait, il n’était bruit que de lui. Déjà naissaient à son sujet les mille et une légendes qui sont venues jusqu’à nous. Arrivait-il qu’on arrêtât quelqu’un ? c’était Mandrin. Parlait-on d’un audacieux coup de main ? il était l’œuvre de Mandrin. Où n’avait-on pas vu Mandrin ? — il était partout à la fois. De là cette infinie quantité de gobelets dans lesquels il a bu, de bottes qu’il a chaussées, de fers dont sa jument noire a été ferrée, de pièces d’indienne dont il a fait présent à des dames de château et de pistolets et d’épées dont il a exterminé les « suppôts » de la Ferme, reliques conservées dans tous les coins de la France. « La mode est venue, écrit l’abbé d’Aurelle, de faire sortir les Mandrins comme des champignons du sein de la terre. »

La Savoie, sous l’autorité du roi de Sardaigne, Charles-Emmanuel III, était l’asile des margandiers qui avaient soin de s’y faire bien venir de tout le monde. « Mandrin était reçu en bienfaiteur du pays, note un contemporain. Les meilleurs vins lui étaient réservés, le meilleur fourrage était pour ses chevaux ; chaque maison faisait avec joie des préparatifs pour loger l’un des siens. »

Pour surveiller Mandrin et sa bande, le gouvernement français entretenait en Suisse de nombreux espions. L’un d’eux, un officier suisse du nom de Georgy, parvint à entrer directement en rapport avec le jeune « capitaine ». « Mandrin me fit très bon accueil, » note Georgy. Comme celui-ci avait l’accent étranger, il feignit d’être au service de la reine de Hongrie, Marie-Thérèse. Il fit espérer au contrebandier qu’il parviendrait, en utilisant ses relations, à le faire entrer dans l’armée autrichienne. Devenir un soldat était le rêve de Mandrin, qui goûta sa proposition et lui offrit tout l’argent dont il pourrait avoir besoin pour mener ce projet à bonne fin.

Cependant le jeune contrebandier eût préféré prendre service dans l’armée française. Il montra à Georgy une lettre qui lui aurait été écrite par le comte d’Argenson, ministre de la Guerre. « Après lui avoir fait voir la fin honteuse qui l’attendait, cette lettre lui promettait sa grâce. » Néanmoins, ajouta Mandrin, je n’ai pas trouvé assez de sécurité dans ces assurances. Il avait raison. C’était un piège qui lui était tendu pour le faire tomber dans un guet-apens.

« — J’aime ma patrie, dit-il encore, et je ne crois pas avoir manqué au Roi en m’en prenant aux fermiers généraux. »

Puis il lui conta comment les Fermes lui avaient fait perdre 40 000 livres au temps où il avait son entreprise de mulets pour l’armée d’Italie.

« — Je serais prêt à quitter le métier que je fais, si je pouvais espérer que le Roi me fît grâce. »

Loin d’entrer dans les idées du jeune contrebandier, on mettait sur pied des troupes nouvelles pour le combattre. La Morlière et ses argoulets continuaient d’avoir pour mission de veiller sur la frontière du Dauphiné. Les fameux chasseurs de Fischer leur étaient adjoints, avec ordre de s’attacher à la poursuite de Mandrin lors de sa prochaine incursion.

On s’attendait à voir celui-ci se jeter en Alsace ; mais subitement, par le col de Saint-Cergues, il pénétra en Franche-Comté, dans la nuit du 14 au 15 décembre, en contournant les Rousses, où les brigades de gâpians, postées sur la frontière, semblaient dormir sous la neige. Le 15 décembre au soir, il couchait avec ses hommes à trois lieues de Besançon.

Une fois de plus, par la rapidité et par la hardiesse de ses mouvemens, le jeune contrebandier avait dérouté ses adversaires. Le duc de Randan, lieutenant général en Franche-Comté, en écrit à son collègue de Bourgogne :

« Les contrebandiers n’ont point passé aux Rousses ; mais leur entreprise n’en est pas moins surprenante. Ils sont arrivés jusqu’aux portes de Besançon, sans que le directeur des Fermes ait eu un seul avis. En un mot, ils ont couché hier à trois lieues de cette ville, et je l’ai su par hasard. »

Tout aussitôt Fischer, averti par exprès, partait de Cuiseaux avec ses chasseurs, à la poursuite des Mandrins, tandis qu’un vaillant officier basque, le capitaine Iturbi de Larre, quittait la frontière de Savoie, à la tête d’un fort détachement de volontaires de Flandre, c’est-à-dire d’argoulets, pour prendre les contrebandiers à revers. Cette double poursuite, dont le but est d’arriver à saisir Mandrin comme dans un étau, va rendre cette nouvelle campagne particulièrement dramatique. Le voici donc qui traverse les provinces et s’arrête dans les villes pour y faire son commerce de contrebande, tout en ayant à ses trousses des troupes d’élite, supérieures en nombre aux forces dont il dispose lui-même, et courant, bride abattue, pour le rejoindre et l’exterminer.

Le 17 décembre, sur les cinq heures du soir, les Mandrins arrivent à Seurre en Bourgogne. Leur chef fait publier une proclamation aux habitans, où il leur dit « de ne point interrompre leurs travaux… » « Bien loin que le peuple soit l’objet de ses expéditions, lui, Mandrin, prend diligemment ses intérêts. »

Poursuivi comme il l’était, Mandrin comprit que les ballots de marchandises, qu’il traînait avec lui, devenaient pour sa troupe de fâcheux impedimenta. L’entreposeur de Seurre lui inspira confiance et puisqu’il gardait en dépôt le tabac des fermiers généraux, Mandrin le pria de vouloir bien également recevoir en dépôt son tabac de contrebande, dont il s’empressa de lui laisser dans ses magasins tout son chargement, soit 146 ballots. L’allure de ses hommes en sera allégée, et, dans les villes où il va passer, il donnera des « bons » à valoir sur le tabac mis entre les mains de l’entreposeur de Seurre qui aura la charge de le délivrer. Et voici donc que Mandrin, pour faire face aux circonstances nouvelles devant lesquelles on l’a placé, non seulement vend son tabac aux fermiers généraux, ses adversaires, mais fait de ces fermiers généraux les entreposeurs de son propre tabac. Nouvelle manière de faire ses affaires, très pratique, et qui remédiait à l’embarras où le mettaient ces maudits chasseurs à cheval et ces compagnies d’argoulets que le gouvernement avait lâchés à sa poursuite.

Restait la visite coutumière aux prisons de la ville. La scène est décrite précisément dans une lettre de M. Raudas, contrôleur des Fermes à Seurre.

Le geôlier fait comparaître les détenus devant Mandrin :

« — Pourquoi es-tu en prison ?

« — Monsieur, pour sel.

« — Sors. Et toi ?

« — Monsieur, pour dettes.

« — Sors ! »

Tous les prisonniers furent ainsi élargis, « en sorte que la prison est demeurée vide : » sentences dont quelques-unes furent peut-être d’une indulgence un peu précipitée, mais les Fischer arrivaient, brûlant les étapes. Notre contrebandier ne pouvait plus, comme à Roanne, mettre du temps à des délibérations approfondies avec le brigadier de la gendarmerie.

Les Mandrins quittèrent Seurre entre minuit et une heure. Ils furent coucher à Corberon, où ils passèrent la nuit du 17 au 18 décembre. Ils marchaient sur Beaune. Les Beaunois avaient beaucoup ri de la frayeur manifestée par M. de Tavanes, gouverneur de Bourgogne, quand il leur avait fait passer l’avis de se tenir sur leurs gardes, contre une attaque possible des margandiers. « Ils regardaient la crainte de M. de Tavanes comme une frayeur panique, ne pouvant pas s’imaginer qu’une poignée de contrebandiers pût faire contribuer des villes. »

L’alarme fut donnée à Beaune par des « bonnes femmes » de Corberon venues au marché. Beaune avait de belles fortifications, dans le grand style du XVIIe siècle. Le Conseil de Ville se réunit d’urgence sous la présidence du maire. Il fut décidé que l’on fermerait les portes, « en ne tenant que le guichet ouvert, » et que les Beaunois étonneraient la France par la vigueur de leur résistance.

Le 18 décembre, entre onze heures et midi, par le chemin de Corberon, les Mandrins arrivent, sur la route durcie par la gelée, au galop sonore de leurs chevaux. Déjà ils aperçoivent la ville, entourée de son croissant de collines, blanches sous le ciel bas.

Les faubourgs de Beaune sont fermés par des barrières. Derrière les faubourgs, la ville close d’un rempart de grosses pierres, avec des tours d’angle, et, aux saillies, des échauguettes en encorbellement. Au pied des murs, an large fossé, où, dans le terrain humide, ont été plantés des saules qui ont grandi rapidement. De leur ramure touffue, ils nouent autour de la cité un ruban vert pâle, et, quand le vent en renverse les feuilles, c’est, tout autour des remparts, une large couronne argentée.

Au faubourg de la Madelaine, la garde de la barrière avait été confiée à l’adjoint Terrant, homme d’esprit qui s’était beaucoup amusé, non seulement de la « frayeur panique » de M. le gouverneur de Bourgogne, mais aussi de la terreur des bonnes femmes de Corberon accourues pour raconter, avec agitation, « la couchée des bandits. » A la barrière de la Madelaine il rangea ses hommes avec symétrie ; puis, après avoir rectifié les alignemens, sans même prendre le soin de fermer la barrière, « il s’occupa à déjeuner dans une maison des faubourgs, avec ses amis, qui avaient été auprès de lui rire de la peur que l’on avait des Mandrins. »

Les convives se sont levés. Du haut du beffroi communa arrivaient les sons du tocsin, semant l’effroi.

Au loin sur la route, l’éclat des armes perce les brumes de l’hiver. En hâte, les hommes placés par l’adjoint Terrant en une si belle ordonnance, abandonnent la barrière qu’ils laissent ouverte. Ils ne songent qu’à se replier sur la ville. « L’homme le plus intrépide, écrit un abbé qui se trouvait à Beaune, eût frémi, je ne dis pas de crainte, mais d’horreur, en voyant arriver les contrebandiers. Ils traversèrent le faubourg Madelaine à grande course de cheval, fusils hauts et criant unanimement : « — Tue ! tue ! mettons le feu à la ville ! » Le bon abbé note que « le chevalier Mandrin » rendit toute précaution inutile par son arrivée précipitée.

Comme c’était jour de marché, il y avait beaucoup de voitures aux abords de la porte de la Madelaine, où les Mandrins se présentèrent. Le pont était encombré de charrettes entoilées, contre lesquelles les contrebandiers culbutèrent pêle-mêle avec la garde montante de l’échevin Terrant.

Celle-ci veut défendre l’accès du pont parmi toutes ces carrioles. Une fusillade s’engage. Parmi les défenseurs de la place, le tailleur Sébastien Bonvoux et un nommé François, huissier, « qui avait servi longtemps » et qui poussait la porte de la ville pour la fermer, sont tués. Un soldat du régiment d’Auvergne en semestre chez son père se montre au haut des remparts, d’où il tombe dans les fossés frappé d’une balle. Un vitrier nommé Manière est grièvement blessé ; le reste se met en débandade. Les Beaunois avaient fini de rire. Ces contrebandiers avaient des fusils qui vous tuaient les gens, ce qui était une singulière plaisanterie.

Tandis qu’une partie des Mandrins pénètrent dans la ville par la porte ouverte, leurs camarades grimpent quatre à quatre un escalier de pierre, appliqué contre le mur, à côté de la porte, jusqu’au haut du rempart.

Les margandiers font éclater dans les rues des salves de coups de fusil. Les habitants fuient, ils se terrent. Midi sonne à l’horloge du beffroi. Les Mandrins sont 66 ou 67 hommes. Ils ont des fusils à deux coups, et des biscaïens. Ils sont jaunes et bronzés. « La plus grande partie, notent les chanoines du chapitre, étaient en habits de Savoyards. » Ils ont bien l’air de bandits : paquets de haillons où brille l’acier des armes. Ils ont de petits chevaux vifs et nerveux, mais qui semblent harassés de fatigue. Au milieu d’eux, Mandrin, leur capitaine, est resplendissant, avec son habit gris à boutons jaunes, sa veste de panne rouge à carreaux, un mouchoir de soie autour du cou, et son grand chapeau de feutre noir festonné d’or, à point d’Espagne, d’où s’échappent des cheveux en queue. A sa large ceinture sont fixés un couteau de chasse et deux pistolets. Il tient en main son fusil à deux coups armé d’une baïonnette. « Il avait le visage basané et pipé, un peu gravé de petite vérole. »

Les Mandrins se comportaient civilement dans les villes qu’ils occupaient et ne s’y attaquaient qu’aux gens de la Ferme ; mais ils n’admettaient pas qu’on leur fît l’injure de les recevoir aux sons du tocsin, avec des bourgeois en armes aux barrières et en leur fermant les portes au nez. Leur dignité les obligeait, disaient-ils, à faire payer ces outrages.

La prudence leur commandait en outre, dans une ville qui leur paraissait hostile, de ne permettre à aucun habitant de demeurer dans la rue. Ils tiraient indistinctement sur quiconque montrait un coin de son visage. En quelques instans, ils eurent rendu toutes les rues de Beaune désertes et fait clore tous les volets. Au reste c’était invariablement leur tactique dans les localités où ils ne sentaient pas que l’opinion publique était pour eux.

Mandrin descendit au « logis » de « la Petite-Notre-Dame, » faubourg de la Madelaine. C’était l’auberge la plus voisine de la ville, car il ne voulait pas pénétrer à l’intérieur des remparts, se sachant poursuivi par les soldats du Roi. Il plaça des sentinelles à la porte, et, après avoir mis ses pistolets sur le lit de la chambre où il s’installa, il commença à donner ses ordres. Il plaça des hommes à la tête du pont de la ville, d’autres à la porte et d’autres sur les remparts ; puis il fit entrer dans Beaune trente de ses compagnons, distribués en trois corps de dix hommes chacun, qui se suivaient à cent pas de distance.

Les trente Mandrins longèrent Saint-Pierre et s’engagèrent dans la Grand’rue. Tout passant, ou bien tout curieux qui mettait le nez à la fenêtre, attrapait un coup de fusil. Ils arrivèrent ainsi au corps de garde dont ils s’emparèrent. Quelques balles logées dans l’horloge communale firent cesser le tocsin. « Ils donnèrent tant d’épouvante et causèrent tant d’alarmes qu’on ne savait que devenir. »

L’Hôtel de Ville, dont les Mandrins se rendirent maîtres, était une petite construction du XIVe siècle, conservée en partie. Une dizaine de contrebandiers se mirent en l’action sur la place. Dans les rues désertes quelques chiens vaguaient à la recherche de leurs maîtres.

Forçant les prisons de la ville, les compagnons rendirent libres tous ceux qui étaient détenus pour contrebande ou pour délits similaires, laissant dans leurs chaînes les escrocs et les voleurs ; cependant que, au faubourg de la Madelaine, Mandrin déjeunait avec son état-major. Le prix du déjeuner monta à 52 écus. Il donna la pièce à la servante. Il avait mandé à son auberge le maire de Beaune, Pierre Gillet, qui avait jugé prudent de se cacher ; mais les Mandrins trouvèrent le précepteur de ses enfans, Claude Monnot, qu’ils menacèrent d’un coup de pistolet s’il n’amenait le maire sur-le-champ. Et le maire fut conduit, comme un prisonnier de guerre, entre deux contrebandiers, jusqu’au logis de la Petite-Notre-Dame, où Mandrin « tenait sa Cour. » Celui-ci se lève pour le recevoir ; il était très irrité. « Ce chef de bande, dit un des spectateurs, était bien pris de corps, résolu dans sa pose, bref de la parole et du geste. Son visage, énergique dans l’expression, était moitié hâlé, moitié terreux. »

Mandrin annonça au maire de Beaune qu’il frappait la ville d’une contribution de 25 000 livres pour lui apprendre, à lui et à ses administrés, à mieux accueillir les étrangers qui leur faisaient l’honneur de se présenter à leurs portes. Gillet se récria ; mais Mandrin était pressé et s’exprimait d’un ton vif et cassant :

« — Si vous manquez d’argent, adressez-vous aux employés des Fermes !

— Emmenons le maire à défaut d’argent, » insinuait, d’un ton goguenard, l’un des lieutenans de Mandrin.

« — Tu entends, Gillet, les camarades veulent t’emmener ? » appuyait le jeune capitaine.

Et comme le maire hésitait encore :

« — Gillet, tu as entendu ? »

On se mit finalement d’accord à 20 000 livres. Suivant le conseil de Mandrin, le maire les envoya quérir chez M. de Saint-Félix, receveur du grenier à sel, et chez l’entreposeur des tabacs, M. Estienne.

Comme on attendait que l’argent fût apporté, notre jeune « capitaine » se plaignit d’avoir bu à son auberge un vin qui avait mal défendu la réputation des grands crus de Beaune.

— J’en ai du bon dans ma cave, répondit M. Gillet, et je vous en offrirais de grand cœur si nous étions chez moi.

— Il faut l’aller chercher.

Ce qu’on fit par douze bouteilles.

Le vin arriva promptement. Le maire dut vider son verre le premier, après avoir trinqué avec le bandit. Mandrin ne but d’ailleurs que très peu, crainte de se griser. Apprenant que tout était tranquille dans la ville de Beaune, il dispersa ses hommes, à l’exception de sept ou huit sentinelles qui restèrent postées de distance en distance, l’œil au guet. Le restant des contrebandiers se répandirent dans les cabarets pour boire, ou chez les armuriers pour faire réparer leurs fusils ou leurs pistolets.

Au logis de la Petite-Notre-Dame, Mandrin, rassuré sur les dispositions des habitans, laissait entrer qui voulait le voir. C’était une cohue. Il n’avait gardé auprès de lui que quatre ou cinq camarades, entre autres un contrebandier qu’on nommait « le Brutal. » Et tant de monde s’engouffra dans la chambre où il se trouvait que celle-ci en fut « pleine comme un œuf. »

Que si l’on eût voulu s’emparer de lui dans ce moment, notent les chanoines du chapitre, rien n’eût été plus aisé, car ils étaient serrés dans cette chambre, au point que nul des contrebandiers n’eût pu faire usage de ses armes. Mais, ajoutent les chanoines, personne ne se souciait de faire quelque chose en faveur des fermiers généraux.

Cependant l’argent n’arrivait pas. Les receveurs des Fermes, qui n’avaient pas la somme chez eux, faisaient la quête en ville. De temps à autre, celui des Mandrins qu’on nommait « le Brutal » sortait de la pièce, pour s’en aller dans la rue voir si rien ne venait, puis il rentrait pour répéter avec insistance que, décidément, il fallait partir en emmenant le maire comme otage. Gillet s’ingéniait à imaginer de bonnes paroles pour faire prendre patience.

« Mandrin, lui, au moindre bruit, prêtait l’oreille, étant toujours en crainte des régimens mis à sa poursuite. » Enfin, sur les deux heures et demie, Estienne, entreposeur des tabacs, et Saint-Félix, receveur du grenier à sel, arrivèrent avec 20 000 francs.

M. David de Chevannes, qui avait accompagné le maire, crut alors le moment propice, tandis que l’on présentait cet argent au contrebandier, de hasarder une plaisanterie. Il avait entendu vanter les bonnes œuvres de Mandrin, « qui prenait aux gros pour donner aux petits. »

« — Vous, qui êtes si charitable, vous avez là des demi-louis pour faire vos aumônes. »

Mandrin ne répondit pas.

« — N’est-il pas vrai, reprit M. de Chevannes, que vous avez là de quoi faire des aumônes ?

« — Ne me le répétez pas une troisième fois, » dit Mandrin, en regardant M. de Chevannes « avec des yeux foudroyans. »

Celui-ci se tut ; il se recula modestement au second rang et, sans qu’on prît garde à lui, il se retira.

Comme le maire voulait faire compter et peser l’argent :

« — Il n’est pas besoin, dit Mandrin. Vous êtes d’honnêtes gens. Je m’en rapporte à votre droiture. Vous ne voudriez pas me tromper. »

Il mit une partie de l’or dans sa ceinture, le reste dans son gousset ; il confia les sacs d’écus à l’un de ses lieutenans ; puis, demandant du papier et une plume :

« — Je dois vous faire une quittance. Les fermiers généraux ne tiendraient pas compte aux receveurs, si je ne donnais un reçu. »

Et, « mettant un genou en terre, » il écrivit le billet suivant :

« Je, soussigné, Louis Mandrin, reconnais avoir reçu de MM. de Saint-Félix et Estienne, entreposeurs des Fermes dans la ville de Beaune, la somme de 20 000 livres dont MM. les Fermiers généraux leur tiendront compte, pour des ballots de tabac que j’ai déposés chez l’entreposeur de Seurre. A Beaune, 18 décembre 1754.

Signé : Louis MANDRIN. »


Cependant les contrebandiers, qui s’étaient répandus dans la ville, n’avaient pas laissé d’y commettre des excès. Une bonne vieille vint dire au capitaine que ses hommes lui avaient pillé ses effets. Et Mandrin de lui remettre cent vingt livres que la pauvre femme reçut en lui baisant les mains et avec des larmes de reconnaissance. L’horloger Midot, qui tenait un magasin de poudre à feu, se plaignit d’avoir été « butiné » par les compagnons ; Mandrin le fit rentrer en possession de tout ce qu’on lui avait pris. Il fit payer largement tous les cabaretiers et, à quatre heures moins le quart, il donna le signal du départ. Rendu à sa belle humeur par le bon vin de M. le maire, le jeune « capitaine, » en se mettant en selle, le salua de son chapeau et ceux qui se tenaient auprès de lui ;

« — Messieurs, à vous revoir au carnaval ! »

Et, en longeant les fossés, les margandiers quittèrent la ville, par le faubourg Bretonnière. Ils prirent le chemin de Chagny.

Au long de la route de Chalon par Chagny, sur la gauche, la plaine s’étend toute plate, comme infinie, blanche de neige ; mais sur la droite ondulent les collines précieuses où croissent les meilleurs vins : le clos Saint-Désiré, les Aigreaux, les Grèves, le Clos du Roi, les Blanches-Fleurs, Aloys-Corlon. Au pied des collines, ou bien y grimpant à mi-côte, ces villages aux noms fameux, Pomard, Volnay, Meursault.

Peu avant d’atteindre Chagny, c’est-à-dire au village de Corpeau, les Mandrins changèrent de direction pour égarer la poursuite. Corpeau est un type de village bourguignon, à toitures en tuiles brunies, sur un mamelon que revêtent les clos de vigne entourés de murailles basses en pierres libres. Mandrin tourna brusquement sur sa droite, à angle aigu, descendant vers les prairies humides, où de minces filets d’eau sont jalonnés de saules rabougris et de longs peupliers. A la sortie du village, un grand puits à margelle grise, fendue par le temps, où pend un seau de fer, à la poulie rouge de rouille.

Les contrebandiers arrivèrent sur le soir à La Rochepot, dans un bas-fond, entre de hautes collines couvertes de chênes. Un château de l’ancien temps, d’aspect féodal, domine le paysage de ses rondes tours hautes, aux toitures aiguës, qui encadrent, sur le fond du ciel, la flèche de la chapelle gothique. Le village est comme un nid que l’oiseau aurait caché dans un creux. Les Mandrins rôdèrent autour du lieu, à l’entour de la nuit. Ils trouvèrent un pauvre homme qui avait tué un cochon, qu’ils lui achetèrent et, après l’avoir fait rôtir sur place, ils en firent leur souper. Les contrebandiers passèrent à La Rochepot la nuit du 18 au 19 décembre. Ils en repartirent avant l’aurore et traversèrent Nolay, « comme un foudre, » à huit heures et demie du matin.

Fischer avait quitté Besançon avec ses chasseurs, le mardi 16 décembre, avant l’aube. Il venait dépasser à Beaune, minuit sonnant, c’est-à-dire huit heures après le départ des contrebandiers.

Arrivés à la Croix-des-Châtaigniers, les Mandrins virent à leurs pieds la plaine d’Autun.

Il serait trop long d’énumérer ici les précautions qui avaient été prises pour rendre Autun, ville fortifiée, avec des troupes en garnison, capable de résister à l’attaque du bandit. Le colonel marquis de Ganay, gouverneur de la place, avait déployé en cette circonstance le zèle le plus beau : portes closes, rondes de nuit, sentinelles au guet ; les villages voisins étaient sommés d’envoyer des courriers à l’apparition de la moindre troupe en armes ; les soldats en faction aux portes de la ville les devaient fermer, sans autre procédure, dès qu’un groupe de plus de trois hommes serait signalé à l’horizon. Trois hommes. On revenait aux temps, que chantera Victor Hugo, où le jeune Aimeri prenait à lui tout seul Narbonne. Au fait, nous allons voir Mandrin prendre Autun à lui tout seul.

Il venait de quitter Creuzefond et il approchait de l’antique capitale des Eduens, quand il aperçut, longeant les rives de l’Arroux, que jalonnaient des aunes dénudés, une longue file de personnages, tout de noir habillés. Dans les champs, de place en place, des vols de corbeaux étaient comme semés sur la neige. Par momens l’un d’entre eux s’élevait à quelques mètres du sol, battait des ailes, puis il planait un instant, bercé par le mouvement de l’air qui lui faisait décrire des courbes légères, et il retombait sur un autre point. Et cette manière de procession avait véritablement l’aspect, elle aussi, d’un chapelet de grands corbeaux noirs égrenés le long de la rivière, sur la blancheur du chemin. Des brumes grises, traversées de reflets bleuâtres, estompaient le tableau.

Au premier moment, Mandrin crut à une attaque, car les hommes noirs venaient sur lui, à la queue-leu-leu. Singulier uniforme, il est vrai, et singulier ordre de bataille. Par prudence il n’en fit pas moins ranger ses contrebandiers, l’arme au poing. La troupe approcha : c’étaient de jeunes séminaristes, au nombre de trente-sept exactement, qui se rendaient à Chalon pour y recevoir les ordres, en l’absence de l’évêque d’Autun. Ils appartenaient aux meilleures familles de cette dernière ville.

La pieuse théorie était conduite par le supérieur du séminaire, l’abbé Hamard. Mandrin l’aborda et, après s’être fait connaître, il lui exposa que lui et ses jeunes élèves avaient mieux à faire qu’à se fatiguer en se rendant à Chalon. Ils allaient lui servir d’otages. Et il emmena les jeunes ouailles de noir vêtues jusqu’au faubourg Saint-Jean, où il les consigna sous bonne garde dans le couvent des Dames bénédictines.

Sa troupe fut rangée dans la cour du couvent, puis il dépêcha des parlementaires aux Autunois, pour les prier de lui ouvrir leurs portes et de lui verser 25 000 livres, afin de lui éviter l’obligation d’incendier les faubourgs et de massacrer les séminaristes. Il était une heure de l’après-midi. Autun capitula. Par la porte des Marchaux, Mandrin entra seul, — comme Aimeri dans Narbonne, — avec deux camarades pour gardes du corps. Il avait l’air tout à la fois martial et bon enfant. Il portait toujours son habit de drap gris avec la veste de panne rouge à petits carreaux ; une cravate de soie rouge, son chapeau de feutre noir bordé d’or, l’aile de devant rabattue sur les yeux et celle de derrière retroussée au-dessus de la nuque. Il tenait à la main un fusil à deux coups armé d’une baïonnette. Les deux hommes qui l’accompagnaient étaient en haillons, mais ils avaient de grands manteaux de gros drap bleu avec des paremens et une doublure rouges. Mandrin imposait par sa résolution, par son prestige et aussi parce que les Autunois ne doutaient pas que, au moindre attentat contre sa personne, les trente-sept séminaristes gardés chez les bénédictines ne fussent massacrés.

Les représentans des Fermes, qui savaient les troupes du Roi aux trousses du bandit, cherchaient à traîner les négociations en longueur. Mandrin les pressait. Enfin il transigea pour une somme de 9 000 livres, en échange desquelles il donna outre un reçu, des bons sur le tabac qu’il avait laissé entre les mains de l’entreposeur de Seurre. Tout se passa d’ailleurs dans les belles formes que Mandrin affectionnait et il ne crut pas devoir refuser la prise de tabac que M. Duchemain, entreposeur des tabacs à Autun, eut l’honnêteté de lui offrir.

A la prison une demi-douzaine de détenus furent encore élargis par le contrebandier qui s’y présenta tout seul. Enfin il enrôla dans la ville sept colporteurs. Il allait par les rues sans autre escorte que ses deux gardes du corps et les gens venaient lui faire des révérences. Les bourgeois l’abordaient en se proposant comme correspondans et entreposeurs pour l’écoulement de ses marchandises. Ainsi l’entreprise se développait et s’affermissait de jour en jour.

Les Mandrins quittèrent Autun à six heures du soir[3] et

s’engagèrent au flanc des montagnes qui dominent la plaine où coule l’Arroux, une route étroite, bordée de groupes touffus de chênes et d’acacias, le bois de Reunchy.

Deux heures après leur départ, Fischer arrivait. En chemin il avait rencontré les séminaristes, qui s’étaient remis en route pour Chalon. « La peur les tenait encore saisis. »

Fischer avait encore gagné trois heures sur les bandits. Un cavalier de la maréchaussée vint lui annoncer que ceux-ci étaient campés à une lieue et demie, aux environs du village de Brion. Dès le lendemain, vendredi 20 décembre 1754, à quatre heures du matin, — il faisait encore nuit noire, — Fischer reprit la poursuite avec sa petite armée. On se hâte. Les chevaux sont pressés à coups de canne et d’éperon ; mais, à Brion, on ne trouve pas trace de brigands.

Personne ne consentait à servir de guide contre Mandrin. Fischer en était réduit à suivre la trace laissée par les chevaux des contrebandiers sur la route couverte de neige « qu’il faisait éclairer avec des brandons. » « Cette trace, écrit l’officier, me mena d’abord sur le chemin de Montigny, et ensuite me jeta, par la traverse, dans des bois presque inaccessibles, d’où j’arrivai à une montagne, sur la croupe de laquelle était situé le village de Gueunand. »

Gueunand s’élève à mi-côte d’une montagne couverte d’une épaisse forêt de chênes mêlés de hêtres, et dont la crête arrondie trempe dans les nuages par les temps couverts. C’est le mont de Gueunand. A ses pieds, s’étend la plaine où l’Arroux trace son cours sinueux, parmi des prairies. Celles-ci étaient couvertes de neige. A droite, au premier plan, sur une motte, le château du Pignon blanc, façade carrée, presque lumineuse sur les masses sombres dont l’entoure, en forme de croissant, une hêtraie effeuillée. Et plus loin, se tirant hors du grand drap blanc dont l’hiver a couvert la plaine, l’admirable panorama que dessinent les contreforts du Morvan, d’un bleu pâle, de plus en plus pâle, à mesure que les plans s’éloignent, un bleu clair et léger, — à l’horizon ce n’est plus que de l’atmosphère durcie, — où se dresse la pointe aiguë du Beuvray.

En approchant de Gueunand, Fischer vit une trentaine de contrebandiers qui vaguaient. Mandrin était rejoint. On l’aperçut sans veste, qui sortait de la maison d’un certain Moley, où il avait passé la nuit. Sur-le-champ l’officier disposa ses hommes pour l’attaque. Celle-ci présentait de grandes difficultés. Les Mandrins occupaient les maisons du village, et le lieu avait été habilement choisi pour une défense armée. La droite en était inabordable, protégée qu’elle était par un bastion que fournissait la nature, un mamelon gazonné. Fischer, qui le vit couvert de neige, écrit que c’est un rocher. La gauche, où s’étalaient les maisons, était coupée de courtils clos de palissades. Celles-ci étaient formées par des pieux plantés à la distance respective d’une aune, et dont la « remplissure » était faite de bois d’épine. Puis des vergers où croissaient des poiriers, des châtaigniers, des noyers séculaires, entourés de haies d’épine et de mûriers, et des chemins creux bordés de buissons. Enfin chaque maison, basse, aux murs épais, sans autre ouverture qu’une porte flanquée d’une unique fenêtre, était d’une facile défense. Sur le derrière, des halles où les contrebandiers avaient attaché leurs chevaux à la longe. Pour entrer dans le village, une seule route, dont nos compagnons étaient les maîtres. Mandrin l’avait rapidement hérissée de barricades, formées de chariots et de charrettes entremêlés de brassées de branches d’épine, et il y avait mis sur affût quatre pièces de campagne à la biscaïenne. Fischer avait sous ses ordres, outre ses chasseurs, quarante dragons du régiment de Bauffremont, deux compagnies de grenadiers suisses du régiment de Courten et des cavaliers de la maréchaussée commandés par le lieutenant Balot. Il commença par détacher ses chasseurs, soutenus par les dragons de Bauffremont, pour couper la retraite aux contrebandiers ; mais déjà Mandrin, avec une hardiesse inouïe, avait commencé l’attaque.

Jamais sa valeur guerrière n’apparut avec plus d’éclat que dans cette affaire de Gueunand. Il avait immédiatement reconnu l’impossibilité de triompher de ces troupes nombreuses, disposant des meilleures armes, commandées par un chef expérimenté. Il n’avait avec lui que 90 hommes, parmi lesquels il en choisit 18 des plus résolus. A la tête de cette poignée de braves, il tint tête aux soldats de Fischer, tandis que ses camarades battaient en retraite, à travers les vignes, les halliers et les chemins creux. Dans le débraillé de la surprise matinale, sans chapeaux ni vestes, en manches de chemises, tout en se retirant, ils ne cessaient de tirer, « pareils à des sangliers, écrit le correspondant de la Gazette de Hollande, pareils à des sangliers furieux qui font respecter leurs défenses aux chasseurs dont ils sont poursuivis. » Du haut des maisons qu’ils occupaient et où ils avaient pratiqué des canardières, les dix-huit compagnons, qui avaient assumé la tâche de couvrir la retraite de leurs camarades, faisaient pleuvoir un feu meurtrier sur les chasseurs de Fischer, qui s’efforçaient de dissimuler derrière les haies vives, ou dans le creux des chemins, leurs pelisses rouges et les cocardes blanches de leurs bonnets.

Fischer sentait ses troupes fléchir. Enfin il parvint à mettre le feu dans une ferme où Mandrin avait posté neuf de ses compagnons. Dans la grange s’entassaient jusqu’au faîte les bottes de foin sec. En quelques instans l’incendie fut effroyable : les nappes de flamme, battues par le vent, montaient dans les airs. Les neuf contrebandiers se laissèrent brûler vifs plutôt que de se rendre, fidèles à la consigne du chef, de tenir jusqu’au bout pour assurer la retraite du gros de la bande ; et, de leurs mains calcinées, ils tiraient encore des coups de fusil.

Fischer perdit 7 grenadiers, 5 hussards, 2 officiers et un maréchal des logis. Il eut 57 blessés. Les contrebandiers perdirent leurs neuf compagnons brûlés ; cinq autres furent faits prisonniers, parmi lesquels il y en avait deux qui étaient blessés assez grièvement. On les transporta à Autun.

Mandrin avait perdu dans la bataille son fameux chapeau galonné d’or ; il avait été atteint de deux coups de fusil.

Le marquis d’Argenson, particulièrement renseigné sur ces faits, écrit à propos du combat de Gueunand :

« Fischer a été battu à plate couture. » C’est une exagération, puisque Fischer demeurait maître du champ de bataille. Mais, avec une poignée d’hommes, Mandrin avait décimé les soldats du Roi. Fischer ne put trouver personne qui consentît à lui servir de guide pour continuer la poursuite. Il se mit cependant à cheval, avec ceux de ses chasseurs qui n’étaient pas trop harassés ; mais ceux-ci, pour lestes qu’ils fussent, n’étaient pas hommes à gagner les Mandrins de vitesse.

Chacun dut rendre hommage à la valeur des contrebandiers. « Au cours de l’action, dit le président Terrier de Cléron, ce n’étaient ni des hommes, ni des soldats, c’étaient des diables. » Le correspondant de la Gazette de Hollande écrit que la conduite de Mandrin à Gueunand « passera pour un véritable prodige militaire. » Et Fischer lui-même dut proclamer « que Mandrin s’était battu en brave homme et entendait très bien le métier militaire. »

Se retirant devant des troupes nombreuses, qui le poursuivaient et auxquelles arrivaient d’heure en heure de nouveaux renforts, Mandrin fit dix-sept lieues dans la journée qui suivit le combat de Gueunand, mettant derrière lui l’Arroux, la Loire et la Bèbre. Dans cette course folle, il emportait ses compagnons blessés, chargés comme des ballots sur des chevaux de bât. On aurait pu le suivre à la trace, « le chemin par lequel il s’est retiré étant marqué de sang. » Il passa la Loire le 20 décembre, jour du combat, sur les six heures et demie du soir. On se fera une idée de la rapidité de sa marche, en songeant que, dans le même temps, les chasseurs de Fischer, qui le poursuivaient, ne firent que quatre lieues.

Bien qu’il fût sorti à son honneur du combat de Gueunand, Mandrin y avait moralement reçu un choc terrible. Les relations contemporaines notent sa tristesse durant les jours qui suivent : Lui, si gai, est devenu morne, sombre ; lui, si expansif, est devenu silencieux. Il se tient à l’écart de ses compagnons. En sa pensée simple, sans connaissance des conditions de son temps, sans lectures qui auraient pu lui apprendre les détails de la société où il vivait, — il croyait n’avoir fait que partir en guerre contre une compagnie de financiers qui exploitaient sa patrie, — puisque ce dernier mot revient sur ses lèvres. Gueunand est le rude coup qui le réveille en lui montrant la réalité. Réveil douloureux. La réalité, il ne la soupçonnait pas : son élan en fut brisé.

Son rêve de voir ses forces grandir par la puissance même de la cause qu’il défend, est détruit. Détruite aussi l’illusion qu’il avait conservée et qui faisait son prestige aux yeux du peuple, qu’il ne se battait que contre les troupes de la Ferme et que le Roi ne lui était pas hostile. A Gueunand, il a lutté en bataille rangée contre son souverain. Nous allons voir des gens du peuple refuser de l’accompagner pour lui montrer la route, ce qui n’était jamais arrivé.

Mandrin commence à comprendre qu’il n’est pas sur le chemin menant à la gloire, à l’affranchissement d’un peuple, qu’il avait rêvé. Sa nature grossière et rude, portée aux enthousiasmes et aux exaltations excessives, retombe lourdement sur elle-même. Dans les premiers jours qui suivent ce coup brutal, c’est une tragique dépression. Spectacle dramatique, que l’effondrement de ce caractère si solidement bâti. Pour la première fois dans sa vie, il se désespère. Or nul moins que lui n’était fait pour le désespoir. Lui qui, jusqu’alors, était toujours demeuré sobre durant ces campagnes où toutes les responsabilités étaient dans sa main, lui que nous avons vu hésiter à prendre un verre de bourgogne, afin de conserver la clarté de sa pensée, s’enivre durant les jours qui suivent le combat de Gueunand. Sa peine est trop brutale et la nature rudimentaire qu’est la sienne ne trouve à l’adoucir que dans l’ivresse brutale du vin. Ses compagnons doivent l’emporter hissé sur un cheval. L’ivresse du grand révolté est, dans ce moment, poignante. En son âme rude et primitive, seules les fumées du vin peuvent venir prendre la place du rêve évanoui.

Après l’affaire de Gueunand, les forces de Mandrin se trouvent réduites à une cinquantaine d’hommes. Il n’en continue pas moins à répandre la terreur. Ceux qui ont mission de le poursuivre s’affolent. Les villes de toute la région, jusqu’à Dijon, jusqu’à Strasbourg, continuent à tenir leurs portes fermées, les gardes veillant sur les remparts.

Mandrin passa l’Arroux à La Boulaye et la Loire à Saint-Aubin. Il arriva à Saint-Aubin, le 21 décembre, sur les quatre heures du matin. Le même jour, il traversa Dompierre-sur-Bèbre, où il enleva à quatre cavaliers de la maréchaussée leurs chevaux, leurs armes et tout leur fourniment. Ses compagnons, exaspérés par le combat de Gueunand, voulaient massacrer les gendarmes. Mandrin s’y opposa. Il en repartit à deux heures du soir. Il était à Vaumas vers sept heures et alla coucher à Servilly.

Le 23 décembre, à Saint-Clément, les contrebandiers assassinèrent un meunier et sa femme qui refusaient de leur désigner les maisons où ils croyaient devoir trouver des employés des Fermes, et aussi de leur servir de guides jusqu’à Saint-Priest-la-Prugne, où ils arrivèrent le même jour. Mandrin était également déprimé par ses blessures. Durant les journées qui suivirent Gueunand, c’est son lieutenant Bertier qui eut en réalité la direction de l’expédition. Par-là s’expliquent ces excès.

Les compagnons allèrent ainsi jusqu’à Marsac. Un témoin oculaire montre Mandrin faisant son entrée dans la ville, à la tête de la bande, sur un cheval gris pommelé. Il était drapé dans un manteau écarlate. On obligea un riche industriel de la ville, M. Dupuy de la Grand’Rive, fabricant de papier, à fournir de l’avoine pour les chevaux. Dans leur hâte, les contrebandiers firent manger cette avoine à leurs montures dans leurs manteaux de gros drap bleu, qu’ils déployèrent à terre. Puis, sans rien demander d’autre, sur les trois heures de l’après-midi, ils prirent la route d’Arlenc, à l’exception de Mandrin lui-même, qui resta à Marsac avec deux camarades, sans doute pour s’enquérir de la marche des soldats de Fischer, qui le poursuivaient bride abattue. A Marsac encore, chacun fut frappé de la tristesse de Mandrin, faisant contraste avec la gaîté qu’il avait montrée au cours de sa précédente expédition.

La bande, qui avait continué sa route, passa dans Arlenc, vers quatre heures du soir, au galop, d’un trait. Un poissonnier envoie ses observations au subdélégué d’Issoire. Il compta exactement 42 hommes et 46 chevaux. Les contrebandiers étaient vêtus misérablement, à l’exception des trois chefs qui marchaient en tête. Plusieurs des hommes avaient le bras en écharpe, enveloppé dans des linges sanglans. Hommes et chevaux paraissaient las. Plusieurs des chevaux étaient blessés. Les chefs pressaient continuellement le gros de la troupe en enjoignant de marcher plus vite. Un corps de cent-vingt hussards et dragons arriva à Ambert sur les huit heures du soir, le jour même où les Mandrins y avaient passé ; ils en repartirent le lendemain à quatre heures du matin. Fischer et ses hommes étaient, eux aussi, exténués ; mais, comme les margandiers accéléraient leur marche, ils accéléraient la poursuite.

Mandrin, qui était demeuré à Marsac, pour y recueillir des nouvelles, rejoignit les siens le 23 décembre à la Chaise-Dieu. Dans l’instant, bien qu’on fût dans le milieu de la nuit, il y fit acheter quelques chevaux et, tout aussitôt, fit « décamper » son monde.

Guidés à travers les fourrés profonds du Bois-Noir, par un homme du pays, nommé Landau, les margandiers arrivèrent à Fix-Saint-Geneix, où ils descendirent chez la veuve Fontaine, cabaretière, en cette veillée de Noël, au moment même où l’on sortait de la messe de minuit. Les chasseurs de Fischer, qui allaient ventre à terre, au nombre de cent cinquante à deux cents, ne les manquèrent à la Chaise-Dieu que de trois heures.

D’autre part, arrivait dans le pays, comme il vient d’être dit, sous le commandement du capitaine Iturbi de Larre, parti du Dauphiné, un fort détachement de dragons de La Morlière. Le capitaine de Larre, après avoir atteint le Puy, se dirigeait, lui aussi, vers le point où les Mandrins lui étaient signalés.

Bien qu’il dût se hâter et qu’il sentît l’ennemi sur ses talons, Mandrin voulut s’arrêter une heure, en cette nuit de Noël, dans ce pays de montagnes, calme et sauvage, pour entrer, à Fix-Saint-Geneix, dans l’église pleine de lumière et y entendre les chants en l’honneur du Dieu des pauvres gens. Il assista avec ses compagnons à la seconde messe de minuit. Quelles furent, dans ce moment, ses pensées ? Quelles émotions s’agitèrent en lui, durant cette heure de recueillement ? Que ne donnerait-on pour avoir une peinture vivante de ces bandits en haillons et en armes, entassés parmi des paysans tranquilles, des femmes inclinées sous leurs coiffes blanches, dans cette petite église perdue sur les hauteurs, lumineuse dans la nuit, parmi la vague clarté de la neige, entre les masses de sapins noirs, — et toute bourdonnante de vieux noëls ?

La messe entendue, les Mandrins firent joyeux réveillon, et c’est ainsi que, bien qu’ils fussent pressés, nos compagnons restèrent à Fix-Saint-Geneix jusqu’à onze heures du matin, où ils quittèrent l’auberge de la veuve Fontaine, conduits par plusieurs guides. Ils longèrent les bois de Fazeilles, de Ninirolles, de Saint-Jean-de-Nay, et arrivèrent jusqu’à Beyssac, sur la paroisse Saint-Jean-de-Nay, d’où ils montèrent à la Sauvetat, village écarté, dominant les hauteurs sur la route de Pradelles. Deux chemins y conduisaient. Les contrebandiers prirent le plus mauvais, sans doute pour dérouter les soldats attachés à leur poursuite. Ils atteignirent la Sauvetat sur les cinq heures du matin.

Mandrin s’est ressaisi. Il va reparaître devant nous, et sans faiblesse nouvelle, tel que nous l’avons connu jusqu’à ce jour, présidant avec fermeté à la direction de sa troupe.

Les Mandrins arrivèrent donc à la Sauvetat-en-Velay, le jeudi 26 décembre, sur les cinq heures du matin. A pareille heure, en cette saison, l’obscurité était complète. Le capitaine Iturbi de Larre, avec les cavaliers de La Morlière, y était depuis une heure.

Au moment même où Mandrin avait quitté Beyssac, Iturbi de Larre y était arrivé avec ses soldats. Il y avait pris ses informations et un paysan lui avait dit que les contrebandiers s’étaient engagés dans les sentes qui conduisaient à la Sauvetat. Il y avait tout aussitôt poussé sa troupe, hâtant l’allure des chevaux. Le capitaine de Laire comptait trouver Mandrin à la Sauvetat, mais si grande avait été sa diligence qu’il y était arrivé avant lui, à trois heures et demie du matin. Après avoir fait fouiller le village et n’y trouvant aucun de ceux qu’il cherchait, il crut que les Mandrins en étaient déjà repartis. Il avait alors fait entrer les chevaux dans diverses écuries, où on leur donna de l’avoine et du foin, et avait permis à ses hommes de se répandre dans les cabarets et dans les maisons des paysans qui consentiraient à les recevoir.

La Sauvetat-en-Velay est un pauvre village, presque à la crête d’une masse volcanique, à la distance de cinq lieues, au Sud, du Puy. Du sommet de la montagne, où des quartiers de roc saillent de terre, on domine toute la contrée : un premier plan de mamelons qui sont comme recouverts d’une calotte par des bois de sapins noirs ; plus loin la dentelure azurine des monts aigus dont les flancs cerclent l’horizon comme les gradins d’un cirque gigantesque.

Les maisons de la Sauvetat sont construites en blocs de lave fauve ; les rues en sont semées de sable roux ; par endroits la roche volcanique y paraît à fleur de terre. Chaque maison est isolée de la voisine, comme en une farouche défiance, basse, massive, regardant d’un air louche, de sa petite fenêtre unique ouverte sur le flanc de la porte étroite. Le rude aspect de chaque demeure est rendu plus sombre encore par la cour dont elle est entourée, protégée d’une muraille à hauteur d’épaule. Celle-ci est formée par des blocs de lave rouge, énormes, qui ont été entassés l’un sur l’autre, et se tiennent librement sans mortier ni ciment. Les portes des cours sont faites de lourdes palissades de bois à peine équarri. Le fumier est tassé sur le devant, entre des blocs de lave. Constructions âpres et sauvages, dont chacune est comme un bastion fortifié et qui pouvaient sembler avoir été faites pour servir d’aire à un vol de brigands.

Voilà donc les Mandrins qui arrivent sur les cinq heures du matin à la Sauvetat. Ils étaient trente-six. Le village est tout bondé de cavaliers de La Morlière : cent cinquante environ. Nul des Mandrins ne s’en doute. Il fait nuit noire et le froid est d’une rigueur affreuse. Trois contrebandiers sur leurs chevaux se présentent à la porte d’une écurie. Une sentinelle crie :

— Qui vive !

Le premier des trois contrebandiers, sans répondre, saisit son pistolet, presse sur la gâchette, mais le coup rate. La sentinelle riposte et le contrebandier tombe de cheval frappé à la cuisse. C’était l’un des principaux de la bande, Louis Levasseur dit le Normand. Au bruit, les La Morlière, qui faisaient manger de l’avoine à leurs chevaux ou buvaient dans les auberges, brident au plus vite et se précipitent sur leurs armes. Dans la nuit, Mandrins et volontaires de Flandre se fusillent à bout portant. Un maréchal des logis de La Morlière, Dominique Pinaty, qui était demeuré assis dans la maison d’un paysan, fut dans ce moment tué d’un coup de fusil qu’un Mandrin lui tira par la fenêtre, de la rue noire dans la chambre où il buvait et qui était éclairée.

Les contrebandiers s’échappèrent par petits groupes dans des directions différentes. Mandrin était suivi d’une poignée de compagnons dévoués. Il ne laissait entre les mains du capitaine de Larre que deux chevaux. Outre le maréchal des logis, de qui il vient d’être question et qui fut tué, les volontaires de Flandre avaient eu un cavalier blessé.

Les contrebandiers trouvèrent un premier asile dans les épaisses forêts des environs. La plupart d’entre eux avaient abandonné leurs armes apparentes : quelques-uns les avaient même jetées dans un étang voisin. Au reste, ils étaient protégés par la sympathie du peuple qui favorisa partout leur fuite.

Durant les jours qui suivirent, on vit de côté et d’autre des petits groupes de contrebandiers qui sillonnaient le pays et cherchaient à se dérober. Surtout on crut en voir. Car s’il fallait additionner tous, les Mandrins qui furent signalés sur différents points de la France, on arriverait à leur attribuer de formidables effectifs.

Mandrin lui-même, avec quelques compagnons, gagna le Vivarais, d’où il passa en Provence, après avoir franchi le Rhône. Par le comté de Nice et le col de Tende, il se rendit en Piémont, et, par la route de Turin, il revint en Savoie. Le 24 janvier, il était de retour à Carouge, chez son fidèle ami Gauthier, l’aubergiste du Lion d’argent. Il y devait trouver le repos, comme à la suite de sa dernière campagne, quand il était revenu blessé au bras du combat qu’il avait soutenu dans la rue du Consulat au Puy.

Cette cinquième campagne, effectuée dans la saison la plus rigoureuse que l’on eût vue en France depuis le fameux hiver de 1709, avait mis le comble à la réputation de Mandrin.


V

Au moment où les contrebandiers revenaient sur les bords du lac de Genève, Voltaire était à Prangins, d’où il écrit, le 14 janvier 1755, à la duchesse de Saxe-Gotha :

« Il y a trois mois, Mandrin n’était qu’un voleur, c’est à présent un conquérant. Il fait contribuer les villes du roi de France et donne de son butin une paie plus forte à ses soldats que le Roi n’en donne aux siens. Les peuples sont pour lui, parce qu’ils sont las du repos et des fermiers généraux. Ce brigandage peut devenir illustre et avoir de grandes suites. Les révolutions de la Perse n’ont pas commencé autrement. Les prêtres molinistes disent que Dieu punit le Roi qui s’oppose aux billets de confession, et les prêtres jansénistes disent que Dieu le punit pour avoir une maîtresse. Mandrin, qui n’est ni janséniste, ni moliniste, pille ce qu’il peut en attendant que la question de la grâce soit éclaircie. Paris se moque de tout cela et ne songe qu’à son plaisir. Il a de mauvais opéras et de mauvaises comédies ; mais il rit et fait de bons soupers. »

Le témoignage le plus touchant des sympathies, dont Mandrin était soutenu, se trouve dans les registres de catholicité tenus par un pauvre curé de village, l’abbé Léonard, desservant de Saint-Médard au canton de Saint-Galmier. L’humble prêtre vivait dans un pays que Mandrin avait visité plusieurs fois, dans le voisinage de Montbrison, de Boën, de Saint-Bonnet-le-Château.

Parmi les mariages, les baptêmes et les enterremens consignés dans son registre, il met une « note sur le brave Mandrin, chef des contrebandiers, qui ont apporté dans ce pays du bon tabac pour 45 et 46 sols la livre, ce qui faisait autant de plaisir que de service au public dont il s’était attiré la confiance avec ses gens. »

« Il était si vigoureux et si redoutable, dit le bon abbé Léonard, que, à la tête de sa troupe, il passa et repassa le Rhône, malgré le régiment de La Morlière-dragons, qui le boudait et qu’il mettait en fuite. On n’a pas vu son pareil pour le courage et l’entreprise. »

Le curé de Saint-Médard résume ensuite les campagnes qui viennent d’être contées, et termine par ces vers que lui inspire son enthousiasme et qu’il écrit également dans ses registres, parmi les baptêmes, les mariages et les enterremens :


Brave Mandrin !
Que ne fais-tu rendre bon compte,
Brave Mandrin !
A tous ces maltôtiers de vin,
De sel, de tabac ; qu’ils n’ont honte
De voler pauvre, riche et comte ?
Brave Mandrin !
Quelle nation
Eût jamais fait de connaissance,
Quelle nation,
Avec gens de telle façon !
Qui, sans étude ni science,
As parcouru toute la France
Sans émotion,
Passant partout,
Dans les villes, à la campagne,
Passant partout,
Sans craindre Morlière du tout.
Ta troupe et toi as l’avantage
De faire un pays de Cocagne,
Passant partout.


Au cours de ses cinq expéditions, en une seule année, Louis Mandrin avait réalisé une fortune de 100 000 francs, qui représenteraient une somme triple aujourd’hui. Il les avait en dépôt chez le marquis de Chaumont, beau-père d’un président au Parlement de Grenoble, et chez le marquis de Saint-Séverin, qui possédait l’un des plus beaux châteaux du pays.

Les fermiers de Savoie choisissent alors Mandrin pour parrain à leurs enfans, parrainage qui leur est un honneur. Le contrebandier va danser aux noces de village et aux noces de château ; fêté d’un chacun, des dames surtout, car il est jeune, beau gars et « a la jambe bien faite. » Le 29 mars 1755, un dîner est organisé pour lui au château de Naveisy en Savoie ; fin avril, il passe plusieurs jours avec un de ses compagnons, François Saint-Pierre, qui portait dans sa troupe le titre de « major, » au château d’un autre gentilhomme savoyard, à trois lieues de Châtillon-de-Michaille.

Le docteur Passorat de la Chapelle, qui fréquentait les meilleures familles du pays, parle de ces faits en témoin immédiat : « Les contrebandiers sont favorisés des Savoyards, je veux dire qu’où en fait l’apologie dans de très bonnes maisons. On y vante les actions de Mandrin et on les met au niveau des traits du plus grand héroïsme. J’en ai été plus d’une fois témoin. »

Récit confirmé par l’agent Marsin, espion aux gages du gouvernement français et qui fut intimement mêlé aux contrebandiers. Mandrin est reçu dans les sociétés les plus distinguées sur le pied d’un commensal dont on est fier ; il est fêté par la plus haute noblesse, par M. de Saint-Albin de Vaulserre, président au Parlement de Grenoble. M. de Piolenc, premier président au même Parlement, après l’avoir naguère, le 21 juillet 1753, condamné à être roué vif, lui fait les honneurs de sa table. Le marquis de Ganay en écrit au ministre de la Guerre : « Vous savez que Mandrin a été condamné à être pendu (il s’agit d’une autre condamnation prononcée contre lui en Savoie), il y a quelques années, à Chambéry. Malgré cet arrêt, il y va très souvent, il y couche, il y séjourne. Il y a environ un mois (mars 1755), il y a soupé chez l’un des principaux magistrats de cette ville et il y a été fort caressé, quoique ce juge ait autrefois signé sa sentence de mort. »

Mandrin causait d’une manière brillante, avec entrain et gaîté. Nous laissons à penser s’il avait des anecdotes à raconter. A table, on se taisait pour les entendre ; au salon, les dames se pressaient autour de lui. Et les maîtresses de maison se l’arrachaient, car elles n’avaient pas souvent l’occasion d’offrir à leurs invités un héros tourné comme celui-là.


FRANTZ FUNCK-BRENTANO.

  1. Voyez la Revue du 1er août 1907.
  2. Sur le passage de Mandrin à Bourg, voir aussi Ch. Jarrin, la Province au XVIIIe siècle, Mandrin. Bourg, 1875, in-8 ; 2e édition, 1879.
  3. Sur le passage des Mandrins à Autun, voir Harold de Fontenay, Mandrin et les contrebandiers à Autun, Autun, 1871, in-8.