Manon Lescaut (opéra-comique)/Acte I

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ACTE PREMIER

Premier tableau.

Une mansarde. — Porte à gauche du spectateur ; à droite, sur le premier plan, une table, deux chaises.


Scène PREMIÈRE.

LESCAUT, puis LE MARQUIS.
LESCAUT, après avoir frappé plusieurs fois, entr’ouvrant la porte.

On ne répond pas ! la clef est à la serrure… je pense, monsieur le marquis, que nous pouvons entrer.

LE MARQUIS, entrant.

Personne, et la porte ouverte ! il faut que les habitants de cette mansarde soient bien confiants.

LESCAUT.
Ou n’aient rien qu’on puisse voler ! c’est comme chez moi ! je me croirais ici dans mon hôtel !
LE MARQUIS.

Personne à qui s’adresser… et nous aurons encore perdu les traces de ma gentille griselle.

LESCAUT.

Non, mon colonel… je crois être sûr de mon fait… vous me connaissez ?

LE MARQUIS.

Le plus mauvais sujet de mon régiment… mais actif, adroit, plein d’entregent et de génie, pour mal faire.

LESCAUT.

Mon colonel me flatte.

LE MARQUIS.

Du reste, ivrogne, ferrailleur, joueur !

LESCAUT.

Et gentilhomme !… Mon père, Boniface de Lescaut, que le malheur des temps avait réduit à être huissier à Amiens, était d’une noblesse d’épée qui remonte aux croisades.

LE MARQUIS, s’asseyant sur une chaise, près de la table, à droite.

Je le veux bien !

LESCAUT.

Et c’est pour relever l’éclat de mon blason que je me suis engagé soldat…

LE MARQUIS.

Peu m’importe !… pourvu que tu me serves comme tu me l’as promis…

LESCAUT.
Un gentilhomme n’a que sa parole ! « Lescaut, m’avez-vous dit, vingt pistoles pour toi si tu me découvres, rue Saint-Jacques, la demeure d’une jolie fille dont je raffole… et que j’ai rencontrée pour la première fois rue de la Ferronnerie, vis-à-vis un magasin de modes… » Pas d’autres renseignements !
LE MARQUIS.

Et le signalement exact que je t’ai donné.

LESCAUT.

Charmante, séduisante, piquante !… Signalement d’amoureux… elles se ressemblent toutes… et malgré cela je crois être sur la trace ; mais ce qu’il me faudrait, monsieur le marquis, ce sont les détails circonstanciés de l’anecdote.

LE MARQUIS.

A quoi bon ?

LESCAUT.

Pour savoir, avant d’aller plus loin… si mon honneur de gentilhomme me permet de m’embarquer dans une telle aventure…

LE MARQUIS.

Je croyais l’avoir dit vingt pistoles ?

LESCAUT.

J’ai bien entendu.

LE MARQUIS, souriant.

C’est là, je pense… le côté moral.

LESCAUT.

Il se peut que ma moralité exige davantage !

LE MARQUIS, riant.

C’est différent… (Se levant.) Avant-hier… mon cocher qui, je crois, était gris…

LESCAUT.

Je parierais pour !… je le connais !

LE MARQUIS, souriant.

Tu l’admets à l’honneur de trinquer avec toi !… Mon cocher avait renversé, près d’une boutique de modes, une jeune fille immobile d’admiration devant un bonnet rose ! Aux cris d’effroi que j’entends, je m’élance de la voiture… je prends la pauvre enfant dans mes bras, et la fais entrer, à moitié évanouie, dans la boutique, où l’on s’empresse autour d’elle… et quand elle eut repris ses couleurs…

AIR.
––––––––––Vermeille et fraîche,
–––––––––C’était de la pêche
–––––––––Le doux incarnat !
–––––––––La rose nouvelle
–––––––––Placée auprès d’elle,
–––––––––Aurait moins d’éclat !
–––––––Par mon ordre, en peu d’instants
–––––––Sa cornette chiffonnée,
––Sa robe par sa chute et noircie et fanée,
–––––––Se changent en vêtements
–––––––––––Elégants !
––––––––Y compris, et pour cause,
––––––––Le joli bonnet rose,
––––––––––Bonnet fatal,
–––––––Cause heureuse de tout le mal !

Qu’elle était belle alors !

––––––––––Vermeille et fraîche, etc.
––––––––Non jamais les duchesses,
––––––––Qui règnent en maîtresses
––––––––Au palais de nos rois,
––––––––N’auront de ma grisette
––––––––Ni la grâce coquette
––––––––Ni le piquant minois !
LESCAUT.

Je comprends, mon colonel.

LE MARQUIS.

Ce que tu ne pourrais comprendre… c’est la joie de cette jeune fille en se voyant si belle ; c’était un ravissement, si vrai, si naïf, que je restais en extase devant son bonheur ! « Dans une pareille toilette, m’écriai-je, vous ne pouvez retourner chez vous à pied, voulez-vous me permettre de vous reconduire ? — Bien volontiers. » Et nous voilà assis sur les coussins de ma voiture, elle radieuse et séduisante ; moi, admirant sa grâce, son esprit, son babil… « Où vous conduirai-je, mademoiselle ? — Rue Saint-Jacques. — Et le numéro ? — Le numéro ?… j’arrive à Paris, je l’ai oublié ; c’est égal… allez toujours, je reconnaîtrai la maison. — La rue est longue… — Tant mieux… je serai plus longtemps en voiture… — Et moi, mademoiselle, plus longtemps près de vous ! » Et, dans ce boudoir roulant, près de cette jeune fille folle et rieuse, dont la gaîté m’enhardissait, impossible de ne pas parler d’amour !

LESCAUT, chantant.
––––––Aisément cela se peut croire.
LE MARQUIS.
Mais d’un amour que je ressentais réellement et qu’elle écoutait à peine !… distraite, préoccupée par tous les objets extérieurs… « Ah ! regardez donc, monsieur, comme c’est éclatant, éblouissant, ces beaux magasins… — Oui, mademoiselle, ceux d’un joaillier ! il y a là telle parure qui, j’en suis sûr, vous irait à merveille et vous rendrait plus belle encore, si c’est possible… le voulez-vous ? — Si je veux être belle ?… eh ! mais… — Cocher, arrêtez !… dans l’instant, mademoiselle, je suis à vous ! » Et je descends, laissant mon cocher sur le siège el ma nouvelle conquête dans ma voiture… je dis ma conquête, car ses yeux… brillants de joie, d’émotion… et de reconnaissance, promettaient plus que de l’espoir… et le cœur me battait pendant que je choisissais pour elle à la hâte des boucles d’oreilles… des bracelets, un collier, jouissant d’avance de sa surprise et ne me doutant guère de celle qui m’attendait ! Ma piquante grisolle n’était plus là ! disparue !… évanouie !… comme une sylphide, une fée qu’elle était, et mon cocher, endormi sur son siège, n’avait rien vu ! Depuis ce jour-là je, ne rêve qu’à elle !… je la vois partout et ne la rencontre nulle part. Voilà mon histoire.
LESCAUT.

Laquelle n’offre rien jusqu’ici dont la susceptibilité d’un gentilhomme puisse être blessée ! Moi, de mon côté, voici ce que j’ai fait : depuis avant-hier que je bats le pavé de Paris, je n’avais rien découvert, moi, répandu comme je le suis, ayant des relations avec le guet, et même avec monsieur le lieutenant de police, par les maisons de jeu que je fréquente habituellement… c’était à confondre !… lorsque passant, ce matin, rue de la Ferronnerie… j’entre dans le magasin où s’est passé le premier chapitre de votre roman… Madame Duflos, femme très-distinguée… la marchande de modes…

LE MARQUIS.

Tu la connais ?

LESCAUT.

Je les connais toutes !… Madame Duflos… qui cause très-volontiers, me raconte, entre autres détails, votre histoire… dont elle ignorait le héros et l’héroïne ; mais elle avait trouvé dans la poche de la robe d’indienne… laissée chez elle…

LE MARQUIS.

C’est vrai…

LESCAUT.

Un papier appartenant, à mademoiselle Manon…

LE MARQUIS.

Manon !… quel joli nom…

LESCAUT.

N’est-ce pas ?

LE MARQUIS, avec jalousie.

Une lettre d’amour, peut-être ?

LESCAUT.

Non ! une sommation adressée à mademoiselle Manon… rue Saint-Jacques, n° 443… sommation de payer un demi-terme d’avance !

LE MARQUIS, souriant.

Preuve que Manon n’est pas aussi riche que jolie !

LESCAUT.

Quel malheur !

LE MARQUIS, vivement.

Quel bonheur, au contraire !

LESCAUT.

C’est juste… rue Saint-Jacques, 443, tout au haut de la rue… le sixième étage de la maison, toujours au plus haut… le domicile des anges… Nous y voici ! l’ange a déployé ses ailes, il s’est envolé, cela lui arrive souvent… attendons son retour.

LE MARQUIS, à qui Lescaut vient d’avancer une chaise à gauche, s’assied.

Attendons ! car cette fille-là me fait perdre la tête… cela ne ressemble en rien aux beautés pour lesquelles nous nous ruinons d’ordinaire, nous autres grands seigneurs. Je suis riche, et maître de ma fortune, et les folies que je ferai pour elle, chacun les approuvera ; (Souriant.) excepté la marquise ma mère qui est une sainte femme… et j’aurai l’ennui de quelques sermons…

LESCAUT.
Écoutez !.., que vous disais-je ? on vient… c’est elle. (Le marquis et Lescaut remontent le théâtre et se tiennent à l’écart au fond à gauche, près de la porte.)

Scène II.

Les mêmes ; MARGUERITE, tenant une robe sur le bras, et entrant sans voir le marquis et Lescaut.
MARGUERITE, se dirigeant vers la table à droite, où elle déploie la robe.

Ma voisine ! ma voisine ! mam’zelle Manon !…

LE MARQUIS, avec découragement.

Ce n’est pas elle !

LESCAUT, à demi-voix.

N’importe ! une voisine… on peut aller aux informations.

LE MARQUIS, de même.

Tu as raison.

MARGUERITE, se retournant.

Deux hommes… chez mademoiselle Manon ! (Le marquis s’avance et la salue.) O ciel !… monsieur le marquis d’Hérigny !…

LESCAUT, passant à gauche.

Vous êtes connu… mon colonel !

MARGUERITE.

Et ma noble protectrice, madame la marquise, votre mère, qui a été si malade ?

LE MARQUIS, avec embarras.

Merci, mon enfant, merci… hors de danger ! je célèbre demain sa convalescence…

MARGUERITE.

Et elle vous envoie… pour la remplacer !… vous venez comme elle visiter les mansardes..

LESCAUT.
Et y distribuer de l’or… précisément !
LE MARQUIS, à Lescaut avec honte.

Tais-toi ! (Regardent Marguerite.) Mais voilà des traits qui ne me sont pas inconnus… où t’ai-je vue, ma jolie fille ?

MARGUERITE.

Ah ! monsieur le marquis a peu de mémoire, ou il lui arrive souvent des aventures pareilles ! Marguerite, pauvre ouvrière qui, il y a deux ans, travaillait en journée au château de madame la marquise, et monsieur le marquis…

LE MARQUIS, l’interrompant.

Bien ! bien ! je me rappelle maintenant.

MARGUERITE, continuant.

Qui, dans les intervalles de la chasse ne savait à quoi s’occuper… s’était mis à me faire la cour… pour passer le temps. Parce qu’on plaisante et qu’on aime à rire, monsieur le marquis s’était persuadé, comme beaucoup d’autres, qu’une vertu gaie et de bonne humeur est une vertu pour rire… Erreur !

LE MARQUIS.

C’est vrai… à telles enseignes que tu n’as pas voulu m’écouter !

MARGUERITE, faisant la révérence, en riant.

J’ai eu cet honneur.

LE MARQUIS.

Une brave fille, vertueuse en diable !

LESCAUT.

Cela vous changeait !

MARGUERITE.

Je dois dire aussi que monsieur le marquis ne m’en a pas voulu ; au contraire, car il a du bon ! il a tout raconté à sa mère.

LE MARQUIS.
Qui, vu la rareté du fait, a pris Marguerite en amitié…
MARGUERITE.

M’a donné de l’ouvrage, sa pratique, celle de quelques grandes dames, et j’ai établi dans cette maison, sur le palier en face, un atelier de couture, où mon aiguille est au service de monsieur le marquis (Saluant.) et, de sa société.

LE MARQUIS.

Ce n’est pas de refus.

LESCAUT, à demi-voix au marquis.

Elle est piquante, la jeune ouvrière, et si ce n’étaient ses principes et ses six étages…

LE MARQUIS, de même, à Lescaut.

Oui ! c’est trop élevé pour toi ! (Haut à Marguerite.) Mais dis-moi, Marguerite, toi à qui l’on peut se fier, toi qui ne mens jamais, pourrais-tu me donner des renseignements ?… je te demande cela…

MARGUERITE.

De la part de votre mère ?

(Allant chercher une chaise qu’elle offre au marquis.)

LE MARQUIS, s’asseyent à droite.

Oui, sur une jeune personne qui demeure ici.

MARGUERITE.

Mademoiselle Manon, ma voisine ?

LESCAUT.

Précisément.

MARGUERITE.

Ah ! la gentille ! l’adorable fille !… quel dommage…

LE MARQUIS, vivement.

Quoi donc ?…

MARGUERITE.

Il y a des destinées qu’on ne peut vaincre ! Imaginez-vous qu’arrivée récemment de sa province en robe d’indienne, en cornette blanche, un petit paquet sous le bras… c’était tout son bagage… on voulait la renvoyer de cette mansarde pour quelques jours de loyer qu’elle devait déjà… Dame… vous jugez bien…

LE MARQUIS.

Que tu as payé pour elle ?

MARGUERITE.

Certainement ! ce qui nous a liées ensemble… Orpheline, sans fortune, on la destinait au couvent… qui ne lui plaisait guère, et le jour même où elle devait y entrer, elle rencontra un jeune et honnête gentilhomme de bonne maison… Il fallait que ce fût écrit là-haut… car du premier coup d’œil tous les deux s’aiment, s’adorent, jurent de ne jamais se réparer…

LE MARQUIS, à part.

Ah ! mon Dieu !

MARGUERITE.

Et de partir pour Paris.

LE MARQUIS.

Ensemble ?

MARGUERITE.

Non ; elle-était arrivée la première avec six livres tournois dans sa poche, et il y a deux ou trois jours j’entends rire et chanter dans la mansarde… c’était lui.

LE MARQUIS.

Qui, lui ?

MARGUERITE.

Le chevalier, son frère, son ami, que sa famille avait voulu retenir prisonnier, et qui s’était échappé aussi de sa province… un beau et grand cavalier, ma foi.

LE MARQUIS.

Et de son état, quel est-il ?

MARGUERITE.
Amoureux… comme un enragé !
LESCAUT.

Que fait-il ?

MARGUERITE.

Rien que d’aimer.

LE MARQUIS.

Et elle ?

MARGUERITE.

Elle aussi ! ne songeant ni au malheur, ni aux dangers, ni au lendemain… enfin pas le sens commun, c’est à mettre en colère contre eux !… et dès qu’on les voit, dès qu’on les entend, ou n’a pas la force de leur en vouloir ! vous-même, monsieur le marquis… vous leur pardonneriez !

LE MARQUIS, se levant et marchant avec colère.

Moi… jamais !

MARGUERITE.

Ils se marieront ! quand ils le pourront… mais le chevalier Desgrieux, qui est de naissance, ne peut espérer le consentement de son père…

LE MARQUIS.

Un honnête homme de père !

MARGUERITE.

Qui ne veut pas lui envoyer d’argent.

LE MARQUIS.

Il a raison !

MARGUERITE, souriant.

Oh ! oh ! comme vous êtes devenu sévère ! le pauvre garçon n’a pour toute ressource qu’une montre entourée de brillants qui lui vient de sa mère et que Manon ne veut pas lui permettre de vendre…

(Elle va replacer près de la table, la chaise que le marquis vient de quitter.)
LESCAUT, bas, au marquis.

A merveille ! l’amour à jeun… ne peut se soutenir longtemps…

LE MARQUIS.

Cela ne peut pas durer… Manon ne peut pas rester dans cette mansarde…

LESCAUT.

Nous l’enlèverons plutôt… dans l’intérêt de la morale.

MARGUERITE, près de la table.

Comment ! l’enlever ?

LE MARQUIS.

Oui… car je suis furieux de ce que j’apprends.

MARGUERITE.

Et moi j’y vois clair ! ce n’est point pour madame la marquise que vous prenez des renseignements, c’est pour vous-même, monseigneur.

LE MARQUIS.

Eh bien ! oui, c’est plus fort que moi, j’en perds la tête.

MARGUERITE, ouriant.

Juste ce que vous me disiez !

LE MARQUIS.

Je n’espère qu’en toi, Marguerite… si tu veux me protéger… me servir…

MARGUERITE.

Allons donc ! me laisser séduire pour une autre, moi qui ai résisté pour mon compte, non pas ! et avec tout le respect que je vous dois, je vous prie, monsieur le marquis, de renoncer à vos desseins sur mademoiselle Lescaut.

LESCAUT, poussant un cri.
Lescaut… dites-vous ?
MARGUERITE.

Oui, monsieur ! elle a des amis, des protecteurs… elle est d’une honnête famille… une famille d’Amiens…

LESCAUT.

D’Amiens !

MARGUERITE.

D’où elle arrive…

LESCAUT.

Ah ! mon Dieu ! (Bas, au marquis.) Monsieur le marquis, allons-nous-en, car nous sommes ici en famille !

LE MARQUIS.

Eh bien ?

LESCAUT, toujours à voix basse.

Je ne peux pas enlever mademoiselle Manon qui est ma cousine !

LE MARQUIS, de même.

Je croyais que nous étions convenus de vingt pistoles, et qu’un gentilhomme n’avait que sa parole !

LESCAUT, de même.

Certainement, mais l’honneur de ma maison…

LE MARQUIS, de même et froidement.

Cinquante !

LESCAUT, de même.

Et mes aïeux !…

LE MARQUIS, de même.

Soixante…

LESCAUT, de même.

Mais enfin…

LE MARQUIS, de même.
Cent pistoles !
LESCAUT, de même.

Vous en direz tant !…

LE MARQUIS, de même.

Tais-toi ! sortons ! (Haut.) Tu le vois, Marguerite, tu l’emportes encore… je cède, je me retire… je bats en retraite devant la vertu.

(Il la salue et sort suivi de Lescaut.)


Scène III.

MARGUERITE, seule et secouant la tête en les regardant sortir.

Belles paroles auxquelles je ne crois pas… car ils ont comploté tous les deux à voix basse ! Dans quel temps vivons-nous, mon Dieu ! voilà un grand seigneur qui est audacieux, mauvais sujet… et c’est un des meilleurs encore ! car au fond il a du cœur, il est aimable, généreux ! généreux surtout ! ah ! les pauvres filles ont bien du mal à être honnêtes ! (Soupirant.) Allons ! retournons à notre ouvrage, et remettons à demain le service que je voulais demander à mademoiselle Manon… (Allant à la table à droite reprendre la robe qu’elle y a laissée. — On entend chanter en dehors.) Eh !… c’est elle que j’entends.


Scène IV.

MARGUERITE, MANON, avec une touffe de lilas.
MANON.
COUPLETS.
Premier couplet.
–––––––Eveillée avec l’aurore,
–––––––Je viens des Prés-Saint-Gervais
–––––––Cueillir ces lilas si frais
–––––––Que Mai vient de faire éclore…
–––––––Du printemps qui nous invite
–––––––Profilons et vite… et vite…
–––––––Un jour voit fleurir, hélas !
–––––––La jeunesse et les lilas !
––––––––Tra la, la, la, la, la !

(Elle place des bouquets tout autour de la mansarde.)

Deuxième couplet.
–––––––Plus doux que le musc et l’ambre,
–––––––Ces lilas dans mon grenier
–––––––Seront le seul mobilier
–––––––Qui garnira notre chambre !
–––––––Sa fraîcheur fait son mérite ;
–––––––Profitons-en vite et vite !…
–––––––Un jour voit passer, hélas !
–––––––Le plaisir et les lilas !
––––––––Tra la, la, la, la, la !
MARGUERITE.

Sortir de si grand matin pour cueillir des lilas ! quelle raison, je vous le demande ?

MANON.

Des raisons ? les oiseaux en ont-ils besoin, pour prendre l’air et s’aimer au soleil ?… Tu raisonnes trop, Marguerite…

MARGUERITE.

Et toi, pas assez. (Regardant autour d’elle.) Eh mais, où est donc le chevalier ?

MANON.

Il avait une idée !… un ami qu’il s’est rappelé et qui lui prêtera, dit-il, l’argent dont nous avons besoin.

MARGUERITE.

Ici, à Paris ?…

MANON.

Oui.

MARGUERITE.

Un ami qui prête de l’argent !…

MANON.

Tu ne crois à rien… et moi je crois à tout, c’est là le bonheur ! Je suis donc revenue seule… et tu ne sais pas qui je viens de rencontrer dans noire escalier étroit et tortueux… devine !

MARGUERITE.

Deux messieurs, qui sortaient d’ici.

MANON.

Deux beaux messieurs… dont l’un me saute au cou.

MARGUERITE.

Le marquis !…

MANON.

Non ! l’autre ! « Ah ! ma cousine… ma chère cousine ; » c’était Lescaut, mon cousin, le fils de Boniface Lescaut, mon oncle d’Amiens qui voulait me faire entrer au couvent ; son fils n’est pas dans ces idées-là, au contraire !… comme ça se rencontre ! je ne suis plus seule à Paris… et sans répondants, comme le disait le vieux commissaire de notre quartier, monsieur Durozeau. Me voilà une famille ! un protecteur !

MARGUERITE, haussant les épaules.

Joliment !

MANON.

Mais oui ! mon cousin est un homme d’épée, qui fera toujours respecter l’honneur de la famille… il l’a dit en me présentant au marquis.

MARGUERITE, de même.

Encore mieux ! si tu le connaissais, celui-là !…

MANON.
Je le connais, et beaucoup !
MARGUERITE.

Miséricorde !

MANON.

Il m’a menée dans son carrosse.

MARGUERITE.

Toi ?…

MANON.

Un carrosse tout étincelant de glaces et de dorure… ah ! qu’on y était bien… au fond, à côté de lui !

MARGUERITE.

En tête-à-tête ?

MANON.

Non ! je te conterai cela… Enfin, j’y étais seule, quand Desgrieux… vois le hasard… Desgrieux qui passait dans la rue, m’aperçoit et pousse un cri ! sa figure était pâle, ses lèvres tremblantes… j’ai bien vite sauté à bas de la voiture. « Qu’as-tu, mon chevalier ? ne crains rien ! je quitterais pour toi les carrosses du roi ! viens ! viens ! » et je l’entraîne en lui disant à la hâte ce qui vient de m’arriver.

MARGUERITE.

El le marquis ?

MANON.

Je l’avais oublié, ainsi que sa voiture !… j’étais à pied !… mais près du chevalier, près de lui, qui serrait mon bras, qui riait, et nous rentrions à notre mansarde… tous les deux !

MARGUERITE.

Ah ! Manon ! tu es une drôle de fille ! le cœur est bon, mais la tête est folle !

MANON.
Qu’importe ?
MARGUERITE.

Il importe que tu agis d’abord, que tu raisonnes après, et que, dans l’intervalle, il peut arriver…

MANON.

Quoi ?…

MARGUERITE.

As-tu jamais pensé à ton avenir avec le chevalier ?

MANON.

Non !

MARGUERITE.

Est-ce que tu ne désires pas être sa femme ?

MANON.

Pourquoi ?

MARGUERITE.

Pour vous aimer toujours.

MANON.

C’est vrai ! Oh ! mais, à quoi bon lui donner une femme qui n’a rien, à lui qui est sans fortune ?

MARGUERITE.

Et s’il cherchait à s’en faire une ? S’il travaillait, et toi aussi ?

MANON.

Moi !… je ne sais pas travailler, cela m’ennuie à périr. Broder ou coudre me donne la migraine.

MARGUERITE.

Que sais-tu donc faire ?

MANON.

Rire, causer, chanter, et râcler de la guitare… quand j’en ai une.

MARGUERITE.
Mais à vivre ainsi, arrive la misère !
MANON.

Tais-toi ! ne prononce pas ce mot, il me fait peur.

MARGUERITE.

Le moyen de ne pas en avoir peur, c’est de faire comme moi, de prendre une aiguille. On gagne peu, mais on est sa maîtresse à soi el l’on n’a besoin de personne.

MANON.

C’est possible ! Toi, Marguerite, tu es née ouvrière, moi, j’étais née duchesse ! L’éclat, le luxe, l’opulence, c’est là mon élément ; il me semble que je suis faite pour le salin, les dentelles, les diamants ! Et tiens, l’autre jour, en montant dans ce beau carrosse… je n’ai été ni surprise, ni gênée ; il me semblait que j’étais chez moi !

MARGUERITE.

Mais avec ces idées-là, tu me fais trembler.

MANON.

En quoi donc ?…

MARGUERITE.

Parce qu’elles amènent après elles les regrets, les remords… on brille un instant, et on est malheureuse toute sa vie.

MANON.

Ah ! je n’aime pas que l’on me parle ainsi.

MARGUERITE.

Et moi je ne parle ainsi qu’à ceux que j’aime…

MANON.

D’amitié… car tu n’as jamais aimé d’amour.

MARGUERITE.

Qu’en sais-tu ?

MANON, gaiement.
Tu aurais un amoureux ?
MARGUERITE.

Pourquoi pas ?

MANON, de même.

A la bonne heure, au moins !… Raconte-moi cela.

MARGUERITE.

Un brave garçon avec qui j’ai été élevée !… Gervais, qui est au Havre, où il travaille de son côté, comme moi du mien ; et quand nous aurons, à force d’économies, amassé un petit trésor, nous nous réunirons pour ne plus nous séparer… nous nous marierons.

MANON.

Pas avant ?

MARGUERITE.

Pas avant !

MANON.

C’est du temps perdu !

MARGUERITE.

N’importe !… En attendant, voici une lettre de lui qui m’arrive.

MANON.

Que dit-elle ?…

MARGUERITE.

Je venais te le demander… car je sais coudre, moi, mais je ne sais pas lire.

MANON, prenant la lettre.

Donne vite, donne !…

DUO.
MANON, lisant, pendant que Marguerite suit des yeux.
––« Ma bonne Marguerite, ô toi mon seul amour,
––« Notre petit trésor augmente chaque jour ;
––« Chaque sou que je gagne avanc’ not’ mariage.
––« Pour toi… pour nos enfants… j’ travaille avec courage !… »
MARGUERITE.
––––Ce bon Gervais !
MANON, avec émotion.
––––Ce bon Gervais ! Je comprends ! je comprends !

(Continuant à lire pendant que Marguerite passe un de ses bras autour du cou de Manon.)

––« Tu m’as donné l’exemple… et mon cœur qui t’adore
––« Comme une honnête fille et t’estime et t’honore !
––« Et l’on doit être heureux et bien fier, je le sens,
––« D’aimer et d’estimer la mèr’ de ses enfants. »

(Manon baisse la tête et laisse tomber la lettre que Marguerite ramasse.)

MARGUERITE, se rapprochant de Manon, et à demi-voix.
––––––Pour que l’amour, ce bien suprême,
––––––Au logis puisse demeurer,
––––––Il faut de celui que l’on aime
––––––Avant tout se faire honorer !
MANON, avec émotion.
––––––Pour que l’amour, ce bien suprême,
––––––Au logis puisse demeurer,
––––––Il faut de celui que l’on aime
––––––Avant tout se faire honorer !
MARGUERITE.
––Il en est toujours temps ! courage !… du courage !
––––Viens avec moi ! viens travailler aussi !
MANON, hésitant.
––Oui… oui… je te promets… de me mettre à l’ouvrage.
MARGUERITE.
––Quand cela ?
MANON.
––Quand cela ? Dès demain !
MARGUERITE.
––Quand cela ? Dès demain ! Non pas ! dès aujourd’hui !

(Lui montrant la robe qu’elle a posée en entrant sur une chaise.)

––Vois ce manteau de cour, qu’à ce riche corsage
––Il faut coudre…

(Fouillant dans sa poche.)

––Il faut coudre… Voilà, pour toi, du fil… un dé !

(Lui montrant la table à droite.)

––Assieds-toi là ! commence !
MANON, s’asseyent.
––Assieds-toi là ! commence ! Allons ! c’est décidé !
––––Mais c’est bien ennuyeux !
MARGUERITE.
––––Mais c’est bien ennuyeux ! Non pas ! non pas !
––––––––––Tu le verras !
––––––––––Avec l’aiguille
––––––––––Qui va toujours,
––––––––––La jeune fille
––––––––––Rêve aux amours !
––––––––––Son cœur y pense
––––––––––En travaillant !
––––––––––L’ouvrage avance
––––––––––En fredonnant !
––––––––Tra, la, la, la, la, la !
––––––––––En fredonnant
––––––––––Un nom charmant,
––––––––Le nom de son amant !
MANON.
––––––––––Bien vrai ?
MARGUERITE.
––––––––––Bien vrai ? Bien vrai !
MANON.
––––––Allons ! j’en veux faire l’essai !
MARGUERITE et MANON.
–––––––––––Avec l’aiguille,
–––––––––––Qui va toujours,
–––––––––––La jeune fille
–––––––––––Rêve aux amours !
–––––––––––Son cœur y pense
––––––––––En travaillant.
––––––––––L’ouvrage avance
––––––––––En fredonnant :
–––––––––Tra, la, la, la, la !

(Marguerite sort par la porte du fond.)


Scène V.

MANON, seule, assise près de la table et travaillant.
–––––Tra, la, la, la, la, la, la, la, la !
AIR.
––Marguerite a raison ! il faut, prudente et sage,
–––––Tra, la, la, la, la, la, la, la, la !
–––––––Devenir femme de ménage !
––––Et travailler !…

(S’arrêtant.)

––––Et travailler !… Ah ! ce dé trop étroit
––––––Ne me va pas, et semble rude
––––––A mon doigt !…

(L’ôtant de ton doigt qu’elle regarde.)

––––––A mon doigt !… À ce joli doigt
–––––––Qui n’en a pas l’habitude !

(Le remettant.)

––––––Mais j’ai promis… c’est sérieux,
––––––Et je jure, quoi que l’on fasse,
––Que la sagesse… Allons, voilà mon fil qui casse…
––Que la sagesse… el puis l’ordre et la vertu !… Dieux !
–––––––––Que c’est ennuyeux
––De coudre et d’attacher cette vilaine jupe !

(La regardant.)

––Vilaine !… mais pas tant !…

(La regardant toujours.)


––Vilaine !… mais pas tant !… Un point me préoccupe :
––Je crois que ce manteau de cour m’irait…

(Haussant les épaules.)

––Je crois que ce manteau de cour m’irait… Allons !
––Il serait trop grand !

(Regardant autour d’elle.)

––Il serait trop grand ! Bah !… je suis seule !… essayons !

(Elle défait son casaquin et attache le manteau autour de sa taille.)

––––––Vous, que cette parure exquise
––––––Peut-être devait embellir,
––––––Pardon, madame la marquise,
––––––D’oser, avant vous, m’en servir !
––––––Mais, si vous l’avez commandée
––––––Comme un talisman séducteur,
––––––En l’essayant, moi, j’ai l’idée
––––––Que je lui porterai bonheur !

(Elle se regarde en marchant.)

––––––Eh oui ! ce n’est vraiment pas mal !
––––––La belle jupe !… ah ! quel dommage
––––––De n’avoir pas un petit page
––––––Pour la porter… Mais c’est égal !…
––––––––Les dames de Versailles,
––––––––Soit dit sans vanité,
––––––––N’ont pas plus noble taille,
––––––––Ni plus de dignité !
––––––––Pour moi, j’ignore comme
––––––––On leur parle d’amour…
––––––––Mais… mais si j’étais homme,
––––––––Je me ferais la cour !
––––––––O bonheur !… ô délire !
––––––––Quel chagrin de n’avoir
––––––––Personne qui m’admire,
––––––––Personne pour me voir !
––––––––Pas même de miroir…
––––––––––––Mais… mais…
––––––––––Je m’y connais…
––––––––Les dames de Versailles, etc.
(Elle a pris le corsage qu’elle essayer.)

Scène VI.

MANON, DESGRIEUX, entrant par la porte du fond.
MANON, se couvrant les épaules avec ses mains.

Qui vient là ? Ah ! c’est toi, chevalier ?

DESGRIEUX.

Oui, Manon… moi qui reviens près de toi et le plus heureux des hommes.

MANON.

De bonnes nouvelles ? Raconte-moi cela !

DESGRIEUX.

Tu sauras donc… que depuis que je t’ai quittée… (La regardant.) Ah ! Manon, que tu as de jolies épaules !

MANON.

Belles nouvelles ! et si tu n’en as pas d’autres…

DESGRIEUX.

Si vraiment… Mais qu’est-ce que je vois là ?

MANON.

Une robe que je fais… il faut bien l’essayer ! une robe de duchesse ! Elle mie va bien, n’est-ce pas ?

DESGRIEUX.

Ah ! tu es charmante ainsi !

MANON.

C’est ce que je me disais. Par malheur… il faut quitter tout cela et reprendre mon casaquin d’indienne… Aide-moi donc.

DESGRIEUX.
Et pourquoi renoncer à cette belle parure ?
MANON.

Parce que cela ne m’appartient pas.

DESGRIEUX.

Je te l’achète !… je te la donne… celle-là ou une autre pareille.

MANON.

Toi, mon chevalier ?

DESGRIEUX.

Je suis riche !

MANON.

Ah ! que tu es gentil ! que tu es aimable !

DESGRIEUX.

Six cents livres dans cette bourse ! Tiens, prends ! c’est à toi.

MANON.

C’est à nous ! C’est l’ami dont tu me parlais qui le les a prêtées ?

DESGRIEUX.

Mieux que cela !

MANON, étonnée.

Comment ?

DESGRIEUX, avec embarras.

Je veux dire que c’est mon bien… une somme qu’il me devait et qu’il m’a rendue.

MANON.

C’est très-bien à lui ! Mais six cents livres… qu’est-ce que nous ferons de tout cela ?

DESGRIEUX.

D’abord, nous achetons une belle robe.

MANON, étourdiment.
C’est fait ! c’est fini !… mais après ?
DESGRIEUX.

Vois toi-même…

MANON.

Voilà une heure que je travaille ! il faut bien se reposer un peu.

DESGRIEUX.

C’est trop juste !

MANON.

Si nous allions dîner tous les deux…

DESGRIEUX.

Au boulevard du Temple !

MANON.

Comme les seigneurs et les grandes dames.

DESGRIEUX.

Au Cadran Bleu ?

MANON.

Ou chez Bancelin.

DESGRIEUX.

En tête-à-tête ?…

MANON.

Oui, ce sera amusant… Mais il serait peut-être mieux d’inviter notre voisine, la petite Marguerite, qui est si bonne pour nous ?

DESGRIEUX.

C’est vrai !… mais j’aimais mieux le tête-à-tête.

MANON.

Bah !… Voyons, chevalier, ne fais pas la moue ! il ne faut pas être égoïste.

DESGRIEUX.
Je comprends bien… mais un tiers… c’est ennuyeux.
MANON, gaiement.

Tu as raison !… Si nous invitions non-seulement Marguerite, mais ses jeunes ouvrières…

DESGRIEUX.

C’est une idée !… Elles sont dix pour le moins.

MANON.

Et bavardes !… Nous causerons, nous rirons !

DESGRIEUX.

Quel tapage ! ce sera charmant !… Va les inviter.

MANON.

Mieux que cela, allons-y tous deux.

DESGRIEUX.

Mais avant tout, embrasse-moi.

MANON, tendant la joue.

C’est trop juste !


Scène VII.

MANON, DESGRIEUX, LESCAUT, paraissant à la porte du fond au moment où Desgrieux embrasse Manon.
TRIO.
LESCAUT, à part.
–––––––Mânes de mes aïeux !… ma vue
–––––––Serait-elle donc en défaut ?
DESGRIEUX, apercevant Lescaut.
––Quel est donc ce monsieur ?
MANON, courant à lui.
––Quel est donc ce monsieur ? C’est mon cousin Lescaut !
DESGRIEUX, s’avançant.
––Dont je veux avec vous fêter la bienvenue !
MANON, présentant Lescaut à Desgrieux.
–––––––Soldat aux gardes !…
DESGRIEUX.
–––––––Soldat aux gardes !… C’est très-bien !
LESCAUT, relevant sa moustache.
––Et gentilhomme !
DESGRIEUX.
––Et gentilhomme ! Eh ! mais cela ne gâte rien !
LESCAUT, le poing sur la hanche.
––––Et je venais, monsieur, à ce sujet,
–––––––Pour une affaire…
DESGRIEUX, cordialement.
–––––––Pour une affaire… Je suis prêt
––A vous servir !… à vous mon bras et mon épée !
––Mais nous devons dîner tantôt au Cadran Bleu !…
MANON.
––Ou bien chez Bancelin !
DESGRIEUX, lui tendant la main.
––Ou bien chez Bancelin ! Venez-y…
LESCAUT, à part et hésitant.
––Ou bien chez Bancelin ! Venez-y… Ventrebleu !
DESGRIEUX.
––Notre attente par vous ne sera pas trompée !
LESCAUT, avec embarras.
––Mais, monsieur…
DESGRIEUX.
––Mais, monsieur… Il le faut ! sans façons… en ami !
––––C’est accepté ?
LESCAUT, à part.
––––C’est accepté ? Moi qui venais ici
––Pour lui chercher querelle !… Après cela l’on dine !…
––Et l’on s’explique après !… (Haut.)
––Et l’on s’explique après !… Vous dites… un dîné
––––Chez Bancelin ?
DESGRIEUX.
––––Chez Bancelin ? Avec votre cousine.
––––––Quinze couverts !
LESCAUT.
––––––Quinze couverts ! Un bon dîné ?
––––––––L’avez-vous ordonné ?
DESGRIEUX.
––Pas encor !
LESCAUT.
––Pas encor ! Je m’en charge !
DESGRIEUX.
––Pas encor ! Je m’en charge ! Ainsi donc, touchez là !
LESCAUT, à part.
––Ils ont l’air opulent !
DESGRIEUX, lui prenant la main.
––Ils ont l’air opulent ! Touchez là.
LESCAUT.
––Ils ont l’air opulent ! Touchez là. Touchez là !

(A part.)

––––Dînons d’abord ! et plus tard, on verra !
Ensemble.
MANON, DESGRIEUX et LESCAUT.
–––––––Doux liens de la famille,
–––––––Voix du sang qui parle au cœur.
–––––––C’est par vous qu’à nos jeux brille
–––––––Le vrai bien, le vrai bonheur !
MANON.
––––––Ah ! quelle ivresse l’on éprouve !…
LESCAUT, lui prenant la main.
––––––Près de parents jeunes… ou vieux.
DESGRIEUX.
––––––Qu’avec plaisir on les retrouve !
LESCAUT, lui donnant une poignée de nain.
––––––Et surtout quand ils sont heureux !
Ensemble.
MANON, DESGRIEUX et LESCAUT.
–––––––Doux liens de la famille,
–––––––Voix du sang, qui parle au cœur,
–––––––C’est par vous qu’à nos yeux brille
–––––––Le vrai bien, le vrai bonheur !
––––––––Le plaisir nous rassemble,
––––––––Nous trinquerons ensemble
––––––––Au son des gais refrains !
––––––––Buvons à nos voisines,
––––––––Et vivent les cousines,
––––––––Et vivent les cousins !
LESCAUT.
––Le repas, à quelle heure ?
MANON.
––Le repas, à quelle heure ? A midi !
LESCAUT.
––Le repas, à quelle heure ? A midi ! C’est l’usage !

(A Desgrieux.)

––Quelle heure avons-nous ?
DESGRIEUX, avec embarras.
––Quelle heure avons-nous ? Mais je ne sais…
LESCAUT, à part.
––Quelle heure avons-nous ? Mais je ne sais… Je comprends
––La dernière ressource… oui, la montre aux brillants,
––––––––Vendue ou mise en gage !
––Il n’importe !

(Haut.)

––Il n’importe ! A tantôt ! Midi, chez Bancelin !
––Je me charge de tout !
MANON.
––Je me charge de tout ! Grand merci, mon cousin !
Ensemble.
MANON, DESGRIEUX et LESCAUT.
––––––––Le plaisir nous rassemble,
––––––––Nous trinquerons ensemble,
––––––––Et prendrons pour refrains :
––––––––Buvons à nos voisines,
––––––––Et vivent les cousines,
––––––––Et vivent les cousins !

(Ils sortent tous trois par le fond.)

Deuxième tableau.

(Le boulevard du Temple. Le jardin de Bancelin est au bord du boulevard ; au fond est sa maison, et au premier, le grand salon dont les fenêtres sont ouvertes. À gauche, sur le boulevard, un sergent et des soldats boivent devant la porte d’un estaminet. À droite, des bourgeois dînent en plein air près de leurs femmes, dans le jardin de Bancelin. Madame Bancelin va et vient et fait servir les différentes tables. — Dans le salon au premier, dont les fenêtres sont ouvertes, on entend Manon, Marguerite, ses compagnes et Desgrieux chanter en chœur, ainsi que les soldats à gauche et les bourgeois à droite.)


Scène VIII.

MANON, DESGRIEUX, MARGUERITE, Mme BANCELIN, un Sergent, Soldats, Bourgeois et Bourgeoises, Ouvriers et Ouvrières ; puis M. DUROZEAU et LESCAUT.
LE CHŒUR.
–––––––––C’est à la guinguette
–––––––––Que l’amour nous guette !
–––––––––L’amour en goguette
–––––––––Chancelle aisément !
–––––––––Amant et grisette,
–––––––––Que chacun répète :
–––––––––Vivent la guinguette,
–––––––––––Le vin blanc
–––––––––Et le sentiment !
UN OUVRIER.
–––––––Où l’ouvrier, le dimanche,
–––––––Trouve-t-il joie et repos,
–––––––Le plaisir, l’amitié franche,
–––––––Et l’oubli de tous ses maux ?
–––––––––C’est à la guinguette !…
TOUS, en chœur.
–––––––––C’est à la guinguette, etc.
Mme BANCELIN.
–––––––Où règne la gaîté folle
–––––––Avec ses joyeux éclats ?
LE SERGENT, à gauche.
–––––––Où le sergent qui raccole,
–––––––Trouve-t-il nouveaux soldats ?
–––––––––C’est à la guinguette !
Mme BANCELIN.
–––––––––C’est à la guinguette !
MANON, seule au fond.
–––––––––C’est à la guinguette…
TOUS, en chœur.
–––––––––C’est à la guinguette, etc.

(M. Durozeau vient de s’asseoir à droite, devant une petite table ; madame Bancelin s’empresse de lui servir une bouteille de bière. En ce moment, et venant du boulevard à gauche, Lescaut entre en rêvant. Il donne une poignée de main au sergent, qui lui offre un verre de vin. Lescaut refuse et continue, sans parler, à s’avancer au milieu du jardin.)

DESGRIEUX, paraissant à la fenêtre du premier et apercevant Lescaut.
Arrivez donc, mon cousin, nous vous attendons.
MANON, paraissant à la croisée à côté de Desgrieux.

Et nous avons été obligés de nous mettre à table sans vous.

LESCAUT.

Je le vois bien !

DESGRIEUX.

Venez vite, ou il ne restera plus de Champagne !

LESCAUT.

J’y vais… mais je voudrais auparavant dire un mot en particulier… à ma cousine.

MANON.

A moi ?…

LESCAUT.

A vous… pour affaires de famille !

MANON.

Je descends. (Se retournant vers les convives.) Continuez toujours… (S’adressant à Lescaut.) Le dîner que vous avez commandé était excellent… (Se retournant vers les convives.) N’est-ce pas, mesdemoiselles ?…

(Elle disparaît.)

LESCAUT, sur le devant du théâtre et à part.

J’aurais mieux fait d’y assister, exact au rendez-vous, au lieu de m’arrêter ici près… en passant sur le boulevard… à l’hôtel Vendôme, où je gagne d’ordinaire, et où j’ai perdu en une demi-heure, au biribi, les cent pistoles du colonel… sur une martingale qui allait réussir… c’est évident… quand les fonds ont manqué !… un dernier quitte ou double, et je faisais sauter la banque !… Mânes de mes aïeux !… pas un rouge liard dans ma poche !… quelle position de fortune pour un gentilhomme !

MANON, entrent en scène.
Eh bien ! mon cousin, de quoi s’agit-il ?
LESCAUT, mystérieusement.

D’une importante affaire !…

MANON.

Celle dont vous parliez ce matin ?

LESCAUT.

Précisément, cousine, une affaire d’où dépend l’honneur de la famille !

MANON, effrayée.

Ah ! mon Dieu !

LESCAUT.

Lequel honneur est ébréché, endommagé, perdu… faute d’une douzaine de pistoles !

MANON.

Est-il possible !…

LESCAUT.

Douze pistoles que je vous rapporterai dans une demi-heure.

MANON.

N’est-ce que cela ? (Tirant sa bourse de sa poche.) Tenez… prenez vite, car on m’attend pour la danse !… on va danser !

DESGRIEUX, paraissant à la fenêtre.

Allons donc, Manon !

MANON, lui répondant.

Me voici !

DESGRIEUX.

Je vais en inviter une autre !

MANON, à Lescaut.

Prenez vous-même, cousin, je n’ai pas le temps de compter.

LESCAUT.
On ne compte pas avec ses amis.
MANON.

Et pourvu, comme vous le dites, que vous me rapportiez cela dans une demi-heure…

LESCAUT, sortant virement.

Foi de gentilhomme !

LE CHŒUR.
–––––––––C’est à la guinguette, etc.
Mme BANCELIN, à M. Durozeau, qui achève sa bouteille de bière, et lui montrant les croisées du fond.

Quelle gaieté ! quel tapage ! et surtout quelle dépense !

DUROZEAU.

Cela vous charme, madame Bancelin ?

Mme BANCELIN.

Oui, monsieur Durozeau ; et vous ?

DUROZEAU.

Moi, je n’aime pas le bruit… il ne m’aime pas… il s’en va quand j’arrive.

Mme BANCELIN.

Ici, par bonheur, vous n’aurez pas à interposer votre autorité ; je vous réponds des convives.

DUROZEAU.

Vous êtes bien hardie…

Mme BANCELIN.

Que voulez-vous dire ?

DUROZEAU.

Qui a commandé le festin ?

Mme BANCELIN.
Ce monsieur Lescaut que vous venez de voir, un soldat aux gardes !
DUROZEAU.

Joueur ! bretteur ! et signalé sur mes notes comme n’ayant jamais le sou.

Mme BANCELIN.

Ce n’est pas lui qui paie, c’est monsieur le chevalier Desgrieux.

DUROZEAU.

Desgrieux !…

Mme BANCELIN.

Descendu de voiture avec une jeune et jolie fille… êtes-vous rassuré ?

DUROZEAU.

Pauvre madame Bancelin !…

Mme BANCELIN.

Qu’est-ce que cela signifie ?

DUROZEAU.

Le chevalier Desgrieux !… avec mademoiselle Manon… (Prenant son chapeau.) Adieu ! madame Bancelin.

Mme BANCELIN, le retenant.

Non pas ! vous ne partirez pas ainsi.


Scène IX.

Les mêmes ; LE MARQUIS, et deux Seigneurs de ses amis.
LE MARQUIS.

Salut à la chère madame Bancelin !

Mme BANCELIN.

Votre servante, monsieur le marquis.

LE MARQUIS.
Il nous faut un salon particulier et un dîner fin… vous savez que nous ne regardons pas à la dépense !…
Mme BANCELIN, saluant.

Vous êtes bien honnête, monsieur le marquis.

LE MARQUIS.

Et vous aussi… c’est connu !

Mme BANCELIN, criant à la cantonade.

Le numéro un à monsieur le marquis et à ses amis… qu’on n’épargne rien !… (Au marquis.) Ces trois messieurs sont-ils seuls ?

LE MARQUIS.

Peut-être !

Mme BANCELIN, à haute voix.

Six couverts !

DUROZEAU, bas à madame Bancelin.

Vous faites bien !… tâchez de vous rattraper sur ceux-là si vous le pouvez… car les autres…

Mme BANCELIN.

Vous m’effrayez… (Elle salue le marquis et ses amis qui sortent par le fond, et revient près de Durozeau.) Vous dites donc que monsieur le chevalier Desgrieux…

DUROZEAU.

Est un chevalier d’industrie ! et mademoiselle Manon une petite personne dont la fortune est comme la vertu…

Mme BANCELIN.

Des plus médiocres !

DUROZEAU.

Une vertu qui ne peut pas payer son terme… j’ai mes notes comme commissaire… et moi qui vous parle… si j’avais voulu…

Mme BANCELIN.

Juste ciel !

DUROZEAU.
Mais les mœurs… et ma dignité de magistrat…
Mme BANCELIN, apercevant Desgrieux.

C’est lui… c’est le chevalier.

DUROZEAU.

Silence !… mon devoir est d’éclairer dans l’ombre ! et sans qu’il y paraisse !


Scène X.

Les mêmes ; DESGRIEUX, sortant de la porte du fond.
DESGRIEUX, parlant à la cantonade et l’essuyant le front.

Oui, mesdemoiselles… c’est indispensable, c’est de rigueur… après la danse !… et puis Manon le veut !… (A madame Bancelin.) Des rafraîchissements, des sorbets… des glaces… Ce que vous aurez de mieux… (A madame Bancelin, qui se croise les bras.) Eh bien ! m’entendez-vous, madame Bancelin ?… vous restez là immobile… et comme si vous ne compreniez pas…

Mme BANCELIN.

J’ai compris, monsieur le chevalier, que votre dépense était déjà très-considérable.

DESGRIEUX.

Tant mieux pour vous !…

Mme BANCELIN.

Tant pis peut-être !… car ici, monsieur, avant de commencer un nouveau compte, on solde le premier.

(Elle lui remet un mémoire.)

DESGRIEUX, étonné.

Comment ?

Mme BANCELIN.
C’est l’usage de la maison ! (Montrant Durozeau.) Monsieur vous le dira… monsieur qui est un habitué et un ami…
DESGRIEUX.

Me faire un pareil affront… à moi !


Scène XI.

Les mêmes ; MANON, sortant de la porte du fond en s’éventant.
MANON.

On n’en peut plus ! on expire de chaleur ! et si les glaces n’arrivent pas…

DESGRIEUX.

Nous les prendrons ailleurs… donne-moi la bourse !…

MANON.

Que veux-tu dire ?…

DESGRIEUX.

Ou règle toi-même avec madame Bancelin… qui se défie de nous… et veut être soldée sur-le-champ… Allons, dépêche-toi !

MANON, bas à Desgrieux, avec embarras.

Mais c’est que…

DESGRIEUX.

Quoi donc ?…

MANON.

C’est que la bourse… je ne l’ai plus !

DESGRIEUX.

Grand Dieu ! où donc est-elle ?

MANON.

Je l’ai remise… c’est-à-dire prêtée à Lescaut, notre cousin.

DUROZEAU, bas à madame Bancelin.
Vous le voyez… ils se consultent.
MANON.

Qui doit nous la rapporter dans une demi-heure.

DESGRIEUX.

Et d’ici là… que devenir ?

DUROZEAU, de même à madame Bancelin.

Que vous disais-je ? ce sont des aigrefins qui ne paieront pas.

Mme BANCELIN, bas à Durozeau.

Un dîner de quinze couverts !… (Haut.) Monsieur, je vous invoque, non plus comme ami, mais comme commissaire.

DESGRIEUX.

Un commissaire !…

MANON, le regardant.

Le mien !… (Bas à Desgrieux.) Celui dont je me suis moquée l’autre jour.

DUROZEAU.

Il est de fait que ceci est de ma compétence.

FINALE.
DUROZEAU, s’adressant aux soldats à gauche et leur montrant Desgrieux.
–––––En prison ! en prison ! en prison !
––––––––––C’est un scandale
––––––––––Que rien n’égale.
––––––Il faut payer ! sinon, sinon,
–––––En prison ! en prison ! en prison !
––––––De ce fripon j’aurai raison !
DESGRIEUX et MANON.
–––––En prison ! en prison ! en prison !
––––––––––C’est un scandale
––––––––––Que rien n’égale.
––––––Qui, nous ? subir un tel affront !
–––––En prison ! en prison ! en prison !
––––––Ah ! c’est à perdre la raison !
Mme BANCELIN et LES BOURGEOIS.
–––––En prison ! en prison ! en prison !
––––––––––C’est un scandale
––––––––––Que rien n’égale.
––––––Il faut payer ! sinon, sinon.
–––––En prison ! en prison ! en prison !
––––––Ah ! quel affront pour la maison !

Scène XII.

Les mêmes ; LESCAUT, entrant brusquement et entendant ces derniers mots.
LESCAUT.
––En prison ! dites-vous ? que prétendez-vous faire ?
MANON, courant à lui avec joie.
––C’est Lescaut, mon cousin !
LESCAUT.
––C’est Lescaut, mon cousin ! Quoi ! c’est un commissaire
––Qui voudrait entacher l’honneur de ma maison ?
––––––––Déshonorer mon nom
––––––––––Et mon blason ?
––––––––––––Fi donc !
DESGRIEUX.
––Daignez nous écouter !
LESCAUT.
––Daignez nous écouter ! Non, de par mon épée !

(Montrant Durozeau.)

––La trame de ses jours serait plutôt coupée !
MANON, le calmant.
––Modérez-vous !
DESGRIEUX.
––Modérez-vous ! Eh oui ! dans ce péril urgent,
–––––––Il ne s’agit pas d’épée,
––––––Mon cousin ! mais d’argent !
LESCAUT.
––––––Mon cousin ! mais d’argent ! D’argent !
––Je n’en ai plus !
TOUS.
––Je n’en ai plus ! O ciel !
LESCAUT.
––Je n’en ai plus ! O ciel ! Une chance infernale,
––Au jeu m’a tout ravi ! je n’ai d’autre valeur
––Que la mienne !
DUROZEAU.
––Que la mienne ! Pas d’autre !
LESCAUT.
––Que la mienne ! Pas d’autre ! Et surtout mon honneur
––Qui garantit ma dette !
DESGRIEUX.
––Qui garantit ma dette ! O parenté fatale !
DUROZEAU et LE CHŒUR.
–––––En prison ! en prison ! en prison ! etc.

(Pendant que le commissaire donne des ordres au sergent et aux soldats qui sont à gauche, Manon, effrayée, approche de Desgrieux qui est en proie à un profond désespoir.)

MANON.

Le désespoir où tu te livres

––Me fait trembler !

(Elle aperçoit Marguerite et tes compagnes qui paraissent aux croisées du fond, elle leur fait signe de descendre.)

LESCAUT, s’adressant pendant ce temps à Desgrieux.
––Me fait trembler ! Allons ! cousin, de la raison !
DESGRIEUX.
––Je n’y survivrai pas !
LESCAUT.
––Je n’y survivrai pas ! Vous plaisantez ?…
DESGRIEUX.
––Je n’y survivrai pas ! Vous plaisantez ?… Non ! non !

(Froissant le mémoire entre ses mains.)

––Je donnerais ici mes jours pour deux cents livres !
LESCAUT, vivement.
––Bien vrai ? vous les aurez !
DESGRIEUX.
––Bien vrai ? vous les aurez ! A l’instant ?
LESCAUT.
––Bien vrai ? vous les aurez ! A l’instant ? A l’instant !
DESGRIEUX.
–––––––––Et comment ?
LESCAUT, regardant le sergent.
–––––––––Et comment ? Comment ?
––Sur votre bonne mine et votre signature,
––Le sergent en répond !
LE SERGENT, souriant.
––Le sergent en répond ! Eh oui ! je vous le jure !
DESGRIEUX, à Lescaut.
––Ah ! je vous devrai tout !
LESCAUT, riant.
––Ah ! je vous devrai tout ! Non, c’est moi qui vous dois !
DESGRIEUX, bas, à Manon.
––Attends-nous !… je reviens !

(Bas, à madame Bancelin.)

––Attends-nous !… je reviens ! On paîra cette fois !
DUROZEAU, bas, à madame Bancelin, en voyant Desgrieux, Lescaut et le sergent qui entrent dans l’estaminet à gauche.
––Je comprends ! mais d’ici j’ai l’œil sur notre gage,
––Et mam’zelle Manon nous servira d’otage !
(Marguerite et les jeunes ouvrières sont descendues pendant la fin de cette scène.)
MARGUERITE, s’approchant de Manon qui s’est laissée tomber sur une chaise à droite.
––––––Qu’as-tu donc ? d’où vient ton chagrin ?
MANON, préoccupée.
––Ce n’est rien, Marguerite !

(A part, et réfléchissant.)

––Ce n’est rien, Marguerite ! Oui, Lescaut, mon cousin,
––––––Va pour nous, dans le voisinage,
––Emprunter quelque argent !… Si je pouvais aussi
––––De mon côté les aider ?…

(Apercevant une chanteuse du boulevard qui entre dans ce moment avec sa guitare, elle pousse un cri de joie.)

––––De mon côté les aider ?… M’y voici !

(A la jeune fille.)

––Un instant, prête-moi cette vieille guitare…
MARGUERITE, étonnée, en voyant Manon qui accorde la guitare.
––Que fais-tu ?
MANON.
––Que fais-tu ? J’eus des torts !
MARGUERITE, de même.
––Que fais-tu ? J’eus des torts ! Eh bien ?
MANON.
––Que fais-tu ? J’eus des torts ! Eh bien ? Je les répare !

(Se levant et chantant à haute voix.)

––––––Tra, la, la, la, la, la, la, la !
––––––Pour peu que la chanson vous plaise,
–––––––Écoutez, grands et petits,
–––––––La nouvelle Bourbonnaise
–––––––Dont s’amuse tout Paris !
–––––––Tra, la, la, la, la, la, la !

(À ces accents, tous ceux qui sont en scène se sont levés et se rapprochent de Manon. Le marquis et ses amis sortent du salon.)

LE MARQUIS.
––––––Qu’est-ce donc ? messieurs, qu’est-ce donc ?
––––––Quelle est celle belle chanteuse,
––––––A la voix brillante et joyeuse ?

(A part.)

––––––Que vois-je ? ô bonheur !… c’est Manon…
MARGUERITE, bas à Manon.
––––C’est le marquis !
MANON, jouant toujours de la guitare.
––––C’est le marquis ! Ah ! pour moi quelle gloire !
–––––––Un aussi noble auditoire !
MARGUERITE, bas, à Manon, qui joue toujours de la guitare.
––––––Y penses-tu ? chanter ainsi ?…
––––––––––Et devant lui !
MANON, gaiement.
––––Eh oui ! cela me sourit et me plaît.

(A voix haute.)

BOURBONNAISE.
Premier couplet.
–––––Tra, la, la, la, la, la, la, la, la !
––––––––C’est l’histoire amoureuse,
––––––––Autant que fabuleuse,
––––––––D’un galant fier à bras !
–––––––––––Ah ! ah ! ah !

(Regardant Durozeau.)

––––––––D’un tendre commissaire
––––––––Que l’on croyait sévère
––––––––Et qui ne l’était pas !
–––––––––––Ah ! ah ! ah !
––––––––Il aimait une belle !
––––––––Il en voulait !… mais elle
––––––––De lui ne voulait pas !
–––––––––––Ah ! ah ! ah !
––––––––Or, voulez-vous apprendre
––––––––Le nom de ce Léandre.
––––––––Traître comme Judas !
–––––––––––Ah ! ah ! ah !
––––––––Son nom ?… vous allez rire !
––––––––Je m’en vais vous le dire
––––––––Bien bas… tout bas… tout bas…

(Tout le monde s’approche, et Manon dit avec force :)

–––––––Non !… je ne le dirai pas !

(Riant.)

––––––––Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
––––––––Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
LE MARQUIS, applaudissant ainsi que LE CHŒUR.
––––––––Brava ! brava ! brava !
DUROZEAU, à part.
––––––––Une telle insolence
––––––––Aura sa récompense,
––––––––Et l’on me le paîra !
MANON, bas à Marguerite.
––––Tu le vois bien ? mon triomphe est complet.

(A haute voix.)

––––––––––Second couplet !
Deuxième couplet.

(Regardant Durozeau.)

––––––––On le disait habile,
––––––––Car dans la grande ville
––––––––Il est des magistrats !…
–––––––––––Ah ! ah ! ah !
––––––––Il est des réverbères,
––––––––Vantés pour leurs lumières,
––––––––Et qui n’éclairent pas !
–––––––––––Ah ! ah ! ah !
––––––––Au logis de la bulle,
––––––––Un soir que sans chandelle
––––––––Il veut porter ses pas…
–––––––––––Ah ! ah ! ah !
––––––––L’escalier était sombre,
––––––––Et sur son nez, dans l’ombre,
––––––––Il tombe !… patatras !
–––––––––––Ah ! ah ! ah !
––––––––Son nom ?… vous allez rire
––––––––Je m’en vais vous le dire
––––––––Bien bas… tout bas… tout bas…

(Même jeu.)

–––––––Non, je ne le dirai pas !
––––––––Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
––––––––Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
LE MARQUIS et LE CHŒUR.
––––––––Brava ! brava ! brava !
DUROZEAU.
–––––––Ah ! morbleu ! l’on me le paîra !
LE MARQUIS et LES SEIGNEURS.
––––––Divin ! charmant ! sur mon honneur !
MANON, prenant la sébile de la chanteuse, et faisant la quête.
––––––––D’une main généreuse
––––––––Donnez à la chanteuse !…

(Elle présente la sébile au commissaire qui lui tourne le dos. — Les bourgeois et les seigneurs donnent, et Manon fait à chacun une révérence.)

––––––––Grand merci, monseigneur !

(Arrivée près du marquis.)

––––Et vous, marquis ?…
LE MARQUIS, hors de lui.
––––Et vous, marquis ?… Séduisante Manon !
––––––––Je n’y tiens plus !

(Il l’embrasse.)

MANON, souriant.
––––––––Je n’y tiens plus ! Pardon !

(Montrant la place du baiser.)

––––––––Ça, c’est pour la chanteuse ;
––––Et maintenant… donnez pour la chanson.
LE MARQUIS, lui jetant une bonne pleine d’or.
––Tiens ! tiens !
MANON, s’asseyent à droite et versant dans sa robe le contenu de la sébile.
––Tiens ! tiens ! Ah ! quel plaisir ! que d’or ! je n’y puis croire

(Rendant à la jeune fille sa guitare et une poignée d’argent.)

––Merci, ma chère enfant !… accepte sans façon.

(Se retournant fièrement.)

––Madame Bancelin, donnez votre mémoire,
––Donnez ! et rien par moi n’en sera retranché !
––––Oui, sans compter, je pairai tout, ma chère,
––Le dîner et les vins !… même le commissaire.
––––––––Par-dessus le marché !

(Chantant.)

–––––––Tra, la, la, la, la, la, la !
MARGUERITE, à voix basse.
––Manon !… quelle folie !
MANON, chantant toujours.
––Manon !… quelle folie ! Ah ! ah ! tra, la, la, la !
––C’est à moi que je dois cette fortune-là !

Scène XIII.

Les mêmes ; DESGRIEUX, pâle et défait, sortant de l’estaminet à gauche, suivi de LESCAUT.
DESGRIEUX, à part.
––J’ai signé… c’en est fait !

(Jetant de l’argent dans le tablier de Manon.)

––J’ai signé… c’en est fait ! Tiens, tiens, Manon, voilà
––De quoi nous acquitter !… partons !
MANON, riant.
––De quoi nous acquitter !… partons ! C’est inutile !

(Pendant que Desgrieux interroge Manon, le marquis s’adresse à Lescaut qui est près de lui.)

LE MARQUIS, bas, à Lescaut.
––––Qu’as-tu donc fait ?
LESCAUT.
––––Qu’as-tu donc fait ? Ah ! le coup est habile !

(Montrant Desgrieux.)

––––Votre rival, par moi, s’est engagé
––Dans votre régiment !
MANON, à Desgrieux, lui montrant ce qu’elle a dans son tablier.
––Dans votre régiment ! Vois donc tout ce que j’ai !…
DESGRIEUX.
––––Et d’où te vient cet or ?…
MANON.
––––Et d’où te vient cet or ?… Tu le sauras.

(Lui prenant le bras.)

––Viens-t’en, mon chevalier !
DESGRIEUX.
––Viens-t’en, mon chevalier ! Eh oui !… partons !

Scène XIV.

Les mêmes ; LE SERGENT et quelques Soldats.
LE SERGENT, se mettant devant eux.
––Viens-t’en, mon chevalier ! Eh oui !… partons ! Non pas !
––––––––Soldat !… il faut nous suivre !
MANON, étonnée.
––––––Que dit-il ?…
LE SERGENT.
––––––Que dit-il ?… Qu’il s’est engagé !
MANON.
––––––Et moi, monsieur, je le délivre ;
––––––Je vous achète son congé !
LE MARQUIS, bas, au sergent.
––Et moi, je le défends d’accepter.
LE SERGENT, à Manon qui lui offre de l’or.
––Et moi, je le défends d’accepter. Non, vraiment !
––––––C’est impossible, mon enfant !

(Regardant son colonel.)

––––––Le règlement nous le défend ! (A Desgrieux.)
––––––Il faut nous suivre sur-le-champ !
MANON, se jetant dans les bras de Desgrieux.
––Nous séparer !… jamais… jamais !…
LE SERGENT.
––Nous séparer !… jamais… jamais !… Et sur-le-champ !
––––––A la caserne, on nous attend !
Ensemble.
DESGRIEUX.
–––––––––O douleur mortelle !
–––––––––Quand sa voix m’appelle,
–––––––––Me séparer d’elle !
–––––––––O fatal devoir !
–––––––––Il faut, subalterne.
–––––––––Porter la giberne,
–––––––––Et dans leur caserne,
–––––––––M’enfermer ce soir,
––––––––––––Ce soir.
MANON, pleurant.
–––––––––O douleur mortelle !
–––––––––T’éloigner de celle
–––––––––Dont l’amour t’appelle,
–––––––––Toi, mon seul espoir !
–––––––––Tu vas, subalterne,
–––––––––Portant la giberne,
–––––––––Dans une caserne,
–––––––––T’enfermer ce soir,
––––––––––––Ce soir.
LE MARQUIS, regardant Manon.
–––––––––L’amour qui m’appelle,
–––––––––Me promet près d’elle
–––––––––Conquête nouvelle ;
–––––––––Mon cœur bat d’espoir !

(Regardant Desgrieux.)

–––––––––Rival subalterne,
–––––––––Ma voix qui gouverne,
–––––––––Dans une caserne,
–––––––––T’enferme ce soir,
––––––––––––Ce soir.
LESCAUT, au marquis.
–––––––––Conquête nouvelle
–––––––––Vous attend près d’elle,
–––––––––L’amour vous appelle,
–––––––––Pour vous quel espoir !
–––––––––Il va, subalterne,
–––––––––Portant la giberne,
–––––––––Dans une caserne,
–––––––––Gémir dès ce soir,
––––––––––––Ce soir.
MARGUERITE et LES JEUNES FILLES.
–––––––––O chance cruelle !
–––––––––Qui sépare d’elle
–––––––––Son ami fidèle !
–––––––––Injuste pouvoir !
–––––––––Il va, subalterne,
–––––––––Portant la giberne,
–––––––––Dans une caserne,
–––––––––Gémir dès ce soir,
––––––––––––Ce soir.
DUROZEAU et Mme BANCELIN.
–––––––––O chance nouvelle
–––––––––Qui nous venge d’elle !
–––––––––Cette péronnelle
–––––––––Ne peut plus le voir.
–––––––––Cela les consterne,
–––––––––Il va, subalterne,
–––––––––Dans une caserne
–––––––––Gémir dès ce soir !
––––––––––––Ce soir !
LE SERGENT et LES SOLDATS, à Desgrieux.
–––––––––O chance nouvelle !
–––––––––Glorieuse et belle,
–––––––––Viens ! l’honneur t’appelle !
–––––––––Fidèle au devoir.
–––––––––Sa loi nous gouverne,
–––––––––Portons la giberne,
–––––––––Et dans la caserne
–––––––––Nous boirons ce soir.
––––––––––––Ce soir !
DESGRIEUX, tenant Manon serrée contre son cœur.
––––Adieu, Manon, mon amour et ma vie.
––––––A tout prix, vers toi je revien !

(A Lescaut.)

––––––Mon cousin, je vous la confie !
––––––Veillez sur elle… et veillez bien !
LESCAUT, à Desgrieux.
––––Je défendrai l’honneur de la famille !
LE MARQUIS, bas à Lescaut.
––––Songes-y bien !… d’elle tu me réponds,
––––Et sur l’honneur !
LESCAUT.
––––Et sur l’honneur ! C’est par là que je brille
TOUS.
––––––––––Partons ! parlons !
Ensemble.
DESGRIEUX.
–––––––––O douleur mortelle ! etc.
MANON, pleurant.
–––––––––O douleur mortelle !
LE MARQUIS, regardant Manon.
–––––––––L’amour qui m’appelle, etc.
LESCAUT.
–––––––––Conquête nouvelle, etc.
MARGUERITE et LES JEUNES FILLES.
–––––––––O chance cruelle, etc.
DUROZEAU et Mme BANCELIN.
–––––––––O chance nouvelle, etc.
LE SERGENT et LES SOLDATS.
–––––––––O chance nouvelle ! etc.

(Le sergent et les soldats emmènent Desgrieux. Manon s’appuie pleurant sur Marguerite. Durozeau et madame Bancelin se frottent les mains. Le marquis sort avec Lescaut.)