Manuel d’économique/2/2/1

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CHAPITRE II

LES CARACTÈRES DE LA PRODUCTION DANS L’ÉPOQUE CONTEMPORAINE


I. — La production contemporaine dans ses rapports avec le droit[1]


1. Prédominance de la propriété individuelle.


114. Caractère individualiste de notre économie. — Nous avons parlé, au chapitre précédent, des conditions générales de la production, de ce qu’on pourrait appeler, en d’autres termes, les bases techniques de l’économie. Il nous faut, maintenant, nous occuper spécialement de la production contemporaine, et tout d’abord mettre en lumière les caractéristiques qu’elle présente quand on la considère dans son ensemble.

Le premier point à examiner, ici, a trait aux déterminations que la production, dans notre époque, reçoit du droit en vigueur. Nous avons eu occasion de dire que la direction et les résultats de l’activité économique des hommes étaient conditionnés par les institutions juridiques. Que remarquons-nous dans la production contemporaine qui résulte du régime juridique établi ?

Attachons-nous aux nations civilisées, à celles qui sont économiquement les plus avancées, et qui étendent de plus en plus leur domination sur les nations et les races inférieures, ou qui du moins propagent de plus en plus parmi celles-ci leurs formes d’activité et d’organisation économiques. Ce qui nous frappera chez elles en premier lieu, c’est que la propriété individuelle prédomine dans leur économie, et que, par conséquent, l’initiative de la production, le plus souvent, y est laissée aux individus.

L’économie, la production contemporaine sont individualistes. Cette expression demande à être bien entendue. Comme nous l’avons remarqué déjà, l’unité économique élémentaire, dans notre société moderne, c’est à l’ordinaire, non pas un individu, mais une famille : à l’homme s’adjoignent la femme et les enfants mineurs. Il est vrai que dans la famille ainsi constituée la volonté des enfants ne compte à peu près pas. En sorte que, si l’on néglige les dispositions du Code civil qui confèrent toute l’autorité au père et si l’on tient compte, plus que des textes, de la réalité des mœurs, c’est le couple de l’homme et de la femme qui possède et qui produit.

C’est sous la réserve de cette observation que nous pourrons continuer à parler de notre régime actuel comme d’un régime de propriété et de production individuelle, et que nous opposerons ce régime à d’autres régimes, non plus individualistes, mais communistes ou collectivistes.

115. La propriété collective dans le passé, et dans certaines sociétés contemporaines. — Quand on étudie l’histoire de la propriété[2], on constate que dans un très grand nombre de sociétés anciennes ou présentes les moyens de production ont été ou sont beaucoup moins que chez nous laissés aux individus. Parfois le régime de la propriété et de la production apparaît comme proprement communiste : nous entendons par là qu’une collectivité plus étendue que la famille moderne a la direction de la production, comme aussi de la répartition des produits entre ses membres. Ailleurs la collectivité a la propriété des moyens de production ; mais elle laisse aux individus le soin de mettre ces moyens productifs en valeur, elle leur en abandonne la jouissance d’une manière plus ou moins précaire, et moyennant telles ou telles conditions : dans de pareils cas on se trouve en présence d’une certaine sorte de collectivisme[3]. Le communisme et le collectivisme, au reste, se combinent parfois, ensemble ; et presque toujours ils laissent subsister pour la propriété et pour la production purement individualistes un champ dont l’étendue, au reste, varie dans de très grandes proportions.

Quelles sont donc ces collectivités que l’on voit, dans les sociétés qui nous occupent, dirigeant l’exploitation des moyens productifs — du moins d’une grande partie d’entre eux —, ou présidant en quelque manière à cette exploitation ?

Parfois, la collectivité qui possède est l’État. Dans le Pérou des Incas — pour autant que nous en pouvons connaître l’organisation — il paraîtrait que chaque couple recevait de l’État une maison et un lot de terre, à titre précaire ; les lots étaient remaniés très fréquemment, de façon à être toujours proportionnés aux besoins des familles. Il y avait, en dehors des terres réparties entre les sujets de l’Inca, des terres de la couronne et des terres du Soleil, dont la culture était assurée par des réquisitions. C’était aussi par réquisition que les travaux industriels étaient exécutés ; et le produit de ces travaux était distribué entre tous. Dans l’Égypte ancienne, le roi avait sur tout le territoire un droit éminent : les prêtres et les guerriers lui payaient une redevance annuelle pour la jouissance héréditaire qu’ils avaient de certaines terres ; quant au peuple, il ne pouvait que louer ces terres des prêtres et des guerriers, ou encore les terres du domaine royal[4].

La collectivité qui possède, d’autres fois, est la commune, le village. C’est ce qui se voit par exemple dans la dessa javanaise et dans le mir russe. La dessa javanaise laisse aux familles qui la composent la propriété de leur maison et de l’enclos attenant, tout en réglant la transmission de ces biens de façon à maintenir l’égalité entre tous ; elle est propriétaire, en revanche, des rizières irriguées, qui constituent à Java la principale richesse de la population indigène : et sur ces rizières sans doute des lois sont assignés pour un temps plus ou moins long à chaque chef de famille ; mais les travaux les plus importants de la culture sont exécutés par la collectivité. Le mir russe, lui aussi, laisse à chaque famille, comme bien héréditaire, sa maison et son jardin ; mais les autres terres sont propriété commune : ces terres sont alloties à des intervalles réguliers, en telle sorte que chaque famille ait des terres à cultiver à la fois dans la partie du territoire de la commune la plus voisine du village, dans la partie la plus éloignée et dans la zone intermédiaire[5].

La propriété collective du clan se rencontre dans toutes les sociétés primitives, semble-t-il, à un certain moment de leur évolution. Le clan d’ailleurs, souvent, se confond avec le village, les habitants d’un même village se regardant comme issus d’une même souche.

Il y a enfin ce qu’on peut appeler la famille associée. C’est une collectivité dont tous les membres sont unis ensemble par des liens de famille, mais où le principe de l’association, néanmoins, paraît être d’ordre économique bien plutôt que d’ordre moral ; La zadruga des Slaves méridionaux, par exemple, demeure à peu près constante au point de vue du nombre de ses membres — ceux-ci sont vingt à cinquante en général — ; elle exploite collectivement les terres qu’elle possède, sous la direction d’un gospodar : chacun des ménages de la zadruga, toutefois, a sa maison particulière, son jardin, et peut exercer une industrie dont les fruits lui bénéficieront.

116. La propriété collective dans nos pays. — Revenons à nos sociétés occidentales. Ici encore, au-dessus des individus, il y a des collectivités qui possèdent et qui produisent. Mais voyons d’une manière aussi exacte que possible ce qu’elles possèdent, et la part qu’elles ont à la production.

Il nous faut commencer par l’État, qui est la plus vaste des unités économiques, et par les collectivités du même genre qui lui sont subordonnées — ce sont, pour la France, les départements et les communes —.

Ces diverses collectivités ont tout d’abord des biens dont elles ne tirent aucun revenu. Ces biens sont, à peu de chose près, les mêmes qui constituent le domaine public, c’est-à-dire ceux qui, en raison de leur nature ou de l’affectation qui leur a été donnée, ne sauraient devenir objet de propriété privée : ainsi les rivages de la mer, les ports et rades, les fleuves et rivières navigables et flottables, les canaux, les fortifications militaires, les routes, ponts et rues, les églises, musées, etc[6]. De tels biens ne sauraient guère être évalués. On peut seulement, pour ceux qui ne sont point des dons de la nature, considérer ce qu’ils ont coûté à créer : on apprendra ainsi que la France, depuis 1822, a dépensé environ 1 milliard pour le creusement de ses ports, 1,5 milliard pour le creusement de ses canaux et l’amélioration de la navigabilité de ses rivières, 4 milliards pour la construction des routes[7]. Et l’on saura par la lecture des budgets ce qui est dépensé annuellement pour l’entretien de ces ports, de ces canaux et de ces routes.

La plupart des biens dont nous venons de parler sont mis à la disposition de tous, et cela parce qu’ils jouent un rôle de première importance dans la vie économique générale. Mais s’il en est ainsi, il convient de mentionner, à côté des dépenses que l’État, les départements, les communes s’imposent pour les créer ou pour les entretenir, tant d’autres dépenses qu’ils font également en vue de la prospérité publique, pour fournir aux citoyens des utilités qu’on ne leur fait pas payer. Comment séparer les services publics qui sont productifs, comme on dit, de ceux qui ne le seraient pas ? On établit couramment des démarcations entre ces deux catégories : de telles démarcations sont nécessairement arbitraires. L’instruction que l’État et les communes donnent pour rien à quantité d’enfants a, à coup sûr, des conséquences considérables pour l’économie. Ne faut-il pas, tout aussi bien, une justice, et par conséquent une force publique pour que l’activité économique des individus puisse se déployer ? Quant à ces forces militaires que l’État entretient spécialement pour garantir son indépendance et pour être en mesure de se faire respecter par les États voisins, ne faut-il pas re connaître qu’elles protègent et qu’elles servent les intérêts de la nation ? En définitive, il n’est pas ou presque pas de service public dont le fonctionnement n’intéresse l’économie.

Ce domaine public, ces services publics gratuits dont nous venons de parler représentent ce qu’il y a dans notre société de communisme ; il s’agit ici, au reste, d’un communisme d’une sorte particulière : car la souveraineté de l’État, la puissance des unités administratives inférieures se fondent non pas sur la seule force de la coutume, comme il arrive par exemple dans les communautés primitives, ni non plus exclusivement sur la volonté des membres de la collectivité, comme c’est le cas pour certaines communautés constituées par application de principes raisonnés, mais sur la tradition, le sentiment, l’intérêt et la contrainte à la fois.

À côté, cependant, de ces propriétés collectives dont la jouissance est donnée à tous gratuitement et des services publics gratuits, il y a des services publics dont les personnes morales administratives tirent des revenus. Au reste, elles ne se comportent pas toujours ici comme feraient les particuliers : car elles peuvent être guidées, dans l’exploitation de leurs biens, de leurs services productifs, par d’autres préoccupations que par la préoccupation du gain. Mais d’autres fois — et trop souvent — elles peuvent être assimilées tout à fait aux particuliers. Les personnes morales administratives ont généralement un domaine foncier. En France, sur une étendue de terre cultivée d’environ 44 millions d’hectares, l’État possédait, en 1898, 1.110.708 hectares, les départements 8.243, les communes 2.982.687, cependant que les établissements hospitaliers possédaient 208.100 hectares, diverses catégories de propriétaires 167.909, et les particuliers enfin 39.758.043. Pour ce qui est des forêts, l’État en possédait, en 1897, 1.124.118 hectares, soit environ 11 %, les communes 1.923.538, et les particuliers 6.473.593.

En Prusse, en 1893, 2.256.581 hectares de terres cultivées étaient propriété publique — l’État possédait 394.100 hectares en 1896 —, et 24.002.032 appartenaient aux particuliers. L’État d’autre part avait, en 1896, 2.761.337 hectares de forêts, soit 33,7 % des forêts du pays. Dans l’Allemagne entière, 33,7 % des forets appartiennent aux États et aux couronnes, 15,6 % aux communes, 46,5 % aux particuliers. En Hongrie, l’État avait, en 1893, 444.027 hectares de terre cultivée ; il possédait, en 1895, 10 % des forêts, cependant que les communes en possédaient 18,5 %. Dans la Russie d’Europe, sur 391.103.966 dessiatines de terres recensées — 1.000 dessiatines = 1.093 hectares —, on avait en 1877-78 :

150.409.977 d. à l’État 7.368.740 » à la famille impériale 131.372.457 » aux communes 101.153.792 » aux autres propriétaires (dont 91.(305.845 aux particuliers).

L’État posséderait 118.904.897 hectares de forêts, contre 69.718.574 aux autres propriétaires. Les chiffres précédents, au reste, ne donnent pas par eux-mêmes une idée suffisamment précise de la valeur des propriétés de l’État et des autres personnes morales administratives : ils ne nous font.pas connaître le degré de richesse des terres ou des forêts que possèdent l’État ou les communes. Pour être renseigné là-dessus, il faut chercher dans les budgets l’indication de ce que les propriétés en question rapportent. On pourra voir, ainsi, que l’État français dans son budget de 1906 a prévu une somme de 5.672.218 francs comme revenu de son domaine, les forêts exclues, et comme revenu de ses forêts une somme de 30.531.100 francs, de laquelle il faut déduire 14.138.600 francs de frais. En Prusse, le budget prévoyait comme revenu net des « domaines » et forêts de l’État, pour 1906, une somme de 70,76 millions de marks, et une somme de 18, 49 millions de marks comme revenu net de ses mines et salines.

Les personnes morales administratives n’ont point seulement des terres et des forêts qu’elles louent ou qu’elles exploitent en régie. Elles tirent des revenus encore de divers services productifs qu’elles assument. En France, par exemple, le budget de 1906 prévoyait une somme de 303 millions comme produit de l’exploitation des postes, télégraphes et téléphones — les frais d’exploitation s’élevant à quelque 257 millions —, un produit de 446 millions pour la vente des tabacs, de 34,7 millions pour celle des allumettes, de 17,7 millions pour celle des poudres à feu, 14,4 millions comme bénéfice de l’exploitation des chemins de fer de l’État. En Prusse, où la plus grande partie des chemins de fer sont exploités par l’État, celui-ci obtient par cette exploitation un produit net qui, en 1904, s’élevait à 632 millions de marks, soit 7,07 % du capital engagé.

Les communes, elles aussi, ont parfois des services productifs d’où elles tirent des revenus : elles assurent l’éclairage au gaz ou à l’électricité des habitants de leur territoire, elles leur fournissent de l’eau, elles organisent des services de transports, elles produisent de la force motrice, etc. Ce socialisme municipal, comme on l’appelle, est en train de prendre, dans certains pays tout au moins, une grande extension.

Nous ne nous attarderons pas, maintenant, à rechercher ce que peuvent posséder certaines personnes morales qui ne sont pas des unités administratives — celles auxquelles le droit français donne les noms d’établissements publics et d’établissements d’utilité publique — . En France, les hospices et hôpitaux, sur les 164 millions auxquels leurs budgets se montaient en 1904, liraient 51,7 millions environ de leur patrimoine ; les bureaux de bienfaisance, dont les budgets s’élèvent à 47 millions, tirent de leurs biens un revenu annuel d’environ 16,7 millions[8]. Rappelons que dans certains pays les Églises, d’une manière ou de l’autre, détiennent des terres, des biens de toutes sortes. Mais la quantité de ces biens, pour être notable, n’est plus comparable nulle part à ce qu’elle était jadis dans des pays comme la France. Et moins importants encore sont les patrimoines de ces associations diverses qui s’occupent d’enseignement, de recherches scientifiques, etc.

En définitive, la revue à laquelle nous venons de procéder des diverses collectivités qui possèdent justifie notre assertion de tantôt, que dans nos sociétés civilisées contemporaines les moyens de production, pour la plus grande partie, appartiennent à des individus.


On pourra chercher des renseignements, au sujet du domaine privé et des services productifs payants de l’État, des communes, etc., dans le Handwortcrbuch der Staatsirissenschaften, aux articles Domr’inen, B, III (Slatistik), par Conrad, t. III, Forstfii (Bedeutung, Grosse und Geschichte, 2), par Endres, même t., et Grund- besitz, III (Statistik), par Wirminghaus et Kollmann, t. IV ; voir encore dans le Handbuch de Schônberg, 3° partie, t. I, Die Erwerbseinhiinfle des Staats, par Scheel, et au t. II, Kommunales Finanzvcesen, par Reitzenstein jet Triidinger, §§ 69-75 ; consulter Philippovich, Grundriss, 1er vol., § 27, 6, i’Annuaire statis tique, année 1905, pp. 313 et 311, le Statistisches Jahrbuch prussien de 1906, pp. 212- 213 et 108, etc. Pour ce qui est en particulier des exploitations des municipalités, il y a lieu de renvoyer ;i Bourguin, Les systèmes socialistes et l’évolution économique (Paris, Co lin, 3« éd., 1907), Annexe VIII, On apprendra dans ce livre qu’en Angleterre, le nombre des exploitations municipales était de 1.045 pour les eaux en 1901, de 256 pour le gaz en 1903, de 323 pour l’éclairage électrique et de 142 pour les tramways vers ce même moment , les capitaux engagés dans ces diverses catégories d’exploi tations s’élevaient respectivement à 67, 35, 30 et 24 millions de £. Aux États-Unis, en 1899, on avait 1.787 exploitations municipales pour l’eau, 951 pour le gaz, 2.572 pour l’éclairage électrique ; les capitaux engagés étaient respectivement de 513, 330 et 205 millions de $.


2. Quelques autres déterminations juridiques de la production contemporaine.


117. Remarques complémentaires sur la propriété individuelle. — Ce n’est pas assez de savoir que notre droit reconnaît la propriété individuelle des moyens de production, et voit dans cette propriété individuelle la propriété type, celle dont les autres sont des imitations, ou par rapport à laquelle elles constituent des exceptions. Il faut, si l’on veut connaître l’essentiel des bases juridiques de notre économie, étudier un peu cette institution de la propriété individuelle ; il faut remarquer, en outre, certains principes inscrits dans nos Codes et qui sont particulièrement importants.

Pour ce qui est de la propriété, il y a lieu de considérer, tout d’abord, les différentes catégories de biens qui peuvent être objet d’appropriation.

À ce sujet, on notera qu’il est une certaine catégorie de biens que, jadis, on pouvait posséder, et qui, aujourd’hui, ne peuvent plus être appropriés — qui ne sont plus, aujourd’hui, des biens au sens économique du mot — : nous voulons parler des êtres humains. Le servage a été aboli, en France par la Révolution, en Russie en 1861. L’esclavage a disparu des colonies européennes et des États de l’Amérique pendant le cours du XIXe siècle.

Mais si l’on a cessé de pouvoir posséder des êtres humains, la propriété par ailleurs semble, d’une manière générale, évoluer dans le sens de l’appropriation d’un nombre toujours plus grand d’objets. L’appropriation de la terre par les individus, notamment, est, dans toutes les sociétés où on la rencontre, un fait plus ou moins récent : partout la terre paraît avoir été à l’origine propriété collective[9] : et c’est précisément pour cette raison — la terre ayant constitué pendant très longtemps presque toute la richesse des hommes — que nous rencontrons dans l’histoire tant de sociétés où la forme collective de la propriété est prédominante. Quant à la propriété dite intellectuelle, s’il est possible d’aller chercher ses origines dans les privilèges que nos anciens rois accordaient aux auteurs, il n’en est pas moins vrai qu’elle n’a été créée véritablement que par la Révolution : c’est celle-ci qui a donné aux écrivains, aux artistes, la propriété de leurs œuvres, aux inventeurs celle de leurs inventions. Et c’est récemment aussi que les industriels et les commerçants sont devenus propriétaires de leur marque de fabrique et de leur nom commercial.

La propriété doit être considérée non seulement sous le rapport de son objet, mais encore sous le rapport des droits qu’elle confère. Sous ce nouveau rapport, comme sous le premier, elle a varié dans l’histoire. Et de même que, à prendre les choses en gros, elle s’est étendue à des catégories de biens de plus en plus nombreuses, de même l’évolution de la propriété s’est faite, d’une manière assez générale, dans le sens d’une augmentation des droits du propriétaire. C’est la propriété quiritaire, c’est-à-dire la propriété entendue comme la faculté de jouir, d’user et d’abuser, qui est regardée chez nous comme la propriété normale ; c’est elle que consacre le Code civil.

Il y a, toutefois, des limitations au pouvoir du propriétaire. Et la principale procède de cette conception que l’individu possède, non pas en tant que tel et pour lui-même, mais en tant que représentant d’une famille et pour celle-ci : c’est cette limitation qui résulte — dans les pays latins et germaniques du moins — des lois sur les successions et les donations. L’individu ne peut disposer de son avoir par testament, et même l’aliéner de son vivant par donation, que dans certains cas ; dans d’autres cas, il ne peut léguer ou donner qu’une certaine quotité de ses biens, qui se réduit au quart, en France, si notre individu a trois enfants : le reste du patrimoine doit aller, après la mort du propriétaire, à des héritiers que la loi désigne ; et si ces héritiers sont des enfants du défunt, c’est un partage égal qui se fait entre eux. L’individu n’a même pas la possibilité de dissiper sa fortune de son vivant : il s’exposerait, s’il entrait dans cette voie, à se faire donner un conseil judiciaire.

118. De quelques autres principes de notre droit. — On peut rattacher, si l’on veut, à la question des droits que la propriété confère l’étude de ces principes juridiques dont il nous reste maintenant à parler. Il s’agit en effet, comme on va le voir, de principes qui permettent aux propriétaires de faire certains usages de leurs biens, ou de telle catégorie particulière de biens.

Le premier des principes que nous voulons mentionner est celui qui proclame la légitimité du prêt à intérêt[10]. L’intérêt de l’argent a été, pendant toute l’antiquité, tout le moyen âge, et jusqu’au XVIIIe siècle, l’objet d’une hostilité plus ou moins vive des législateurs, comme aussi, souvent, des théologiens, des philosophes, voire même des économistes. À la vérité, les prohibitions que l’on a faites du prêt à intérêt sont demeurées dans une grande mesure inefficaces : elles ont réussi surtout, pendant le temps qu’elles ont été en vigueur, à faire remplacer les prêts d’argent par des opérations équivalentes, comme la constitution de rente. Il n’empêche que ces prohibitions législatives, et le blâme que l’opinion attachait à l’opération du prêt à intérêt, ont été pendant très longtemps un obstacle au développement du crédit. Mais aujourd’hui les idées sont autres. Notre Code civil français admet le prêt à intérêt : et si la loi de 1807 a établi un maximum pour l’intérêt de l’argent, cette limitation a été abolie par la loi de 1886 en ce qui concerne les prêts commerciaux.

Il n’y a pas lieu de mettre parmi les particularités de notre droit moderne la reconnaissance qui y est faite de la légitimité du louage de service. La disparition de l’esclavage et du servage, les transformations de la technique productive, la division beaucoup mieux marquée aujourd’hui que jadis de la société en deux classes, celle des possédants et celle des prolétaires, tout cela a augmenté considérablement l’importance de cette sorte de contrat. Mais il est, cependant, très ancien. Ce qui serait particulier au droit contemporain les nations civilisées, si on le compare, surtout, au droit institué par la Révolution, c’est la réglementation législative, qui chaque jour se fait plus étroite, du contrat de travail. Et il faudrait indiquer encore cette évolution juridique qui a son origine dans la reconnaissance aux ouvriers du droit de former des associations professionnelles et des coalitions, et qui tend à substituer peu à peu au contrat individuel du travail le contrat collectif.

Mais voici de nouveau un principe juridique dont l’inscription dans notre législation est relativement récente : c’est le principe de la liberté de l’industrie ou de l’entreprise, en d’autres termes, la faculté qui est laissée aux individus — d’une manière générale tout au moins — d’entreprendre les productions qu’ils veulent, d’organiser ces productions à leur guise, sous le rapport des procédés techniques comme aussi sous le rapport de la qualité des produits, et de tarifer ces produits comme il leur plaît. On sait qu’au moyen âge la production, et particulièrement la production communément appelée industrielle, était soumise à une réglementation assez sévère : dans l’état alors à peu près stationnaire de l’économie, des préoccupations d’ordre moral, le souci des intérêts tant des producteurs que des consommateurs avaient conduit à l’établissement de cette réglementation. La politique des rois, pour des raisons en partie différentes, maintint et même aggrava ce régime. Mais quand les progrès de la technique, joints à d’autres causes, rendirent possible un développement rapide de la production, on vit les économistes exprimer les aspirations que ces progrès avaient créées dans toute la société et réclamer l’introduction d’un régime différent. Leur effort devait aboutir à la promulgation des fameux édits de Turgot, et de la législation révolutionnaire, où la même inspiration se retrouve. Avec cette législation, c’était une ère économique nouvelle, peut-on dire, qui commençait.

À la liberté de l’industrie on peut rattacher la liberté du commerce, qui a la même histoire, et qui ne représente même, si l’on veut, qu’une manifestation spéciale de celle-là. Par liberté du commerce nous entendons le droit qu’ont les producteurs, les particuliers en général, d’aller chercher des acheteurs pour les produits où il leur plaît, de faire circuler ces pro duits sans être entravés en rien, sans avoir à acquitter d’autres taxes que celles qui constitueraient le paiement de services véritables — qu’on pense, par exemple, aux tarifs du transport par chemin de fer — . La liberté du commerce, au reste, n’existe qu’à l’intérieur des États. Ceux-ci pour la plupart, soit pour des raisons fiscales, soit dans le dessein de protéger la production nationale, ont établi à leurs frontières des barrières qui gênent plus ou moins, et parfois qui empêchent la circulation des marchandises.

119. Remarque finale. — Les faits que nous venons de passer en revue, en somme, laissent subsister ce que nous disions en tête de cette section, à savoir que l’économie contemporaine, dans ses rapports avec le droit, apparaît comme essentiellement individualiste ; et ils nous montrent d’autre part que ce régime est essentiellement libéral. Ce sont les individus qui organisent, qui dirigent la production à leur gré. Les intérêts individuels, jouant librement, sont le moteur de l’énorme machine économique. Toutefois, il est à noter qu’un esprit nouveau inspire de plus en plus la législation. Un droit nouveau s’élabore ; une évolution des institutions se fait qui, avec une vitesse lente encore, mais chaque jour accélérée, parait devoir nous conduire à un régime très différent de ce régime purement individualiste et libéral dont, il y a un siècle, tout le monde ou à peu près était partisan.


  1. Sur ce sujet, voir Wagner, Grundlegung, 3e éd., 2e partie (Leipzig Winter, 1894).
  2. Une première orientation, pour cette étude, pourra être cherchée dans le livre de Letourneau, L’évolution de la propriété, Paris, Vigot, 1889.
  3. Le collectivisme peut comporter aussi l’exploitation des moyens de production par la collectivité : ce qui le distinguera du communisme, alors, c’est que les individus, à la différence de ce qui se passe en régime communiste, seront déterminés par l’intérêt, non par la contrainte ou le dévouement au bien public, à contribuer à assurer la prospérité générale : ils seront rémunérés selon leurs œuvres, et non pas selon leurs besoins. C’est de cette deuxième manière que beaucoup de collectivistes, aujourd’hui, définissent le régime dont ils sont partisans.
  4. Nous ne parlons pas ici des sociétés féodales du moyen âge. Dans ces sociétés, le souverain a un droit éminent sur toutes les terres ; et au-dessous de lui, il y a toute une hiérarchie de seigneurs dont chacun tient ses terres d’un seigneur plus haut placé à qui il rend l’hommage. Mais les rapports de suzeraineté et de vasselage sont des rapports politiques bien plutôt qu’économiques : il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à considérer quelles sont les obligations réciproques du suzerain et du vassal.
  5. On sait que des mesures récentes prises par le gouvernement russe paraissent annoncer une destruction prochaine de l’organisation du mir.
  6. Les chemins de fer font partie du domaine public national ; mais ils rapportent à l’État des revenus, ou pourraient en rapporter.
  7. Pour la voirie urbaine, il aurait été dépensé aussi quelque 4 milliards. Ces chiffres sont empruntés à Colson, Cours d’économie politique, liv. III, chap. 8, vi, A.
  8. Annuaire statistique, 1905, pp. 88, 90.
  9. Voir l’ouvrage célèbre de Laveleye, De la propriété et de ses formes primitives. Paris, Alcan, 4e éd., 1891.
  10. Sur l’histoire du prêt à intérêt, consulter Schmoller, Grundriss, § 189 (la bibliographie précède le § 182 c.) ; trad. fr., t. III. Sur l’histoire des doctrines, consulter Böhm-Bawerk, Geschichte und Kritik der Capitalzinstheorien, particulièrement les sections II et III.