Manuel d’histoire de la littérature grecque/Préface

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Manuel d’histoire de la littérature grecque
(p. i-iv).

PRÉFACE

Ce Manuel n’est pas un ouvrage d’érudition : il s’adresse surtout aux élèves de l’enseignement secondaire et aux lecteurs qui veulent être rapidement informés sur les points essentiels de la littérature grecque. On en a donc écarté les controverses épineuses, les recherches d’authenticité, les énumérations de noms obscurs qui n’intéressent que les spécialistes. Mais, dans ces limites, imposées par les besoins du public qu’ils avaient en vue, les auteurs sont restés fidèles à l’esprit qu’ils avaient essayé de porter dans leur précédent ouvrage : c’est une histoire suivie qu’ils ont voulu faire, non une série d’études détachées sur les écrivains grecs, et ils se sont efforcés de combiner l’étude des divers artistes avec le sentiment de la continuité historique qui les relie les uns aux autres. Le principal personnage de cette histoire est le génie littéraire de la Grèce, dont ils ont raconté l’évolution depuis les origines jusqu’au temps où il semble s’éclipser par l’avènement du monde chrétien.

Les grands écrivains d’une nation sont ceux qui personnifient le génie national avec le plus d’éclat aux divers moments de son évolution et par lesquels s’accomplit ou se manifeste cette évolution. Un grand écrivain est à la fois original et national. Il n’y a là nulle contradiction. Un Eschyle, un Platon, un Démosthène, ont sans doute une physionomie très personnelle, qui les distingue à la fois de leurs rivaux et de la foule obscure de leurs contemporains ; mais l’artiste le plus original tient à sa nation par toutes ses fibres. La langue qu’il parle, les formes littéraires où il enferme sa pensée, le fond même de ses idées et de ses sentiments lui sont fournis par le sol nourricier. Même l’écrivain révolté contre son temps s’appuie sur ce temps pour le combattre. C’est la tradition qui lui impose les problèmes à résoudre. C’est elle qui lui offre les solutions dont il ne veut pas, et, par là déjà, elle oriente sa pensée dans une direction dont il n’est pas maître. Sans les sophistes, Socrate n’aurait pas philosophé comme il l’a fait. Par cette dépendance à l’égard de ce qui l’entoure, l’œuvre de l’artiste rentre dans la série des effets et des causes qui constitue la trame de toute évolution. Son génie personnel est, si l’on veut, un accident, un hasard ; ou, du moins, il peut être considéré comme tel, du point de vue qui est celui de l’histoire littéraire ; car, s’il y a des causes définies à cet accident, à ce hasard apparent, elles nous échappent et ne sont même pas de notre domaine. Mais, dans l’évolution collective, l’accident tient peu de place : il y a une sorte de logique interne qui fait qu’à un âge de poésie succède un âge de réflexion et que des genres d’abord confondus se distinguent ; il y a un rythme naturel et fatal suivant lequel les affirmations et les contradictions, les tentatives en sens divers s’appellent les unes les autres. Détacher un individu de ce fond collectif et anonyme qui le supporte, c’est le rendre inintelligible. Il faut sans cesse l’y ramener et l’y confronter. Son originalité personnelle, loin d’y perdre, y gagnera de nous apparaître avec plus de précision. Notre plaisir artistique aussi en deviendra plus vif : car, dans la voix d’un individu, nous entendrons résonner les harmonies obscures qui en font le timbre pénétrant et la richesse. Enfin, si c’est une noble joie que de comprendre, nous ennoblirons notre plaisir en le rendant plus intelligent. C’est cette conception de l’histoire littéraire qui nous a dirigés dans ce Manuel comme dans notre Histoire de la Littérature grecque.

La même préoccupation historique nous a conduits à donner une place aux écrivains chrétiens dans le tableau de la pensée grecque. L’hellénisme, en effet, a côtoyé le christianisme pendant trois siècles avant de disparaître dans le triomphe de la religion nouvelle. De là des modifications graduelles qui sont une partie intégrante de son histoire. On ne peut vraiment comprendre ni les derniers païens ni les premiers chrétiens, si l’on sépare arbitrairement les deux courants qui, dans la réalité, coulèrent si longtemps l’un à côté de l’autre et finirent par se mélanger.

Nous aurions beaucoup grossi ce volume, déjà chargé de matière, si nous avions cédé à la tentation de faire connaître les écrivains directement par des citations étendues. Nous avons dû nous priver du plaisir de faire de cette histoire une sorte d’anthologie. En général, nous n’avons admis les citations que dans la mesure où elles étaient nécessaires pour justifier une allégation. Si nous avons parfois dérogé à cette règle, c’est en faveur de quelques écrivains dont les textes ne sont pas d’un accès aussi facile que ceux des classiques proprement dits.

On répète souvent que l’étude du grec est en baisse dans l’enseignement secondaire. La chose est loin d’être prouvée. En tout cas, il n’y eut probablement jamais d’époque où plus d’artistes, de poètes, de libres esprits de toute sorte aient été plus délicatement sensibles à la beauté propre de l’art grec sous toutes ses formes. Notre but serait pleinement atteint si nous pouvions contribuer à accroître en quelque mesure, dans la jeunesse de nos écoles et dans le public, ce goût intelligent pour la raison la plus gracieuse et la plus libre que le monde ait connue.

Septembre 1900.
A. C.

Dans ce Manuel, comme dans l’Histoire complète, les matières ont été réparties entre les deux collaborateurs, de la manière suivante :

Chapitres I à V, Épopée 
 Maurice Croiset
Chapitres VI à IX, Lyrisme et Origines de la prose 
 Alfred Croiset
Chapitres X à XV, Drame attique au Ve et au IVe siècle 
 Maurice Croiset
Chapitres XVI à XX, Prose ionienne classique et prose attique
 Alfred Croiset
Chapitres XXI et XXII, Comédie nouvelle et poésie attique hors du Théâtre 
 Maurice Croiset
Chapitres XXIII à XXVI, Littérature alexandrine 
 Alfred Croiset
Chapitres XXVII à XXIX, Littérature de l’Empire 
 Maurice Croiset