Marguerite de Sainte-Gemme
DE
SAINTE-GEMME
COMÉDIE EN TROIS ACTES, EN PROSE
ACTE PREMIER
Scène PREMIÈRE
Arrive ici, toi, et dis la vérité.
Oui, monsieur.
Gare à tes oreilles, si tu mens !
Oui, monsieur.
Qu’est-ce que c’est que cette demoiselle qui demeure au château de Luny ?
Oui, monsieur.
Ah çà ! te moques-tu de moi avec tes : oui monsieur ?…
Non, monsieur ! mais c’est que, si M. Cyprien savait que je le trahis !…
Je ne te parle pas de mon fils ; je te parle de la demoiselle qui demeure au château.
Quel château de Luny, monsieur ?…
Ah ! tu eux faire le rusé, toi !… Ça te va bien ! Je vais te conduire à madame, qui saura bien te faire parler.
Oh ! non, monsieur, faut pas ! je dirai comme monsieur voudra.
Quel âge a-t-elle ?
Environ soixante-quinze ans, monsieur.
Imbécile ! Est-ce que je te parle de la vieille demoiselle de Luny ?
Oh ! non, monsieur, puisqu’elle est morte.
Elle est morte à Paris, il y a environ deux mois.
Oui, monsieur ; six semaines.
Il y a six semaines que mon fils a quitté Paris.
Mêmement que c’est son neveu qui hérite.
Le jeune comte de Luny ?
Oh ! non, monsieur : à ce qu’il paraît qu’il est de l’âge de monsieur.
N’importe ! il a donc pris l’orpheline sous sa protection ?
L’orph… ?
La jeune fille que cette dame avait élevée, dont mon fils…
Oh ! oui, monsieur ! M. Cyprien l’aime bien, allez ! (À part.) Pauvre maître ! s’il savait que je le trahis ! mais ça ne fait rien puisque je l’aime tout de même.
Mais il n’y a pas plus de six semaines que mon fils la connaît ?
Non, monsieur : il y a plus d’un an.
Ah ! (À part.) Il m’avait caché ça !… (Haut.) Où donc l’a-t-il connue ?
À Paris, monsieur, chez la vieille défunte, où il allait quelquefois.
Souvent ?
Oui, monsieur.
Tous les jours ?
Oh ! non, monsieur ; jamais !
Souvent ! jamais ! Qu’est-ce que tu dis, animal ?
Monsieur, je dis, jamais le jour ; mais il y allait tous les soirs quasiment, et, à eux deux, la petite demoiselle et M. Cyprien, ils faisaient la partie et la lecture à la vieille.
Bien ! bien ! bien ! Et as-tu entendu dire… ?
Monsieur, j’ai entendu la sonnette.
C’est bon ! Cette jeune fille passe-t-elle… ?
Monsieur, c’est la sonnette à madame.
Ça ne te regarde pas.
Mais, monsieur, quand madame sonne, faut que tout le monde soit prêt à courir.
Eh bien, va ! (À part.) J’interrogerai Cyprien, à présent que je sais… (Haut.) Ah ! écoute.
Oui, monsieur…
Si madame t’interroge…
Je dirai tout… comme à monsieur.
Non pas ! je le le défends… Tu ne sais rien…
Non, monsieur ; mais, si madame veut, pourtant… ?
Je suis le maître.
Non, monsieur !
Hein ?… (On sonne encore, Louisot se sauve et se cogne aux meubles.)
Scène II
C’est ça, casse-toi… pendant que ma femme casse les sonnettes ! On ne craint qu’elle ici. Bah ! j’aime autant que l’on ne me craigne guère et que l’on médise tout ! — Ah ! maître Cyprien avait depuis longtemps une amourette ?… J’aime mieux ça que du désordre. À son âge, à vingt ans, le cœur parle, et, si la petite est un peu sage… fermerai-je les yeux ?…Oui ! ces choses-là, quand on s’en occupe, prennent de l’importance… et je ferai aussi bien…
Scène III
Qu’est-ce qu’il y a ?… Madame me demande ?
Non, monsieur, elle s’en va voir ce fermier malade ; mais c’est qu’il y a là un monsieur qui veut que monsieur le reçoive.
Qui veut ?… Son nom ?…
Oui, monsieur. « Son nom ? » que j’y ai dit… « Mon nom ? qu’il a dit, M. des Aubiers me connaît bien. »
Tu ne l’as jamais vu ?
Non, monsieur !
Scène IV
Eh bien, des Aubiers, vous ne me reconnaissez pas ? Je suis donc bien changé ?
De Luny ! (ils se serrent la main.) Mon Dieu ! qu’il y a longtemps… Je ne vous savais pas en France, moi !
Chut ! nommez-moi tout bas, je suis ici incognito.
Bah ! une aventure ?
Pénible ! Je vous dirai ça. Je suis en France depuis quatre jours ; le temps de passer la frontière, et d’arriver en poste.
Eh bien, où allez-vous ?…
J’ai pris gîte chez moi, sous un faux nom.
Ah ! vous allez habiter Luny ?
Oui, le manoir de mes ancêtres ! il est fort délabré ! Il y a bien vingt ans que ma tante ne l’habitait plus ; et, moi, je n’y ai pas mis les pieds depuis mon enfance.
Mais sous quel prétexte y êtes-vous ?
Le prétexte de l’examiner avec l’intention de l’acquérir.
Tiens ! et depuis quand êtes-vous là ?…
Depuis cette nuit, et, avant de rien voir, j’ai dormi d’abord ; puis je me suis dit que vous seul dans ce pays me connaissiez ; c’est pourquoi j’accours, dès le midi, l’aurore des paresseux comme vous, pour vous prier de voir en moi le baron de Marsac.
Bah ! vous avez pris le nom de ce bon Marsac, qui était si moral, si crédule !…
Et si bête ! Ne vous gênez pas, c’est mon cousin.
Eh bien, où est-il donc, lui, ce pauvre Marsac ?
Il est resté à Venise, où j’avais réussi à l’attacher à notre ambassade, et où, pas plus qu’à Paris, il n’a su faire son chemin.
Mais vous ! vous avez là une très-belle position ?
Je ne l’ai plus. J’ai été forcé de partir, à la suite d’une malheureuse affaire. Figurez-vous, mon cher, un étourdi de vingt ans, qui s’imagine m’avoir pour rival, et qui me provoque en plein théâtre.
De là un duel !
Inévitable !
Vous l’avez tué ?…
Malheureusement.
Diable ! un enfant !
Oui ! le diable s’en est mêlé ! C’était un Français, le propre neveu de notre ministre ; mon ambassadeur, qui m’aime beaucoup, et qui me donne raison, m’a prié de quitter l’Italie et de me tenir coi quelque part, pendant qu’il tâcherait de me justifier auprès de Son Excellence. Voilà mon histoire ; voyons la vôtre ! (Il s’assied à gauche.) Vous avez engraissé, vous avez eu beaucoup d’enfants, et vous vécûtes heureux ?…
J’ai engraissé ! pas trop, ce me semble… Je n’ai pas eu un seul enfant, de ma seconde femme, et… je m’ennuie beaucoup à la campagne.
Le mariage n’a donc pas tenu ses promesses ? On m’a dit cependant que vous aviez pris une jeune et jolie femme ?
Eh bien, oui ! mais il y a de cela dix ans, et je ne suis pas un bon bourgeois de province, moi, pour roucouler toujours !
Comment ! il y a dix ans que nous ne nous sommes vus ? C’est parbleu vrai ! À propos, vous aviez un fils de votre premier mariage ? vous l’avez toujours ?
Dieu merci ! Il se destine à la magistrature ; ce n’est pas un paresseux, comme moi. Ah ! sans cet enfant-là, je n’aurais pas aliéné ma liberté une seconde fois.
Bah ! bah ! vous avez toujours fait le terrible, et vous étiez du bois dont ou fait les hommes rangés.
Mon Dieu ! vous savez bien que j’avais vingt-deux ans, quand on me laissa épouser une charmante cousine, dont j’étais épris, c’est dans l’ordre. Elle me donna beaucoup de jalousie, que je lui rendis avec usure. Ce n’était pas notre faute, nous étions trop jeunes tous les deux, et c’était un mariage d’amour.
Alors, vous avez passé au mariage de raison ?
Que voulez-vous !… J’étais veuf à vingt-cinq ans ! d’abord très-affecté, je m’enivrai peu à peu de ma liberté… Je fis, en votre compagnie, beaucoup de folies ; je mangeai ma fortune et je compromis celle de mon fils, par trop de confiance en affaires… Je suis une nature expansive, moi ; j’aime ce qui est généreux et grand ; je ne sais pas refuser, soupçonner, prévoir… mais je suis avant tout un bon père, et, un beau jour, à trente-cinq ans, je me fis des reproches et me décidai au mariage… avantageux ! Ma future était riche, de noblesse d’épée, tandis que je ne suis que de robe, jeune, plus que moi de quinze ans, et jolie… ah ! elle était jolie ! il n’y a pas à dire ! de plus, elle m’aimait ! Je ne suis pas un fat de le penser, puisqu’elle m’accepta veuf, père, ruiné, et pas très-bien revenu de mes erreurs de jeunesse.
Donc, c’est elle qui fit le mariage d’amour ?
Elle eut ce bonheur-là ; et je crus le partager… je me crus l’enfant mignon de la destinée ; mais…
Mais quoi ?… Elle est coquette ?
Ah bien, oui ! c’est un collet monté de première classe !…
Sans esprit ?
Plut au ciel ! on pourrait l’attraper quelquefois !
Acariâtre ?…
Non !
Avare ?
Non pas !
Quoi donc, alors ? Vous me feriez supposer…
Ne supposez rien de noir ! ce serait lui faire injure ; j’aime mieux vous dire ce qui en est. Figurez-vous, mon cher ami, que je suis tombé dans les griffes d’un charmant despote qui s’est peu à peu emparé de toute mon existence ; plus de plaisirs, plus d’amis, plus de laisser aller, plus d’imprévu dans la vie. J’ai eu affaire au caractère le mieux trempé qui soit sorti des mains de la nature ! Une volonté ardente sous des dehors tranquilles ; une femme qui ne se fâche jamais, tout en fâchant sans cesse, qui vous ramène, qui ne boude pas, qui vous persuade qu’elle cède quand elle commande, qui veut toujours avoir raison de vos goûts, de vos idées, de vos rêves même ! Et ce qu’il y a de pis, c’est qu’elle a mille qualités, qu’il faut bien reconnaître : de l’ordre, de la prévoyance, de l’activité, de la charité, tout ce qu’il y a de plus parfait enfin, et de plus irritant à subir, quand on est un simple mortel, aimant à laisser couler la vie comme un ruisseau capricieux, et à s’égarer de temps en temps dans les jardins un peu négligés de la fantaisie.
Alors, trompez-la, trompez-la beaucoup ! ça chassera votre ennui, et vous vous sentirez mieux disposé à lui accorder tous les égards que vous lui devez.
Vous me faites là une belle morale, vous ! On ne trompe pas comme ça une femme de mérite ; ça rend difficile, que diable ! et puis je suis surveillé.
Ah çà ! dites-moi, mon cher, a-t-elle payé vos dettes ?…
Elle a fait mieux : elle a racheté et assuré à mon fils tout mon patrimoine, et elle y a joint sa fortune personnelle, qui, ainsi que je vous le disais, est considérable. L’héritière des Sainte-Gemme était trois fois millionnaire.
C’est mademoiselle Marguerite de Sainte-Gemme que vous avez épousée ?… Heureux homme !
La connaissez-vous ?
J’ai eu le bonheur, autrefois, de l’admirer… de loin, dans le monde, mais sans avoir eu jamais celui de l’approcher. Son père était mort glorieusement pendant la guerre de Sept ans ; et elle avait été élevée par la douairière de Sainte-Gemme, femme des plus distinguées, mais d’un rigorisme exagéré dans le choix de ses relations.
C’est bien cela, et les leçons du maître avaient porté fruit. Je n’ai pas été admis tout de suite à faire ma cour.
C’est un honneur que je n’ai pu obtenir jadis ; mais j’espère bien qu’aujourd’hui vous pourrez me présenter à cette femme terrible ?
À madame des Aubiers ! vous ? Ah bien, oui ! elle ne veut pas entendre parler de tout ce qui date de mon beau temps ! Et vous justement qui avez la plus mauvaise réputation… Non, non ! j’irai vous voir ; ça me fera grand plaisir et grand bien de vous avoir pour voisin, nous chasserons ensemble ! mais venir ici !…
Dieu ! que vous êtes devenu ridicule, mon cher ! Ce que c’est que le mariage !
Eh bien, oui ! Vous vous moquerez de moi… ailleurs.
Comme vous voilà inquiet !
C’est l’heure où elle rentre.
Eh bien, vous aurez le temps de me faire… évader, puisqu’on en est là, chez vous !
Le temps, le temps ! Elle marche comme une mouche, et elle entre comme un coup de pistolet ! (Marguerite entre.) Bon ! j’en étais sûr ! Je la sentais venir !…
Scène V
Ah ! pardon… Je vous dérange ?
C’est elle ! Toujours charmante !
Qui est-ce ?
Une personne qui m’entretient d’affaires.
Alors, vous avez besoin de moi ; car vous n’aimez guère à vous occuper de ces choses-là.
C’est ce que me disait justement M. des Aubiers, madame, et, si ce n’eût été une effroyable indiscrétion de la part d’un inconnu, c’est à vous…
M. des Aubiers ne vous connaît pas ?…
Si fait ! si fait !…
Alors, j’ai l’honneur de parler… ?
Au baron de Marsac.
Ah ! une de vos anciennes connaissances, je crois ?
Un ancien ami, madame…
Dont je vous ai parlé mainte fois ; le plus grave, le plus rangé de mes amis.
Ce n’est peut-être pas beaucoup dire ! N’importe ! (Haut.) La réputation de monsieur est fort bonne ; pourquoi ne me le présentiez-vous pas ? Veuillez me dire quelle affaire nous l’amène.
Elle veut tout savoir, elle ! Dites quelque chose et n’ayez pas d’esprit ; je lui ai dit que Marsac était fort lourd !
C’est bien aise. (Haut et prenant des manières rondes et pesantes.) Je viens, madame, en ce pays de Bourgogne pour m’y établir, selon toute apparence.
Près d’ici ?
Fort près ! deux lieues tout au plus ! Je compte acheter la terre de Luny.
Vraiment ? Ah ! tant mieux ! Alors, nous n’aurons jamais le fâcheux voisinage du propriétaire actuel.
Faites donc attention ; M. de Marsac est le proche parent du comte de Luny.
Proche parent ? Ah ! oui, c’est vrai !
Son cousin, issu de germain, madame. Mais ne vous gênez pas ! je ne compte pas le défendre.
À la bonne heure ! J’aurais moins bonne opinion de vous si vous vous disiez son ami.
Grand merci ! Je l’ai été, moi, pourtant !
Oh ! vous, c’est différent ; vous étiez si jeune ! Vous vous en repentez, d’ailleurs.
OÙ prenez-vous ça ?…
Vous m’avez dit de lui pis que pendre.
Ah !
N’en croyez rien, au moins ! De ce qu’il m’est arrivé devant madame des Aubiers de raconter quelques espiégleries…
Des espiégleries ?… Des duels sanguinaires ! des filles séduites ! des femmes compromises !…
Des maris trompés !
Bah ! bah ! il n’y a pas là de quoi pendre un homme, et tout cela le ferait bien rire, s’il vous entendait !
Ça prouverait qu’il n’a ni foi ni loi, voilà tout ! — Mais il vend sa terre, j’en suis charmée. Du reste, c’est bien malgré sa tante qu’il a cet héritage ;… elle l’avait maudit !
Vous la connaissiez, madame ?
Fort peu. Elle était infirme et ne quittait guère Paris.
Digne parente ! elle a oublié de faire son testament !
À propos de ça, dites-moi : elle a donc laissé dans la misère une certaine Anna ?
Oh ! est-ce qu’elle saurait… ?
Une orpheline qu’elle avait élevée, et que cet affreux personnage dont nous parlions a envoyée à Luny.
J’ai ouï parler de cela. On a écrit, je crois, à mon parent, pour lui recommander cette jeune fille, qu’il ne connaît pas. Il a trouvé tout simple qu’elle se retirât momentanément à Luny.
Vous ne l’avez pas encore vue chez vous ?
Non ! je la verrai tantôt.
Vous dites ?…
Que le comte de Luny, qui ne connaît pas cette orpheline, a fait au moins là une bonne action.
Vous croyez ça, vous ! Moi, je dis que c’est une proie qu’il s’est mise en réserve.
Eh ! qui sait ?… (Haut.) Ce serait horrible !
Je le crois capable de tout.
Et moi aussi !
Eh bien, nous nous entendrons tous les deux ! Achetez cette maudite terre, et débarrassez-nous de tout ce que protégeait ce mécréant.
Ah ! pauvre Cyprien !… Elle sait tout !
Je ne sais morbleu point comment vous remercier, madame ? Je me retire tout confusionné de vos bontés pour moi.
Je suis votre servante, monsieur le baron.
En avez-vous assez ? Vous l’avez voulu !
Je trouve ça charmant, moi ; ça m’amuse beaucoup !
Ma foi, ça m’amuse aussi. Vous faites le Marsac !… J’ai cru le voir et l’entendre !
Scène VII
Ce Marsac a l’air d’un très-brave homme, et, quand je lui ai parlé des projets de son cousin sur la jeune fille, il n’a pas dit non. Oh ! il faut absolument que j’éclaire Cyprien sur les suites d’une liaison pareille ! (Elle sonne.) Son père en rirait. Il ne veut rien prévoir. (Louisot entre.) M. Cyprien ?…
Oh ! il n’est pas sorti aujourd’hui, madame, vrai ?
Qu’est-ce qui vous demande ça ?
Oui, madame.
Vous aimez à parler ! Sachez que vous ne devez répondre que par oui ou non aux questions qu’on vous fait. Prévenez M. Cyprien de venir me parler.
Oui, madame ; mais le voici.
Scène VII
Vous me demandiez, madame ?
Assieds-toi là, et causons de bonne amitié (ils s’asseyent vers la droite), Sans plus de cérémonie que le jour où, pour la première fois, je te pris sur mes genoux. C’était le jour de mon mariage avec ton père, et je demandai à Dieu, si je devais avoir des enfants, de ne pas me les laisser aimer plus que toi. Dieu m’a trop prise au mot, puisqu’il ne m’en a pas donné du tout. Eh bien, puisqu’il a voulu que tu fusses toute ma famille, je le veux aussi, et je ne souffrirai pas que rien nous désunisse.
Qui pourrait nous désunir ?
Il y a quelque chose entre nous. Tu étais studieux, calme, heureux ; je t’ai cru assez raisonnable pour passer seul un an à Paris. Te voilà revenu, mais soucieux, hautain, sombre ! Je ne t’en parlais pas, j’espérais que ça se dissiperait ; mais ça empire, et je t’en parle. Cyprien, il faut me promettre de renoncer à cette fantaisie-là.
Vous croyez qu’une fantaisie… ?
Ne cherche pas à me tromper ; tu n’as jamais-menti, toi… Confesse-toi ; cette petite aventurière qu’on appelle Anna, je crois…
Maman, je vous en supplie !… alors… pas un mot sur elle.
Ah ! par exemple ! Tu t’imagines que je vais tranquillement te regarder faire des folies ?… Tu te trompes bien, mon garçon !… Un futur conseiller, courir la grisette !…
Vous ne savez pas de qui vous parlez ; vous ne la connaissez pas.
Je la connais assez ! c’est la protégée de M. de Luny.
Non ! non ! jamais ! Est-ce lui qui répand cette calomnie ?… Si je le croyais…
Tu lui en demanderais raison ? Heureusement, il n’est pas en France. Mais on peut protéger de loin.
Ne le croyez pas ; ce n’est pas lui, c’est moi qui la protège ! moi seul !…
Belle protection pour une honnête fille ! On sait ce que veut dire ce mot-là.
Dans ma bouche, il a un autre sens ; je m’intéresse à une pauvre enfant, sans appui, sans ressources, mais pleine de talents, et d’une conduite si pure,… que je comptais vous prier de lui donner asile chez vous, maman ; vous voyez donc bien…
Que, depuis six semaines, tu recules devant une prière si saugrenue !
Eh bien, je ne recule plus ! Je vous demande, je vous supplie de recevoir cette jeune personne !
Tu es fou ! Moi, recevoir ta maîtresse ?
Elle ne l’est pas !
Je sais que l’on ne convient pas de ces choses-là. La vieille demoiselle de Luny n’y a vu que du feu. Elle était presque en enfance. Tes soins, ta société lui étaient fort agréables… Tu vois que je sais tout !… D’ailleurs, ce qui ne serait pas aujourd’hui serait demain, et j’espère que tu n’as pas pensé sérieusement à introduire un scandale dans la maison de ta mère.
Je m’attendais à vos rigueurs, et je sais ce qui me reste à faire.
Où vas-tu ?
Je sors, maman.
Non.
Il le faut !
Moi, je te le défends.
Scène VIII
Eh bien ! eh bien ! vous vous disputez, vous deux ?
Mon père, on me traite ici comme quand j’avais dix ans. On oublie que je suis homme ! On me défend de sortir quand je veux, quand je dois sortir !
Eh bien, pourquoi es-tu si enfant que de prendre ça au sérieux, monsieur l’homme ? — Ris, baise la main de ta petite mère, et sauve-toi !
Cette plaisanterie-là serait une insulte ! il ne la fera pas.
Vous savez que je ne veux jamais oublier ce que je vous dois… Mais, vraiment, vous abusez aujourd’hui de la situation que m’ont faite vos soins et vos bienfaits,
Si tu le prends ainsi, va ! je payerai tes sottises, je réparerai tes fautes… si je peux !… C’est là mon rôle apparemment ! Mais les chagrins que tu vas chercher, je n’y pourrai rien. Ça t’est bien égal, n’est-ce pas, que j’en souffre ? Eh bien, ça m’est égal aussi : on est au monde pour souffrir… Mais ton père ?
Son père ! son père voudrait bien savoir de quoi il s’agit, avant de s’arracher les cheveux !
Demandez-lui où il va : c’est à lui de répondre.
Ah çà ! c’est cet imbécile de Louisot qui vous a dit ça !
Je n’interroge pas les valets. (Montrant Cyprien.) Qu’il réponde, lui ! Vous voyez bien qu’il ne veut pas !
Eh bien, il a raison ! Je lui défends de répondre, moi ! Une femme ne doit pas savoir tous les pas que fait un jeune homme ! c’est blessant pour lui ! c’est inconvenant pour elle !
Une mère doit tout savoir ! (À Cyprien.) Vas-tu dire que je ne suis pas la tienne ? Dis-le, si tu veux ! Je n’y renoncerai pas pour ça !
Vous dites des choses qui portent coup, vous le savez bien… Mais, mon Dieu…
Quoi ! mon Dieu ?
Je comprends sa pensée. Il vous cédera toujours dans les circonstances graves, c’est son devoir ; mais dans celles qui ne le sont pas…
Dans celles qui ne le sont pas, il est encore plus facile de céder ; mais, puisque vous l’autorisez…
Elle est fâchée tout de même. Bah ! renonce à sortir ce matin !
Vous me reprochez de céder toujours ; et, quand, par hasard, je résiste…
Après le dîner, nous nous sauverons sans rien dire ! J’irai avec toi ; allons !…
J’aime à vous voir renoncer sans dépit à des idées coupables !
Mais pourquoi voulez-vous donc que tout amour soit coupable, enfin ?…
Alors, tu avoues un sentiment sérieux pour… ?
Eh bien, pourquoi pas ? (Faisant des signes à son fils.) C’est ça, question de sentiment ! (À Marguerite.) Secret de cœur !
Il vous l’a confié ?
Peut-être.
Dites-moi qu’il vous l’a confié, et je ne m’en tourmente plus.
Eh bien, admettez qu’il me l’a confié.
Sans votre parole, je ne peux pas admettre l’impossible.
Pourquoi serait-ce l’impossible ?
Parce que tu ne peux pas avouer un sentiment sérieux pour…
Pour qui ? Voyons, tu ne sais pas seulement pour qui !
Pour une fille qui a la lâcheté d’accepter les bienfaits de M. de Luny.
Madame !
À qui parles-tu ?
Ma mère ! vous avez la rudesse de l’autorité, j’aurai celle de la franchise. J’aime Anna ! je l’aime avec passion ! vous la foulez aux pieds !… Vous espérez me guérir en m’humiliant !
Eh non ! eh non ! ce n’est pas là son intention, que diable !
Laissez, mon père ! laissez-la dire ! madame veut que je sois blessé… eh bien, je le suis ! Qu’elle triomphe ! La leçon est dure et telle qu’elle la sait donner ; mais j’en profiterai à ma manière. Personne ne pourra plus soupçonner la femme que j’aime.
Tu aimes une fille sans cœur.
Eh bien, quand cela serait, qu’importe, madame ? L’enfant que vous avez élevé dans des idées arrêtées a profité de vos leçons. Il est persévérant, lui aussi, et plus on froissera le sentiment qu’il subit, moins il voudra le combattre en lui-même… — Anna, puisqu’Anna il y a… mon Dieu ! je ne croyais pas devoir laisser parler d’elle comme de la première venue !… Anna sortira de chez M. de Luny, et, si elle est à moi, vous direz que je suis égaré, si bon vous semble ; mais vous n’aurez pas le droit de me croire avili !
Tu t’en vas là-dessus ?
Oui !
Tu ne sors toujours pas à présent, j’ai ta parole ! Dans une heure, tu seras plus calme.
Ma parole ! est-ce que je l’ai donnée ?
Scène IX
Je m’en vas aussi, moi, puisqu’il n’y a pas moyen de s’expliquer tranquillement.
Pourquoi donc ça ?… Ne suis-je pas calme ?
Oh ! certes… c’est ce que j’admire ! Vous avez l’art de fâcher les autres sans vous émouvoir.
Tu rêves ! nous sommes d’accord !
Nous ! d’accord ?… Nous ne le sommes sur rien !
Ce n’est pas ma faute !
Non ! c’est la mienne.
Je croyais que nous pouvions au moins nous entendre sur tout ce qui tient à la dignité et à la considération de notre enfant !
Oui, certainement ! mais nous ne nous entendrons jamais sur son bonheur !
Son bonheur !
Ses plaisirs, si vous voulez ! À son âge, le bonheur, c’est le plaisir ; mais vous avez une morale de trappiste.
Et toi, tu as la morale relâchée d’un vieux beau sans cervelle !
Vieux beau !
Oui ! oui ! mon bon, nous sommes encore comme le sire de Bagnolet : « Très-aimable et très-frivolet ! »
Ça m’est égal, ça ! Mais vieux beau !
Eh bien, ça te fâche, ce mot-là ?
Mais certes !
Bah ! pourvu que je t’aime comme tu es.
Tu m’aimes ! je le sais bien !
Le fat !
Tu as beau dire ! tu ne me persuaderas pas que je tourne au Cassandre, et tu auras beau faire, je ne prendrai jamais ce rôle-là vis-à-vis de Cyprien. Je ne veux pas être un de ces pères de comédie rognant sur tout et grognant à tout propos, qui s’arrangent de manière à faire désirer le jour fortuné de leur trépas ! Non !… je veux être le meilleur ami de mon fils, et je le serai malgré tes dents, grondeuse, sermonneuse, vertu farouche, mère rabat-joie ! car c’est toi qui es vieille, malgré tes trente ans et tes beaux cheveux ! Tu as l’esprit racorni, le cerveau ratatiné ! Tu fais tout ce que tu peux pour ne plus paraître jolie ! hein ? Tu l’as encore, ta vilaine robe carmélite ! Ayez donc des idées riantes avec une femme toujours en deuil !
As-tu fini ?
Oui !
Non ! si tu n’as pas fini, dis encore !
J’ai fini !
Alors, je vas répondre. Me permets-tu de répondre ?
Si je ne permettais pas, tu ne répondrais pas ?
Non !
Si on l’entendait, on croirait pourtant qu’elle est la plus soumise des femmes !
On ne se tromperait pas ; ne suis-je pas soumise à l’idée que je me suis faite de mes devoirs envers toi ? Ce n’est pas de ma faute, si tu ne les comprends pas. — Quand je t’ai épousé…
Ah ! nous allons revenir là-dessus ? Passons, du moins, au déluge !
Quand je t’ai épousé, je faisais, au dire de tous mes parents, une insigne folie.
Accordé ! c’en était une !
Non ! je t’aimais !
Allons, tu as une manière brusque de vous dire les choses qui a son charme ! mais, c’est égal, vois-tu, je ne me laisse pas attendrir comme ça, moi, et je ne ferai pas un mot de ce que tu veux !
Tu as tant de caractère !
Va toujours ! tu t’en es bien repentie, hein ? de m’avoir tant aimé !
Eh bien, voilà ce qui te trompe… Je suis très-contente de mon sort !
Oui ! parce que tu crois m’avoir soumis, dominé… Pst !
Non ! mais je t’ai sauvé de toi-même !
Et de mes créanciers… C’est vrai !
Fi ! je ne parle jamais de ça ! Mais, si tu es devenu sage, c’est grâce à moi !
Ah ! comment ça, dis ?
Tu veux que je livre mon secret ? C’est bien simple ! Je me suis attachée à satisfaire tes bons instincts, et à te faire oublier les mauvais. Tu aimais l’élégance dans le bien-être, j’ai voulu te faire un intérieur où tu fusses mieux que partout ailleurs. Tu as l’intelligence claire et des idées larges ; je t’ai fait acquérir, par une vie régulière, la considération, le crédit que tu méritais d’avoir. Tu es sensible, bon, au point de ne pouvoir envisager la souffrance ; il n’y a plus de malheureux autour de toi. Enfin, tu adorais ton fils, j’ai tâché de lui procurer une belle éducation et de lui assurer un bel avenir.
C’est vrai ! c’est vrai, ma chère amie !… Je l’aimais passionnément, mais aveuglément, ce fils unique ; je l’eusse gâté, tu as su l’aimer sagement. Mon Dieu ! je ne suis pas ingrat ! je sais bien tout ce que nous te devons, lui et moi ! Mais laisse-moi te dire tes erreurs et tes torts… Tu exiges trop de nous ! tu nous veux parfaits comme toi-même ! ce n’est pas possible à des hommes du monde ! Tu as une ferveur de dévouement qui te fait dépasser le but. Ta volonté est toujours tendue, et tu ne nous permets aucune initiative. Avec toi, on devient une machine qui fonctionne bien, mais qui n’a pas conscience d’elle-même.
C’est possible ; mais que faire, quand tu déclares que tu ne veux rien connaître et rien arranger dans ton existence ?
Moi ! je dis ça ?
À propos de tout !
Alors, arrange tout, sans que je m’en aperçoive.
Pour que tu n’aies pas à m’en savoir gré ! J’étais pourtant fière, quand tu me disais : « C’est bien ! » Allons, soit ! j’essayerai de me passer de ma récompense.
Non ! mais, au moins, fais-toi plus gaie, plus tolérante ! Comme tu as abîmé ce pauvre de Luny devant son cousin !
C’est vrai, j’ai été trop loin ! c’est que je pensais que cet homme déshonorerait Cyprien dans la personne de sa maîtresse.
Comment ! tu penses sérieusement que de Luny… ?
Je ne suis pas seule à le penser ! tu as vu que M. de Marsac n’essayait pas de me démentir, quand je l’ai dit devant lui.
C’est vrai ! c’est vrai ! Ah ! mon Dieu, il ne nous manquerait plus… Une rivalité entre mon fils et un pareil homme ! après sa dernière affaire à Venise !
Eh bien, qu’as-tu à rêvasser ?
Je pense à ça ; je dis que je n’entends pas qu’il en soit ainsi. Je ne sais, ma foi, pas où M. Cyprien prendrait le droit d’avoir une maîtresse ; s’il croit que je vas lui souffrir une intrigue sous mon toit, ou seulement à ma porte, il se trompe, et je vas lui dire ça tout net, moi !
Scène X
Madame, c’est M. Cyprien…
Ah ! il est là ?
Oui, madame, il est sorti !
Sorti ?
Non, monsieur ! il a dit comme ça qu’on ne l’attende pas pour dîner.
C’est bon ! c’est bon ! va-t’en !
Oui, madame.
Scène VIII
Il a encore été courir là-bas !
À Luny ?… Non, il m’a promis…
Il n’a rien promis… ou bien, c’était avant que je fusse là.
Est-ce que je me serais trompée ?…
Oui ! tu dois t’être trompée !… — Marguerite, je t’en prie, ne te mêle plus de ça. — Permets-moi de croire que je m’entends à ces choses-là mieux que toi… Je vais le voir !
Mais tu parais troublé ?…
Non ! je ne suis pas troublé du tout ! je pense seulement que, dans un moment de dépit, Cyprien pourrait s’engager trop avant avec cette maîtresse… J’ai un prétexte pour y aller : — Marsac qui est là ! — et j’y vais.
Et tu ne veux pas que je m’en mêle ?
Non ! fais-toi belle. Je t’avertis que, si tu n’es pas en blanc ou en rose tantôt, je ne dîne pas à la maison.
Quel enfantillage !… Tu me voudrais coquette !
Non pas ! mais je veux que tu paraisses jeune.
Plus jeune que toi ? Je ne veux pas, moi !
Ah çà ! j’ai donc l’air vieux, décidément. Je n’ai que quarante-cinq ans, que diable ! d’ailleurs, je ne crains pas que l’on te fasse la cour.
C’est galant, cette sécurité-là ! Tu ne crains rien du tout ?
Non ! rien ici ! mais là-bas !… Adieu !
Il me cache quelque chose !… Je veux tout savoir !
ACTE DEUXIÈME
Scène PREMIÈRE
J’ai fini et je m’en vas ; j’ai toujours peur, moi, dans ce vieux château !… Ah ! M. Cyprien !
Ne me chassez pas ! il faut absolument que je vous parle !
C’est mal de revenir encore… surtout dans cette maison déserte… J’aime encore mieux les propos que l’on peut faire à la ferme. Allez-vous-en, vrai ! si vous avez un peu d’amitié pour moi !
Mais, mon Dieu, pourquoi cette méfiance ?
Je n’ai point de méfiance ; quelle méfiance voulez-vous que j’aie ? Mais je n’ai en ce monde que ma réputation d’honnête fille, moi, et vous me la faites perdre !
Je le sais… et je connais mon devoir. Écoutez-moi, Anna !
M’apportez-vous le consentement de votre belle-mère ?… Si elle agrée mes services, on ne pourra plus mal penser, ni mal parler de moi. Eh bien, lui avez-vous enfin parlé ?… Vous ne répondez pas ?
Elle refuse !
Ah !… vous voyez ! vous avez parlé trop tard ! Elle aussi me méconnaît.
Elle est injuste !…
Faites que je la voie, elle me rendra justice.
Impossible !
On la dit si bonne !… et vous-même, vous l’aimez tant !
Ne parlons plus d’elle ; quand elle a des préventions, elle est inflexible. Avisons à ce que vous sortiez d’ici ; vous ne pouvez plus y rester. Le nom seul de M. de Luny est une tache sur le vôtre !
Est-ce à ce point-là ? Un homme que je n’ai jamais vu, que je ne verrai sans doute jamais ?…
Oui, oui, c’est à ce point-là. Je ne le croyais pas… je m’étais trompé… ma mère l’a dit, et, en cela, elle a raison.
Ainsi vous m’avez très-mal conseillée ? Car c’est vous qui m’avez persuadée d’accepter l’hospitalité du comte ; où donc voulez-vous que j’aille à présent, si je suis décriée pour cela ?
Anna, je vous ai trompée ! hélas ! je me trompais moi-même ! tout ce que je rêvais, tout ce que je désirais pour vous, je le croyais facile. Vous avez eu confiance en moi, pourtant ! Eh bien, je serai digne de cette confiance-là ! sur moi seul pèsera tout entier le soin de vous faire respecter. Croyez en moi, je le mérite.
Je n’ai jamais douté de votre bon cœur, et de l’intérêt que vous me portez… Mais que pouvez-vous pour moi ? Rien, puisque c’est justement votre intérêt qui me nuit ! À qui pouvez-vous me recommander, me confier, puisque vos parents eux-mêmes… ?
Mes parents… ouvriront les yeux ; ils comprendront combien mon affection pour vous est sérieuse, invincible…
Pourquoi êtes-vous si ému en me disant cela ? Vous m’effrayez !…
Ah ! comprenez-le donc enfin vous-même, que cette affection est tout pour moi ! qu’elle est mon âme, ma vie, mon avenir !
Oh ! mon Dieu ! pourquoi me juriez-vous que c’était de la vraie et bonne amitié ?… Et moi qui vous croyais si raisonnable, si sincère et si pieux !
Anna, je suis tout cela, et je vous aime. Croyez-vous donc que je veuille vous faire outrage, vous perdre ?…
Non, je ne peux pas le croire ; mais j’ai peur de la situation où je suis, je ne la comprends plus. Vous-même, vous n’êtes plus pour moi ce que vous étiez, quand, sous les yeux de notre vieille amie, vous me parliez comme à une sœur. Tenez, nous avons fait un rêve ; vous ne pouvez pas me servir de frère, et moi… nous ne pouvons rien l’un pour l’autre. Adieu ! ne venez plus !
Vous me quittez sans m’entendre ?…
Oui, il le faut !
Mais pourquoi ?…
Je ne sais pas, mais il le faut !
Scène II
Il faut que je reste coupable à ses yeux, qu’elle soit soupçonnée par ma faute ?… Mais je ne peux pas accepter cela, moi !… Ah ! Louisot ! que fais-tu ici ?
Monsieur, c’est votre papa qui m’a dit de le suivre.
Ah ! mon père est là ? Où donc ?
Il est avec un monsieur qui vend ou qui achète des terres.
Alors, ce n’est pas à cause de moi qu’il est venu ?
Oh ! non, monsieur ! mais je ne sais pas qui diantre lui a été dire toute votre histoire avec mamselle Anna…
C’est moi ! c’est moi !
Ah ! c’est monsieur qui lui a dit soi-même ?… J’en suis content ! Mais, monsieur Cyprien… le v’là, votre papa, avec l’autre monsieur qu’ils appellent Marsac.
Eh bien, reste par là, et, quand mon père aura fini avec lui, tu le prieras de ma part de venir causer avec moi… dans la garenne…
Oui, monsieur. (Cyprien sort par le fond, à droite.) Comme ça se trouve qu’il a tout dit à son papa !
Scène III
Vous voyez qu’il n’est pas gai, le château de mes aïeux. Mais ici, au moins, nous causerons tranquillement, puisque c’est un secret…
Chut !… (À Louisot.) Que fais-tu là, toi ?…
Monsieur, c’est M. Cyprien…
Qui était là tout à l’heure ?
Oui, monsieur ; il m’a chargé de vous dire…
Tu lui as donc dit que j’y étais, bavard ?
Oh ! non, monsieur ! Je ne sais pas qui diantre…
C’est bon. Va lui dire…
Qu’est-ce qu’il a donc avec ses mystères, l’ami des Aubiers ? J’ai un grand service à lui rendre… Eh bien, mais ça se trouve bien ! moi qui cherchais le moyen de rentrer en grâce auprès de sa femme ! Ah ! elle est toujours très-séduisante ; le mariage ne lui a pas fait tort.
Oui, monsieur.
Scène IV
Eh bien, mon cher ami, me direz-vous ce que signifie l’agitation où je vous vois ?…
Mon cher, c’est ma femme qui…
Qui est indignée de la supercherie de ce matin ?
Non, il ne s’agit pas de ça. Elle voudrait des renseignements sur cette orpheline que vous avez recueillie…
Mademoiselle Anna Dubois… Eh bien ?
Vous l’avez vue ?
Pourquoi me demandez-vous ça ?
Parce que… parce que je vous le demande !
Tiens, tiens, tiens ! (Haut, ironiquement.) C’est madame des Aubiers qui veut savoir comment je la trouve, mademoiselle Anna ?
Eh ! non, c’est moi !
À la bonne heure, soyez donc franc ! Je ne… c’est-à-dire si, je l’ai vue, et c’est une personne… délicieusement jolie, mon cher ! (À part.) Je ne l’ai pas seulement aperçue !
Diable ! voilà justement ce que je craignais. Est-ce que… ?
Eh bien, et vous, est-ce que… ?
Luny, ne plaisantons pas ! Il ne s’agit pas de moi.
Il ne s’agit pas de… ? Ah ! vous allez faire encore le bon apôtre, l’homme rangé, comme tantôt !
Comment ! vous croyez que je suis amoureux de cette jeune fille ?
Oui, oui, je le crois.
Au fait, j’aime autant ça, moi ! (Haut.) Quel que soit le motif de l’intérêt que je prends à la chose, je suis venu vous prier très-sérieusement de ne point vous occuper du tout de mademoiselle Anna.
À la bonne heure, voilà qui est carré !
Très-carré ! Pourquoi pas, entre amis ? Si vous me le demandiez en une circonstance où je viendrais sur vos brisées, je n’hésiterais pas…
Vous, vous, un homme marié, surveillé,… c’est facile ! Mais moi, c’est différent !
Alors… vous refusez ?
Je ne dis pas ça ; je ferai mon possible pour ne pas rencontrer l’objet litigieux. Pourtant il se peut que, malgré moi, le hasard… Toujours sous le même toit, les rencontres sont faciles… et, dame !… vous savez qu’on se trouve quelquefois surpris… envahi par un attrait invincible…
Vous vous moquez… et il semble que vous y mettiez l’intention de me désobliger.
Ma foi, vous le mériteriez bien.
Et comment ça ? Que me reprochez-vous ?
D’avoir dit chez vous tant de mal de moi, que j’y suis un objet d’horreur et de scandale !…
Bah ! vous avez cru à ça, vous ? Vous n’avez pas vu que l’on plaisantait !
J’ai vu tout le contraire, et je suis certain que madame Desaubiers ne voudra jamais me recevoir quand elle saura qui je suis.
Eh bien, justement, quand elle saura qui vous êtes, elle rira de ce qui s’est passé, et reconnaîtra que vous êtes l’homme le plus aimable et le mieux élevé qu’on puisse voir.
Si vous me promettiez ça…
Je vous le promets.
Allons donc ! (Haut.) Vous ne craignez pas… ?
Ma femme ? Vous vous imaginez que je crains ma femme ?
Pourtant, si elle savait comme vous vous émancipez…
Je m’émancipe, moi ?… Ah ! à cause de… ? Oui, c’est vrai. Eh bien, vous voyez donc bien que je ne suis pas si enchaîné. si soumis… Alors, c’est convenu, vous allez renoncer à mademoiselle Anna, me donner votre parole d’honneur de ne contre-carrer en rien mes projets sur elle ?
Ah ! il faut bien que ce soit pour vous ! Comme vous voilà épris !…
Épris, moi ?… Ah ! vous ne me connaissez pas ! Vous restez ici ?
Vous souhaitez que je m’en aille ?
Non, c’est pour savoir.
Eh bien, si vous désirez le savoir, je vas me reposer dans ma chambre ; car j’ai fort peu dormi cette nuit, et je me sens très-fatigué.
C’est ça, c’est ça, reposez-vous. (À part.) Moi, je vas avertir Cyprien de ce qu’il faut résoudre.
Scène V
Est-il épris, en effet ?… Non, il y autre chose. Ne serait-ce pas plutôt… ? Eh ! que m’importe ! il me conduira aux pieds de sa femme… le mari classique !… Mais… (Regardant à droite.) Est-ce là cette belle Anna ? Non, car il me semble reconnaître…
Scène VI
Ah !…
C’est elle ! (Haut et reprenant les allures de Marsac.) Morbleu madame l’ombre, qui êtes-vous ? La maison est-elle hantée ?
Ne craignez rien, monsieur de Marsac, c’est moi !
Qui, vous ? madame des Aubiers ? Vous me fîtes grand’peur !
En vérité ? (À part.) Le bon personnage !
Je m’attendais si peu à vous voir chez l’abominable de Luny.
Eh bien, puisqu’il est à Venise !
Vous ne craignez pas de souiller vos pieds sur le plancher de sa maison ?
Puisqu’il n’y a jamais marché !
Ah ! si fait, dans son enfance !
Alors, il y a si longtemps !…
Vous croyez donc mon cousin bien vieux ?
Je crois qu’il a passé le bel âge où il se donnait pour irrésistible,
Les bénéfices de l’incognito.
Mais, dites-moi, monsieur de Marsac, vous avez vu mon mari dans cette maison ?
Je ne sais, madame, si je dois vous dire…
Oui, oui, parlez. M. des Aubiers est sorti brusquement… et moi, effrayée de son agitation, je suis venue, un peu en cachette, comme vous voyez, à cause des domestiques, qui ne sont pas tous discrets… Et, comme vous êtes un fort honnête homme… un père de famille, vous comprendrez mon inquiétude, celle de mon mari… Il s’agit de son fils, qui doit être ici… pour cette jeune Anna dont je vous ai parlé.
Ah ! je voyais bien qu’il me trompait ! Il tremble pour son fils, dont il me croit le rival… l’affaire de Venise !… Excellent père, qui s’effraye quand le mari seul est menacé !
Eh bien, monsieur de Marsac, pouvez-vous me dire où je trouverai M. des Aubiers, et si quelque chose est venu justifier ses craintes ?
Je puis vous affirmer, madame, que toutes ses craintes sont chimériques du moment que vous êtes ici.
Je ne comprends pas.
Vous ne comprenez pas que M. Cyprien n’a rien à redouter d’un prétendu rival qui a bien autre chose en tête.
Ah ! il y a un rival ? Je ne savais pas ça, moi… Qui donc ?
Permettez-moi de ne pas le nommer.
Vous ne voulez pas ?… Je tâcherai de découvrir toute seule… Me direz-vous au moins où est M. des Aubiers ?
Acceptez mon bras, madame, et nous le chercherons : vous ne connaissez pas les êtres.
Et vous, vous les connaissez donc déjà ?
Fort peu ; mais…
Je chercherai seule, merci.
Quoi ! vous voulez… ?
Je veux chercher seule.
Je vous laisse, madame ; partout vous devez commander !
Scène VII
Est-ce une épigramme ou une galanterie ? Qu’est-ce que c’est donc, au juste, que cet excellent M. de Marsac ? Un hypocrite peut-être ! Je déteste ces gens-là, moi !… Je lui trouve une autre figure que ce matin… Est-ce lui, ce rival ?… Il y a ici je ne sais quel piège tendu… à qui ? Je ne devine pas, mais je sens que j’ai bien fait de venir et je… Ah ! Louisot ! ce bavard ! je ne veux pas qu’il me voie !
Scène VIII
Tiens !… qu’est-ce que c’est que celle-là ?
Quoi ? est-ce elle qui sort d’ici ?
Mademoiselle Anna ? Non, monsieur ; mais je la trouverai bien, allez.
Eh bien, dépêche-toi, et dis-lui que M. des Aubiers, le père, demande à lui parler ici ; et, si par hasard elle refusait,… tu lui dirais que c’est de la part de madame des Aubiers. Va vite !
Oui, oui, tu as raison, père ! Il faut l’emmener tout de suite. Je vois bien que tu crains quelque chose pour elle.
Moi ? Je ne t’ai point parlé de craintes… Mais les convenances… sa réputation… la tranquillité de ta mère…
Et cet étranger, ce Marsac qui est ici !
Oh ! celui-là… Mais, n’importe, tu veux qu’elle parte, et tu as raison.
Tu dis que tu sais où tu vas la conduire ?
Je sais… oui ! À Dijon, chez la présidente !
Chez la présidente ? Non, non, ça ne se peut pas !
Allons donc ! parce que, dans le temps jadis… ? Tu crois aux mauvais propos, toi ?
La présidente est une femme décriée que ma mère ne voit pas.
Ta mère, ta mère !… ça se comprend ; mais mademoiselle Anna !
Mademoiselle Anna est une personne aussi respectable que qui que ce soit au monde.
Excepté pour toi, cependant ; car tu comptes bien que sa rigueur aura un terme !… autrement…
Père, nous ne nous entendons pas ! je le sentais bien, que nous parlions sans nous comprendre ! Je ne veux pas séduire Anna, moi : je veux la sauver.
Eh bien !… c’est très-moral, et, si tu renonces à elle, tout devient très-facile : je vais la conduire à notre cousine de Pontvieux, qui a l’honnête manie de faire des mariages, et qui lui trouvera un parti dans les vingt-quatre heures.
Mais je ne veux pas qu’on la marie, moi. Entends-tu, père ? je ne le veux pas.
Alors, va te promener, tu veux et ne veux pas…
Mon père, je veux… et tu daigneras consentir.
Et à quoi donc, s’il te plaît ? Te moques-tu ? crois-tu, par aventure, que je sois venu ici pour bénir ton hyménée avec mademoiselle Anna Dubois ? D’ailleurs, est-ce qu’on se marie à ton âge ?
Laisse-moi l’espérance que cette pensée-là ne te semblera pas toujours inadmissible. Oh ! laisse-la-moi, je t’en supplie ! Permets-moi de la dire à Anna devant toi, et, alors, peut-être consentira-t-elle à nous suivre.
Où ? Voilà la question !
Chez ma nourrice, la bonne et digue Marianne, qui, grâce à toi, a un petit bien et une jolie maison très-près d’ici ; ma mère ne pourra la tourmenter ni l’intimider. Anna y sera heureuse et protégée…
Par toi ?… À la bonne heure ! le plan n’est pas mauvais… sauf la question de mariage, plaisanterie à laquelle je ne veux nullement me prêter.
Ne dis pas que ce serait une plaisanterie ! si tu m’aimes, ne le dis pas !
Si je t’aime ? Ah çà !… tu en es donc fou, de cette fille-là ?
Oui, oui ! cent fois oui ! tu le vois bien ! je ne dors plus, je ne travaille plus, je ne vis plus ! et il y a un an que dure ce supplice !
Pauvre garçon !… j’ai connu ça !… seulement, ça ne me durait pas si longtemps ! (Haut.) Eh bien, alors… que veux-tu que j’y fasse, moi ? Tu ne peux pas compter que Marguerite consentira jamais…
Tu y consentirais donc, toi ? (Se jetant au cou de son père.) Oh ! oui, certes ! tu m’aimes, toi ! tu ne te plairais pas à me voir tant souffrir… (Il fond en lames.)
Diable ! diable !… Moi… certes, je t’aime… je t’aime trop !… Veux-tu bien ne pas pleurer ! (Pleurant lui-même.) Un homme ! c’est ridicule, ça !
Laisse-moi pleurer ! il y a si longtemps que j’étouffe !
Mon Dieu, moi, je rie dis pas, mon enfant ! si c’était possible… Je sais bien qu’on a beau épouser une femme riche… et qu’on a beau se marier tard… oh ! mon Dieu, à vingt ans ou à trente-cinq, c’est toujours le mariage ! Avec l’amour, on a la tempête ; avec la raison, l’ennui ! Je crois que la tempête vaut encore mieux à ton âge !
Tu vois donc bien…
Mais c’est fort inutile, ce que nous disons là ! ma femme… elle est grande et généreuse à coup sûr ; mais elle a un orgueil !… des idées !… elle attache à la considération un prix… exagéré, et à la naissance, donc !
Nous ne sommes pourtant pas, toi et moi, d’un sang tellement illustre…
Pardieu ! Et, quand nous sortirions de l’épée de Charlemagne ! moi, grâce au ciel, je n’ai pas de préjugés, je suis un vrai philosophe, l’homme de mon siècle, et je dis que chacun est le fils de ses œuvres !… Mais Marguerite…
Mon père ! voici Anna ! Parle-lui comme tu viens de me parler… et l’avenir est à nous !
Scène IX
Eh ! elle est jolie ! l’air modeste !
C’est de la part de madame des Aubiers que M. des Aubiers vient me parler ?
Certainement, certainement !
Mon Dieu, pourquoi la tromper ?
Tais-toi ! (À Anna, haut.) Ma femme a entendu parler de vous ; mais… pour le moment…
Elle ne peut me recevoir ?
C’est la vérité ; mais… plus tard…
Non, monsieur, ni à présent ni plus tard, je le sais ; mais, quand même madame des Aubiers me ferait l’honneur d’accepter mes services,… ce que je désirais, je ne le veux plus… Je ne pourrais plus répondre à son appel !
Tu vois, elle me craint ! Dis-lui donc…
Prends donc patience ! (Haut.) Mademoiselle Anna, votre réputation exige que vous quittiez Luny, vous le savez, et vous n’hésiterez pas, je pense ! Moi, je m’intéresse à vous… parce que Cyprien m’a instruit de vos malheurs… et de vos mérites… Je vous offre donc un asile honorable chez moi… c’est-à-dire chez une personne qui me doit tout.
Je vous remercie, monsieur ; je chercherai moi-même un refuge et du travail ; quelques personnes ici s’intéressent aussi à moi.
Qui donc ?
Je n’ai rien à vous répondre, monsieur Cyprien !
Mais à moi, de bonne amitié, voyons ! (Il éloigne Cyprien du geste.) Est-ce que… ce monsieur qui est ici… ?
M. de Marsac ?
Oui, il vous a parlé, je le sais.
Non, monsieur, je ne l’ai pas vu.
À la bonne heure ! un vieux garçon, ça ne conviendrait pas du tout !
Aussi, monsieur, je compte partir dès aujourd’hui.
Mais où irez-vous, Anna ?
Que vous importe, monsieur !
Mon père !… dis-lui donc…
Oui, oui certainement ! qu’est-ce que je fais ? (À Anna, en s’éloignant encore plus de Cyprien ; bas.) Je vous devine, ma chère… et je vous approuve ! Ne me prenez pas pour un père complaisant ! je comprends vos scrupules ! Me permettez-vous de vous conduire à votre nouveau gîte ? Voyons ! vous allez… ?
Je ne sais pas ! on n’a encore rien trouvé pour moi. Je suis sans asile… et sans ressources ! mais j’ai du courage, et je sais travailler !
Ne vous préoccupez pas de ça. La nourrice de Cyprien est dans l’aisance… et, d’ailleurs…
Ah ! c’est là qu’il me faut aller ?
Qu’est-ce qui vous inquiète ? C’est une honnête femme !
Monsieur des Aubiers, rien ne m’inquiète si vous me donnez votre parole d’honneur que monsieur votre fils n’ira jamais là tant que j’y serai.
Ah dame !… c’est à lui qu’il faut demander ça, vous comprenez…
Anna ! je vous jure…
Jurez sur l’honneur, monsieur, et devant votre père !
Allons, vite ! (Bas.) C’est provisoire !
Sur l’honneur ! mais…
Pas de mais… Partons.
Vous voulez qu’on me voie sortir d’ici avec monsieur votre fils ?
Non ! ça ne se doit pas, vous avez raison ! Va-t’en, Cyprien !
J’obéis ! mais, mon Dieu !… se quitter ainsi !… c’est pour en mourir, mon père ! Pas un mot ?…
Non, pas un mot ici ! Allons ! un peu de courage, parbleu ! (Bas.) Va-t’en sur la route… aux Trois-Ormeaux !… tu la verras passer… et, s’il faut s’expliquer là,… on verra !
Vous me le jurez ?
Oui ! va donc !
Scène X
Vous, ma chère petite, vous ne retournez pas à la ferme, c’est inutile. Je vous ferai porter vos effets, et je dirai à ces braves gens que…
Quoi que vous leur disiez, monsieur des Aubiers, ils savent que je suis compromise.
Mais non, mais non ! soyez donc tranquille. (Allant au fond.) Louisot, dis à la voiture… Eh bien, où est-il, cet imbécile ? Louisot !… (À Anna.) Pardon ! je vais faire avancer ma voiture, ne bougez pas d’ici !
Scène XI
Que je sois tranquille !… Ah ! oui, je peux l’être, à présent que je suis perdue ! Et où me conduit-on. Aurais-je dû accepter ?… Mon Dieu !… seule au monde ! personne pour me conseiller, pour me garantir ! qui s’intéresserait à une pauvre fille ?…
Moi !
Vous ? Je ne vous connais pas ; qui êtes-vous donc ?
Madame des Aubiers.
Oh ! madame ! ayez pitié de moi ! je ne suis coupable de rien.
Je le sais.
Et je n’ai pas mérité que vous me méprisiez ?
Je le vois, relevez-vous ! Votre conscience vous a avertie, vous ne devez pas aller chez la nourrice de Cyprien.
Il manquerait donc à sa parole ?
Malgré lui.
Oh ! mon Dieu, je vois bien que je ne dois jamais le revoir !
Vous pleurez ! vous l’aimez donc ?
Moi ?
Oh ! vous pouvez me le dire ! ce n’est pas moi qui vous tromperai, je ne lui permettrai pas de vous aimer.
Eh bien, tenez… envoyez-moi bien loin, madame ! je me croyais sûre de ma raison ; mais tout ce que je vois, tout ce que j’entends aujourd’hui… Je ne sais plus rien de moi-même, je ne sais de quoi j’ai peur… Faites-moi sortir d’ici sans qu’on sache où je vais… c’est tout ce que je vous demande.
Anna, avez-vous du courage ?
Dieu m’en donnera ! Que faut-il faire ?
Entrer au couvent ; ça vous effraye ?
Non ! j’y avais déjà songé ; mais je n’ai rien, on n’a pas voulu de moi.
Je me charge de vous.
Oh ! merci, madame, vous me sauvez !
Songez-y pourtant, c’est grave ! Si vous préférez la protection, moins rigoureuse, de M. des Aubiers,… il va venir ! Décidez-vous ! Est-ce à lui ou à moi que vous vous confiez ?
À vous, à vous seule ; j’ai foi en vous, madame !
Et vous avez raison. Alors, venez ! ma voiture est près d’ici. (On entend une voiture. Marguerite regarde par la fenêtre sur la cour.) Ah ! celle de mon mari ; c’est encore mieux.
Le voilà, madame !
Eh bien, par ici ! venez.
Scène XII
Eh bien !… où est-elle ? Ah ! son chapeau est resté là… elle va revenir. Tout va bien, d’ailleurs. Cyprien est en avant sur la route… De Luny fait, m’a-t-on dit, la sieste italienne dans son appartement, et, moi, j’enlève sans bruit la pomme de discorde ! Nous allons avoir un peu d’orage au passage des Ormeaux ! Cyprien voudra lui parler… mais j’ai promis de la mènera bon port, et je tiendrai parole. Après ça… c’est son affaire, à elle, de se défendre… et à lui d’être éloquent par la suite… (On entend une voiture.) Eh bien, qu’est-ce que ça ? Ma femme qui arrive, peut-être ! (Regardant à la fenêtre.) Non ! ma voiture qui s’en va. (Il essaye d’ouvrir la fenêtre, qui résiste.) Pierre ! Pierre ! Diable de fenêtre ! Louisot !…
Scène XIII
Monsieur ?
Eh bien, la voiture ?
Oui, monsieur, elle s’en va grand train.
Je le vois bien, animal ; cours après.
Oui, monsieur… Mais le temps de prendre mon cheval…
Imbécile ! comment as-tu compris mes ordres ?
Oui, monsieur, j’ai bien compris. Mademoiselle Anna est dans la voiture.
Tu l’as vue ?
Oui, monsieur, et cette dame aussi.
Quelle dame ?
Une dame qui se cache la figure, que personne ne la connaît ; on l’a vue entrer en cachette dans le château.
Et c’est cette femme qui emmène Anna ?
Oui, monsieur ; c’est elle qui l’a mise en voiture et qui a parlé à votre cocher.
Je n’y comprends rien… Ah ! si fait ! (Se parlant à lui-même.) J’y suis, c’est un tour de la façon de de Luny.
Monsieur ?
Oui, oui, je le reconnais là ! Il fait semblant de dormir, et il enlève pour son compte, dans ma propre voiture… Cette femme… son estimable complice, était donc là aux écoutes ?
Oui, monsieur.
Quoi ? que dis-tu ?
Quand monsieur a été entré ici avec M. Cyprien, j’ai vu une dame qui se sauvait ; et c’est la même qui avait, à ce qu’on m’a dit, causé ici avec ce monsieur.
Quel monsieur ? M. de Luny ?
Plaît-il, monsieur ?
Eh bien, oui ; M. de Marsac, je veux dire !
Oui, monsieur.
C’est bien joué, et tout à fait dans votre ancienne manière, maître de Luny ! Mais ça ne se passera pas comme ça. (Voyant Louisot.) Qu’est-ce que tu fais là, toi ? Crève ton cheval, rattrape ma voiture et sache où elle va.
Oui, monsieur. (À part.) Il a dit trois fois de Luny, tout de même ! Il y a quelque chose là-dessous ! Je vas aux Ormeaux dire tout cela à M. Cyprien, moi ! Il courra mieux que moi.
Scène XIV
Voyons, de la prudence, pour que M. Cyprien ne sache pas trop tôt… Il est aux Ormeaux… ce n’est pas là que passera la voiture, puisque nos plans sont éventés ! J’ai le temps d’aller dire ma façon de penser à…
À qui ?
Ma femme !
Oui, c’est moi qui enlève Anna et qui, l’ayant mise sur la route qu’elle doit suivre, reviens pour vous empêcher d’ébruiter la part que je prends à sa fuite : ayons l’air d’être d’accord et partons ensemble.
Ainsi, c’est vous qui venez tout bouleverser ? Je devais m’y attendre. Mais comment se fait-il que vous vous entendiez avec de Luny pour… ?
Comment dites-vous ? de Luny ?
Eh bien, oui ; parbleu ! vous le savez bien à présent, qu’il est ici ! vous savez bien que de Luny et de Marsac ne font qu’un !
Ainsi, c’est M. de Luny que vous m’avez présenté sous un faux nom, et qui deux fois aujourd’hui s’est moqué de moi ?
Eh ! c’est bien le moment de se disputer !
Je suis jouée. Par qui donc ?
Par de Luny, qui vous fait emmener Anna !
Rassurez-vous, M. de Luny ne sait rien.
Comment ! vous n’êtes pas d’accord avec lui ? Mais c’est encore pis ! il va être furieux !
Il fallait peut-être lui demander sa permission ? Je m’en suis passée.
Marguerite, Marguerite, ne jouez pas avec M. de Luny ! ne le bravez pas, ne le mettez pas au défi.
Ah ! pour qui le croyez-vous si dangereux ? pour Anna ou pour moi ?
Pour Cyprien, ma femme !
Comme rival ? Anna est en sûreté ; ne le fût-elle pas, je ne crois pas que les cinquante ans de ton ami…
Dieu ! que tu as la tête dure ! Quand de Luny tient une épée, ses cinquante ans lui servent mieux que la fougue et l’inexpérience de la jeunesse, que diable ! S’il est ici caché, c’est que dernièrement encore, à Venise, un pauvre jeune homme, son rival, comme Cyprien peut l’être aujourd’hui…
Ah ! oui, je comprends.
C’est bien heureux ! Donc, il ne s’agit pas de railler cet homme-là et de se donner les gants de lui avoir soufflé une belle à son insu.
Oh ! mon ami, ne crains rien ! Je comprends, te dis-je ; je serai charmante avec lui.
Tiens, le voici.
Je veux le remercier ; ça l’engagera davantage. Fie-toi à moi.
Scène XV
Eh bien, mon cher de Luny, vous savez tout maintenant, et tout s’est arrangé pour le mieux ! Voilà ma femme qui se charge de la jeune personne, et qui veut vous dire elle-même combien elle vous sait gré d’avoir renoncé…
À quoi donc ? au petit mérite d’une bonne action ? Du moment que c’est madame qui me l’enlève… (Bas.) Elle sait donc qui je suis ?
Mais certainement ! et elle a beaucoup ri de nos précautions ! Elle est enchantée que nous l’ayons attrapée ce matin ! Quand je vous disais que ses préventions ne tiendraient pas contre votre amabilité !… N’est ce pas, Marguerite ?
Je les abjurerais, dans tous les cas, en apprenant que M. de Luny a bien voulu laisser éloigner un sujet de crainte, sans trop se moquer de nous et sans se rappeler mes injures. Il est beau de se venger ainsi, monsieur le comte, et je vous en remercie.
C’est moi, madame, qui vous bénis d’avoir si bien compris mon cœur.
Maintenant, je pourrai vous présenter mon fils sans aucune inquiétude. (À demi-voix.) Ce n’est pas lui qui vous coupe l’herbe sous le pied, c’est la morale ! Il n’est pas le moins frustré des deux, lui, le pauvre garçon !
Madame n’a rien de plus à m’ordonner ? pas même d’aller lui demander pardon de ma supercherie ?…
C’est à moi d’obtenir ça ! Donnez-moi le temps.
Vous disiez que c’était si facile !
Sans doute ; mais encore faut-il…
Vous ne recevez donc pas qui vous voulez ?
Si fait, je…
Ah ! on veut me faire banqueroute…
Hein ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?
Monsieur, c’est M. Cyprien qui s’est impatienté d’attendre la voiture à passer, et qui s’en revient tout sens dessus dessous !
Oui, oui ; cours lui dire que je vas lui parler… avec madame.
Oui, monsieur ; mais c’est que… je ne sais pas qui diantre a été lui dire que M. de Luny était ici, et que c’était lui qui vous soufflait la demoiselle…
Ah ! diable ! Pardon, de Luny ! (À Marguerite.) Je vais lui dire qu’Anna est sous ta garde, il le faut !
Certes, j’y vais aussi !
Vous partez, madame ? Permettez-moi…
Non, merci ! Il faut que vous restiez là !…
Mais…
Va ! je te suis.
Scène XVI
Ah çà ! vraiment, c’est une invasion ! Comme vous êtes émue, madame ?
Moi ? Pas du tout.
Enfin, vous me gardez à vue, voilà qui est clair pour moi.
Eh bien, oui !… C’est l’affaire d’un instant.
Tant pis ! je voudrais que monsieur votre beau-fils fût plus long à convaincre. Mais il est donc terrible, cet enfant-là ? Je lui cède sa maîtresse, et il crie encore !
Il ne crie pas du tout ! Est-ce que vous l’entendez ?
Il me semble ! Vous l’avez gâté ! Vous savez donc gâter les gens… quoi qu’en dise M. des Aubiers ?
J’ai ou tort, certainement.
Un beau jour, il recevra quelque leçon désagréable ! Pourquoi tremblez-vous ?
Je ne peux pas trembler, j’ai votre parole !
Je l’ai donnée à votre mari. Pourtant…
Pourtant ? vous dites pourtant ?
Mais… que ferais-je, par exemple… c’est une supposition gratuite, j’espère !… si ce jeune lion venait rugir de trop près à mes oreilles ?
Je vous dirais : « Soyez calme : un homme comme vous a fait ses preuves et peut se montrer indulgent !… »
Indulgent, oui ! mais, dans certains cas, il faudrait être héroïque ! Voyons, je suppose qu’il lui passe par la tête de me faire quelque grave injure ! un soufflet, par exemple ?
Eh bien, vous seriez héroïque !
Vous croyez ?
J’en suis sûre. (À part.) Pourquoi mon mari ne revient-il donc pas ?
Ainsi, madame… ?
Quoi ?
Vous me prescririez l’héroïsme ? Je n’en ai pas l’habitude en pareil cas ;… mais, si vous me le prescrivez…
Le cas échéant, je ne pourrais que vous implorer, monsieur !
Oh ! je ne suis pas très-sensible, moi ! je ne cède qu’à l’autorité absolue.
Quelle autorité ?
Celle qu’une femme charmante, et qui connaît sa force, ne dédaigne pas de faire sentir.
Monsieur de Luny, croyez plutôt à la reconnaissance d’une mère qu’aux grâces d’une coquette. Je ne saurais pas l’être, moi !
C’est-à-dire que vous méprisez trop certains hommages ! Je ne m’y trompe pas ; la guerre dure encore entre nous ! je suis toujours pour vous l’affreux, l’abominable de Luny.
Bah ! ne voyez-vous pas que je vous avais deviné et que je vous rendais votre plaisanterie ? N’était-ce pas de bonne guerre ?
Ah ! elle ment ! enfin, voici la femme qui se révèle !
Vous croyez ! (À part.) Ah ! si mon mari voulait m’aider comme je me moquerais de ce monsieur-là !
Je ne m’en plains pas ! vous êtes mille fois plus aimable ainsi, et, puisque vous daignez être une femme, je tiens à vous prouver que je ne suis pas un démon ! Je veux, sans jouer au Marsac, vous inspirer de la confiance et vous forcer de croire à mon dévouement ; j’en viendrai à bout, car… vous me recevrez !
Mon mari vous a dit…
Que vous ne vouliez pas ; mais vous me direz de venir.
Plus tard…
Non ! tout de suite ! car voilà votre beau-fils exaspéré…
Ah ! ne restez pas ici !
Voulez-vous que je mette la barre à la porte ?
Non, certes ! sortez par là !
Je fuis ! C’est grave, voilà que je deviens un héros, madame ; vous promettez donc… ?
Oui !
Scène XVII
Tu dis que mon père est là avec lui ?
Vous ne l’avez pas vu ?
Vous ici, madame !… chez le dernier des hommes !
Taisez-vous ! celui dont vous parlez…
C’est un lâche qui a trahi sa parole et qui se cache !
Très-bien !
Tais-toi, malheureux enfant ! Tu cherches Anna ? C’est moi qui…
Non, non ! c’est lui, l’infâme !
Bon !
Ah ! enfin, le voilà ! j’arrive à temps ! (À Cyprien.) Eh bien, tu sais…
Je sais qu’on me trompe ; vous voilà tous deux ici, et Anna est partie, disparue !…
Mais c’est…
C’est ma faute, je le sais, je l’ai compromise et dès lors vous vous croyez le droit de l’abandonner… Vous, ma mère, vous-même ! Mais vous ne songez donc pas que vous la livrez à ce misérable… car vous l’avez dit, mon père ! c’est lui ! Oh ! je le tuerai… mais, auparavant, je le souffl…
Eh bien ! eh bien !
Cyprien, sur l’honneur de votre père, je vous dis qu’Anna est entre mes mains, et que M. de Luny ne sait pas même où elle est !
Vous le jurez ?…
Je le jure.
Je veux la voir !
Eh bien, tu la verras, viens.
Je veux la voir tout de suite !
Viens ! elle n’est pas ici. (À Marguerite.) Vous venez, Marguerite !
Vous me recevrez demain ?
Oui ! (Il lui baise la main. — À part, avec colère et douleur.) mon Dieu !
ACTE TROISIÈME
Scène PREMIÈRE
Tu dis que dans une heure au plus… ?
Oui, oui, cent fois oui !
Mais pourquoi m’avoir ramené chez nous, puisque vous dîtes qu’elle est au couvent ?
Ne faut-il pas que ta mère s’habille pour aller à la ville ?… Donne-lui le temps, morbleu ! Il n’y a pas un quart d’heure que nous sommes rentrés ! Tu fais trente questions et tu n’écoutes pas les réponses ! J’aimerais autant avoir trois volcans à gouverner que ce garçon-là.
Scène II
Me voilà !
Ah ! enfin !
Enfin !… Oui… vous êtes mise à ravir, Marguerite ; à la bonne heure.
Elle n’est pas habillée pour sortir. (Haut.) Nous allons partir, n’est-ce pas, maman ?
Je veux d’abord te parler. Assieds-toi !
Ah ! tenez, vous voulez gagner du temps
Alors, tu crois que ta mère te trompe ?
Non ! il ne peut pas croire ça !
Allons, j’aurai de la patience.
Oui, ça se voit ! mais je te conseille, ma foi, de te plaindre ! voilà une belle occupation que tu nous donnes depuis ce main ! Et ta mère ! c’est agréable pour elle d’avoir à se charger d’une fille qui ne vaut peut-être pas toute la peine qu’elle nous donne.
Maman, vous l’avez vue.
Oui, et je ne suis pas de l’avis de ton père. DES AUBIERS. Ah ! au fait, si vous en étiez, ce serait la fin du monde.
Pardon, mon ami, vous penserez comme moi, en connaissant mieux Anna. Elle est digne d’estime.
Ce n’est peut-être pas cela qu’il faudrait lui dire, à lui !
Vous voyez donc bien, chère mère, qu’en nous priant de la prendre ici…
Ceci est une autre affaire. Elle n’y consentirait pas, elle est trop honnête pour cela.
Et Cyprien ferait beaucoup mieux de ne pas insister pour la voir. (À Cyprien.) Tantôt, tu ne demandais qu’à la faire sortir de Luny ; mais tu es si peu conséquent !…
Mon Dieu, mon ami, c’est un peu votre faute ! Il a cru tantôt que, sans mon ambition, vous ne seriez pas opposé à ses rêves.
Il avait besoin de répéter ça, lui ! (À Marguerite.) Je n’ai jamais dit…
N’avez-vous pas dit quelquefois qu’on n’était pas plus heureux avec une femme riche ?
Je n’ai pas dit ça pour toi !…
Je le sais bien ! mais, enfin, c’est votre opinion… en général…
C’est ton opinion, mon père !
C’est possible ; mais, pour songer au mariage, tu es beaucoup trop jeune.
Oh ! ce ne serait pas encore là l’obstacle ! « À vingt ans ou à trente-cinq, c’est toujours le mariage ; avec l’amour, on a la tempête ; avec la raison, l’ennui… et je crois que la tempête vaut encore mieux pour la jeunesse. »
J’ai dit ça, moi ! quand donc ?
Il n’y a pas plus de deux heures !
Eh bien, si je l’ai dit, je plaisantais ! (À part.) Ah çà ! elle a donc un démon familier ?
Ô ma mère ! si vous vouliez…
Non ! je ne veux pas, mon fils !
Moi, je vois bien que…
Tu vois que… ?
Je vois que vous écoutez fort bien aux portes, et que vous avez voulu me donner une leçon ! En présence de mon fils, c’est un peu dur ! Je m’en vas.
Oui ! va te reposer ; il n’y a pas là de leçon, et tu as tort de désavouer tes paroles, puisque c’est moi qui me charge de convaincre Cyprien… Tu veux garder sa tendresse et sa confiance, c’est ton droit ! moi, j’accepte la lutte et les reproches.
Marguerite, ce n’est pas là ce que je veux ! tu me crois trop égoïste aussi !
Nullement ; va te reposer, te dis-je !
Je vas prendre quelque chose ; il est quatre heures, et je n’ai pas dîné, moi, au milieu de tout ça !
Ton repas t’attend, je l’ai fait servir…
Elle n’oublie rien !
Scène III
Ainsi… ?
Ainsi… ?
Mon Dieu ! pourquoi disiez-vous tout cela à mon père ? Vous semblez abjurer le préjugé de la naissance, condamner la chimère de l’ambition, et vous dites non ! toujours non !
Je dis non à des espérances frivoles que tu veux conserver pour le malheur d’une pauvre fille.
Vous m’ôtez tout à la fois le présent, l’avenir… et jusqu’à votre estime, car vous m’attribuez des projets de séduction qui me blessent jusqu’au fond de l’âme.
Tu n’as pas ces projets-là : j’en suis persuadée ; mais vous êtes deux enfants, et vous ne savez pas à quoi peut entraîner une passion à laquelle on s’obstine à donner le change. Ça a pu durer un an dans une vie calme ; mais, après ce qui s’est passé aujourd’hui, l’équivoque n’est plus possible, il faut vous séparer pour toujours.
Eh bien, voilà à quoi je ne peux pas m’engager. Je vous tromperais, je me tromperais moi-même.
Donc, tu es faible d’esprit et de cœur. Tu n’as ni conscience ni amour.
Ni amour !
Non, tu n’aimes pas ! la preuve, c’est cette fièvre, cette révolte où je te vois. Tu sais que tu ne peux pas revoir cette enfant sans la perdre, ne fût-ce que dans l’opinion, et tu veux la revoir à tout prix.
Et vous, vous voulez la cacher si bien que je ne retrouve jamais sa trace ! Oh ! dites-le ! je m’attends à tout ! vous voulez l’ensevelir vivante dans un cloître, la séparer de moi par des vœux éternels !… mais je m’y oppose, moi ; je la chercherai, je la découvrirai !…
Et quand tu l’auras trouvée ?…
Je mettrai le feu au couvent, s’il le faut ! et je l’enlèverai.
Très-bien ! tu la respectes, tu l’adores ! et tu es bien résolu à la déshonorer.
Je suis résolu à l’épouser.
Malgré moi ?
Ma mère ! pardonne-moi ! Oh laisse-moi te parler comme il y a dix ans ! Tu as beau refouler la tendresse, je t’aime, moi ! et je te bénis… et je te maudis aussi dans le délire, depuis que l’amour s’est emparé de ma vie ! Que veux-tu ! je n’y peux rien ! j’ai essayé de me combattre.
Tu as essayé ?
Oui ! c’est impossible ! je deviens fou ! Plains-moi, si tu ne me comprends pas ! punis-moi ! retire-moi tes dons, reprends ta fortune ! abandonne-moi à mon sort ! mais pardonne-moi dans ton cœur ! Le monde, les lois du devoir, les convenances de la famille veulent que tu me brises sous un principe d’autorité sacré à tes yeux. Eh bien, brise-moi ! (Marguerite retombe assise.) Renie l’enfant que tu as tant aimé ; mais, quand justice sera faite, laisse revenir la pitié, et souviens-toi qu’en dépit de tout, cet enfant t’aimait de toute son âme ! Mère, voilà tout ce que je te demande ; le reste, je le subirai… (Marguerite se détourne pour cacher ses larmes.) Ah ! vous pleurez, ma mère, vous pleurez ! (Marguerite se lève et sonne.) Que décidez-vous, maman ? Je ne veux pas que vous cédiez ainsi ! (Marguerite dit un mot à sa femme de chambre, qui est entrée et qui sort aussitôt.) Mon Dieu ! vous souffrez !
Oui ! tu m’as déchiré le cœur et tu triomphes ! Tu t’es dit : « Faisons-la souffrir, et elle cédera ! » Eh bien, sois content, je cède, mais avec une immense douleur et une amère pitié. Sache bien que je ne trouve aucun sujet de crainte dans la naissance, dans la position, dans le caractère d’Anna. Tout est pur en elle ; et, moi, voulant réparer le mal que tu as fait, je la jugeais digne d’un meilleur sort que celui d’appartenir à un enfant.
Un enfant !
Oui, un enfant sans force et sans vertu. L’obstacle à votre bonheur est en toi-même. Tu n’es pas un homme, et ce n’est pas à cause de ton âge ! D’autres, à l’âge que tu as, sont dignes d’être époux et pères. Mais, toi, esclave de tes passions, de tes désirs, de tes colères, de tes illusions, de ta jalousie ; toi qui ne crains pas de détruire à jamais, dans un moment de fureur, le repos, le bonheur et la dignité des tiens, quel appui et quel exemple donnerais-tu à ta famille ?… Tu as tout compromis aujourd’hui : l’honneur de celle que tu prétends aimer, ta propre vie, celle de ton père !
La vie de mon père ?
Et quelque chose de plus encore !
Quoi donc, madame ? Parlez !
Non ! non ! Voici mademoiselle Anna ; qu’as-tu à lui dire ?
Scène IV
Elle ! ici !
Où suis-je donc ? Ah !
Ne craignez rien ! Vous êtes près de moi, ma chère.
Ah ! madame, pardonnez-moi, je suis si étourdie de me voir chez vous ! C’est un rêve !
Anna, vous êtes libre ! Voulez-vous, en dépit de moi, suivre ce jeune homme, qui vous offre de bonne foi le mariage ? Vous le pouvez ; son père l’adore et cédera à coup sûr. Moi, sa belle-mère, je n’ai aucune autorité légale sur lui, et, comme je ne voudrais devoir sa soumission ni à une menace ni à un mensonge, je veux que vous sachiez, tous les deux, qu’il ne dépend plus de moi de reprendre la fortune que je lui ai assurée. Donc, il est maître de ses actions, faites ce que vous voudrez.
Ma mère, écoutez !
Non ! je ne veux pas gêner sa réponse.
Ma réponse est bien simple, madame : si j’avais jamais aimé quelqu’un, ce quelqu’un-là me deviendrait étranger, et perdrait mon affection avec mon estime, le jour où il briserait le cœur d’une mère telle que vous !
Parlez-lui donc, Cyprien ! N’avez-vous aucune bonne raison pour la convaincre ?
J’ai cru en avoir ; je sens que je n’en ai plus.
Ah ! madame, je l’ai blessé mortellement, et je pars.
Laissez-le réfléchir ; il a un grand parti à prendre, celui de vous quitter sans faiblesse et sans amertume.
Il le prendra, madame ; ne doutez pas de lui plus que de moi ; mais j’aurais bien mieux aimé ne pas le revoir.
Oui, cette épreuve est cruelle, je le comprends ; mais elle était nécessaire pour vous deux. Quant à vous, Anna, je savais que vous en sortiriez avec la droiture et la fermeté d’un grand cœur.
Oh ! la meilleure des femmes ! Vous n’avez pas douté de moi ? C’est bien là ce qu’il faut me dire pour me donner du courage ! J’en aurai.
Vous en avez. Que n’en a-t-il autant que vous !
Ah ! madame, c’est tout simple qu’il en ait moins : il a toujours été heureux !
Oui, et trop aimé. Mais vous, Anna, je veux que vous ayez un peu de ce bonheur-là : comptez sur une bonne place dans mon cœur.
Oui, oui, aimez-moi un peu, j’en ai tant besoin ! Dites-moi que je vous reverrai un jour ! Quand il sera marié, lui, votre bénédiction sera le but et la récompense de ma vie.
Pauvre chère enfant, je vous bénis d’avance.
Merci ! Je peux tout maintenant. Quand voulez-vous que je parte ?
Passez d’abord dans ma chambre, je veux vous choisir de quoi vous composer un joli trousseau. (Louisot entre et remet une lettre à Marguerite. — À Anna.) Allez, ma chère, je vous suis. (Anna sort. Marguerite ouvre la lettre, regarde la signature et tressaille.) il n’y a pas de réponse.
Scène V
Qu’a-t-elle donc ? (Se rapprochant.) Maman !
Que veux-tu ?
Vous venez de recevoir une mauvaise nouvelle.
Fort désagréable.
Pis que cela. Vous avez une grande inquiétude ou un grand chagrin.
Qu’importe ?
Et c’est à cause de moi ! Mon Dieu, je n’ai pourtant pas dit un mot à Anna.
Je t’en sais gré !
Mais, si je me soumets, si tout est rompu, de quoi vous affectez-vous maintenant ?
Ne me le demande pas, je ne peux pas te le dire.
Scène VI
Qu’est-ce donc ? que se passe-t-il ? J’ai compromis le repos et la dignité des miens… la vie de mon père ! et quelque chose de plus encore… son honneur ! Comment cela serait-il possible ? (Voyant Louisot.) Ah ! dis-moi !
Oui, monsieur, je venais pour ça !
Eh bien, quoi ? Parle.
Oui, monsieur. C’est pour prier monsieur de ne pas dire que je lui ai dit qu’est-ce qui m’a dit que M. de Marsac et M. de Luny, c’étaient les deux mêmes.
Bien ! bien ! Pourquoi ce de Luny prenait-il un faux nom ? (À Louisot.) Sais-tu d’où vient cette lettre que tu as remise tout à l’heure à madame ?
Oui, monsieur. Ça vient de Luny ; c’est Mézières, le chasseur de M. le comte, qui l’a apportée.
Ah ! oui. S’il y a ici une blessure, une menace, c’est de lui qu’elle doit venir. (À Louisot.) Il est parti, ce Mézières ?
Oui, monsieur ; mais il a dit, aux écuries : « Je vas revenir avec mon maître. »
Ah ! c’est bien ! laisse-moi. (Louisot sort.) Quelque chose me disait qu’il avait entendu mes menaces et qu’il viendrait m’en demander raison. Mon père le sait peut-être… peut-être veut-il se battre à ma place ! Ah ! j’irai au devant de M. de Luny, moi. Mais ma mère ?… pourquoi est-ce à elle qu’il écrit ? C’est elle qu’un danger menace ; je resterai près d’elle !… Quel danger ?… Ah ! je ne veux pas… je n’ose pas comprendre.
Scène VII
Tu es encore là ?
Oui ; j’ai besoin que vous me disiez…
Moi, j’ai besoin de quelques moments de tranquillité.
Vous me renvoyez ?
Pour un quart d’heure.
Maman, vous êtes toujours mécontente de moi ?
Non, mon enfant, au contraire.
Et je ne peux donc rien pour vous ?
Toi ? Rien.
Oh ! il faudra pourtant bien que je trouve… (il la voit relire la lettre.) Encore cette lettre !…
Scène VIII
« Ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire dans les trop courts instants que vous avez passés chez moi, mon ambassadeur m’avait chargé, lorsque j’ai dû quitter l’Italie, de lui envoyer quelqu’un à ma place… » — Il ment ! il ne m’a pas dit un mot de ça ! — « Je reçois à l’instant même une lettre de lui, dans laquelle il insiste pour avoir un sujet de mon choix. Je crois devoir en parler sur-le-champ à M. des Aubiers pour monsieur son fils ; et, si vous daignez prévenir l’un et l’autre, je serai chez vous presque aussitôt que ma lettre… Croyez, madame, que mon vœu le plus ardent est de mettre à vos pieds le plus dévoué des esclaves… Le comte de Luny. » — Ah ! je comprends maintenant ; il veut se rendre nécessaire, et il me fournit charitablement un prétexte pour l’admettre dans l’intimité, sans que mon mari s’en étonne ; il n’a pas encore l’audace de me demander un tête-à-tête… il lui suffit, pour le premier jour, que je sois complice passive de ses charmants projets, et que je fasse un mensonge à ma famille pour l’y mettre à l’aise… (Tout en parlant, elle a ôté les rubans et les fleurs de sa coiffure.) Allons, je ne l’attendais que demain. Je m’étais faite belle aujourd’hui pour mon mari. Il faut que j’endure la présence de cet étranger… C’est déjà une insulte à subir. Mais qui peut m’en préserver ?… Avec leur fatal point d’honneur, nos maris et nos fils nous réduisent au silence, justement quand nous aurions le plus besoin de leur protection.
Scène IX
Eh bien, Cyprien ?
Il se soumet.
Bravo, ma femme ! Vraiment, tu n’es pas maladroite quelquefois ! Mais est-ce qu’il a beaucoup de chagrin ?
Beaucoup.
Pauvre garçon ! Eh bien, que dis-tu de l’idée de le faire voyager ?
De qui, cette idée ?
Tu le sais bien, puisqu’il t’a écrit… Il est là.
Qui ?
De Luny, parbleu ! Tu le sais bien, te dis-je ! À quoi songes-tu ?… Tiens, pourquoi donc as-tu ôté les fleurs de ta coiffure ? Ça fallait si bien !
Ça me gênait.
Est-ce que tu as mal à la tête ?
Peut-être ! un peu… Mais…
Mais tu es triste ! Est-ce que tu m’en veux à cause de ce matin ?
Je ne t’en veux jamais de ta mauvaise humeur ; tu en reviens avec tant de bonté !
Et toi, tu sais si bien me pardonner quand tu veux !
Allons, vas-tu insister pour avoir ta grâce ?… Je finirai par te croire coupable,
Dis-moi seulement que tu m’aimes toujours.
Est-ce que tu pourrais ne plus m’aimer, toi ?
Oh ! chère femme !
Allons, parle-moi de ton fils. Tu dis ?…
Que de Luny lui offre un emploi considérable, magnifique, très-au-dessus de tout ce que l’on peut espérer à son âge ; et que je viens te consulter de sa part ! Réponds, c’est pressé !
Et Cyprien accepte ?
Je ne lui en ai pas encore parlé. S’il allait s’imaginer que de Luny veut l’éloigner pour se venger ! Il est comme toi, il a des préventions.
Alors, il ne faut pas qu’il accepte. On ne doit être l’obligé que de ceux qu’on estime.
Allons voilà l’exagération qui revient. Tu ne réfléchis pas ; tiens, voilà de Luny qui te dira lui-même…
Ah ! il entre comme ça chez moi !
Bah ! à la campagne !…
Scène VII
Personne pour annoncer ?…
Tu vois, c’est la faute de tes gens.
Nous avons tellement envahi aujourd’hui le domicile de M. le comte, qu’il nous rend la pareille ! ce sont des représailles.
Fort aimables ! Voyons, de Luny, plaidez les avantages de l’affaire. Moi, je vas trouver Cyprien pour le prévenir.
Mais…
Hâtez-vous ! le courrier repart dans deux heures ! et il faut qu’il emporte ma réponse.
Mais auparavant… Monsieur des Aubiers !…
Scène XI
Il est déjà sorti, madame ! et j’ai le bonheur inespéré de me trouver seul avec vous.
Dites-moi, monsieur le comte, mon mari sait-il que vous avez entendu les menaces de son fils ?
La modestie me défendait de lui raconter mes prouesses… en fait de patience, et je vois, madame, que vous n’avez pas voulu me donner le moindre mérite aux yeux du chef de la famille ! vous ne lui aviez même point parlé de ma lettre.
Je ne l’ai pas lue.
Vous l’aviez au moins décachetée.
Ce n’est pas une raison.
Enfin, vous n’avez consenti en aucune façon à me recevoir, vous tenez à le constater ! et j’ai dû escalader le ciel, à mes risques et périls.
Vous vous piquez d’audace, je le sais !
Et de persévérance, quand on me met au défi,
Au défi ? Monsieur de Luny, écoutez, vous avez cru que je vous haïssais, vous vous êtes trompé, je ne hais personne. Votre réputation d’homme dangereux… de tout temps, vous y avez tenu, convenez-en ; et, si j’eusse parlé de vous, comme d’un personnage sans conséquence, vous en eussiez été peu flatté ; ne faites donc pas semblant de m’en vouloir. Vous me pardonnez sans effort, et, en qualité d’honnête femme de province, j’ai tous les droits possibles à votre indifférence.
Voilà, madame, quant au dernier point, ce qu’il m’est impossible de vous accorder.
Vous m’accordez le reste ?… Pourtant, attendez, j’ai dit un mot, un seul mot qui vous a irrité contre moi.
Je ne m’en souviens pas.
Si vraiment ! j’ai fait allusion à votre âge ; en cela, j’ai eu tort, j’ai dit une bêtise. Du moment que vous avez, à peu d’années près, je crois… l’âge de mon mari, j’ai fait une sotte plaisanterie, et j’en demande pardon à lui et à vous.
Madame, c’est trop de douceur et de bonté ! vous voulez m’ôter tout prétexte pour vous attaquer.
Pour m’attaquer ?
Dans la forteresse de vos préventions.
Je n’ai ni préventions ni forteresse ! j’aime mon mari, voilà tout !
Oh ! on aime toujours son mari !
Plus ou moins ; moi, j’adore le mien.
Vraiment ! un homme de… notre âge peut donc être aimé à ce point ?
Oui, certes ! Quand il a conservé la candeur et la bonté d’un enfant, en dépit des plus tristes expériences ; quand il a, pour tout défaut, l’excès de ses propres qualités, la confiance, l’abandon, la sensibilité et les tendres faiblesses de l’amour paternel ; cet homme-là n’aura jamais de tache sérieuse aux yeux d’une femme équitable. Il sera toujours aimé, parce qu’il sera toujours aimant. Vous voyez donc bien qu’il ne peut pas vieillir !
Savez-vous, madame, que vous êtes horriblement coquette ?
Ah ! vous trouvez ?
Oui, madame, oui ! vous me faites entrevoir un monde de délices, dans les trésors de votre âme, et vous savez bien que c’est le moyen d’enflammer la mienne.
C’est donc une déclaration que vous me faites là ? Dites, je ne m’y connais pas, moi !
C’est une témérité qui pourtant vous indigne.
Non ! ça m’étonne ! (À part.) J’espère que j’en ai, de la patience !
Vous voyez bien, madame, que, de plus en plus, vous me mettez au défi ! Mais voilà monsieur votre beau-fils, qui sans doute va m’accabler aussi de ses hauteurs. Vous lui prescrirez de refuser mes services.
Pourvu qu’il les refuse avec prudence !
Scène XII
Oui, mon père, je refuse et je veux le dire moi-même à M. de Luny.
En le remerciant ! (Bas.) Tu me l’as promis !
Monsieur le comte !
Attends au moins que je te présente.
C’est inutile, je reconnais monsieur votre fils… à la voix !
Comment ça ?
Il refuse ! il a grand tort, quant à ses intérêts, mais il obéit à madame, et il a raison. J’en ferais autant, si j’étais à sa place !
Il se destine à une autre carrière… ses études…
Vous voulez en faire un grave magistrat ? C’est trop tôt ! il est si jeune !
À plus forte raison ferait-il un mauvais diplomate. (Avec intention, regardant Cyprien.) Il n’a peut-être pas le calme nécessaire pour rendre les grands services qu’on pourrait exiger de lui !
Et que l’on doit attendre d’un homme mûr, toujours maître de son premier mouvement. N’en parlons plus ! Mais avouez, madame (baissant la voix) que les natures candides et spontanées… dont vous parliez tout à l’heure, n’ont pas toujours le meilleur rôle dans les affaires délicates.
Vous n’en savez rien, vous !
Je sais, du moins, qu’elles donnent toujours de l’avantage à qui sait profiter de leurs fautes.
C’est-à-dire à qui n’est pas vraiment généreux.
On ne peut pas être éternellement généreux… c’est un métier de dupe ; peut-on abjurer ses droits, quand on vous les dénie sans ménagement ?
Ses droits ?…
Monsieur de Luny !
Monsieur le comte !
Oh ! pas vous, ma mère ! (D’un ton sec en désaccord avec ses paroles.) Je voulais vous prier, monsieur, de ne pas regarder mon refus comme un acte d’ingratitude ; je sais tout ce que je vous dois.
Il n’y paraît guère, jusqu’à présent.
Pourquoi lui dites-vous ça ?
M. le comte a raison de me rappeler à mon devoir… il veut que je regrette ma conduite…
Un peu irréfléchie peut-être… Qu’en pensez-vous ?
Oui, monsieur. J’ai été fou ! je le sais bien ! et je suis à vos ordres, si…
Tu…
À moins qu’il ne plaise à M. le comte de Luny d’agréer l’expression de mon repentir…
C’est plus que je n’eusse exigé, monsieur ! Je vois ce qu’il en coûte à votre fierté, et j’admire un si noble effort ! Je me tiens pour entièrement satisfait.
À présent, vous le chasserez ?
Eh bien, te voilà tout tremblant, toi ! Viens prendre l’air.
Non, non ! Restons, mon père.
Vous triomphez, madame.
Non ; mais je me relève.
Ah çà ! qu’est-ce qu’il y a donc ! (Haut.) J’espère, de Luny, que vous comprenez ce que mon fils vient de faire, et que vous êtes réellement satisfait ?… Autrement…
Mon ami, monsieur, me faisait ses adieux ; il paraît que nous n’aurons pas plus longtemps le plaisir de son voisinage.
Non, je quitte la province.
Ah ! vraiment ?
Quand une femme charmante daigne me donner des ordres, je ne sais que me soumettre. N’est-ce rien, d’ailleurs, que d’avoir rendu la sécurité à un cœur maternel, et n’y a-t il pas, dans la conscience d’avoir obéi à qui est digne de nous commander, une joie très-pure et très-grande ? Ne m’ôtez pas, madame, le mérite de la ressentir et même de la savourer en homme délicat… dans l’occasion, et intelligent quelquefois. Madame… (Il salue.) Adieu, des Aubiers.
Adieu
Scène XIII
Ça n’est pas trop mal tourné, ce qu’il a dit là.
Il est charmant !
Il a compris qu’on n’entame pas un bonheur aussi complet que le nôtre.
Non, mais on peut y ajouter.
Quoi donc ?
Celui de ton fils.
Que dit-elle ?… Mon père, qu’a-t-elle dit ?
Viens, toi qui t’es donnée à moi d’inspiration ! Tu m’as aimée ! et tu m’as plu à première vue ! C’est ta bonne conscience qui parlait par tes beaux yeux. Viens, pauvre fille qui as souffert avec courage ; nous ne voulons plus que tu nous quittes.
Ah ! mon Dieu !
ma bonne mère !
Toi ! tu m’as prouvé que tu étais digne d’elle, assez fort pour la protéger et faire respecter ton choix. Demande-la à ton père, il sait qu’à présent tu es un homme !
C’est vrai ! c’est vrai, Marguerite !