Marguerite de Valois (La Ferrière)/01

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Marguerite de Valois (La Ferrière)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 65 (p. 552-584).
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MARGUERITE DE VALOIS

I.
SA JEUNESSE ET SON MARIAGE


I

Aux jours de son printemps, quelle est la femme qui n’a pas ressenti un besoin impérieux d’aimer ? Le premier homme sur lequel ses regards de jeune fille se sont arrêtés laissera toujours dans son cœur une image adorée. L’âge et les déceptions auraient-ils blanchi ses cheveux, elle y reviendra plus d’une fois par la pensée : c’est que, dans ce souvenir, elle respirera le parfum de sa jeunesse, c’est qu’elle ressaisira, ne fût-ce que pour une heure, l’idéal de ses illusions évanouies ; et ce sera l’unique bonheur de ses dernières années ici-bas.

Celui qu’une femme n’oublie jamais, pour Marguerite de Valois, ce fut Henri de Guise, le grand Henri de Guise le Balafré. Tallemant des Réaux nous dit bien qu’elle portait dans la vaste poche de son vertugadin le cœur embaumé de l’un de ses amans ; ce n’est pas là de l’amour, mais une de ces superstitions dont l’époque était coutumière ; et nous ne lui connaissons d’attachement sérieux que celui qu’elle eut pour le duc de Guise. Nous en appellerons au témoignage le moins suspect, à celui de Dupleix, resté si longtemps à ses gages, et qui, cependant, dans son Histoire de Henri IV, ne l’épargne guère : « Elle avoit logé si avant toutes les affections de son cœur en ce prince, qui avoit des qualités si attrayantes, qu’elle n’aima jamais le roi de Navarre. » Plus tard elle-même en fera le triste aveu : « J’ai reçu du mariage tout le mal que j’ai jamais eu, et je le tiens pour le seul fléau de ma vie. Que l’on ne me dise pas que les mariages se font au ciel ; les cieux ne commirent pas une si grande injustice. »

A bien des années de distance, le soir, aux heures de la rêverie, accoudée sur la terrasse de son donjon d’Usson, ayant à ses pieds la Limagne d’Auvergne, et, devant elle, à l’horizon lointain, le Mont-Dore, lorsque, isolée du reste de la France, elle évoquera les souvenirs d’un passé déjà si rempli, la première image qui se présentera à sa mémoire, ce sera la tête blonde d’Henri de Guise enfant, et, prenant la plume, elle écrira, à l’une des premières pages de ses Mémoires : « N’ayant environ que quatre ou cinq ans, mon père, me tenant sur ses genoux pour me faire causer, me dit que je choisisse celuy que je voulois pour serviteur, de M. le prince de Joinville, qui a depuis été le grand et infortuné duc de Guise, ou du marquis de Beaupreau, fils du prince de La Roche-sur-Yon, tous deux âgez de six à sept ans, se jouant auprès du roy mon père, moy les regardant, — Je luy dis que je voulois le marquis. — Pourquoi, me dit mon père, il n’est pas si beau (car le prince de Joinville étoit blond et blanc et le marquis de Beaupreau avoit le teint et les cheveux bruns). — Je lui dis : Parce qu’il étoit plus sage, et que l’autre ne peut durer en patience qu’il ne fasse toujours mal à quelqu’un et veut toujours estre le maître. »

Envoyée à Amboise à l’âge de sept ans, avec son jeune frère d’Alençon, Marguerite y resta jusqu’au moment où Catherine, à la veille de partir pour son long voyage à travers la France, la fît revenir auprès d’elle. C’est donc à Bayonne qu’elle se retrouva avec Henri de Guise, le compagnon de son enfance. Elle était alors âgée de douze ans ; Henri de Guise n’en avait que quinze, mais « ce garçonnet, dit Brantôme, étoit déjà plus rude au combat que les plus âgés de beaucoup que lui. » Tandis que Catherine y poursuivait son idée impraticable de marier Marguerite à don Carlos, et le duc d’Orléans à doña Juana, la sœur de Philippe II, fatiguant chaque jour la reine d’Espagne de ses obsessions, Marguerite et Henri de Guise nouaient le premier chapitre de leur roman d’amour. Mais que d’années s’écouleront avant qu’ils le reprennent ! Ce temps, du moins, ne sera perdu ni pour le duc ni pour la jeune fille et ne les rendra que plus dignes l’un de l’autre.

L’année 1566, qui suivit l’entrevue de Bayonne, s’annonçait comme devant être paisible ; toute crainte de guerre civile semblait momentanément écartée. Ce repos forcé pesait à Henri de Guise. Au mois d’avril, suivi d’une brillante escorte de jeunes gentilshommes, il alla se faire la main en guerroyant contre le Turc, en Hongrie, et ne revint qu’à la fin de décembre. L’année suivante, éclata l’orage qu’aucun indice ne pouvait faire pressentir. Les protestans, qui avaient fait les morts, se levèrent comme un seul homme, et, par la surprise de Meaux, qui faillit mettre en leurs mains Charles IX et Catherine, ils répondirent aux impolitiques et menaçantes conférences de Bayonne. Rentré à Paris avec Charles IX, Henri de Guise prend une part glorieuse à la bataille de Saint-Denis. Les protestans s’étant mis en pleine retraite, il se jette dans Sens et leur barre le passage. Durant la troisième guerre civile, nous le retrouvons sur tous les champs de bataille, à La Roche-l’Abeille, à Jarnac, dont son audacieuse imprudence avait un instant compromis le succès. Après Jarnac, avec son jeune frère le duc du Maine, il s’enferme dans Poitiers, et, du 24 juillet au 7 septembre 1569, se maintient dans une ville ouverte contre tous les efforts de l’armée assiégeante. Cette opiniâtre défense que Lanoue, le grand capitaine, glorifie dans ses Mémoires et qu’il compare à celle de Metz, en affaiblissant l’armée protestante, prépara la victoire de Moncontour. Blessé, dans cette bataille, d’une arquebusade au-dessus du pied, le duc se retira à Bourgueil auprès du cardinal de Guise, son oncle. Quelques mois plus tard, il rejoignait la cour à Angers.

Entre Jarnac et Moncontour il y eut comme un moment de répit. La stratégie remplaça l’action. C’est durant ce court intervalle, et à la veille de livrer sa seconde bataille, que le duc d’Anjou voulut revoir sa mère. Au premier appel de son fils bien-aimé, Catherine accourut. En trois jours, elle fit la longue route de Paris au Plessis-lès-Tours, où le duc l’attendait.

Jusqu’ici, la vie réelle n’avait pas commencé pour Marguerite. Elle le dit dans ses Mémoires : elle n’avait pensé qu’à rire, à danser et à jouer. Ce fut le duc d’Anjou qui l’arracha le premier à son heureuse ignorance. Un matin qu’il se promenait avec elle dans le parc du château du Plessis-lès-Tours, il l’emmena dans une allée écartée, et, quand ils furent à distance de tout témoin indiscret : « Ma sœur, dit-il à voix basse, ce n’est plus le temps de vivre en enfant ; vous voyez les grandes choses où j’ai été appelé ; je ne veux désormais des biens et des grandeurs que pour les partager avec vous. Mon absence, je le crains, peut me nuire, car le roi mon frère est toujours auprès de notre mère et lui complaît en tout. Il m’est nécessaire d’avoir auprès d’elle une personne fidèle pour prendre mon parti. Je n’en connais pas qui le puisse mieux que vous. Je supplierai notre mère de ne plus vous traiter en enfant. Laissez là votre timidité, parlez-lui comme à moi, ce vous sera un grand bonheur d’être aimée d’elle, et vous ferez aussi beaucoup pour vous et pour moi. » Ce langage alla droit au cœur de Marguerite : « Mon frère, s’écria-t-elle, vous avez eu raison de compter sur moi. En étant auprès de ma mère, je n’y serai que pour vous. » Son rôle fut facile : entendre parler de son fils, c’était l’unique joie de Catherine. Expansive et affectueuse, elle mit sa fille de moitié dans tous ses secrets. Marguerite put ainsi tenir le duc au courant de tout ce qui se passait et se disait à la cour.

Au lendemain de la victoire de Moncontour, l’armée royale s’était portée devant Saint-Jean-d’Angély. Rappelée de nouveau par son fils, Catherine se hâta d’accourir, mais cette fois elle était accompagnée par Charles IX. Le roi ne voulait pas laisser à son frère l’honneur de terminer seul cette glorieuse campagne. En récompense de son dévoûment, Marguerite s’attendait à être complimentée par son frère. Elle lui avait donné toute son affection ; elle avait la naïveté de croire à la sienne. A l’âge où l’on ne devrait vivre que d’illusions, elle allait brusquement entrer dans les difficultés de la vie et se blesser à ses épines.

L’enfant avait fait place à la jeune fille. La beauté lui était rapidement venue : des cheveux d’un brun foncé, qu’elle tenait de Henri II, son père, encadraient son frais visage de dix-sept ans ; de jour en jour elle devenait femme ; dans ses yeux brillaient l’inconscient désir de plaire et cette coquetterie native qui la rendra plus tard si redoutable. Mais, si belle qu’elle s’annonçât, elle n’avait toujours de doux regards que pour Henri de Guise. Cette préférence marquée n’échappa point à la clairvoyance de l’homme le plus intéressé à la surprendre, cet homme qui devait exercer une si fâcheuse influence sur les premières années de Marguerite, Louis de Béranger, sieur du Guast.

Issu d’une très noble et très ancienne famille du Dauphiné, Duguast ouvre la liste de cette longue suite de favoris qui pétriront à leur gré la nature molle et indolente du futur Henri III. Un crayon du Cabinet des estampes nous le rend bien tel qu’il devait être : front bombé, barbe rousse portée courte et taillée en pointe, lèvres minces et dédaigneuses. L’expression dominante de cette physionomie, c’est l’audace tempérée par l’astuce. Insolent et hautain, « il n’y avoit pas de prince qu’il respectât, pas de femme, et des plus nobles, qu’il n’outrageât. » Était-il du nombre de ces téméraires qui cherchaient déjà les regards de Marguerite ? ou bien avait-il entrevu dans l’amitié de la sœur et du frère un obstacle à la haute fortune qu’il se promettait ? Quel que fût son but, avec une perfidie toute féline, il appela l’attention du duc d’Anjou sur la préférence marquée de Marguerite pour le duc de Guise. Il n’eut pas grand’peine à agir sur un cœur tout préparé à la jalousie. La renommée naissante de Henri de Guise ne faisait déjà que trop d’ombrage au duc : il apprit et retint bien la leçon de Duguast. Catherine venant à lui parler du dévoûment que sa sœur avait mis à son service, tout en feignant d’en être reconnaissant, il insinua à sa mère que la prudence commandait « de ne pas se servir en tout temps des mêmes pratiques. » Étonnée de ce langage si nouveau, Catherine lui en ayant demandé l’explication : « Ma sœur est devenue belle, dit-il ; le duc de Guise la recherche ; ses oncles veulent la lui faire épouser. Si vous continuez à la prendre pour confidente, il est à craindre qu’elle ne redise tout au duc. Vous connaissez, ma mère, l’ambition de cette famille, et combien elle a traversé la nôtre. Il sera bon de ne plus tant vous familiariser avec Marguerite et de ne plus parler d’affaires en sa présence. » Marguerite s’aperçut bien vite du refroidissement de sa mère. La première fois qu’étant seule avec elle, le duc d’Anjou entra dans l’appartement, Catherine lui dit de se retirer. Marguerite obéit ; mais, surmontant la crainte que lui inspirait cette mère qui, d’un geste, la faisait trembler, elle eut le courage de braver une explication. Catherine lui répéta tout ce que le duc lui avait dit. Marguerite se défendit énergiquement, mais tout fut inutile ; alors, désespérée, ne pouvant se contenir : « Je m’en souviendrai toute ma vie, ma mère, s’écria-t-elle. — C’est mal, répondit Catherine ; . je vous défends d’en témoigner la moindre apparence. » Duguast était arrivé à ses fins : du même coup il avait brouillé le frère et la sœur et enlevé à Marguerite l’affection de sa mère.


II

Arrêtée durant plus de six semaines devant les murailles de Saint-Jean-d’Angély, l’armée royale fut décimée par des maladies contagieuses ; Marguerite en fut une des premières atteinte. « Ma fille m’a fait belle peur, écrivait Catherine à la duchesse de Guise, lui voyant le pourpre et que Chapelain et Castelan en étoient morts, n’ayant que Milon qui l’a bien guérie et sauvée ; elle est bien foible et bien maigre. » Étendue sur un brancard, il fallut la porter à bras jusqu’à Angers, où sa longue convalescence retint Catherine. C’est à ce moment que Henri de Guise reparut à la cour.

Le garçonnet des tournois de Bayonne était devenu un homme ; sa taille était haute, « son port majestueux ; » ses grands yeux jetaient des éclairs. C’était déjà l’homme dont Henri III dira, en le voyant, étendu sur le plancher d’une des salles du château de Blois : « Il est encore plus grand mort que vivant. » A leur première rencontre, le duc d’Anjou feignit pour lui la plus sincère amitié ; chaque jour il le menait dans la chambre de Marguerite, et, d’une voix doucereuse : « Plût à Dieu, ne cessait-il de répéter, que tu fusses mon frère ! » Cette perfide comédie servait à cacher son jeu ; en dessous il faisait remarquer à sa mère des assiduités qu’il prenait à tâche de favoriser. L’esprit ainsi prévenu, Catherine, la première fois qu’elle se trouva seule avec Marguerite, lui dit brusquement : « Ma fille, seriez-vous éloignée d’épouser le roi de Portugal ? — Votre volonté sera la mienne, » répondit Marguerite. Catherine s’attendait à une résistance ; surprise par cette apparente soumission et cherchant à lire dans les yeux de sa fille : « Vous ne dites pas ce que vous pensez, reprit-elle ; vous avez une autre idée au cœur. Le cardinal de Lorraine, je ne l’ignore pas, sachez-le bien, vous a mis en tête d’épouser Henri de Guise son neveu. — Ma mère, répondit Marguerite, demandez pour moi le roi de Portugal et vous verrez si je vous désobéis. » Cette réponse désarma Catherine.

De longue date, elle avait pensé au roi de Portugal. La première année du règne si court de François II, Nicot, notre ambassadeur à Lisbonne, avait fait une première ouverture. Le jeune roi don Sébastien, auquel il avait remis un portrait de Marguerite, avait paru très impressionné par sa précoce beauté. Revenant donc à sa première idée, Catherine invita Fourquevaux, notre ambassadeur en Espagne, à reprendre cette négociation. Philippe II, qui, devenu veuf, aspirait ouvertement à la main d’Anne d’Autriche, la fille aînée de l’empereur Maximilien, parut se prêter complaisamment à ce projet, mais l’obstacle sérieux et insurmontable, c’était la domination absolue prise sur le jeune roi par deux théatins neveux du cardinal de Portugal. « Ce sont deux dangereux hypocrites, écrivait Fourquevaux à Catherine ; ils ont grand’peur de perdre leur crédit si le roi est une fois marié à Madame Marguerite. »

Catherine ne savait rien, ni du caractère, ni du physique de don Sébastien. « Avant d’aller plus avant, trouvez quelqu’un de bien avisé, écrit-elle à Fourquevaux, qui puisse nous rapporter au vrai quel est ce jeune roi. » — « Il a seize à dix-sept ans, répond Fourquevaux ; il est blond et gras ; il passe pour être variable, bizarre, obstiné et de l’humeur de feu don Carlos. Les uns disent qu’il est apte à avoir des enfans, d’autres l’en jugent incapable et le détournent du mariage ; car se marier, ce seroit avancer ses jours. Tous s’accordent à croire qu’il ne vivra pas. Il a été élevé à la portugaise, c’est-à-dire nourri de superstitions et de vanités. » À ce portrait, Malicorne, notre envoyé en Portugal, ajoute : « Il porte un livre de saint Thomas suspendu à sa ceinture. »

Sur ces entrefaites, des bruits de rapprochement entre Catherine et les chefs protestans commencèrent à courir, et, au fur et à mesure que ces vagues rumeurs prirent de la consistance, les Portugais se montrèrent de plus en plus difficiles. Ils finirent par exiger que la France renonçât à la navigation des Indes, et, s’appuyant sur l’exemple de Marguerite de France, qui avait épousé si tard le duc de Savoie, ils proposèrent de remettre le mariage de Marguerite à dix ans, « Nous avons occasion de nous fâcher, écrit Catherine à Fourquevaux, d’être de toute façon moqués. Demeurez là jusqu’à ce que vous ayez réponse absolue et non ambiguë, comme celle qu’ils nous ont baillée. Nous voulons un oui ou un non. »

Sans tenir compte des remontrances de Pie V et de l’opposition de Philippe II, Catherine venait de signer à Saint-Germain, le 8 août 1570, avec les protestans, la paix qui mettait fin à la troisième guerre civile. L’abandon du projet de mariage avec le roi de Portugal allait en être la conséquence forcée. Le champ devenu ainsi libre, les Guises, en relations suivies avec l’Espagne, reprirent leurs visées personnelles et affichèrent hautement la prétention de marier leur neveu Henri avec Marguerite. Le cardinal de Lorraine se risqua à dire en pleine cour que, l’aîné de leur maison ayant épousé la fille aînée de Catherine, Henri de Guise pouvait bien prétendre à la cadette, et qu’il était d’ailleurs un assez beau parti puisqu’il lui constituerait deux cent mille livres de rentes. Ce propos fut répété à l’ambassadeur d’Espagne, don Francès de Alava, qui le transmit aussitôt à son maître. De bouche en bouche, il revint à Fourquevaux, qui, de son côté, en avertit Catherine. Outrée de colère, elle voulut le même jour s’en expliquer avec le cardinal de Lorraine. Malade depuis une quinzaine, il ne quittait pas son hôtel. Catherine vint l’y trouver, et allant droit au fait : « Je suis peinée, dit-elle, qu’un tel bruit ait été porté si loin pour le tort que cela peut faire à ma fille pour le regard du mariage de Portugal. Est-il vrai que vous ayez fait valoir le bien et le revenu de votre neveu ? » Le cardinal se défendit si mal que Catherine, restée avec tous ses doutes, invita Fourquevaux à tâcher de savoir la vérité.

Si le cardinal de Lorraine, pris de peur, avait reculé, il n’en fut pas de même d’Henri de Guise ; il y était encouragé secrètement par Marguerite. Grâce à la complaisance de Mlle de La Mirande, une des filles d’honneur de la reine mère, une correspondance suivie s’était établie entre la princesse et lui. Marguerite ajoutait toujours quelques lignes de sa main aux lettres que le duc recevait de Mlle de La Mirande, et, par la même voie, le duc répondait non moins tendrement. Duguast surveillait de très près cette intrigue ; il intercepta une lettre du duc et la fit mettre sous les yeux de Charles IX. Indigné de tant d’audace, le jeune roi eut, dit-on, un instant la pensée de faire assassiner le duc à une chasse, et il en avait chargé le grand prieur. Prévenu par Marguerite, le duc n’y alla pas, mais, le lendemain, il se présenta la tête haute au Louvre. « Que venez-vous faire ici ? » lui dit le roi, la main sur la garde de son épée, les yeux menaçans. S’inclinant et sans répondre, le duc se retira. Persister, c’était folie ; c’était jouer sa vie et tourner le dos à sa haute fortune. L’ambition prima l’amour. Avant de s’engager dans sa liaison avec Marguerite, il avait courtisé la veuve du prince de Portion, Catherine de Clèves ; elle avait même passé pour être sa maîtresse. Il y pensait si peu alors, que tout récemment, en parlant d’elle, il avait dit qu’il aimerait mieux épouser une négresse que de la prendre pour femme, et pourtant il y revint. Hardie, ambitieuse, Catherine de Clèves s’était faite protestante pour épouser le prince de Porcien ; elle se refit catholique pour épouser le duc. Le dénoûment fut mené grand train : le 10 octobre, le duc épousait celle qui devait le trahir pour Saint-Mégrin. À quelques jours de là, le duc d’Anjou se rencontrant avec le nouveau marié : « Gardez-vous bien, lui dit-il, de revoir ma sœur et de penser à elle, car je vous tuerois. » Henri de Guise ne répliqua pas, mais le duc put lire dans ses yeux la haine implacable qu’il lui porta depuis. De ce jour, date entre ces deux hommes le duel de toute leur vie.


III

Préoccupé des dangers que la paix signée à Saint-Germain avec les chefs protestans pouvait faire courir à la France catholique, et s’inquiétant du bruit qui commençait à se répandre du projet de mariage de Marguerite avec Henri de Navarre, Pie V tenta de renouer la négociation entamée avec le Portugal. À cet effet, il fit partir pour Lisbonne don Loys de Torres, porteur d’une lettre de sa main pour le jeune roi. Cette mission ne fut pas plus heureuse que la précédente. Attribuant son insuccès à l’influence des deux théatins, don Loys, lors de son passage à Madrid, au mois de janvier 1570, disait à Fourquevaux : « Ils ont fait prendre les femmes en horreur au jeune roi. Eux seuls empêchent le mariage. Le pape aurait dû les rappeler à Rome. » À bout de patience, Charles IX écrivit à Fourquevaux : « S’il y a un prince qui aye occasion de se plaindre, c’est moi, me voyant si indignement traité, que l’on ne me veut pas tenir ce qu’on m’avoit promis. Est-ce là l’assurance que le roi catholique m’avoit donnée, que mon mariage ne se paracheveroit pas que celui de ma sœur ne se fît par même moyen ? Et maintenant il en remet la longueur et la faute sur ceux qui sont alentour de son neveu le roi de Portugal. Je veux être éclairci et je veux que vous mettiez ce roi catholique en propos de l’étrange façon qu’on use à mon endroit, et que vous ne pouvez penser comment je pourrois supporter une pareille indignité, s’il ne prévoit pas les inconvéniens qui peuvent avenir. »

Ce n’est que plusieurs mois après cet insuccès, que Charles IX vint à penser pour Marguerite au jeune roi de Navarre, et sur la propre initiative de Jeanne d’Albret, il est important de le constater : « Ma tante, écrivait-il le 2 décembre 1571, m’a envoyé M. de Beauvais et m’a rappelé la promesse faite par mon père Henri II au roi son époux. J’y ai volontiers consenti. » Mais avant de réaliser ce projet, il fallait à la fois obtenir une dispense que le pape était bien résolu à refuser, et se mettre d’accord avec Jeanne d’Albret, qui, tout en désirant cette union, y mettait de dures conditions. Elle exigeait d’abord que la ville de Lectoure, occupée par La Vallette, lui fût préalablement rendue ; puis elle n’entendait pas que son fils quittât le Béarn avant que toutes les clauses du contrat fussent arrêtées ; elle voulait enfin qu’il ne parût, ainsi qu’elle le dit dans son hardi langage, « que pour l’office qu’on ne peut faire par procuration. » Satisfaction sur tous les points lui ayant été donnée, Jeanne arrivait, le 14 février 1572, à Chenonceaux, où Catherine l’avait devancée d’un jour.

Quel contraste entre ces deux femmes ! Catherine, avec les gros yeux des Médicis, dont une goguenardise gauloise tempérait la vivacité, déniant effrontément ce qu’elle avait dit ou promis la veille ; et Jeanne, au visage austère, ascétique, aux lèvres minces, dont le froid calvinisme avait glacé le sourire, absolue, autoritaire, impassible en apparence et renfermant au fond de son cœur de fiévreuses ardeurs. A peine âgée de quarante-quatre ans, elle avait passé par bien des épreuves et des déceptions. Tout enfant, la politique ombrageuse de François Ier l’avait arrachée à la tendresse de sa mère et reléguée dans le triste château du Plessis-lès-Tours ; à treize ans, il avait fallu que le connétable de Montmorency l’emportât de force dans ses bras pour la fiancer au duc de Clèves, qu’elle n’épousa pas. Dans sa première jeunesse, coïncidence étrange, elle s’était éprise du grand François de Guise, le père du Balafré, et avait fini par épouser Antoine de Bourbon, caractère faible, variable, dominé par l’audacieuse de Rouet, que Catherine lui avait donnée pour maîtresse. Après la réception officielle et les complimens d’usage, Catherine et Jeanne d’Albret s’enfermèrent dans une chambre et y restèrent seules jusqu’à une heure avancée de la nuit. Que se passa-t-il entre ces deux femmes d’égale intelligence ? Le lendemain, Catherine parut toute satisfaite. Tout au contraire, le mécontentement de Jeanne perce dans sa première lettre à son fils : « Je suis en mal d’enfant. Il me faut négocier tout au rebours de ce que l’on m’avoit promis. La reine mère veut me faire précipiter les choses et non procéder par ordre ; la reine ne fait que se moquer de moi et me rit au nez. Si vous saviez la peine où je suis, vous auriez pitié de moi, car l’on me tient toutes les rigueurs du monde, de sorte que j’en crève. » Son fils l’ayant priée d’interroger sa fiancée sur la question religieuse, elle chercha, mais inutilement, l’occasion de l’entretenir ; Marguerite ne quittait pas sa mère, et lorsqu’elle rentrait dans ses appartemens, elle avait toujours à ses côtés sa gouvernante, Mme de Curton, qui écoutait tout. Enfin, Jeanne finit par se trouver seule avec elle. Aux questions qu’elle lui fit sur sa religion Marguerite répondit : « Vous savez bien, Madame, que je suis catholique, et de cœur. — Ceux qui m’ont embarquée à ce mariage, répliqua Jeanne, ne m’en ont pas parlé ; sans cela je n’y fusse pas entrée, je vous supplie d’y penser. » Cependant, en faisant part à son fils de cet entretien : « Je crois, ajoutait-elle, que Madame ne parle que comme on la fait parler, et que ce que l’on m’a dit de son désir touchant la religion n’étoit que propos pour nous y faire entendre. Je lui demandai un soir si elle ne vouloit rien vous écrire. Elle ne sonna mot, et, la pressant, elle me dit qu’elle ne pouvoit rien mander sans congé. » Henri de Navarre interrogeant de nouveau sa mère pour savoir ce qu’elle pensait de la beauté de sa fiancée : « J’avoue, répondit-elle, qu’elle est de belle taille, mais elle se serre extrêmement. Quant au visage, c’est avec tant d’aide que cela me fâche, car elle s’en gâte ; mais en cette cour le fard est aussi commun comme en Espagne. »

Depuis son arrivée à Blois, Jeanne d’Albret était dans un état perpétuel d’irritation ; elle ne se plaignait pas moins de ceux de sa religion que de Catherine : « J’ai autour de moi, écrivait-elle à son fils, un escadron de huguenots qui me voudroient entretenir plus pour me servir d’espions que pour m’assister. » Enfin son ardent désir se réalisa ; le mariage fut arrêté le 17 avril.

Il ne restait plus qu’à obtenir la dispense de la cour de Rome, Pie V, jusqu’à l’heure de sa mort, arrivée le 1er mai, l’ayant refusée d’une manière absolue. Charles IX, exaspéré par cette résistance, avait dit à Jeanne : « Ma tante, je vous aime plus que le pape, et j’aime mieux ma sœur que je ne le crains. S’il fait trop sa tête, je prendrai moi-même Margot par la main et je la mènerai en plein prêche. Dans la première quinzaine de mai, Jeanne vint donc à Paris, sur l’invitation du roi, pour hâter les préparatifs des noces. Abusant du peu de forces qui lui restaient, elle passait ses journées à courir les boutiques. La maladie de poitrine, dont les eaux chaudes qu’elle prenait chaque année avaient pu seules ralentir et enrayer la marche, touchait à son terme fatal. Prise le 3 juin d’une violente fièvre, elle mourait le 9. « Ainsi s’éteignit, s’écrie d’Aubigné dans son beau langage, cette reine n’ayant rien de la femme que le sexe, entière aux choses viriles, l’esprit puissant aux grandes affaires, le cœur invincible aux adversités. » Élu pape le 13 mai, Grégoire XIII, plus modéré dans la forme que Pie V, ne céda néanmoins sur aucun point essentiel. Les conditions qu’il mit à la dispense étant jugées inacceptables, Charles IX écrivit le 31 juillet à M. de Ferals, son ambassadeur à Rome : « Que la réponse du saint-père soit favorable ou non, je suis décidé à passer outre. » Pour vaincre les scrupules du cardinal de Bourbon, on lui fit accroire qu’un des premiers courriers attendus de Rome apporterait le consentement de Grégoire XIII. On se laisse aisément persuader ce qu’on désire ; le cardinal, sans plus de résistance, consentit à officier.

Conduite au palais de l’Évêché le 17 août, Marguerite y passa la nuit. Au matin, la cour vint en grande pompe l’y chercher, et le cortège se mit en marche. La couronne royale sur la tête, sa robe resplendissante de diamans et de pierreries, la longue traîne de son manteau bleu portée par quatre princesses, Marguerite s’avança grave et digne, Charles IX la tenant par la main. Devant le porche de Notre-Dame, un amphithéâtre avait été dressé. Henri de Navarre y prît place à côté de sa fiancée, et la cérémonie commença suivant le formulaire convenu. Quand vint le moment où le cardinal de Bourbon eut à demander à Marguerite si elle consentait à prendre le roi de Navarre pour époux, elle resta un moment immobile et muette. Debout à ses côtés, et dépassant de la tête tous ceux qui l’entouraient, Henri de Guise avait les yeux fixés sur elle. Ils échangèrent un rapide regard. Charles IX s’en aperçut, et, appuyant la main sur la tête de sa sœur, il la força à s’incliner en signe de consentement. Le oui solennel ne fut donc pas même prononcé. L’amphithéâtre communiquait avec une galerie qui aboutissait au chœur. Charles IX conduisit sa sœur devant le maître-autel ; elle s’y agenouilla. Suivi par Coligny et les gentilshommes huguenots, Henri de Navarre sortit de l’église et alla attendre la fin de la messe dans la cour de l’Évêché. Montmorency-Damville vint l’y chercher et le mena dans la salle de réception. Là, devant tous, il embrassa la nouvelle reine, puis la cour prit place à une table somptueusement servie, tandis que les hérauts d’armes jetaient au peuple par les fenêtres des médailles commémoratives de la cérémonie. Durant les deux jours qui suivirent, les bals, les fêtes, les tournois se succédèrent, « mais la fortune, dit Marguerite dans ses Mémoires, qui ne laisse jamais une félicité entière aux humains, changea bientôt cet heureux état de noces et triomphe en un tout contraire par cette blessure de Coligny, qui offensa tellement tous ceux de sa religion que cela les mit dans le dernier désespoir. »

Tenue pour suspecte comme catholique par les huguenots, et par les catholiques pour être la femme du roi de Navarre, Marguerite ignorait tout ce qui se tramait dans l’ombre. Dans la soirée du 23 août, elle était dans la chambre de sa mère ; tout autour d’elle, on échangeait des paroles à voix basse, des gestes mystérieux. Catherine, l’apercevant à l’écart, assise sur un coffre, lui fit signe de se retirer ; elle allait franchir le seuil de l’appartement quand sa sœur, la duchesse de Lorraine, la prenant par le bras et les yeux pleins de larmes, s’écria tout haut : « N’y allez pas ! » Catherine la suivait du regard : « Il faut qu’elle s’en aille, » dit-elle d’un ton qui ne permettait pas de résister. Marguerite se retira sans savoir ce qu’elle avait à craindre. Lorsqu’elle rentra dans ses appartemens, le roi son mari était déjà couché. Trente ou quarante huguenots entouraient son lit. Toute la nuit, ils ne firent que parler de la blessure de l’amiral, se promettant de demander justice au roi, et très décidés à l’obtenir par eux-mêmes si on la leur refusait. Au point du jour, le roi se leva et sortit, suivi de tous ses compagnons : il allait, disait-il, jouer à la paume. Vaincue par le sommeil, Marguerite se fit enfermer dans sa chambre par sa nourrice. A son premier sommeil, on frappa à la porte des pieds et des mains en criant : « Navarre ! Navarre ! .. » Sa nourrice pensa que c’était le roi qui rentrait, elle ouvrit : un gentilhomme tout sanglant se précipite dans la chambre. Des archers le poursuivaient, il se jette sur le lit de la reine. Prise de terreur, Marguerite se réfugie dans la ruelle et l’homme après elle, se faisant un rempart de son corps, l’inondant de sang. Attiré par ces cris, par ce tumulte, le capitaine des gardes Nançay accourt. « Donnez-moi la vie de ce gentilhomme, » crie Marguerite. D’un geste, Nançay fait retirer les archers. La reine ayant jeté sur elle un manteau de nuit, il la mena dans la chambre de la duchesse de Lorraine.

A quelques jours de là, Marguerite étant allée au lever de sa mère, Catherine la prit à part et, à voix basse : « Parlez-moi avec vérité, lui dit-elle, votre mari est-il un homme ? S’il ne l’est pas, j’ai moyen de vous démarier, — Je ne me connais pas, répondit Marguerite, à ce que vous me demandez, mais je n’ai pas un cœur de cire ; vous m’y avez mise, j’y resterai. » Se rappelant plus tard cette singulière question, elle affirma qu’à cette date elle aurait pu, sans mentir, répondre comme cette Romaine, à qui son mari reprochait de ne pas l’avoir averti qu’elle avait l’haleine mauvaise : « Je croyois que tous les hommes l’avoient semblable, ne m’étant jamais approchée d’aucun autre que de vous. »

A l’approche de la mort, il se produit souvent une inexplicable clairvoyance. Prise d’effroi pour la destinée de ce fils auquel elle allait si vite manquer, Jeanne d’Albret lui avait écrit : « Je désire que vous vous retiriez, vous et votre femme, de cette corruption, car encore que je la croyois bien grande, je la trouve encore davantage. Ce ne sont point les hommes ici qui prient les femmes, ce sont les femmes qui prient les hommes. Si vous y étiez, mon fils, vous n’en échapperiez jamais. » Mais cette corruption, qui effrayait tant Jeanne d’Albret, glissa sur Henri de Navarre sans pouvoir pénétrer jusqu’à son cœur. Sous les dehors de l’insouciante légèreté qu’il affectait, il avait déjà la conscience du rôle qu’il était appelé à jouer ; il se sentait fort de l’amour qu’il portait à cette France, qu’il était providentiellement appelé à relever ; puis, il faut le reconnaître, sa supériorité sur tous ces raffinés, ces débauchés de l’époque, c’était d’avoir en lui ce que pas un d’eux n’eut jamais, la puissance d’aimer. Plus tard, écrivant à sa chère Gabrielle, il dira de lui-même : « Nul ne m’égale pour savoir bien aimer. »

Liée à un époux qu’elle détestait et qui ne l’aimait pas, délaissée par sa mère, haïe par Henri III, son plus mortel ennemi, où Marguerite aurait-elle pu trouver la force de résister aux séductions qui allaient l’envelopper, aux hommages tentateurs qui allaient papillonner autour d’elle ?


IV

L’habile évêque de Valence, Jean de Montluc, ayant enfin arraché à la diète de Pologne cette couronne royale que Catherine ambitionnait depuis si longtemps pour le duc d’Anjou, « son idole, » Villeroy, au nom de Charles IX, accepta les dures conditions imposées par les opiniâtres défenseurs de La Rochelle, et la cour put reprendre ses habits de fête pour recevoir la députation de la noblesse polonaise venant saluer son jeune souverain. L’ambassade ne comptait pas moins de cent cinquante gentilshommes. Montés, les uns sur des chariots attelés de quatre et de six chevaux aux harnais garnis d’argent, les autres sur des chevaux à tous crins, aux selles et aux housses ornementées de passementeries d’or et d’argent, ils traversèrent la rue Saint-Martin dans toute sa longueur. Çà et là s’élevaient des arcs de triomphe recouverts d’inscriptions composées en leur honneur par le poète de la cour, Jean Daurat. De taille élevée, portant toute leur barbe, vêtus de toile d’or et d’argent, coiffés de leurs grands bonnets de zibeline rehaussés par des aigrettes en pierreries, chaussés de hautes bottes de cuir jaune agrémentées d’ornemens d’acier, ils avaient vraiment grand air, ces Slaves à la figure martiale. Le cortège s’arrêta rue des Augustins, à l’hôtel du prévôt de Paris, Duprat de Nantouillet, qui avait l’honneur de recevoir le chef de l’ambassade, l’évêque de Posen. Après avoir été saluer la reine mère et Louise de Lorraine, les nobles polonais vinrent visiter Marguerite. A leur harangue en latin elle répondit dans la même langue. « Cette seconde Minerve, » ainsi qu’ils l’appelèrent, était dans tout l’épanouissement de sa beauté : sur sa tête un bonnet de velours recouvert d’un semis de perles, dont la plus grosse s’avançait sur son front ; entremêlés de pierreries et de diamans, ses cheveux s’enroulaient tout alentour ; sa robe de brocart, au corsage ouvert, laissait entrevoir cette gorge « pleine et charnue, dont mouroient tous les courtisans. » Brantôme, qui nous le dit, était du nombre. Pris d’éblouissement, Laski, le palatin de Siradie, s’écria : « Je ne veux plus rien voir après une telle beauté. »

Quelle était donc, en réalité, cette beauté qui inspirait un pareil enthousiasme ? Ne demandez à ce charmant visage ni la perfection de l’ovale, ni la pureté de lignes d’un camée antique. Marguerite tenait de sa mère les yeux un peu gros, les joues pleines et arrondies des Médicis. Sa lèvre supérieure était fine, l’inférieure un peu pendante ; sa taille moyenne, mais bien prise ; elle avait les pieds petits, sa gorge était faite de marbre ; mais à quoi bon détailler ? Ce qui séduisait en elle, c’était la flamme provocante de ses yeux, l’éclat de son teint, la finesse, la transparence de sa peau. On l’accusait de coucher dans des draps de satin noir pour en faire ressortir la blancheur. C’était la beauté sensuelle et appétissante qui attire et retient les hommes, « la beauté faite pour nous damner, » dira plus tard, en la voyant au Louvre, don Juan d’Autriche.

A la veille de partir pour la Pologne, le duc d’Anjou essaya de se réconcilier avec sa sœur. Avec les plus doucereuses paroles, il chercha à lui faire oublier son ingratitude et implora ses services. Une douloureuse expérience avait appris à Marguerite à le connaître ; elle ne se laissa pas prendre à ses promesses. À ce moment d’ailleurs, elle ne s’appartenait plus ; elle avait reporté toutes ses affections sur le duc d’Alençon, son compagnon d’enfance, et s’était mise de moitié dans tous ses projets d’ambition. L’homme de confiance, le favori de son frère, le jeune La Môle, le plus séduisant cavalier, le plus gracieux danseur de la cour, n’avait pas dû y être étranger. Tout récemment, il était allé en Angleterre plaider auprès d’Elisabeth la cause de son maître, et l’altière souveraine l’avait trouvé si à son gré que Leicester s’en était montré, et avec quelque raison, très jaloux. Ami des Montmorency, il les avait ralliés au parti du duc, mais il n’était pas de taille pour ces conspirations où l’on joue sa vie. Lors de la récente surprise tentée sur le château de Saint-Germain, qui n’avait manqué que par la précipitation de Guitry, il avait perdu la tête et tout révélé à Catherine. Elle l’avait épargné cette première fois, mais elle le faisait épier, lui et ses amis, n’attendant que l’heure de les prendre tous dans le même filet. Une nouvelle tentative de fuite du duc d’Alençon lui servit de prétexte. Montmorency et Cossé furent mis à la Bastille, et La Môle et Coconas livrés aux bourreaux.

Les comparses paient toujours pour les grands coupables. La torture n’arracha du moins à La Môle aucun aveu qui put se retourner contre son maître, aucune parole qui pût compromettre Marguerite. Interrogé sur une étrange figure de cire trouvée à son logis, il dit qu’elle avait été faite à l’intention d’une jeune fille de sa province qu’il se promettait d’épouser. Si nous en croyons un récit inédit du temps, Catherine (nous aimons à penser que ce fut sur les instances de Marguerite) aurait obtenu de Charles IX qu’on évitât à La Môle et à Coconas la mort publique en place de Grève. Un sursis avait même été accordé et l’on espérait la grâce ; mais le messager envoyé de Vincennes en toute hâte trouva la porte Saint-Antoine fermée. Devançant l’heure, le premier président avait fait monter les deux condamnés sur la fatale charrette. Ils furent exécutés si précipitamment que la sentence ne leur fut pas même lue. La dernière parole de La Môle fut pour se recommander à la benoîte vierge Marie et prier qu’on le rappelât au bon souvenir des dames de la cour. Cette prière fut exaucée ; après la mort de La Môle et de Coconas, « deux grandes dames firent embaumer leur tête et chacune garda la sienne. Les nommer, ajoute Brantôme, seroit une cruauté. »

Durant le court intervalle de temps qui s’écoula entre le supplice de La Môle et la mort de Charles IX, Duguast vint trouver Marguerite et lui remit une lettre du roi de Pologne. « Cette lettre vous sert de sauvegarde, dit-elle, sans cela je vous apprendrais à parler autrement d’une telle princesse que je suis, sœur de deux rois vos souverains. — Je sais bien que vous me voulez du mal, répliqua Duguast ; mais soyez bonne et généreuse pour l’amour de mon maître et écoutez-moi. » Il chercha alors à s’excuser, il nia les propos qu’on lui prêtait, mais sans pouvoir convaincre Marguerite. Le congédiant d’un geste dédaigneux : « Je vous serai toujours une ennemie mortelle. »

Duguast commença le premier les hostilités. Il avait sous sa main, pour auxiliaire, la femme la plus corrompue de la cour, Mme de Sauve, en son nom Charlotte de Beaune, l’une des dames d’honneur de Catherine. Rivale en beauté de Marguerite, Charlotte de Sauve lui était de beaucoup supérieure en tant que science de la vie et conduite de la galanterie, « Elle se jouoit de tous ses amoureux avec un empire si absolu, nous dit notre vieil historien Mézeray, qu’elle n’en perdoit pas un, quoi qu’elle en acquît toujours de nouveaux. » Rien de plus gracieux que le portrait qui nous est resté d’elle. Sa tête mutine est encadrée dans une large et mince fraise ; ses cheveux abondans et relevés droit dégagent le front et l’élargissent ; il y a de la chatte, de la race féline dans sa bouche mignonne ; l’oreille, au bout de laquelle pend une grosse perle, est celle d’un enfant ; le nez aquilin est délicatement modelé ; les joues sont pleines et arrondies ; les yeux bien fendus et provocans semblent vous regarder ; le crayon de couleur en a rendu la flamme : toute la femme est dans ce regard, qui a brûlé tous les papillons d’un demi-siècle. Enfermés à Vincennes, le roi de Navarre et le duc d’Alençon n’y avaient d’autre divertissement que de « faire voler des cailles dans leur chambre par un émerillon. » Mme de Sauve n’eut qu’à les regarder pour les affoler. Jaloux l’un de l’autre, d’amis qu’ils étaient, ils devinrent ennemis. C’était le but que s’était proposé Duguast ; c’était le rôle qu’il avait donné à jouer à la belle Charlotte.

Cependant les jours de Charles IX étaient comptés, il s’éteignit le 31 mai. Marguerite perdait en lui tout ce qu’elle pouvait perdre ; elle allait rester sans défense, exposée à la haine de son frère et aux intrigues de Duguast. Mais cette fois, du moins, elle allait pouvoir s’appuyer sur un bras plus fort que celui de l’efféminé La Môle, dont, parodiant le nom, on disait après sa mort : « Il a vécu mollement ; qu’il repose mollement. » Elle allait s’appuyer sur Bussy d’Amboise, « ce vaillant qui portoit sur la pointe de son épée l’honneur de sa dame, sans qu’on y osât toucher. » Les dames aiment les braves : Marguerite, jusqu’alors si discrète dans ses Mémoires, qui pèchent surtout par péchés d’omission, quand elle vient à parler de Bussy, n’est plus maîtresse de sa plume : « il n’y avoit en ce siècle, écrit-elle, rien de semblable en valeur, réputation, grâce et esprit. »

Après s’être attaché à la personne d’Henri III, Bussy s’était donné au duc d’Alençon. Le frère et la sœur étant toujours ensemble, Bussy s’était trouvé naturellement rapproché de Marguerite. La liaison qui s’ensuivit ne fut pas longtemps un mystère pour Duguast. Grâce à Mme de Sauve, il s’était peu à peu introduit dans les bonnes grâces du roi de Navarre ; il essaya par tous les moyens de lui ouvrir les yeux sur les assiduités compromettantes de Bussy. Le Béarnais était trop occupé ailleurs pour jouer à la jalousie ; il fit la sourde oreille et laissa paisiblement aller les choses. Henri III, qui n’avait, lui, rien à ménager, invita sa mère à prévenir le roi de Navarre, mais cette fois Catherine ne se soucia pas d’intervenir. Bussy lui était presque sympathique. Elle lui savait bon gré de tenir en respect tous ces favoris qui venaient se placer entre elle et le roi son fils. « Je ne sais, dit-elle à Henri III, quels sont les brouillons qui vous mettent telles opinions en sa fantaisie. — Je n’en parle qu’après les autres, répondit-il. — Qui sont ces autres, mon fils ? reprit-elle ; ce sont gens qui vous veulent ainsi mettre mal avec tous les vôtres. » Le roi s’étant retiré sans répliquer, Catherine rapporta tout à Marguerite : « Vous êtes née, ma fille, dit-elle tristement, en un misérable temps. » Étrange époque, en effet, où la galanterie se fait complice du crime, où il y a dans les coupes du poison, dans les baisers des pièges, où en allant à un rendez vous, l’on porte sous son pourpoint une cotte de mailles !

La calomnie lui faisant défaut, Duguast résolut de faire tuer Bussy. Il aposta vingt hommes du régiment des gardes, dont il était colonel, dans la rue où son ennemi devait passer en rentrant à son logis. Quand Bussy parut, suivi par quelques amis, il fut accueilli par une décharge terrible de mousqueterie et la lutte s’engagea : Bussy portait ce jour-là une écharpe colombine. Les assassins s’acharnèrent sur un gentilhomme qui en avait une semblable et le laissèrent pour mort sur la place. Bussy, en reculant, fut acculé à une porte par bonheur restée entr’ouverte ; il la referma sur ses adversaires. Le lendemain, il se présenta à la cour, le visage aussi rassuré que si la veille il eût été à un tournoi ; mais Catherine jugea prudent qu’il s’éloignât. Sa dernière parole en quittant la cour fut une menace : « L’affront qu’on m’a fait sera vengé par plus de sang qu’on ne m’en a tiré. »

N’ayant plus rien à craindre de Bussy, Duguast dirigea toutes ses attaques contre Marguerite. Depuis de longues années, elle tenait auprès d’elle une jeune fille nommée Thorigny, qui avait été élevée avec sa sœur la reine d’Espagne. Duguast persuada à Henri III d’exiger du roi de Navarre son éloignement : « Il ne falloit, disait-il, laisser auprès des jeunes princesses des filles avec lesquelles elles eussent une si particulière amitié. » Longtemps le roi de Navarre résista, mais il finit par céder ; et Thorigny fut renvoyée en province. Blessée au cœur, Marguerite s’en prit à son mari ; il s’ensuivit, une séparation momentanée entre les époux. Cependant, en restant divisés, le duc d’Alençon et le roi de Navarre jouaient le jeu de leurs ennemis ; ils le comprirent à la fin et se réconcilièrent. Le duc en profita pour rapprocher sa sœur de son mari. En présence d’un danger commun, tous trois se concertèrent : il fut convenu que le duc et le roi de Navarre chercheraient la première occasion de s’enfuir de la cour. Le 16 septembre, le duc sortit à pied du Louvre, annonçant qu’il allait rue Saint-Marceau faire visite à une dame de ses amies ; aussitôt entré dans l’hôtel, il en sortit par une petite porte de derrière. Simier, l’un de ses favoris, l’attendait dans un carrosse ; il y monta ; à un quart de lieue plus loin, il trouva des chevaux envoyés par Bussy, et précipitamment il gagna Evreux.

Bussy et le duc d’Alençon hors de Paris, Duguast devait se croire à l’abri de tout danger, mais il s’était attiré bien des ennemis. Le plus redoutable, c’était Vitteaux, qui tout récemment avait tué Alègre, et que Henri III aurait sans doute gracié, quoique Alègre fût l’un de ses familiers, si Duguast ne l’en avait pas détourné. Rentré secrètement à Paris depuis quelques jours, Vitteaux se tenait caché dans le couvent des Augustins. Marguerite vint l’y trouver de nuit, et, lui rappelant tous ses griefs contre Duguast, elle lui arracha la promesse de la venger. Chaque soir, Duguast, après avoir mis des sentinelles autour du Louvre, en plaçait autour de son propre hôtel. Multipliant les précautions, il avait attaché un espion aux pas de son ennemi, mais cet homme avait été gagné à prix d’or et, renseigné par lui, Vitteaux, accompagné de quelques amis, pénétra un soir dans la cour de l’hôtel et se mêla aux nombreux domestiques qui allaient et venaient. Ce soir-là, jouant de malheur, Duguast avait oublié de se faire garder. Tous les domestiques s’étant un à un éloignés, Vitteaux et ses compagnons, restés seuls, frappèrent à la porte de l’antichambre et poignardèrent le valet qui vint l’ouvrir. Tandis qu’une partie d’entre eux restait pour empêcher tout secours, Vitteaux monta à l’étage supérieur. Duguast était au lit et lisait, suivant son habitude. En apercevant son ennemi, il se jeta sur un épieu qui était dans la ruelle ; mais sans lui laisser le temps de s’en servir, Vitteaux lui plongea par deux fois dans la poitrine l’épée courte dont il s’était muni.

Sous le coup de tant d’émotions Marguerite était tombée malade ; elle était au lit quand on vint lui annoncer la mort de Duguast. « C’est la main de Dieu ! » s’écria-t-elle ; mais l’opinion publique ne s’égara pas et l’accusa d’avoir armé le bras de Vitteaux ; Brantôme lui-même ne l’en défend pas. Toutefois, comme l’affection de Henri III pour Duguast s’était un peu refroidie, pour se reporter sur deux nouveaux favoris, Villequier et François d’O, il ne parut pas trop impressionné par sa mort. Son irritation fut plus vive quelques semaines plus tard, quand il apprit que le roi de Navarre, qui était sorti du Louvre pour aller chasser dans la forêt de Senlis, venait de se réfugier à Alençon. Toute sa colère retomba sur Marguerite ; il lui ordonna de ne pas quitter son appartement et en fit garder les portes. Catherine ne se montra pas moins courroucée. Marguerite eut beau soutenir qu’elle n’y était pour rien, que le roi était parti sans même lui dire adieu ; « Ce sont des petites querelles de mari à femme, répondit-elle, mais on sait bien qu’avec de douces lettres il vous regagnera et que, s’il vous mande de l’aller trouver, vous irez ; c’est ce que le roi mon fils ne veut pas. »

Cédant aux instances de Henri III, Catherine se mit à la poursuite de d’Alençon. Lorsqu’elle parvint à le rejoindre, il imposa pour première condition à un accord la mise en liberté de sa sœur. Une trêve de quelques mois fut donc signée entre la mère et le fils, mais les clauses n’en ayant pas été loyalement tenues, le duc d’Alençon, loin de déposer les armes, appela à son aide le duc Casimir, qui vint le joindre avec sept mille reîtres. Grossie de tous les mécontens, l’armée rebelle devint un véritable danger. Suppliée par Henri III de reprendre son rôle de médiatrice, Catherine, pour avoir plus facilement raison de son fils, emmena Marguerite et Mme de Sauve. Si le duc se montra cette fois plus docile, il ne céda pas uniquement aux instances de sa sœur et aux caresses insidieuses de Mme de Sauve ; il convoitait déjà cette couronne ducale que lui offraient les provinces des Flandres en pleine révolte contre Philippe II ; et lorsqu’aux états qui se réunirent à Blois, la majorité catholique invita le roi à maintenir l’unité de religion et à en finir avec la dernière résistance des protestans dans le Bourbonnais et l’Auvergne, lui, leur allié de la veille, il accepta le commandement de l’armée qui allait les combattre et leur reprit La Charité et Issoire. De son côté, Marguerite était partie pour les Flandres, où elle allait recruter des auxiliaires et des amis pour son frère d’Alençon ; mais elle ne dépassa pas Liège, et son retour ne fut pas sans danger : guettée à la fois par les Espagnols et par les protestans de France, en armes sur la frontière, elle ne regagna qu’à grand’peine La Fère, où elle avait donné rendez-vous au duc d’Alençon.

Durant les deux mois qu’elle y passa et qui ne « furent que deux petits jours, » elle s’y trouva dans une intimité forcée et de tous les instans avec le bel Harlay de Chanvalon, qui partageait avec Jean de Simier la faveur du duc. Si, dans cette première rencontre, elle fut soutenue contre elle-même par le souvenir de Bussy, elle y reçut du moins ce premier coup de foudre qui jettera plus tard un si grand trouble dans sa vie. L’heure étant venue de s’arracher « à ce paradis, » le frère et la sœur rentrèrent tous deux dans « l’enfer de Paris. » Tous ces efféminés de la cour de Henri III, la tête emprisonnée dans leurs hautes fraises, les cheveux s’échappant en boucles frisées de leurs toquets de velours, fardés et parfumés comme des femmes, poursuivaient Marguerite de leurs regards impudens ; ils s’acharnaient comme une meute, tantôt sur le duc d’Alençon, l’accablant de leurs railleries, tantôt sur Bussy, qui à lui seul leur tenait tête. Par deux fois le plus bravache d’entre eux, Quélus, l’avait chargé en pleine rue. Une pareille vie devenait intolérable : le duc se décida à s’enfuir de nouveau de la cour et s’en confia à Marguerite, qui se chargea de son évasion. Avertie par le maréchal de Matignon, « ce rusé Normand, » Catherine fit venir sa fille : « Savez-vous, dit-elle, ce que Matignon m’a rapporté ? C’est que votre frère ne sera pas ici demain. — Si mon frère avait un pareil dessein, répondit Marguerite en composant son visage, il me l’auroit confié, il m’aime trop pour me rien cacher. — Vous m’en répondez sur votre vie ; » répliqua Catherine ; et elle lui fit signe de se retirer. Rentrée dans sa chambre, où son frère vint la rejoindre avec Simier et Gange, sans perdre une minute, Marguerite les aida de ses mains à attacher une corde solide à son balcon. Le duc descendit le premier, et après lui Simier et Cangé. Bussy les attendait à l’abbaye de Sainte-Geneviève. Il avait fait pratiquer un trou dans le mur d’enceinte. Tous les quatre passèrent par là et gagnèrent la campagne. Le lendemain, Catherine et Henri III mandèrent Marguerite. « Vous nous avez trompés, s’écrièrent-ils tous les deux. — Mon frère ne m’avait rien dit, répondit-elle sans se déconcerter ; mais je vous puis assurer qu’il n’est parti que pour aller préparer son expédition des Flandres. » Une lettre du duc, réitérant les mêmes promesses, acheva de les tranquilliser, et la cour reprit sa physionomie habituelle.


V

Dans les derniers mois de l’année 1577, une agitation inquiétante s’étant manifestée en Languedoc et dans les provinces limitrophes, et les questions religieuses s’y trouvant mêlées, Catherine jugea prudent de couper court à ces nouvelles menaces de guerre civile. Deux fois déjà le roi de Navarre lui avait demandé la reine sa femme. Elle feignit de se rendre à ses instances, et le 2 août 1578, elle partait pour Olinville, cette maison de plaisance que Henri III venait de se donner. Ce fut sa première halte. D’Olinville, elle prit la route de la Guyenne, où Biron, qui y commandait pour Henri III, était en lutte perpétuelle avec le roi de Navarre. Catherine emmenait avec elle le prince de Montpensier et son fils, le cardinal de Bourbon, et trois hommes d’état d’une habileté incontestable, Paul de Foix, La Mothe-Fénelon et Pibrac. Son escadron volant était au grand complet et sur le pied de guerre. A l’avant-garde ses filles d’honneur, Bazerne, Dayelle, cette jeune Grecque échappée du sac de Chypre, et d’Atrie, de la maison d’Aquaviva, puis Le Rebours et Fosseuse, filles d’honneur de Marguerite. A l’arrière-garde, la duchesse de Montpensier et la duchesse d’Uzès, la langue la plus affilée de la cour ; enfin, Mme de Sauve, cette aguerrie de vingt-cinq ans, qui, à la rigueur, pouvait passer pour une vieille femme à côté de ces jeunes filles à leur première campagne.

Il entrait dans la politique de Catherine que sa fille fût reçue en reine dans toutes les villes de la Guyenne. Bordeaux fit donc à Marguerite une magnifique réception. A la porte de la ville, le maréchal de Biron, l’archevêque, et le premier président du parlement, Largebaston, la haranguèrent. A chacun d’eux elle fit une réponse différente ; puis, montée sur une haquenée blanche, vêtue d’une robe couleur orange, elle fut conduite en grande pompe, et aux acclamations de la population, jusqu’à la cathédrale. Les deux reines séjournèrent pendant sept jours à Bordeaux. Le 1er octobre, elles allèrent coucher à Cadillac, et le lendemain à Saint-Macaire. La Mothe-Fénelon et Pibrac, envoyés en éclaireurs, vinrent les prévenir que le roi de Navarre les rejoindrait, ce jour-là, dans une maison de campagne appelée Casteras, à mi-chemin de Saint-Macaire à La Réole. Arrivées les premières, les reines montèrent dans une chambre et attendirent. Une heure après environ, le roi de Navarre arriva, escorté par six cents gentilshommes, tous richement vêtus et bien montés. Suivi du vicomte de Turenne et de ses principaux compagnons, il entra dans la pièce où se tenaient les reines ; de fort bonne grâce, il salua Catherine, et par deux fois embrassa sa femme sur les deux joues. Le chariot de Catherine était resté devant la porte ; elle et sa fille y montèrent et le roi prit place en face d’elles.

Dès les premiers jours de l’arrivée de la cour à La Réole, s’engagèrent les escarmouches de la petite guerre des œillades. Mme de Sauve espérait bien reprendre son royal amant, mais c’était de l’histoire ancienne. De préférence, le Béarnais aimait les fruits verts ; il n’eut d’attentions que pour Dayelle, la belle Cypriote. De son côté, Mlle d’Atrie se donna le malin plaisir de rendre amoureux Ussac, le vieux gouverneur de la place. Le roi l’en ayant raillé, d’Ussac, blessé au vif, se promit de se venger, et nous verrons qu’il tint bientôt parole. Parties le 7 octobre de La Réole, les reines couchèrent le 9 au port Sainte-Marie et le lendemain entrèrent à Agen, où elles séjournèrent jusqu’au 16 octobre.

Le roi de Navarre avait mis pour condition de la conférence qui devait régler le conflit religieux la présence de tous les députés des églises réformées. Avant de les décider à venir, avant d’endormir leurs défiances, il y avait bien du temps à perdre. Catherine en profita pour pousser une pointe jusqu’à Toulouse, Revêtus de leur manteau de parade, ayant à leur tête le vicomte de Joyeuse, les huit capitouls reçurent Marguerite à la porte de Saint-Étienne. Le lendemain, les membres du parlement vinrent, à leur tour, la complimenter. Elle les reçut couchée dans un grand lit de damas blanc. Au fond de l’alcôve, des enfans de chœur chantaient des hymnes en s’accompagnant du luth. Ces graves magistrats en restèrent ébahis.

Le séjour de Toulouse ne fut pas favorable à Marguerite : elle y fut prise d’une violente fièvre. Sans attendre le rétablissement de sa fille, Catherine, dévorée d’impatience, partit pour l’Ile-Jourdain. Restée forcément en arrière, Marguerite ne quitta Toulouse que le 10 novembre et coucha cette première nuit au château de Pibrac, renommé alors pour ses beaux meubles, Le maître du logis lui en fit splendidement les honneurs. Pibrac avait alors cinquante-quatre ans. Au concile de Trente, il s’était montré habile orateur et s’était élevé plus haut encore à la diète de Pologne. A son retour, il avait été nommé président de chambre au parlement de Paris. Sans oser se l’avouer encore, il avait subi, comme tant d’autres, le charme irrésistible de la beauté de Marguerite, et cette passion naissante exercera une influence bien fâcheuse sur le reste de sa vie.

Le choix du lieu de la conférence restait encore à débattre : le roi de Navarre proposait Pamiers ou Nérac ; Catherine Castelsarrasin ou Condom ; elle finit par accepter Nérac.

Cette décision prise, le 27 novembre, elle quitta l’Ile-Jourdain, où Marguerite était venue la rejoindre. Toutes deux prirent la route d’Audi. Catherine se proposait d’y séjourner et de donner quelques jours aux fêtes et aux plaisirs. Pour complaire aux grandes dames du pays, elle pria sa fille de s’habiller comme à la cour de France. « Vêtue d’une robe de toile d’argent colombin à longues manches pendantes, coiffée à la bolonaise d’un voile blanc, » Marguerite leur parut si belle, si admirablement parée, qu’elles l’acclamèrent. « Comment faites-vous, ma fille, dit Catherine tout enorgueillie, pour vous habiller ainsi ? — Je commence de bonne heure à porter mes robes, répondit-elle, et les façons que j’emporte avec moi de la cour, quand j’y retournerai, je ne les emporterai point, mais j’aurai des ciseaux et des étoffes pour me faire habiller à la mode du temps. — Pourquoi dites-vous cela ? reprit Catherine ; c’est vous qui inventez les belles façons de s’habiller, et quelque part que vous alliez, la cour les prendra de vous et non vous de la cour. »

Pendant qu’on ne pensait qu’à inventer de nouveaux plaisirs, un incident faillit brouiller encore une fois les cartes. Un soir de bal, M. de Favas, prenant le roi de Navarre à l’écart, lui glissa tout bas à l’oreille : « Ussac nous a trahis, il a livré La Réole à Biron. » Sans témoigner la moindre émotion, le roi s’approcha de Rosny : « Avertissez, dit-il tout bas, mes plus fidèles amis, dans une heure je serai à la porte de la ville. » Au point du jour, il entrait à Fleurance, qui n’opposa aucune résistance. Lorsqu’on vint l’annoncer à Catherine : « C’est la revanche de La Réole, s’écria-t-elle ; le roi de Navarre a voulu nous rendre chou pour chou, le sien est mieux pommé. » Toutefois, c’était là un fâcheux contre-temps. Catherine pria donc Marguerite d’écrire à son mari et fit porter la lettre par Pibrac. De son côté, elle alla jusqu’à un gros bourg nommé Gigan pour s’y rencontrer avec le roi et s’en expliquer. A la suite de longues récriminations réciproques sur toutes ces entreprises faites si mal à propos, on finit par s’entendre. Catherine promit de faire rendre La Réole et le roi Fleurance, et, d’un commun accord, le jour de la conférence fut enfin fixé au 10 décembre.

Comme preuve de confiance, Catherine se rendit d’Auch à Condom et de Condom à Nérac. « Nous sommes arrivées d’assez bonne heure, écrivait-elle le 16 décembre à Henri III, en ce lieu où votre sœur fit son entrée, et y fûmes fort bien reçues. » Mais de longues semaines se passèrent encore avant l’ouverture de la conférence. Catherine resta tout ce temps au port Sainte-Marie, où elle était revenue, ne cessant de se plaindre de l’humidité et de l’incommodité de ce triste séjour. Enfin, elle put écrire à la duchesse d’Uzès qui était rentrée à Paris : « Je commence à voir ces députés ; ils ressemblent tous à des ministres et à ces oiseaux que vous savez, car ici je ne les oserois nommer par leurs noms, mais vous m’entendez et je vous entends, il y a quarante ans de bonne mémoire. J’espère que tout ira bien. »

De part et d’autre, dans la journée on luttait d’habileté et de ruse ; les soirées étaient réservées aux bals et aux fêtes. Désireux de faire grande figure, le roi de Navarre avait vidé son maigre trésor de Pau, et tout aussi bien qu’au Louvre, il avait sa troupe de comédiens italiens, ces gelosi que le roi Henri III avait mis à la mode. Marguerite fut la vraie reine de ces fêtes : le poète huguenot Dubartas composa en son honneur un dialogue en trois langues, récité par trois demoiselles qui représentaient les muses gasconne, latine et française. « Nérac, petit Nérac, disait en patois la nymphe gasconne, tu renfermes en tes murs ce que le monde a jamais procréé de plus beau. » Et, s’adressant à Marguerite : « Sois la bienvenue, un seul de tes regards dissipe tous les nuages. »

Contre toute attente, Marguerite prit une part active à la conférence, mais dans un sens tout opposé à celui que Catherine attendait d’elle : elle rechercha tous les moyens de se faire bien voir du roi son mari et de favoriser de son mieux ses affaires, et elle se servit dans ce dessein de son influence sur Pibrac. Ce pauvre amoureux, qui lui prêtait de l’argent et s’endettait pour elle, manœuvra si habilement que, grâce à la lassitude de Catherine impatiente d’en finir, les protestans obtinrent des conditions plus favorables qu’ils n’osaient se le promettre. Enfin, le 28 février, Catherine put écrire au maréchal Damville : « Nous avons terminé cette belle conférence qui m’a donné tant de peine. »

De Nérac, Catherine revient à Agen, d’où elle écrivait à la duchesse d’Uzès : « Je m’en vais à Castelnaudary ; je vous assure qu’il n’y fait pas plus plaisant que quand vous partîtes. Les oiseaux ne volent plus, car la saison est fort avancée. Déjà les fèves sont en fleurs, les amandes dures, les cerises grosses ; nous sommes à l’été. Le roi de Navarre et sa femme sont ici ; nous avons eu une grande bourrasque de la querelle du vicomte de Turenne et de Duras et une seconde Réole, mais, Dieu merci ! cela n’a pas rompu ce que avec la peine et le travail que savez j’ai fait. » Marguerite vint seule à Castelnaudary faire ses adieux à sa mère. La séparation fut triste : « Je dis hier matin adieux à ma fille, écrit Catherine à la duchesse d’Uzès, laquelle me fit grand pitié ; mais quand je pensois qu’il y avoit neuf mois et demi que je n’avois vu le roi mon fils, je vous assure que cela m’aidoit à me réconforter de penser que dans un mois j’aurois ce bien. Je l’ai laissée extrêmement bien avec son mari. »

Dayelle ayant suivi la reine, le roi se prit à rechercher la jeune Le Rebours, une malicieuse fille qui ne fut pas longtemps cruelle, et dont Marguerite n’eut guère à se louer. Ce ne fut pas néanmoins à cause de cette nouvelle maîtresse qu’un premier dissentiment s’éleva entre les deux époux, mais au sujet d’un secrétaire du roi nommé « Le Pin, qui manioit toutes les affaires de la religion. » Un dimanche, à Pau, quelques catholiques s’étant furtivement glissés dans la chapelle que la reine s’était réservée, Le Pin les fit arrêter au sortir de la messe. Marguerite exigea leur mise en liberté et le renvoi de Le Pin. Dans cette lutte, où elle eut le dessus, elle s’imagina que Pibrac, devenu son chancelier, avait joué un double rôle, l’excitant à demander le renvoi de Le Pin, et sous main engageant le roi à n’en rien faire. Ce premier orage passé, mais dont elle garda rancune à Pibrac, elle trouva bientôt l’occasion de se remettre au mieux avec son mari. En se rendant à Montauban, celui-ci tomba malade à Eausse, dans l’Armagnac. Durant seize jours, du 19 juin au 5 juillet, elle le soigna avec un tel dévoûment qu’il s’en montra très reconnaissant. Après un court séjour à Montauban, la petite cour revint à Nérac et se reprit à sa vie de fêtes et de plaisirs. Marguerite avait appris bien vite à tous ces jeunes huguenots « à dérouiller leurs cœurs et à laisser rouiller leurs armes. » Se rappelant plus tard ce beau temps de sa jeunesse où, lui aussi, avait une maîtresse, Sully s’écriera : « Cette cour étoit douce et plaisante, on n’y parloit que d’amour. » Un libelle du temps l’avait dit avant lui :


Il y a bien de la besogne,
A regarder ce petit roy,
Comme il a mis en désarroy
Toutes les filles de sa femme ;
Mais, hélas ! .. que la bonne dame
S’en venge bien de son côté ! ..


C’est à ce moment d’insouciante vie que Pibrac retourna à Paris, où l’appelaient le devoir de sa charge de président et le soin des affaires de Marguerite. Très à court d’argent, elle l’avait chargé de vendre son hôtel. Ces sérieux moralistes, ces graves hommes de robe, se laissent quelquefois plus facilement que d’autres prendre au charme de deux beaux yeux. S’ils voient des cavaliers aux allures plus décidées s’attaquer hardiment à ces mêmes femmes auxquelles, trop timides, ils n’ont osé faire entendre les paroles d’amour qui leur venaient aux lèvres, ils en conçoivent involontairement un sentiment de haineuse jalousie. Leur susceptibilité ainsi froissée peut les entraîner à de petites et secrètes vengeances dont, à coup sûr, ils rougiraient de sang-froid. Ne serait-ce pas là le cas de Pibrac ? Ne serait-ce pas lui qui, partant de Nérac, le cœur ulcéré, raconta à Henri III que, parmi tous ceux qui faisaient la cour à Marguerite, le jeune vicomte de Turenne, l’un des plus assidus, passait pour être son amant ? Nous ne pouvons l’affirmer ; mais, rapprochement singulier, l’arrivée de Pibrac, à la cour coïncide avec la lettre que Henri III écrivit au roi son beau-frère pour l’en prévenir charitablement. Devons-nous ajouter au nombre des amoureux de Marguerite le nom de Turenne, « ce grand dégoûté, » dont elle disait si plaisamment : « Il me fait l’effet de ces gros nuages vides qui n’ont de l’apparence qu’au dehors ? » Le roi de Navarre n’y crut pas, ou, ayant trop à se faire pardonner, il fit semblant de ne pas y croire. Toujours est-il qu’il mit sous les yeux de Turenne et de sa femme la lettre de Henri III. Marguerite en fut mortellement offensée. D’ailleurs, elle avait un nouveau motif de haine contre Henri III : il venait lâchement de livrer le brave Bussy à la vengeance de Montsoreau. Elle se servit tout à la fois de Fosseuse, qui n’en était encore qu’aux préliminaires avec le roi, et d’une femme de chambre nommée Xaintes, avec laquelle, en attendant, le vert-galant se familiarisait. Par l’entremise de cette dernière, elle lui fit lire toutes les lettres venues de Paris où on répétait les plaisanteries que Henri III se permettait sur lui, au grand amusement de la cour. Agen et Cahors faisaient partie du douaire de Marguerite ; on les retenait contre toute justice ; elle encouragea son mari à les reprendre. Toutes les maîtresses de ceux qui avaient quelque influence au conseil s’intéressant à sa cause, elle finit par arracher une déclaration de guerre qui, à bon droit, fut appelée la guerre des amoureux. La prise de Cahors, où, quatre jours durant, le roi de Navarre se battit dans les rues en soldat et se révéla comme grand capitaine, inaugura brillamment cette première campagne ; mais ce glorieux fait d’armes ne pouvait suppléer à l’insuffisance des ressources. Biron, très supérieur en forces, après avoir pris Mont-de-Marsan et d’autres places non moins importantes, vint insolemment canonner Nérac, où s’était enfermée Marguerite.

Il était grand temps qu’elle tirât le roi son mari du mauvais pas où elle l’avait embarqué. « Je vous supplie, écrivit-elle à Mme d’Uzès, de faire souvenir à ma mère ce que je lui suis et qu’elle ne veuille pas me rendre si misérable, moi qu’elle a mise au monde, que j’y demeure privée de sa bonne grâce et protection. » Elle implora alors la médiation de son frère le duc d’Alençon. Il accéda volontiers au désir de sa sœur et partit pour la Guyenne avec plein pouvoir de traiter. Il emmenait le beau Chanvalon, dont le souvenir, depuis le séjour à La Fère, était resté au cœur de Marguerite. Elle approchait de ses trente ans, l’âge décisif dans la vie de bien des femmes, l’heure où les sens, longtemps endormis ou sévèrement contenus, deviennent plus exigeans. L’historien Dupleix, qui ne perdit jamais Marguerite des yeux, a dit d’elle : « Elle étoit autant recherchée d’amours que son mari étoit recherché des femmes ; mais dans ses amours il y avoit plus d’art et d’apparence que d’effet. Elle aimoit à se faire appeler la Vénus Uranie, comme pour distinguer son amour de celui du vulgaire, affectant qu’il étoit plus pratiqué de l’esprit que du corps, et elle avoit souvent ce mot à la bouche : « Voulez-vous cesser d’aimer, possédez la chose aimée. » Ce que dit Dupleix doit être vrai de Marguerite au commencement ; mais du jour où elle se donna à Chanvalon, il n’en fut plus de même : les sens prirent le dessus, et la coquette qui se jouait des hommes fit place à la femme ardente et passionnée. Elle, jusqu’alors si réservée, si prudente, se laisse surprendre, à Cadillac, avec Chanvalon par l’indiscret d’Aubigné, trop heureux de le répéter partout et auquel elle ne pardonnera jamais cette méchante indiscrétion.

Tout a une fin. Après un séjour de huit mois en Guyenne, le duc retourna à Alençon et Chanvalon l’y suivit. Cette séparation forcée, loin de refroidir la passion de Marguerite, ne fit que la surexciter. « L’absence, écrit-elle à Chanvalon, la contrainte, donnent à mon amour autant d’accroissement qu’à une âme faible et enflammée d’une flamme vulgaire il apporteroit de diminution. Quand vous viendriez à changer d’amour, ne pensez pas m’avoir laissée pour cela, et croyez que l’heure de votre changement sera celle de ma fin, qui n’aura de terme que votre volonté. »

C’est l’heure la plus tendre de leur lune de miel que Pibrac eut la malencontreuse idée de choisir pour écrire à Marguerite deux lettres bien imprudentes. Dans la première, il la prévenait qu’ayant consulté sur sa nativité, on lui avait répondu que, dans le mois où l’on entrait, elle serait tuée par son mari, et les yeux humides de larmes, il la suppliait de se réfugier à Agen, cette ville qui lui était si dévouée. Dans la seconde, il rejetait cet avertissement sur l’amour qu’il n’avait cessé d’avoir pour elle. Marguerite ne répondit pas, mais garda soigneusement les deux lettres. L’occasion de s’en servir se présenta bientôt : à tort ou à raison, elle crut que Pibrac, loin de favoriser son retour à Paris, son unique préoccupation d’alors, cherchait à y créer des empêchemens. Elle n’est plus maîtresse d’elle-même, le trop plein d’amertume qu’elle avait amassé dans son cœur déborde. « Je m’étonne que, sous une si douce apparence, écrit-elle, il puisse y avoir tant d’ingratitude et de mauvais naturel. Je sais le récit que vous avez fait courir que je voulois retourner à la cour ; ce que pensant que je pourrois découvrir, vous l’avez voulu prévenir par une lettre. » Puis, répondant à sa naïve déclaration : « Vous m’écriviez, dit-elle, une excuse non moins indiscrète et peu considérée pour un homme si sage, qu’autre chose ne vous avoit conduit à me donner cet avertissement que l’extrême passion que aviez pour moi, ce que ne m’aviez osé découvrir, mais qu’à cette heure vous y étiez forcé et à désirer me revoir. Ce sont d’étranges traits pour un homme d’honneur tel que vous êtes et qui seroient peu à votre avantage, venant à la connoissance d’un chacun, ce que je ne voudrois, encore que je ne puisse avoir honte de m’être trompée en vos douces et belles paroles, n’estant seule au monde qui suis tombée en tel accident, lequel me pèse de si longtemps sur le cœur que je ne me suis pu plus longtemps empescher de m’en plaindre à vous-mesme, car je ne veux autre témoin que votre conscience pour juge. »

Écrasé par ce coup de massue et se sentant incapable pour le moment de se défendre, Pibrac répondit qu’il était très malade et dans l’impossibilité d’écrire. Marguerite, sans trop y croire, lui redemanda ses sceaux dans l’intérêt de son repos « dont elle n’étoit pas moins soigneuse qu’il l’était du sien. » Pibrac mit un grand mois à préparer sa réplique ; il chercha non sans peine à atténuer les termes trop vifs de sa seconde lettre. L’excuse qu’il en donne peint bien les mœurs de l’époque : « Notre façon d’être aujourd’hui, dit-il, est pleine d’excès. On n’use plus simplement de ces mots : aimer et servir ; on y ajoute, extrêmement, passionnément, éperdument et d’autres semblables, jusqu’à donner de la divinité aux choses qui sont moins qu’humaines. »

Cette petite exécution de Pibrac ne fut pour Marguerite qu’une diversion à l’ennui que lui causait l’éloignement de Chanvalon et qu’un dérivatif à l’irritation de ses nerfs. Elle allait avoir à l’occasion de Fosseuse une cause plus sérieuse de chagrin.

Durant son séjour en Guyenne, le duc d’Anjou s’était occupé de cette jeune fille ; le Béarnais s’en montra jaloux. Fosseuse, qui n’avait laissé prendre jusqu’ici au roi que d’innocentes libertés, lui donna alors des preuves si affirmatives de sa préférence, qu’un beau jour elle se trouva grosse de ses œuvres. Pour parer à ce fâcheux accident, le roi proposai à Marguerite de partir pour les eaux chaudes ; elle s’y refusa. Néanmoins, par une sorte de transaction tacite, il fut convenu, que le roi emmènerait aux eaux chaudes Le Rebours, Ville-Savin et Fosseuse sous la conduite, d’une gouvernante, et que Marguerite irait à Bagnères. Ce projet se réalisa, car de Bagnères, la reine écrivit à sa mère : « Je suis venue à ces bains pour voir s’il me seroit si heureux que de pouvoir faire par moi augmenter le nombre de vos serviteurs. Plusieurs s’en sont bien trouvées. » Au retour de son mari à Nérac, Marguerite essaya d’arracher un aveu à Fosseuse ; elle lui offrit de la conduire dans une maison discrète, et de dérober à tous les yeux sa faute, qui n’était que trop visible. Au lieu d’en savoir gré à sa maîtresse, Fosseuse répliqua avec arrogance qu’elle donnerait un démenti à tous ceux qui auraient mal parlé d’elle ; mais, une belle nuit, le roi frappa à la porte de Marguerite et la supplia de venir assister la coupable, prise des douleurs de l’enfantement. Elle le fit avec une complaisance méritoire. Le lendemain, le roi ayant exigé qu’elle continuât ses visites, elle lui fit observer que c’était vouloir révéler à tous un secret qu’elle avait tenu caché. Il ne se rendit pas à cette bonne raison, et son mauvais vouloir, envenimé par la très peu reconnaissante Fosseuse, ne s’en aigrit que davantage.

Les choses en étaient là : Marguerite y vit un prétexte à son départ pour la cour. La vraie raison, c’est que, d’une manière certaine, elle savait que Chanvalon, envoyé d’Anvers en mission par le duc d’Anjou, serait à Paris dans les derniers jours de février 1583. Impatiente de le revoir, elle se fit à plusieurs reprises demander par Catherine. Le Béarnais résista longtemps ; il ne pouvait se résigner à se séparer de sa jeune maîtresse ; il céda enfin et promit à Marguerite de la conduire jusqu’à Saint-Maixent. À la veille de quitter le Béarn, Marguerite eut le pressentiment du sort qui l’attendait : « Ma sibylle, écrivit-elle à la duchesse d’Uzès, votre lettre me sera comme Saint-Elme aux mariniers, me promettant sous vos assurances autant de contentement à mon retour qu’en même lieu j’y ai autrefois éprouvé du contraire. Vous m’aimez trop pour me vouloir tromper ; je ne douteray jamais de vos paroles. Il est aisé de tromper qui se fie, mais je n’attendray jamais cette récompense de l’affection que je vous ai vouée. Je croiray donc votre conseil et avanceray mon partement autant qu’il me sera possible. »


VI

En revoyant Chanvalon, Marguerite oublia bien vite les appréhensions qu’elle venait de confier à la duchesse d’Uzès. Dans toutes ses lettres à son mari sa joie déborde : « Je vous donne toutes sortes de nouvelles, dit-elle. M. de Nemours est si engraissé qu’il est difforme ; M. de Guise est fort amaigri et vieilli. » Elle a même des paroles plus douces en parlant de Henri III : « Le roi a été à la chasse pour trois jours, non sans vous y souhaiter, et à une musique au Louvre qui a duré toute la nuit ; si j’osois vous le dire, vous quitteriez l’agriculture et l’humeur de Timon pour venir parmi les hommes. » Cette bonne intelligence entre le Béarnais et sa femme fut de courte durée, et c’est encore Fosseuse qui devint la cause de cette nouvelle rupture. Cédant aux observations de Catherine, Marguerite venait de la renvoyer. Le roi son mari, très mécontent de cette disgrâce, lui dépêcha Frontenac, porteur du plus impertinent des messages. Marguerite ne pouvait se dispenser de répondre : « Vous dites, écrivit-elle, que ce ne me sera jamais honte de vous complaire. Je le crois aussi, vous estimant si raisonnable que ne me commandiez rien qui soit indigne de personne de ma qualité, ni qui importe à mon honneur, où vous avez trop d’intérêt. Et si vous me demandiez de tenir une fille avec moi à qui vous eussiez fait un enfant, au jugement de tout le monde, vous trouveriez que ce me seroit une honte pour l’indignité que vous me feriez et pour la réputation que j’en acquérerois. Vous m’écrivez que, pour fermer la bouche au roi, aux reines, ou à ceux qui m’en parleraient, je leur dise que vous l’aimez et que je l’aime pour cela. Cette réponse seroit bonne partant d’un de vos serviteurs ou servantes, mais de votre maîtresse ! .. J’ai souffert ce que je ne dirai pas princesse, mais jamais simple demoiselle ne souffrit, l’ayant secourue, caché sa faute, et toujours depuis tenue avec moi. Si vous n’appelez pas cela vouloir vous contenter, certes je ne sais pas comment vous le pouvez entendre. »

Marguerite était dans son droit d’épouse outragée, mais Catherine y ajouta une verte mercuriale qui dut blesser profondément le roi et acheva de l’indisposer contre sa femme. « Vous n’êtes pas, disait-elle, le premier mari jeune et peu sage en pareilles choses ; mais je vous trouve bien le premier et le seul qui fasse après un tel fait tenir un pareil langage à sa femme. J’ai eu l’honneur d’avoir épousé le roi, mon seigneur, et votre souverain, mais la chose dont il était le plus marri, c’étoit quand il savoit que je susse de ces nouvelles-là, et quand Mme de Flemming fut grosse, il trouva très bien quand on la renvoya… Ce n’est pas la façon de traiter les femmes de bien et de telle maison et de les injurier à l’appétit d’une p… publique, car tout le monde sait l’enfant qu’elle a fait, et par un petit galant outre-cuidant et imprudent d’avoir accepté de son maître un tel commandement. Je ne puis croire qu’il vienne de vous, car vous êtes trop bien né pour ne pas savoir comment devez vivre avec la fille de votre roi et la sœur de celui qui commande à tout ce royaume et à vous, qui outre cela vous honore et vous aime, comme doit faire une femme de bien, et si je la connoissois autrement, ne la voudrois supporter ni rien mander pour vous faire reconnoître le tort que vous vous êtes fait… J’ai fait partir, ajoutait-elle, cette belle bête, car tant que je vivrai, je ne souffrirai pas de voir chose qui puisse empêcher ou diminuer l’amitié que ceux qui me sont si proches, comme elle m’est, se doivent porter l’un à l’autre. »

À cette nouvelle brouille avec son mari vint s’ajouter pour Marguerite une véritable peine de cœur. En retrouvant Chanvalon, en reprenant possession de l’homme qu’elle adorait, elle se croyait à l’abri de toute infidélité. Il n’en fut rien : soit qu’il craignît le ressentiment de Henri III, soit qu’il vît dans sa liaison avec Marguerite un obstacle à sa propre fortune, Chanvalon chercha à se dégager en prenant une femme, dont le nom et la haute situation, pût lui servir de marchepied. Il la rencontra dans Catherine de La Marck, fille de Robert de La Marck, duc de Bouillon. Deux années auparavant, Marguerite avait bien voulu lui donner une femme, mais une femme de sa main, et avec la certitude de le garder pour elle. Quand elle apprit qu’il lui échappait, qu’il la trahissait, sa jalousie fit explosion, : « Il n’y a donc plus de justice au ciel, ni de fidélité, en terre ! écrit-elle. Triomphez, triomphez de ma trop ardente amour ! Vantez-vous de m’avoir trompée ; riez-en, et moquez-vous-en avec celle de qui je reçois : cette seule consolation que son peu de mérite vous sera le juste remords de votre tort. En recevant cette lettre, la dernière, je vous supplie de me la renvoyer, car je ne veux pas qu’à cette belle entrevue, que vous ferez ce soir, elle serve de sujet au père et à la fille de discourir à mes dépens. »

Il y a des femmes de nature douce et passive, qui, trahies et délaissées, ne laissent rien paraître au dehors. Marguerite n’était pas l’une de ces résignées. Surexcitée par l’abandon de Chanvalon, et d’humeur batailleuse, elle mordit à belles dents, et, faisant chorus avec tous ceux qui reprochaient à Henri III ses mignons et sa honteuse façon de vivre, elle échangea avec lui des mots acerbes et sanglans, sans s’inquiéter des représailles, qui, pour se faire attendre, n’en seraient que plus terribles. Le départ de Henri III pour les eaux de Spa amena une trêve momentanée. C’est durant ce court intervalle de temps que Chanvalon revint d’Anvers à Paris sans que Marguerite s’y attendit. Le duc d’Alençon l’avait chassé, et, au lieu de se réfugier à Sedan auprès de sa femme, il avait préféré demander un asile à Marguerite. D’où venait sa disgrâce ? Les uns l’accusaient d’avoir tiré vanité de sa liaison avec la reine ; d’autres d’avoir révélé certaines confidences que le duc lui avait faites. Sans se préoccuper du danger qu’elle allait affronter de nouveau, n’écoutant que sa passion, Marguerite renoua, avec son ancien amant. Mais que ces jours d’ivresse furent courts et mélangés de déboires ! Son éternelle rivale, Mme de Sauve, non satisfaite de se partager entre d’Épernon, son nouvel amant, et le duc de Guise, avait eu la fantaisie de rendre Chanvalon infidèle, et plus tard elle y réussira. Prise de découragement, Marguerite eut alors la pensée de se retirer auprès du roi son mari ; c’était le salut. L’argent lui faisant défaut, elle ne put partir. A la fin de juin, elle tomba malade. Sa maladie devint le prétexte des plus fâcheux propos. « La reine de Navarre est grosse ou hydropique, » écrivait Busini, l’ambassadeur de Toscane.

Le retour de Henri III rendit à Marguerite toutes ses craintes ; elle eut enfin conscience du danger qui la menaçait, elle et Chanvalon. « Plût à Dieu, écrivait-elle à son amant, que sur moi seule cet orage se pût décharger ! Mais vous mettre en danger ! ah ! non, ma vie, il n’y a gêne si cruelle à quoi je ne me soumette plutôt ! J’en rends une assez grande preuve, m’interdisant le plaisir de votre belle vue, que je tiens m’être aussi nécessaire que le soleil aux printanières fleurs. » Ces craintes n’étaient que trop réelles : prévenu des bruits injurieux qui couraient publiquement sur sa sœur, Henri III voulut s’en assurer. A prix d’or, il gagna une femme de chambre de Marguerite. Cette créature révéla au roi l’intrigue de sa sœur avec Chanvalon ; elle lui nomma tous les anciens amans de sa maîtresse à leur date et avec les détails les plus compromettans. Ces preuves une fois en ses mains, Henri III attendit l’heure favorable.

Un événement imprévu hâta le dénoûment de la crise. Il avait envoyé à Lyon un courrier, porteur d’une lettre secrète pour le duc de Joyeuse. A quelques lieues de Paris, ce courrier fut assailli par des gens masqués, qui le tuèrent et enlevèrent ses dépêches. A tort ou à raison, Marguerite fut accusée de ce guet-apens ; on prétendit qu’elle avait voulu savoir ce que son frère écrivait sur elle à Joyeuse. Henri III ne chercha plus que l’occasion de se venger et de tendre un piège à sa sœur. Le 7 août, il devait y avoir grand bal à la cour ; Catherine étant absente, et la reine, Louise de Lorraine, indisposée, il pria Marguerite de les remplacer et d’en faire les honneurs. Sans défiance, elle accepta et vint prendre place sous le dais royal. A l’heure la plus animée du bal, suivi par d’Épernon et ses favoris habituels, Henri III s’approcha du trône où sa sœur était assise, et là, debout, à haute voix, devant toute l’assistance, il lui reprocha ses amours avec Chanvalon. Il l’accusa d’avoir eu un enfant de lui et nomma un à un tous les amans qu’on lui attribuait. Immobile et muette, Marguerite essuya ce long réquisitoire, dont le dernier mot fut un ordre de bannissement. « Vous n’avez que faire ici ; allez rejoindre votre mari et partez demain. » Dans la nuit, une troupe d’hommes masqués cerna le logis de Chanvalon et le fouilla de fond en comble, mais prudemment il avait pris la fuite.

Le 8 août, au matin, un carrosse attelé de quatre chevaux stationnait dans la cour de l’hôtel de Birague, que Marguerite venait récemment d’acquérir. Ses femmes et ses serviteurs, déjà à cheval, attendaient en silence l’heure du départ. Vêtue d’une robe de couleur sombre, le visage recouvert d’un masque, Marguerite parut sur le perron, et, se retournant vers ceux de sa maison qui restaient : « Je suis aussi malheureuse que Marie Stuart, s’écria-t-elle. Ne se trouvera-t-il donc personne qui veuille me donner du poison ? » Et elle monta dans le carrosse, qui partit aussitôt.

Le malin du même jour, soixante archers de la garde de Henri III prirent position un peu au-delà du village de Palaiseau. Larchamp de Grimouville, leur capitaine, se tint longtemps immobile en tête de la colonne, les yeux fixés sur le long ruban de route qui se déroulait devant lui. Enfin, aussi loin que sa vue pouvait porter, il aperçut le carrosse de la reine, qui, escorté par quelques cavaliers, venait grand train. Quand il ne fut plus qu’à une petite distance, sur son ordre les archers s’ébranlèrent. Les uns prirent par la bride les chevaux de deux amazones qui suivaient le carrosse, les autres se saisirent de l’écuyer qui chevauchait à la portière de droite et de huit ou dix des cavaliers de l’escorte, et, au grand trot de leurs montures, ils emmenèrent leurs prisonniers. Alors Larchamp mit pied à terre, et, se rapprochant du carrosse, il en ouvrit brusquement la portière. La reine y était seule ; un masque cachait son visage. Larchamp le souleva brutalement. « Misérable, tu oses porter la main sur la sœur de ton roi I cria Marguerite d’une voix étouffée par la colère. — J’obéis à un ordre, dit Larchamp. — Tuez-moi, alors, sans plus me faire languir. » Sans répondre, Larchamp referma la portière et fit retourner les chevaux. Le carrosse reprit lentement la route de Palaiseau. L’escorte était réduite à quatre cavaliers.

Conduits à Montargis, les prisonniers furent placés dans des chambres séparées de l’abbaye de Ferrières et mis au secret jusqu’à leur interrogatoire. Qui donc allait être le juge ? Henri III en personne. Et sur quoi allait-il interroger les serviteurs de Marguerite ? Sur les déportemens de leur maîtresse, et Mme de Duras et Mlle de Béthune, ses dames d’honneur, sur l’accusation qu’on leur imputait d’avoir favorisé l’accouchement clandestin de la reine. Quel moment avait-il choisi pour cette honteuse besogne ? Le moment où Catherine de Médicis était à La Fère auprès du duc d’Anjou, déjà atteint du mal qui devait l’emporter l’année suivante.

A la nouvelle de la honte infligée à Marguerite, Catherine fut outrée de douleur. Ne pouvant venir retrouver Henri III aussitôt qu’elle l’aurait voulu, elle lui dépêcha l’archevêque de Langres, et obtint, par son intercession, la mise en liberté des prisonniers déjà envoyés à la Bastille. Mais le roi exigea que ni Mme de Duras ni Mlle de Béthune ne retournassent auprès de leur maîtresse, qui s’était réfugiée à Vendôme.


HECTOR DE LA FERRIERE.