Maria Chapdelaine — L'épouse et la mère

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Mesdames,



EN France, la littérature n’a jamais cessé d’exalter le courage des pionniers et l’audace des explorateurs qui, sur la terre d’Afrique, ont ajouté à la grandeur, au prestige et à la richesse de notre ancienne mère-patrie. Des livres admirables ont été écrits à leur sujet.

De même, en Angleterre, il existe toute une littérature consacrée à célébrer l’endurance et les succès que remportent, sur toutes les terres du globe, les colons britanniques.

Dans notre pays, et plus spécialement dans notre province, nos écrivains ont à peine effleuré le vaste champ qu’offrent à leur plume nos régions de colonisation et les vaillants pionniers qui les habitent. Il a fallu un demi-siècle pour donner une suite au « Jean Rivard » de Gérin-Lajoie et, encore, nous ne pouvons réclamer pour l’un de nos compatriotes l’honneur d’avoir écrit la touchante idylle de Maria Chapdelaine. C’est un Français qui a vu ce que nos yeux n’avaient pu voir, qui a ressenti ce que personne des nôtres n’avait pu ressentir, qui a observé à la place d’un Canadien-Français les mœurs si patriarcales de nos colons, et qui a écrit l’admirable chef-d’œuvre que tout le monde a lu avec attendrissement. Mais Hémon a tracé le premier sillon et son exemple sera sans doute imité. Que nos littérateurs veuillent bien se donner la peine d’observer de près nos régions de colonisation : ils y verront de grandes vertus qu’il convient de chanter, des misères et des infortunes qu’il convient d’aider, et des succès qu’il importe de citer bien haut. Que de beaux romans ils pourraient écrire qui contribueraient à faire connaître et à faire aimer des populations sympathiques et des régions intéressantes du pays de Québec. Hémon en a fait la démonstration : la colonisation est un sujet qui se prête à la littérature aussi bien que n’importe quel autre. Au surplus, dans un pays jeune comme le nôtre, pourquoi irions-nous choisir comme héros de romans des décavés de toutes les classes et de tous les mondes, quand nous avons sous les yeux de si beaux exemples d’énergie, de courage et d’endurance ?

Vous vous en souvenez sans doute : quand Louis Hémon ferma la dernière page de son livre, avant de quitter Péribonca, Maria Chapdelaine venait d’opter. Écartant de son esprit les mirages de la vie américaine, elle voulait rester fidèle à la terre de ses morts et poursuivre leur œuvre au pays de Québec. Écoutez-la parler ; écoutez-la exprimer dans un langage d’une éloquente simplicité les sentiments de notre race.

« Nous sommes venus, il y a trois cents ans, et nous sommes restés… Ceux qui nous ont menés ici pourraient revenir parmi nous sans amertume et sans chagrin, car s’il est vrai que nous n’ayons guère appris, assurément nous n’avons rien oublié. Nous avions apporté d’outre mer nos prières et nos chansons : elles sont toujours les mêmes. Nous avions apporté dans nos poitrines le cœur des hommes de notre pays, vaillant et vif, aussi prompt à la pitié qu’au rire, le cœur le plus humain de tous les cœurs humains : il n’a pas changé. Nous avons marqué un plan du continent nouveau, de Gaspé à Montréal, de Saint-Jean d’Iberville à l’Ungava, en disant : Ici toutes les choses que nous avons apportées avec nous, notre culte, notre langue, nos vertus et jusqu’à nos faiblesses deviennent des choses sacrées, intangibles et qui devront demeurer jusqu’à la fin.

« Autour de nous des étrangers sont venus, qu’il nous plaît d’appeler des barbares ; ils ont pris presque tout le pouvoir ; ils ont acquis presque tout l’argent ; mais au pays de Québec rien n’a changé. Rien ne changera, parce que nous sommes un témoignage. De nous-mêmes et de nos destinées, nous n’avons compris clairement que ce devoir-là : persister… nous maintenir… et nous nous sommes maintenus, peut-être afin que dans plusieurs siècles encore le monde se tourne vers nous et dise : Ces gens sont d’une race qui ne sait pas mourir… Nous sommes un témoignage.

« C’est pourquoi il faut rester dans la province où nos pères sont restés et vivre comme ils ont vécu, pour obéir au commandement inexprimé qui s’est formé dans leurs cœurs, qui a passé dans les nôtres et que nous devrons transmettre à notre tour à de nombreux enfants : Au pays de Québec rien ne doit mourir et rien ne doit changer. »

Des années ont passé depuis cette époque, des années qui ont compté double. Louis Hémon est mort tristement avant de connaître la gloire et sans soupçonner la fortune qui attendait son livre. Le roman de Maria Chapdelaine fut traduit dans toutes les langues. Son succès fut prodigieux. Dans le monde entier, on applaudit l’art du romancier, mais on loua aussi les vertus de l’humble paysanne qui, pour répondre aux instincts profonds de sa race, repoussa courageusement l’appel d’une existence facile et sacrifia au devoir sa belle jeunesse et ses rêves d’avenir. Tout le roman tient dans cette crise de conscience d’où Maria Chapdelaine devait sortir triomphante et qui, certes, n’aurait même pas effleuré des âmes moins délicates que la sienne. C’est là son mérite et il est grand. Nous sommes beaucoup mieux en état de l’apprécier, après les abondantes saignées de l’émigration qui, entre les années 1920 à 1925, ont si douloureusement appauvri nos campagnes au profit des centres industriels du sud.

Donc, Maria Chapdelaine a refusé les offres de Lorenzo Surprenant et elle a donné à Eutrope Gagnon sa main avec son cœur.

Nous avons connu Maria Chapdelaine jeune fille et nous l’avons aimée. Nous savons la mesure de son patriotisme. Qu’est-elle devenue, plus tard, après que l’Église eût uni sa destinée à un brave colon ? A-t-elle été, à l’instar de sa mère, la femme dépareillée qu’elle promettait d’être, ou s’est-elle découragée, comme tant d’autres, aux heures de crise et a-t-elle réussi à convaincre son mari qu’il convenait de prendre la route de la ville ou celle des États-Unis ? Où est-elle aujourd’hui et que fait-elle ?

Je viens vous le dire, et, en vous le disant, je vais vous raconter une histoire strictement vraie jusque dans le moindre détail.

Comme je tiens à écarter toute fantaisie de mon récit, je dois vous déclarer qu’il importe peu que Maria Chapdelaine ait pris les traits d’Èva Bouchard, comme il importe peu également que Maria ait épousé Eutrope Gagnon ou Philippe Croteau.

Maria Chapdelaine, dans l’esprit du grand écrivain, c’est la jeune fille idéale qui, dans un pays de colonisation, a su comprendre la grandeur de la tâche à laquelle la Providence l’avait attachée et qui a su répondre aux instincts profonds de sa race.

Madame Eutrope Gagnon, ou, pour être plus véridique, madame Philippe Croteau, ce sera la femme courageuse, énergique, passionnément dévouée à sa famille, amoureusement éprise de la terre et qui, à force de patience, de labeur et de sacrifice, a réussi à créer de ses mains ce qu’il y a de plus beau au monde après la famille elle-même : un domaine familial.

Qu’est-ce donc que cette madame Philippe Croteau, cette Maria Chapdelaine devenue épouse et mère ?

Et, d’abord, permettez-moi de faire un retour en arrière, afin que vous soyez mieux en état d’apprécier les mérites de cette excellente Canadienne.

Dans une des concessions les moins avantageuses de St-Prosper, dans le comté de Champlain, vivait une famille fort honorable dont le chef s’appelait Philippe Croteau. L’unique richesse de cette famille reposait sur le capital humain. Les revenus d’une terre plutôt ingrate et d’une modeste étendue suffisaient à peine pour faire vivre les petites bouches qui, autour de la table, augmentaient régulièrement et, souventes fois, dans la proportion de deux par année. En treize ans, naissent treize beaux et vigoureux enfants, dont cinq paires de jumeaux. Le couple Croteau vivait besogneux, mais heureux au milieu de tout ce petit monde. On n’avait pas la moindre préoccupation pour l’avenir : c’était là l’affaire de la Providence. Pour le moment, on limitait les besoins de chacun au strict nécessaire, et la joie de vivre embellissait cette maison féconde.

Un jour, la Providence en qui on n’avait cependant jamais douté, porta un coup fatal au bonheur de la famille : le chef, si utile, si nécessaire, si indispensable même, fut emporté par la maladie. Ce n’était plus la gêne, c’était la ruine. Cependant, il fallait vivre et, surtout, faire vivre tous ces orphelins dont l’aîné avait à peine seize ans.

Madame Croteau fit courageusement ce qu’elle pût en attendant des jours meilleurs. Soit à entreprendre des lavages dans la paroisse, soit à traire les vaches pour les voisins, soit à remplir d’autres tâches mercenaires, elle put procurer aux siens juste ce qu’il faut pour ne pas mourir de faim : la tranche de pain quotidien.



Mais, en femme prévoyante, elle voyait venir le jour où, fatalement, ses enfants prendraient les uns après les autres la route qui conduit à l’usine. Or, elle caressait l’ambition de les soustraire à l’influence des villes et d’en faire de bons paysans.

Quand on est sans argent, sans crédit et sans influence, a-t-on vraiment le droit de caresser cette ambition de procurer une terre à ses enfants et de les y établir ? Dans notre pays, dans notre province, oui, assurément, on peut avoir cette légitime ambition, et Madame Croteau n’est pas la seule qui l’ait caressée et qui l’ait réalisée : toutes nos régions de colonisation en fournissent la preuve péremptoire.

On parlait beaucoup, à ce moment, d’une nouvelle région située très loin, au nord-ouest de la province et par delà les Laurentides, où la terre était particulièrement fertile et où il était possible, même à de pauvres gens, de s’y tailler de beaux domaines.

Madame Croteau n’hésite



pas un instant et elle décide de s’en aller avec les siens vers cette terre promise de l’Abitibi. Le travail pénible auquel le colon doit s’astreindre, l’isolement dans lequel il est condamné à vivre pendant une période plus ou moins longue, les privations de toute nature qu’il est forcé d’endurer, les obstacles auxquels il doit faire face, rien n’arrête cette femme courageuse et ambitieuse tout à la fois. Ce que des hommes peuvent faire, elle se sent de force à le faire elle-même. Il s’agit du bonheur et de l’avenir de ses enfants. Qu’importent quelques années de misère ! Et, d’ailleurs, misère pour misère, pourquoi ne pas préférer celle qui mène tout droit à l’aisance et à l’indépendance !

Elle liquide son modeste avoir, et pour entreprendre le long et coûteux voyage avec tout son petit monde, elle emprunta cinquante dollars d’un co-paroissien charitable qui, par la suite, devait être remboursé rubis sur l’ongle. Enfin, au mois de juillet 1916, elle descendait à Amos avec tous ses marmots, après un voyage que j’imagine assez mouvementé.

Ses deux garçons aînés l’avaient précédée et ils avaient acheté de l’agent des Terres publiques, moyennant la somme de trois sous l’acre, deux cents acres de terre en bois debout : ce sont les lots 45 et 46 du neuvième rang du canton de Figuery, dans la paroisse de Sainte-Thérèse d’Amos. Un peu plus tard, Madame Croteau devait se porter acquéreur du lot 44, en sorte que le domaine familial a aujourd’hui une superficie de trois cents acres.

Le choix d’un lot, c’est indiscutablement l’une des choses les plus importantes pour le colon et dont peut dépendre tout son avenir. S’il se laisse entraîner par des considérations étrangères à la terre, si, par exemple, il choisit un lot d’une valeur agricole douteuse parce qu’il est mieux boisé qu’un autre, il s’expose à de sérieuses déceptions, lorsque le moment sera venu de vivre de la terre et non du bois. Soit instinct personnel, soit conseil judicieux, les garçons Croteau avaient fait un choix irréprochable, et ils n’eurent d’autre préoccupation que la qualité du sol. L’avenir devait bientôt prouver qu’ils avaient eu parfaitement raison.

Mais ce n’est pas tout que de posséder des lots ; il importe surtout de les mettre en valeur, et le colon ne peut mettre ses lots en valeur que par une série d’opérations souvent pénibles.

Il faut d’abord serper, c’est-à-dire enlever tous les arbres et arbustes qui n’ont aucune valeur commerciale. Ensuite, il faut couper les arbres et sortir de la forêt tous ceux qui peuvent être utilisés en bois de construction ou en bois à pulpe : tel est le premier gagne-pain du pionnier. Après, il faudra ramasser tous les nombreux déchets et en faire des tas auxquels, plus tard, on mettra le feu dans un moment favorable. Nos colons disent alors qu’ils « tassent leurs abatis ». Ces déchets, à moitié pourris et toujours humides, ne se consument pas facilement, et il est souvent nécessaire de ramasser deux fois et même trois fois ces lourds déchets calcinés pour les livrer de nouveau à l’incendie. C’est un rude travail que le colon n’exécute qu’en y mettant la force physique d’un terrassier. Et lorsque, fourbu, il entre à son foyer au soir d’une journée de « tassage », il est presque méconnaissable ; non seulement ses habits ne sont souvent plus que des haillons, mais les mains et la figure noircies par la cendre et le charbon, il a lui-même l’apparence d’un charbonnier. Une fois que le feu a fait son œuvre et que la terre est débarrassée des détritus de la forêt, il faudra enlever les souches qui, au prix d’un grand effort, peuvent être déracinées à force d’hommes ou de chevaux. Là maintenant, le colon peut confier à la terre une première semence, mais son travail ne sera pas fini. Il lui faudra construire son camp, son écurie, sa grange et ses clôtures ; il lui faudra encore creuser des rigoles et des décharges pour égoutter son champ et chasser l’eau et le froid que la mousse, comme une éponge, a retenus depuis si longtemps. Bref, pour mettre son lot en rapport, le colon a besoin de beaucoup de travail, d’endurance et de persévérance. Les mauvais chemins et même l’absence totale de chemins, l’éloignement des voisins et peut-être des centres de ravitaillement, les enfants sans école, les dimanches sans église et sans messe, la maladie sans possibilité d’avoir le médecin, le camp souvent trop petit et sans confort, l’hiver avec ses froids rigoureux et l’été avec ses moustiques insupportables, le colon doit avoir le courage de tout endurer. Si le succès est à ce prix, la récompense n’est cependant pas lente à venir, contrairement à la lutte souvent sans espoir que livre l’ouvrier des villes. La paroisse s’organise ; l’école-chapelle dresse sa modeste flèche vers le ciel ; le nouveau curé s’occupe de la construction des écoles ; les chemins, les routes et les ponts se



construisent ; les voisins arrivent ; les défrichements augmentent chaque année ; bref, du sein de la forêt surgit tout-à-coup une paroisse nouvelle, et le colon lui-même finit par s’étonner de voir comme les choses ont marché rapidement. Il oublie tout : les difficultés du début, ses misères, ses rancœurs même. Il est tout à la joie de se sentir dans une communauté organisée et il ne sera pas fâché de dire plus tard aux nouveaux venus qu’il est l’un des premiers colons parmi les « ceuses qu’ont ouvert la place ».

En vous faisant une description de la vie de nos colons, je ne perds cependant pas de vue Madame Philippe Croteau dont vous m’avez demandé de vous entretenir. Seulement, je voudrais vous faire comprendre l’existence pénible à laquelle elle ne pouvait échapper : tous les problèmes du colon, elle eut à les résoudre ; toutes ses difficultés, elle eut à les affronter. La nature n’est pas galante, et, lorsqu’il s’agit de défrichement et de culture,



elle ne récompense que l’effort et l’intelligence, sans égard au mérite personnel. Si pénible qu’il fût, le travail du colon n’effraya pas Madame Croteau. La Providence avait voulu qu’elle remplaçât son homme, et elle le fit sans la moindre hésitation. À l’œuvre, d’un soleil à l’autre, travaillant sans répit du commencement à la fin de l’année, ne choisissant les tâches ni les moins dures ni les moins longues, elle sut stimuler l’ardeur de ses enfants par sa propre ardeur. Et si, aux champs, elle put remplacer le chef de la famille, elle n’en resta pas moins, en même temps, une mère attentive aux soins de ses enfants et de son foyer.

Elle eut cet art précieux du commandement. Encore aujourd’hui, bien qu’ils soient devenus des hommes, ses enfants ne se sentent pas humiliés d’être dirigés par leur mère, et ils lui sont tous très profondément attachés. Ils ont confiance dans son jugement, dans son habilité et dans sa clairvoyance. Comme dans toutes ces excellentes familles où l’on mène encore une vie patriarcale, pas une décision ne se prend, si modeste soit-elle, sans que l’on ne sollicite conseil du chef.

Madame Croteau peut être fière de sa famille : c’est une des plus belles parmi nos belles familles canadiennes. Robustes, ingénieux, ambitieux, économes, fort attachés à la terre, ses enfants ont toutes les vertus qui font les races fortes. Si c’était là la seule richesse de madame veuve Philippe Croteau, il faudrait tout de même s’incliner devant cette bonne mère de famille. Mais, croyez m’en, elle n’est pas complètement insensible aux biens de la terre, et, depuis son arrivée dans l’Abitibi, elle n’a pas manqué de se tricoter un large bas de laine et elle n’a rien négligé pour l’arrondir libéralement.

Au cours de l’été dernier, je suis allé visiter sa ferme avec un missionnaire-colonisateur de grand mérite, l’abbé Jean Bergeron. Nous avons vu une excellente maison, éclairée à l’électricité et munie du téléphone, une grange et une étable modèles, un garage et deux hangars où les garçons avaient remisé les deux automobiles de la famille, le tracteur et les autres instruments aratoires ; nous avons vu dans les pâturages trente-cinq bêtes à cornes, et, à l’écurie, les quatre chevaux nécessaires à l’exploitation de cette ferme de trois cents acres. L’abbé Bergeron, économiste fort averti, a voulu faire un inventaire détaillé de l’avoir de Madame Philippe Croteau et de sa famille. Or, sans rien exagérer, au contraire, en donnant une valeur minimum à tout ce qu’il a inventorié, l’abbé Bergeron a trouvé un capital de $42,313.00 que Madame Croteau et ses enfants ont acquis par leur travail depuis les onze années qu’ils habitent l’Abitibi.

Des pessimistes, il y en a, supposeront sans doute que Madame Croteau a dû trouver, sur ses lots, du bois pour un fort montant et qu’elle a pu ainsi faire un commerce considérable et lucratif. On a tellement pris l’habitude de faire passer les colons pour des marchands de bois déguisés !

Eh ! bien, détrompez-vous. Ni Madame Croteau, ni ses enfants n’ont pu réaliser un centin avec le bois qu’il y avait sur les lots. La forêt avait passé au feu et ne possédait plus aucune valeur commerciale, sans rendre pour cela le travail de défrichement plus facile. Il ne restait en somme que du bois de chauffage pour les besoins domestiques.

Sans doute, comme la chose se pratique dans un grand nombre de nos familles pendant les saisons mortes, les garçons allaient passer l’hiver dans les chantiers, où leur travail devenait plus rémunérateur qu’à la maison. Mais pendant l’absence des garçons, Madame Croteau et ses filles voyaient elles-mêmes à tous les soins de la ferme, et, le printemps suivant, le bas de laine devenait plus résolument dodu.

Pendant le cours de l’été, j’ai voulu montrer notre beau pays de l’Abitibi et l’intéressante population qui l’habite, aux ministres, aux conseillers législatifs, aux députés, aux hommes d’affaires, ainsi qu’à des représentants du clergé et de la presse. J’organisais une excursion à cette fin, du 16 au 21 août. Partout, nous fûmes reçus à bras ouverts, et, dans les cantons les plus importants, des banquets magnifiques nous furent donnés, à mes compagnons de voyage et à moi-même. Lorsque nous fûmes à Amos, je trouvai que le moment était bien choisi, au milieu des représentants de toutes les classes de notre société et venant de toutes les parties de la province, pour récompenser le mérite de Madame Croteau et pour mettre en évidence devant notre population les succès remportés par une femme courageuse, mais sans ressources.



Je demandai à mon collègue, le ministre de l’Agriculture, la permission de décorer Madame Croteau de l’Ordre du Mérite Agricole. L’honorable M. Caron, si dévoué aux gens et aux choses de la terre, s’empressa d’acquiescer à mon désir. Je fis prévenir Madame Croteau que, au cours du banquet qui nous était offert à Amos, j’aurais l’honneur de lui remettre, au nom du gouvernement de la province de Québec, les insignes de l’Ordre du Mérite Agricole. Très touchée, Madame Croteau ne put retenir ses larmes, et, dans sa grande modestie, elle me fit savoir que, en toute justice, son voisin avait peut-être mieux mérité qu’elle de recevoir cet honneur. Mais j’insistai, et le même soir, devant une assemblée enthousiaste de plusieurs centaines de personnes, composée de prêtres, de députés, d’hommes de profession, d’hommes d’affaires et de colons, j’avais le grand plaisir et la grande joie de pouvoir récompenser une vigoureuse « colonne » de chez nous, suivant l’expression de nos gens. Ainsi



que je le faisais remarquer à mes auditeurs, Madame Croteau possède au moins quatre titres qui, séparément, en font une femme d’un mérite remarquable mais qui, réunis, en font une femme d’un mérite exceptionnel : et, d’abord, sa fécondité peu ordinaire ; puis le fait d’avoir soustrait à l’influence des villes et d’avoir attaché au sol des enfants qui étaient naturellement voués au travail de l’usine ; puis encore le fait d’avoir été une des premières pionnières d’une lointaine région de colonisation, et, enfin, le fait d’avoir créé, par son travail et son intelligence, un établissement agricole modèle.

Comme conclusion, s’il est nécessaire de conclure, laissez-moi vous citer quelques phrases d’un article de rédaction que publiait le « Montreal Star », le 22 août dernier :

« Le poème dont Madame Croteau est l’héroïne devrait être irradié à travers le Canada tout entier et même au-delà des mers, afin



que tous sachent, grâce à cet exemple, ce que l’on peut faire avec de l’énergie et de la persévérance, ainsi qu’avec cette foi qui transporte les montagnes.

« Les colons ont certainement écrit des pages magnifiques en poursuivant leur rude tâche dans les provinces de l’Ouest, mais il est douteux qu’aucune autre province du pays puisse fournir un exemple comparable à celui de Madame Croteau, cette veuve du Canada-français.

« La vieille province de Québec, elle aussi, ne manque pas de rendre au centuple à ceux qui sont tout à la fois courageux et industrieux. »


J’ai voulu vous raconter l’histoire de Maria Chapdelaine, devenue épouse et mère. Quel beau roman, Louis Hémon n’aurait-il pas tiré d’un tel sujet ! Et combien je regrette de n’avoir pas eu l’art d’un romancier ou d’un poète pour bien mettre en relief la vie si utile et si exemplaire d’une simple mais intelligente paysanne de chez nous ! Ministre de la Colonisation, je ne puis cependant perdre de vue la leçon que nous a enseignée Madame Philippe Croteau et je me dis : si une femme a pu accomplir pareil travail en si peu d’années avec l’aide de ses enfants, sans avoir les avantages que le gouvernement accorde aujourd’hui aux colons sous forme de primes de défrichement et de premier labour, il n’y a pas un homme de cœur qui ne puisse en faire autant.


De gauche à droite : M. l’abbé J. Bergeron, missionnaire agricole ; M. H. Authier, député de l’Abitibi à la Législature Provinciale ; Madame Philippe Croteau ; M. L.-A. Richard, sous-ministre de la Colonisation ; Mademoiselle E. Croteau ; l’honorable J.-E. Perrault, ministre de la Colonisation ; M. l’abbé I. Caron, du Bureau des Archives.


Et, au lieu de végéter dans les vieilles paroisses aux cadres définitivement remplis ; au lieu de prendre la route qui conduit à la ville ou aux États-Unis et au terme de laquelle se dressent les cheminées d’usines ; au lieu de s’exposer et d’exposer leurs familles à tous les aléas de l’industrie ainsi qu’aux déceptions et



aux déboires qui la suivent fatalement ; au lieu d’hypothéquer

leur indépendance et leur liberté, pourquoi donc nos gens n’imitent-ils pas le geste de Madame Croteau ? Pour cela, il faut que son exemple soit connu dans tous nos foyers, que la leçon qu’elle nous a enseignée soit apprise dans toutes les écoles et que personne chez nous n’ignore les succès de son patient effort aussi bien que les difficultés de sa laborieuse tâche.

Dans l’Abitibi, il y a de la place pour des centaines de belles paroisses ; à peu près partout, la terre est d’une remarquable fertilité. Ouverte à la colonisation, il y a à peine quinze ans, cette région compte déjà une laborieuse population de pas moins de 20,000 âmes, dix-neuf paroisses bien organisées et six missions pleines des plus belles promesses ; 2,800 établissements agricoles, dont la valeur est d’environ onze millions de dollars. Si vous ajoutez les nombreuses scieries, les fromageries et les autres petites industries, vous obtenez facilement une valeur capitale de quinze millions de dollars. Pourquoi nos gens n’iraient-ils pas s’y tailler de beaux domaines, à l’ombre des clochers et sous le ciel de leur province ! Ne serait-il pas regrettable que notre race négligeât les avantages exceptionnels qui lui sont offerts chez nous même et qu’elle préférât les mirages trompeurs de la vie américaine ? Il faut donc que chacun apporte sa part de collaboration à l’œuvre nationale de la colonisation ; il faut l’union de toutes les bonnes volontés pour créer une ambiance propice au recrutement des éléments qui sont nécessaires pour assurer le développement de nos régions de colonisation. Et, Mesdames, personne mieux que vous n’est en mesure de nous aider efficacement dans cette tâche, et je suis sûr que vous deviendrez pour nous des propagandistes dévouées et sincères.

Dites bien à vos enfants l’importance de l’agriculture dans l’organisme économique du pays, apprenez-leur le respect dû à l’homme des champs, prêchez le retour à la terre et à la vie simple, envoyez-nous des recrues pour la colonisation, adressez de temps en temps un mot d’encouragement avec l’obole de votre générosité aux colons qui vous sont connus ou recommandés ; pensez souvent, pensez toujours aux femmes courageuses qui, à l’orée de la forêt, loin de toutes les commodités et de tous les conforts les plus élémentaires, ne redoutent ni les plus durs travaux ni les nombreuses maternités, et, je vous en donne ma parole d’honnête homme, vous contribuerez à une œuvre nationale de la plus haute importance pour votre race, pour votre province et pour votre pays.





PLAISE AU LECTEUR

PRENDRE EN GRÉ
CETTE PLAQUETTE SUR L’ABITIBI
ACHEVÉE D’IMPRIMER
LE VINGT DÉCEMBRE MIL NEUF CENT VINGT-SEPT
EN LA CITÉ DE QUÉBEC
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DE
CHARRIER & DUGAL LIMITÉE,

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