Marianne (Sand, Holt, 1893)/XIX

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Texte établi par Théodore HenckelsHenry Holt & Company (p. 62-65).

XIX

Pierre s’amusait intérieurement de la déconvenue de Philippe, que celui-ci dissimulait de son mieux sous un air enjoué. Il ne se doutait pas de la simplicité, je dirai même de la rusticité des habitudes de nos propriétaires campagnards en ce pays et à cette époque. Marianne n’avait rien changé d’apparent à ses habitudes d’enfance. Longtemps elle n’avait pas eu d’autre salon que cette grande pièce à solives enfumées d’où pendaient des grappes d’oignons dorés, et au centre de laquelle, en guise de lustre, se balançait la cage à claire-voie où l’on met les fromages. Les paysans sont très-propres dans cette région. Si les poules et les canards pénètrent à tout moment dans l’intérieur, la ménagère, armée du balai, est incessamment sur pied pour les chasser et faire disparaître les traces de leur passage. Les lits et tous les meubles sont frottés et luisants, la vaisselle brille de netteté sur le dressoir ; mais ces grands lits de serge jaune, fanés jusqu’à avoir pris la teinte feuille morte, la noire cheminée à crémaillère encombrée de pots, de chats et d’enfants, le dallage inégal et crevassé, la petitesse de l’unique fenêtre, l’écrasement d’un plafond garni de provisions et d’ustensiles qu’il faut éviter en marchant, tout cela n’offrait pas au jeune Parisien l’idée d’un bien-être suffisant, et il ne pouvait même pas rêver un atelier de peinture dans ce local sans lumière et sans élévation.

Comme il y avait de la finesse sous sa pétulance, il se garda bien de dire à André un mot qui exprimât son déplaisir. Il se contenta de demander si c’était là qu’on allait dîner.

— Je le présume, répondit Pierre. Mademoiselle Chevreuse a bien quelque part un petit appartement ; mais, depuis qu’elle l’a fait arranger, je n’y suis pas entré, et j’ignore si elle a une salle à manger. Je crois qu’elle vit sur un pied d’égalité complète avec ses métayers et qu’elle prend ses repas avec eux.

— Alors nous allons manger avec tout le personnel de la ferme ? Eh bien, c’est charmant ! et voilà ce que j’appelle la vraie vie de campagne.

En ce moment, la Marichette vint dire à Pierre que, si ces messieurs souhaitaient faire un tour de jardin, ils y trouveraient de quoi s’asseoir, et que la demoiselle y était sans doute déjà avec madame André.

— Le jardin est derrière la maison, ajouta-t-elle ; mais, si vous voulez passer par le logis à la demoiselle, vous n’aurez pas à faire le tour des bâtiments.

— Nous aimons mieux faire le tour, répondit Pierre, qui était pourtant très-curieux de pénétrer chez Marianne, mais qui ne se souciait pas de montrer le chemin à son compagnon. Ils passèrent derrière la métairie et entrèrent dans le jardin de Marianne, où ils trouvèrent la table dressée et le couvert mis dans le petit parterre abrité qui s’étendait devant l’appartement. La porte vitrée était ouverte toute grande, et, sans entrer, car il n’y avait personne, ils virent un petit salon en vieille boiserie, peinte en blanc et vernie à neuf.

Le meuble Louis XV était assorti à la boiserie. La glace, enguirlandée de ces jolis festons de bois découpé qu’on imite tant bien que mal aujourd’hui, avait à cette époque quelque chose de très-suranné, car la mode, surtout en province, les proscrivait absolument. Ce n’en était pas moins coquet et charmant, ces guirlandes d’un blanc poli pendant jusque sur la glace transparente, que des gerbes véritables placées devant ne laissaient voir que comme un point brillant ouvrant sur l’espace.

Pierre, avec un effort de mémoire, reconnut cette pièce et ce mobilier que, du temps du père Chevreuse, il avait vus sales, écornés, sentant la gêne ou l’apathie. Marianne avait eu le bon goût d’apprécier ces vestiges de l’autre siècle et de les faire restaurer. Le pavé était recouvert d’un tapis à teintes douces. Aucun objet sur les boiseries, mais partout des fleurs splendides s’élevant en buissons, presque en arbres, sur les encoignures et sur la console qui faisait face à la cheminée.

— Voilà qui est exquis ! s’écria Philippe. Je savais bien qu’elle était artiste !

— Comment le saviez-vous ? lui dit Pierre, qui au fond était plus surpris que lui.

— Mon cher, ça se voit dans la femme, au premier aspect, sans pouvoir se définir. Marianne a le type duchesse !

— Qu’est-ce que le type duchesse ? Je ne suis pas comme vous, je n’ai pas beaucoup vu le monde.

— Est-ce pour ça que vous êtes aujourd’hui d’une humeur massacrante ? dit Philippe en riant.