Marianne (Sand, Holt, 1893)/XX

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Texte établi par Théodore HenckelsHenry Holt & Company (p. 65-68).

XX

L’apparition de Marianne et de madame André mit fin à ce dialogue. Elles passaient dans le jardin, et on s’empressa de les y rejoindre. Pierre déclara à sa filleule qu’ayant été exclu si longtemps de son sanctuaire, il ne le connaissait plus et voulait voir les changements qu’elle y avait faits.

— Vous n’en trouverez aucun, répondit-elle ; mon père aimait son jardin, il l’avait planté lui-même ; je n’ai rien voulu détruire, et puis les métayers ont droit à leur part de légumes. Le temps s’est chargé de faire mourir beaucoup d’arbres, et la gelée a emporté beaucoup d’arbustes. Il en a poussé de plus rustiques, et le fond de l’enclos, au bout du verger, dont mon père avait voulu faire une pépinière, est devenu tout à fait sauvage.

— Je veux voir ça, dit Pierre, je me souviens que c’était très-mouillé, et j’avais prédit à ton père que ses arbres d’ornement n’y réussiraient pas.

— Allez-y seul, parrain, répondit Marianne ; c’est un peu humide et raboteux pour madame André.

Pierre traversa le verger et pénétra dans l’ancienne pépinière, qui occupait une langue de terrain fermé de haies très-élevées et que traversait le ruisseau. Il y fut saisi d’une sorte de ravissement. Marianne avait laissé la nature faire tous les frais de ce petit parc naturel. L’herbe y avait poussé haute et drue en certains endroits, courte et fleurie en d’autres, selon le caprice des nombreux filets d’eau qui se détachaient du ruisseau pour y rentrer après de paresseux détours dans les déchirures du sol. Ce sol, léger, noir et mélangé de sable fin, était particulièrement propice à la flore du pays, et toutes les plantes rustiques s’y étaient donné rendez-vous. Les iris foisonnaient dans l’eau avec les nympheas blancs et jaunes. L’aubépine et le sureau avaient poussé en arbres luxuriants. Toutes les orchidées si variées du pays diapraient les gazons avec mille autres fleurs charmantes, les myosotis de diverses espèces, les silènes découpées, les parnassies, les jacynthes sauvages, quelques-unes blanches, toutes adorablement parfumées. Les renflements du terrain, étant plus secs, avaient gardé leurs bruyères roses et leurs genêts rampants, que perçaient de leurs blanches étoiles, roses dessous, les anémones sylvestres.

Il n’y avait pas de sentier, tout éboulement de sable servait de passage pour se diriger dans ce labyrinthe, où ne paissait jamais aucun bétail et que Marianne seule fréquentait. Quelques roches y servaient de siége à sa rêverie, et des touffes d’aulnes et de hêtres élancés y donnaient assez d’ombre sans étouffer la végétation basse.

Marianne aime donc la nature, se disait Pierre, enivré d’une joie intérieure ; elle la comprend, elle la sent comme moi ! Et elle ne le dit pas, elle n’en parle jamais, je ne m’en doutais pas !

— Eh bien, mon parrain, lui dit-elle en paraissant tout à coup à ses côtés, vous voyez que je ne suis pas une bonne jardinière et que vous ne changeriez pas votre nouveau jardin que vous trouvez trop jeune, pour ce vieux marécage abandonné.

— Ce vieux marécage serait un paradis pour moi ! Sais-tu qu’un botaniste y ferait un herbier presque complet de la flore du pays ? J’y ai éprouvé plus d’une surprise, car j’ai trouvé les espèces les plus rares et qu’il m’a fallu parfois aller chercher bien loin ; tiens, par exemple, cette élode des marais, qui est là sous nos pieds.

— Ah ! celle-là vient des pierres de Crevant, elle a bien voulu pousser ici.

— Tu as donc été quelquefois à Crevant ?

— Souvent, c’est un jardin naturel très-riche ; c’est de là que j’ai rapporté cette jolie jacynthe blanche.

— Ce n’est pas une jacynthe, c’est la ményanthe, beaucoup plus belle et plus rare.

— Je ne sais pas les noms des plantes, mon parrain, mais je connais bien leur figure et leur odeur. Toutes les fois que je me promène, je recueille des graines, des oignons ou de jeunes plantes, je les apporte ici, où presque tout réussit.

— Alors je comprends ce que je vois. Ce petit éden est ton ouvrage ?

— En partie ; mais je ne me vante pas d’acclimater volontairement toutes ces folles herbes, on me tiendrait pour folle.

— Tu aurais bien pu me le dire à moi, qui ai la même manie.

— Oh ! vous, vous êtes savant, et il est naturel que vous soyez curieux de tous ces échantillons. Moi qui ne sais rien, je n’ai pas d’excuse.

— Tu aurais besoin d’excuse pour aimer les fleurs ? Ah ! Marianne, c’est d’autant plus charmant de ta part que tu ne sais pas tous les secrets de leur beauté. Si tu les examinais attentivement…

— Oh ! pour cela, je les examine, et, sans savoir un mot de science, je pourrais vous dire leurs rapports et leurs différences. Elles sont si jolies et si variées ! J’admire encore plus les belles fleurs étrangères que vous avez dans votre jardin ; mais mon amitié n’est pas pour elles. Nos petites sauvages sont plus à mon gré et à ma portée.

— Tu les regardes donc dans tes promenades ? Je m’imaginais que tu ne voyais rien, que tu faisais courir ta Suzon pour le plaisir de te sentir emportée vite, qu’enfin tu aimais la campagne pour son libre espace, et le mouvement pour lui-même.

— Ah ! c’est certainement un grand plaisir d’aller vite, de fendre le vent et de voler sur la bruyère comme un lièvre ; mais c’en est un plus grand de tout voir en allant au pas et de s’arrêter devant ce qui vous plaît ou vous étonne. J’aime l’un et l’autre, ce que je connais et ce que je ne connais pas. Je voudrais ne rien apprendre et tout savoir,… ou encore mieux je voudrais tout savoir pour l’oublier et le retrouver quand il me plairait, car il y a un grand plaisir à vouloir deviner, et si je savais toujours, j’en serais privée.

— Reste comme tu es, Marianne ! tu es, je le vois, de ces natures qui possèdent le vrai sans avoir besoin de démonstration, et dis-moi encore, puisque tu es en train de te révéler aujourd’hui…

— C’est assez, mon parrain. Je crains que votre mère, que j’ai quittée pour vous rejoindre, ne s’ennuie sans moi. Retournons auprès d’elle.