Marianne (Sand, Holt, 1893)/XXI

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Texte établi par Théodore HenckelsHenry Holt & Company (p. 68-71).

XXI

— Veux-tu me donner le bras, dit Pierre en s’arrachant à regret à l’oasis fleurie où pour la première fois Marianne avait trahi le secret de ses rêveries solitaires.

— On ne peut pas marcher deux de front ici, répondit Marianne. C’est une promenade pour une personne seule.

— Seule,… tu ne le seras pas toujours ! Je crois que bientôt tu feras faire ici une allée.

— Doublons le pas, dit Marianne. Voici M. Gaucher qui nous cherche, je ne veux pas qu’il entre dans mon désert.

Et elle se mit à courir, adroite et légère, sur ce terrain raviné qu’elle effleurait comme une hirondelle.

— Merci, Marianne ! lui criait Pierre dans son cœur.

Mais l’espèce d’ivresse où il était plongé se dissipa vite lorsqu’il vit Marianne accepter le bras que Philippe lui offrait pour rejoindre madame André. Il eût voulu qu’elle trouvât un prétexte pour le refuser. Il est vrai qu’il n’y en avait pas de plausible, à moins de prendre un rôle de béguine.

Marianne semblait peu disposée à se poser en prude vis-à-vis de Gaucher. Elle avait fait une toilette assez voyante : une robe de mousseline de laine bouton d’or, qui donnait à sa peau brune un reflet très-favorable. Au cou et aux bras, ce ton vif était coupé et adouci par des ruches de tulle uni très-transparent. Rien dans ses cheveux noirs qu’une rose jaune nuancée de rose ; mais sa chevelure épaisse et courte était bouclée avec plus de soin qu’à l’ordinaire. Elle était bien chaussée, et son pied, qu’elle cachait presque dans de grosses bottines et même dans de vulgaires sabots de noyer, était une merveille de petitesse. Gaucher l’examinait avec une curiosité hardie qui ne semblait pas lui déplaire. Il regardait son pied, sa main, sa taille, d’un air de connaisseur satisfait qui veut que l’on constate sa satisfaction. Il ne se gêna pas pour lui dire qu’elle avait une robe délirante de ton, et que sa taille était un palmier balancé par la brise.

— Ma taille un palmier ? répondit gaiement Marianne. Alors c’est un palmier nain, un chamærops ? n’est-ce pas, mon parrain ?

— Oh ! oh ! savante ? s’écria Philippe naïvement.

— Non, monsieur, pas du tout. M. Pierre a un palmier comme cela dans une caisse, et j’ai retenu le nom.

— Mais vous aimez les fleurs, car vos vases et vos corbeilles sont des merveilles de goût.

— Ce ne sont que des fleurs de nos haies et de nos prés. Je les aime mieux dehors que dans mon petit salon ; mais je n’ai pas souvent le plaisir de recevoir madame André, et, comme les anciens offraient des victimes à leurs dieux protecteurs, moi, je sacrifie de belles plantes à ma bonne amie.

— Je n’y vois pas un brin de chèvrefeuille, dit Philippe, qui avait suivi Marianne dans le salon où se reposait madame André.

— Suzon aurait pu nous en donner un peu du sien, répondit Marianne ; mais, comme le collier la gênait, elle s’est roulée avec, et je vous laisse à penser en quel état elle l’a mis. Il n’en restait que l’adresse dont elle ne s’est pas souciée, sous prétexte qu’elle ne sait pas lire.

— Vous riez, monsieur André ? dit Philippe à Pierre : pourquoi ? J’ai atteint mon but pourtant…

— Vous aviez un but ? dit Marianne.

— Sans doute, je voulais vous faire savoir que j’avais pensé à vous dès avant le jour. Vous le savez, c’est tout ce que je demande.

— Et qu’est-ce qui vous a pris de penser à moi de si grand matin ?

— Vous voulez que je vous le dise ?

— Puisque vous voulez que je vous le demande ?

— Puis-je vous répondre comme cela devant témoins ?

— Vous ne m’avez pas dit en secret que j’avais été l’objet de vos pensées. Il ne faut pas commencer tout haut un propos qu’on serait obligé de finir tout bas, il vaut mieux ne rien dire.

— En d’autres termes, j’aurais mieux fait de me taire ?

— Je ne dis pas cela ; je désire savoir ce que vous pensiez de moi ce matin. C’est sans doute quelque chose d’agréable, puisque vous avez fait la cour à Suzon.

— J’ai pensé que vous étiez un type de grâce et de charme à faire tourner la tête.

— Merci, mon bon monsieur. Vous faites la charité d’un compliment avec une tranquillité de souverain. Faut-il faire la révérence ?

— Si vous voulez, mademoiselle Marianne.

— Voilà, monsieur Philippe, répondit-elle en faisant une révérence académique très-moqueuse, mais pleine de gentillesse.

Pierre la regardait avec stupéfaction. Il ne se doutait pas qu’elle pût être animée et coquette à ce point. Philippe, enhardi, se mit à lui faire la cour, enchanté d’être raillé par elle, et pensant, comme tout autre l’eût pensé à sa place, qu’elle prenait grand plaisir à le rendre amoureux.