Marie (Auguste Brizeux)/Marie, VI

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MarieAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 110-112).


Marie


 
Du bois de Ker-Mélô jusqu’au moulin de Teir,
J’ai passé tout le jour sur le bord de la mer,
Respirant sous les pins leur odeur de résine,
Poussant devant mes pieds leur feuille lisse et fine,
Et d’instants en instants, par-dessus Saint-Michel,
Lorsque éclatait le bruit de la barre d’Enn-Tell,
M’arrêtant pour entendre ; au milieu des bruyères,
Carnac m’apparaissait avec toutes ses pierres,
Et parmi les men-hîr erraient comme autrefois
Les vieux guerriers des clans, leurs prêtres et leurs rois.
Puis, je marchais encore au hasard et sans règle.
C’est ainsi que, faisant le tour d’un champ de seigle,
Je trouvai deux enfants couchés au pied d’un houx,
Deux enfants qui jouaient, sur le sable, aux cailloux ;
Et soudain, dans mon cœur cette vie innocente,
Qu’une image bien chère à mes yeux représente,
O Maï ! si fortement s’est mise à revenir,
Qu’il ma fallu chanter encor ce souvenir.
Dans ce sombre Paris, toi que j’ai tant rêvée,
Vois ! comme en nos vallons mon cœur t’a retrouvée.


A l’âge qui pour moi fut si plein de douceurs,
J’avais pour être aimé trois cousines (trois sœurs) :
Elles venaient souvent me voir au presbytère :
Le nom qu’elles portaient alors, je dois le taire,
Toutes trois aujourd’hui marchent le front voilé,
Une près de Morlaix et deux à Kemperlé ;
Mais je sais qu’en leur cloître elles me sont fidèles,
Elles ont prié Dieu pour moi qui parle d’elles.

Chez mon ancien curé, l’été, d’un lieu voisin,
Elles venaient donc voir l’écolier leur cousin,
Prenaient, en me parlant, un langage de mères ;
Ou bien, selon leur âge et le mien, moins sévères,
S’informaient de Marie, objet de mes amours,
Et si, pour l’embrasser, je la suivais toujours ;
Et comme ma rougeur montrait assez ma flamme,
Ces sœurs, qui sans pitié jouaient avec mon âme,
Curieuses aussi, résolurent de voir
Celle qui me tenait si jeune en son pouvoir.

A l’heure de midi, lorsque de leur village
Les enfants accouraient au bourg, selon l’usage,
Les voilà de s’asseoir, en riant, toutes trois,
Devant le cimetière, au-dessous de la croix ;
Et quand au catéchisme arrivait une fille,
Rouge sous la chaleur et qui semblait gentille,
Comme il en venait tant de Ker-Barz, Ker-Halvé,
Et par tous les sentiers qui vont à Ti-Névé,
Elles barraient sa route, et par plaisanterie
Disaient en soulevant sa coiffe : « Es-tu Marie ? »
Or celle-ci passait avec Joseph Daniel ;
Elle entendit son nom, et vite, grâce au ciel !

Se sauvait, quand Daniel, comme une biche fauve,
La poursuivit, criant : « Voici Maï qui se sauve ! »
Et, sautant par-dessus les tombes et leurs morts,
Au détour du clocher la prit à bras le-corps :
Elle se débattait, se cachait la figure ;
Mais chacun écarta ses mains et sa coiffure ;
Et les yeux des trois sœurs s’ouvrirent pour bien voir
Cette grappe du Scorf, cette fleur de blé noir.