Marie-Anna la Canadienne/5

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Maison d’édition non mentionnée (p. 46-66).

V


— Eh bien, Monsieur de Villodin, que pensez-vous de notre pays ? demanda Marie-Anna quand il se fut assis près d’elle.

— Ce que l’on pense de tout ce qu’on aime, mademoiselle ; répondit Jacques. Comment le Canada ne me plairait-il pas ?… Après avoir parcouru pendant deux années des pays dotés de langues plus ou moins barbares, j’arrive ici dans cette belle contrée où j’entends le français !… Il y a mieux encore : je suis Normand, vous le savez ; or j’ai remarqué dans le langage des Canadiens-Français cet accent de terroir, ces mots anciens et démodés qui me rappellent le chant des laboureurs du Perche, la rusticité de nos fermes, mon village natal de Normandie. Au point de vue pittoresque, ai-je besoin de vous dire que je suis enthousiasmé ?

— Je suis heureuse de vous entendre ainsi parler du Canada, vous qui avez passé par les plus belles routes du monde. La France, dit-on est un pays merveilleux ?

— C’est vrai, mais nos paysages français ont plutôt un cachet d’intimité qu’un caractère de grandeur. Le Canada est le pays des vastes étendues des horizons éloignés. Les impressions sont également fortes à la pensée du voyageur mais elles dépendent souvent des dispositions dans lesquelles on se trouve pour les ressentir. Ainsi il me souvient d’avoir traversé la Palestine sans éprouver seulement une émotion de bon chrétien. Durant mon court séjour en Terre-Sainte, je fus affligé d’un mal de dents qui me fit perdre jusqu’à l’intérêt de ma propre vie. Je souffrais tant que ne voyais rien ! Est-ce une coïncidence… ? c’est en quittant cette terre de la grande Passion et des sublimes Douleurs que mon mal m’abandonna.

— Je souhaite pour vous et pour mon pays qu’il ne vous reprenne pas ici, dit Marie-Anna souriante.

— Je suis sans crainte à ce sujet, mademoiselle. Je me sens dans les meilleures dispositions pour aimer votre pays et jouir pleinement de la vue de ses beautés… de toutes ses beautés, accentua Jacques en baissant le ton et en cherchant un regard qui s’éclipsa brusquement.

— Quelles impressions vous ont laissées vos voyages ? demanda Marie-Anna intéressée.

— Ma foi, je vous avoue que c’est un peu confus. Il y a un joli mélange. Tout ce que je pourrai vous dire vous fera l’effet d’une bouteille d’encre renversée sous vos yeux. Les pays les plus beaux renferment parfois les mœurs les plus intolérables ; on voit l’idéal toucher la matière sans que celle-ci s’améliore au contact ; c’est à faire traiter d’ironies les plus beaux exemples de l’harmonie des contrastes. Le voyageur tend continuellement sa curiosité, ses désirs vers des beautés nouvelles et se heurte bien souvent à la laideur ; les bouges de Naples sont au bord du plus merveilleux golfe et sous le plus beau ciel du monde… De tout cela, que reste-t-il dans la mémoire ? Un véritable tourbillon de noir, de rouge et de bleu !… Quand je vous le disais, que c’était la bouteille à l’encre !

Marie-Anna sourit.

— Ne pouvez-vous prendre les fleurs et rejeter la fange ? demanda-t-elle.

— La métaphore sent les jardins arabes, fit Jacques en souriant à son tour. C’est facile assurément d’oublier des horreurs entrevues dès qu’on voit apparaître des beautés resplendissantes. Je m’y applique depuis que je voyage. J’y ai gagné l’amour de la beauté vraie et un insatiable besoin de perfection. J’ai les mêmes exigences à l’égard des êtres que vis-à-vis des choses et il n’est rien que j’aime comme la vue d’un visage gracieux, d’une chevelure fine, de deux grands yeux noirs de…

— Un instant, fit Marie-Anna qui sentait la glissade. Je crois que nous nous égarons !…

Elle détourna la tête peut-être pour cacher le léger empourprement qui envahissait ses joues devant ce beau jeune homme si amoureux d’un visage gracieux, d’une chevelure fine et deux grands yeux noirs.

Tout en se tenant sur ses gardes, Marie-Anna prenait plaisir à ce jeu. Elle reprit :

— Parlez-moi encore de l’Italie, voulez-vous M. de Villodin ? On dit que le ciel est très beau dans ce pays ?

— C’est vrai, mademoiselle. Le ciel de ce pays est un monde dont les éléments insaisissables procurent au regard la sensation du plus doux des contacts. La flore terrestre a moins de variété dans ses couleurs, moins d’amalgames délicats dans l’harmonie de ses tons, la goutte tremblante à la pointe de la feuille a moins de transparence et de limpidité que l’éther lumineux sous lequel rêve l’Italie. Les poètes ont attendri les étoiles en leur criant sur toutes les lyres du Tendre qu’elles sont plus belles à Florence et à Naples que partout ailleurs. Après ce qu’en ont pensé Chateaubriand, Lamartine, Musset, Stendhal et d’autres que pourrais-je vous en dire ? Les moissonneurs sont passés, il ne reste plus que des glanes. S’il existe quelque chose de comparable à ce ciel c’est le regard mystérieux des filles blondes du Nord, c’est la prunelle de ces yeux changeants dans lesquels l’homme découvre comme un reflet des pensées amoureuses qui agitent l’âme de la femme, continua Villodin en la regardant avec une aimable insistance. Ah, ce regard, je l’ai vu, je le vois encore et croyez qu’à lui seul il représente pour moi une infinité d’Italies célestes ! J’ai découvert au Canada…

Villodin s’était tu. Marie-Anna le regardait, le rire au bord des lèvres, prêt à éclater ; elle sentait encore la glissade et ne pouvait se défendre de penser, vraiment, qu’on la lui présentait en pente douce.

— Je sais !… je sais ce que vous avez découvert au Canada, fit-elle vivement en interrompant l’enragé flirteur. Vous avez vu des montagnes, des lacs grands comme les mers, des fleuves, des forêts, des cataractes… N’est-ce pas que cela est beau ? Allons, je suis enchantée, monsieur de Villodin, de voir à quel point vous aimez le Canada !

Elle se mit à rire d’un bon rire jeune et franc qui fit son visage radieux et son regard pétillant de malice.

Jacques un peu énervé brûla maladroitement ses dernières cartouches :

— Et vous, mademoiselle, me direz-vous à votre tour ce que vous pensez de la France ?

— Mais je ne puis parler de ce que je ne connais pas, répliqua la jeune fille avec une adorable simplicité.

Jacques fut déconcerté. Évidemment son jeu était découvert ; il se trouvait en face d’une intelligence peu commune et tout en l’admirant intérieurement, il se demandait, perplexe, si Marie-Anna s’amusait de son bavardage subtil ou si elle voulait connaître le fond de ses pensées en mettant son esprit à l’épreuve.

Il allait reprendre l’offensive par une de ces phrases habiles qu’il tenait toujours prêtes quand près de lui, des éclats de rire détournèrent son attention et celle de Marie-Anna.

Assis près du piano, les jambes allongées, les yeux dans le vague, Gilbert Sansonnet racontait une aventure qui lui arriva en débarquant à Vancouver :

— « Le Canada est un pays de progrès ! disait-il. On y voit partout le triomphe de la mécanique et du génie inventif des hommes de ce siècle. Lorsque je mis le pied sur la terre canadienne après vingt-cinq jours de traversée, je cherchai par les rues de Vancouver une boutique de barbier. J’avais au menton une végétation capillaire indigne d’un homme civilisé. Quand pareille nécessité se présente en France, en Allemagne, en Italie, dans nos pays de vieille routine, nous allons chez le coiffeur et nous nous asseyons sur une modeste chaise semblable à celle d’une salle-à-manger ; la tête appuyée sur le dossier de la chaise on attend béatement que le barbier ait terminé la soustraction des nuisances du visage. Jamais je n’avais supposé qu’il pût y avoir une autre manière de supporter cette délicate opération… En entrant chez le barbier de Vancouver, j’aperçus des chaises mécaniques munies de bielles, d’engrenages, de ressorts et naturellement, je crus m’être trompé de porte, être entré chez un chirurgien ou chez un dentiste. J’allais m’excuser et me retirer quand le geste engageant d’un joli blond me fit asseoir. Intimidé, je m’installai sur l’une de ces chaises à combinaisons et attendis ; le joli blond s’approcha, se pencha, pesa sur l’une des pièces de la mécanique et sans s’occuper de mon épouvante, me renversa brusquement sur le dos ! Terrorisé par ce jeu de bascule que je n’avais jamais vu chez les coiffeurs, je pensai cette fois être tombé dans un antre de brigands où l’on allait me faire subir les derniers raffinements de la torture ! J’appelai à mon secours tout ce qui me restait de force pour sortir de cette chaise infernale ; peine perdue, j’étais immobilisé ! Anéanti par une angoisse folle je recommandai mon âme à St-Gilbert mon patron, donnai une dernière pensée à ma patrie normande si lointaine et me résignai à endurer stoïquement mon supplice. La terrible épreuve commença : l’éclair d’un instrument tranchant passa devant mes yeux, mais à ce moment, l’instinct de la conservation me fit pousser un cri si déchirant que le joli blond, mon bourreau, s’enfuit dans l’arrière-boutique ! J’étais sauvé !!! Après avoir fait deux ou trois bonds d’épileptique, je me vis hors de la machine aux tortures et me précipitai vers la rue. La sueur me mouillait les tempes ; en levant la tête, j’aperçus à la fenêtre du deuxième étage, le joli blond qui me regardait comme un phénomène. Il m’avait cru fou furieux !

Que voulez-vous ? Après avoir traversé tant de contrées sauvages où les naturels se font la barbe avec des pierres de silex taillé, j’arrivais là, brusquement, sans transition dans un pays où les barbiers se servent de toutes sortes de complications mécaniques pour gratter le menton des hommes ! Convenez que ma surprise était légitime !… J’appris quelques jours plus tard la vérité sur la chaise aux tortures et sincèrement je ne pus penser sans remords à la frayeur de ce pauvre petit blond que j’avais pris pour un inquisiteur ! Vraiment le Canada est un pays de progrès… génie du siècle… triomphe de la mécanique !  !

Autour du narrateur imperturbable les jeunes gens riaient aux larmes ; Jeannette demandait grâce à bout d’hilarité.

— Quel spirituel farceur ! dit Marie-Anna à mi-voix en se tournant vers Villodin. Il me semble que j’aimerais les voyages avec un pareil compagnon de route.

Il la regarda, croyant avoir mal entendu ; mais les yeux de la jeune fille avaient pris une expression si précise quand elle prononça ces paroles qu’il en comprit aussitôt le véritable sens. Marie-Anna était trop intelligente pour exprimer en termes incivils une préférence au détriment d’un jeune homme un peu plus courtois qu’il n’est besoin et Jacques, lui aussi, était trop averti pour ne pas deviner le conseil qu’on lui tendait au bout de la pointe.

Il prit le parti de sourire sans répondre, avec un court hochement de tête qui pouvait signifier :

— Oui, Gilbert est un charmant compagnon.

Quand la gaîté déchaînée par le récit de Gilbert se fut apaisée, Jeannette prit un partition dans un casier à musique, près du piano et après avoir fait tourner le rond du tabouret avec le bout de l’index, promena ses doigts légers sur les touches.

Georges, un des invités, fit entendre une de ces jolies romances mélancoliques qui disent l’Adieu du printemps, la Mort du papillon et le Deuil de la rose.

Durant le chant une servante vint sans bruit déposer sur la table un plateau chargé de boissons fraîches et de petits gâteaux.

Jacques de Villodin, toujours à l’affût des glissades flirteuses et déjà oublieux du conseil qu’on venait de lui donner sous une cloche de verre pensa se venger de ses précédentes défaites en effleurant un peu les doigts de Marie-Anna quand elle lui présenta le plateau. Le sourire de la jeune fille s’éteignit.

On sonna.

Marie-Anna se dirigea vers la porte et revint peu après tenant familièrement par la main, un grand garçon châtain, d’aspect timide et doux, de tenue irréprochable.

— Alloh, Henri ! How are you ? s’écria William, le grand ami de Jeannette Manceau.

— Messieurs, je vous présente M. Henri Chesnaye, un ami d’enfance, dit Marie-Anna en se tournant vers Jacques et Gilbert.

C’était un jeune homme de 23 ans, grand et fort ayant dans le maintien cette gaucherie gracieuse, si l’on peut ainsi dire, qui est la manière d’être des gens plus confiants dans leur force physique que dans leurs dons d’esprit ou de jeunesse. Son costume ostensiblement sévère était en harmonie avec les traits solidement accusés de son visage imberbe ; les chevaux châtains, taillés courts descendaient assez bas au milieu du front, laissant à nu des tempes larges et hautes. Les yeux, d’une couleur indéfinissable entre le brun feuille morte et le vieil ocre donnaient de la douceur à cette physionomie sympathique jusque dans sa sévérité. Au nombre de ceux que Marie-Anna nommait ses courtisans, Henri Chesnaye était le plus en titre pour revendiquer la première place ; il était aussi le plus entêté, le plus silencieux, le plus timide des adorateurs. Depuis plus de quinze ans qu’il connaissait Marie-Anna, compagne de son enfance, il ne pouvait prétendre l’avoir vue passer sur lui un seul regard qui ressemblât à de l’amour. Son langage était celui d’un homme plus instruit que spirituel ; ses principes, ceux d’un être profondément croyant, conformant toujours ses paroles et ses actes à la morale incorruptible de la religion avec les qualités qu’elle exige ou qu’elle fait naître. L’arrivée de ce nouveau personnage mit au complet la société habituelle des soirées de Melle  Carlier, le « Club des Petits-Garçons » comme disait irrévérencieusement Jeannette.

— Comme tu viens tard ! lui dit Marie-Anna quand il se fut assis près d’elle du côté opposé à Villodin.

— J’arrive à l’instant de Lévis où j’ai passé la journée chez mon père, répondit Henri.

— Tu resteras longtemps aux Piles ?

— Je commence ma dernière année d’études, à l’Université, le 8 octobre prochain. J’ai six semaines de vacances à passer dans les montagnes.

— Ainsi nous te verrons souvent ? fit-elle affable.

— Tant qu’il te plaira, Marie-Anna, répondit Henri en la regardant longuement.

Elle ne parut pas remarquer le ton particulier de sa voix ni le regard éloquent qui s’attardait sur ses grands yeux. Elle se retourna sans plus insister auprès d’Henri et demanda :

— Monsieur de Villodin, voulez-vous chanter ?

— Je ne connais que des chansons françaises, répondit-il, et les partitions me manquent.

— Qu’importe, fit vivement Jeannette qui avait entendu. Venez, j’improviserai l’accompagnement.

Jacques possédait une agréable voix de ténor léger qui, bien que manquant de volume, plaisait par son timbre doux et romantique. Accoudé au bord du piano, il fredonna tandis que Jeannette exerçait son talent de musicienne à trouver un accompagnement convenable.

— Quel est le titre ? demanda Jeannette après un premier essai.

— « Le Roi et la Bergère », répondit Villodin.

Un jour le Roi Roger
Chassant vers la bruyère,
Rencontre une bergère
Dormant sous l’oranger.

Éveille-toi,
Lui dit le Roi.
Éveille-toi

As-tu connu jamais
Le plaisir, la richesse ?
Veux-tu être duchesse ?
Mais la belle dormait.

Des plus folles amours
Rêves-tu les hommages ?
J’ai deux cents jolis pages…
L’enfant dormait toujours

Ma belle, dit Roger,
Suis-moi en Aquitaine.
L’amour te fera reine,
Je serai ton berger

     Belle, suis-moi,
     Lui dit le Roi ;
     Belle suis-moi.

Alors ouvrant les yeux,
Elle dit : « Je préfère
Être toujours bergère
Et rester en ces lieux.

 
Parce que je ne vois
D’autre amour sur la terre,
Que Dieu et ma chaumière,
Ma montagne et mes bois.  »

Le Roi Roger partit
Et la belle bergère
Couchée en la bruyère
De nouveau s’endormit.

Gilbert s’approcha de la pianiste et lui dit à voix basse :

— C’est Villodin qui l’a composée…

Aussitôt Jeannette se tourna vers Jacques qui avait repris sa place auprès de Marie-Anna.

— Aurez-vous la bonté de m’apporter une copie de cette romance, Monsieur de Villodin ? demanda-t-elle. Vous la chanterez encore, j’en étudierai la musique.

Elle ajouta, avec son charmant sourire d’enfant espiègle :

— Qui est l’auteur ?

— C’est Gilbert, répondit Jacques.

— C’est Jacques ! s’écria Gilbert.

Un fou rire éclata parmi toute cette jeunesse.

— Allons, messieurs les compositeurs, tâchez de vous entendre ! fit Marie-Anna gaiement. Nous sommes convaincus que vous y êtes tous deux pour quelque chose.

Jeannette joua encore un fragment d’opéra. Il était tard. Les « Petits Garçons », se disposaient à partir quand Marie-Anna dit à Villodin et à Gilbert :

— Messieurs, avant de vous retirer, permettez-moi une fois encore de mettre vos talents à l’épreuve et vous demander un souvenir de votre première visite.

Elle tendit un album richement relié dans lequel des visiteurs précédents avaient jeté quelques lignes de prose ou de poésie. Cette coutume ancienne et bien française quoique tombée en désuétude est encore très en vogue dans les salons où l’esprit cherche à briller. Elle fait les délices de ceux qui savent écrire avec la pointe fine du crayon et faire descendre sur cette pointe les paroles délicates que les lèvres n’osent pas prononcer. Et quoi de plus tristement comique que le visage d’un malheureux penché sur la page qui attend sa pensée et le soumet à la torture de l’improvisation impossible ? Bien souvent c’est à ce moment précis que l’esprit se dérobe, bat la campagne au milieu de la foule et cherche le ciel au fond des cratères. Et vraiment c’est faire œuvre de charité que de ne pas renouveler l’invite, quand l’invité distrait ou faible recule devant l’effort.

Marie-Anna ne craignit pas d’embarrasser Villodin et Gilbert en les prenant ainsi à l’improviste ; tous deux avaient fait leurs preuves. Villodin, ancien coureur de « petits salons où l’on parle » provoquait volontiers des occasions semblables pour son indéfectible amour du flirt. Quant à Gilbert, il eut été capable d’acheter une manufacture d’albums pour son seul usage.

Villodin regarda la jeune fille avec une certaine fixité comme pour puiser dans ses yeux l’inspiration subite puis avec une lenteur réfléchie, il traça ces mots :

Que me répondront-ils, si j’ose
Dire à vos yeux qu’ils sont charmants ?
Ces beaux grands yeux noirs si brillants
Me répondront-ils quelque chose.
          Si J’ose ?…

Curieuse, un soupçon de sourire au coin de la lèvre, Marie-Anna suivait la marche du crayon, cherchant sans y parvenir, à lire les mots à l’envers. Quand Jacques lui rendit l’album, guettant l’effet de la demande rimée, elle parcourut rapidement les lignes, mais son visage ne refléta pas le moindre sentiment. Jacques qui l’observait de son regard le plus pénétrant attendit en vain une réponse. « Les beaux grands yeux noirs si brillants » ne répondaient rien.

— Pas de chance ! pensa-t-il. Encore manquée, la glissade !

Mademoiselle Carlier dit sur un ton aimable, sans plus :

— Très bien, c’est très bien ! Je vous remercie, monsieur… Et vous, monsieur Gilbert, êtes-vous poète ?

— C’est selon les heures…

— Alors je change ma question, reprit Marie-Anna redevenue souriante. Et regardant la pendule :

— Je serais bien aise de savoir si d’ordinaire, à 10 heures 20 du soir, vous vous sentez en veine de poésie.

— Je me sens poète, mademoiselle, toutes les fois qu’une jeune fille me demande de l’être, répartit galamment le gros garçon.

Sérieux comme un académicien blanchissant sur le dictionnaire, Gilbert prit le crayon qu’elle lui tendait avec l’album. Il jeta un coup d’œil rapide sur les vers qu’avait tracés Villodin puis il écrivit immédiatement au-dessous :

 « Si mes conseils pouvaient suffire
À vous rendre heureuse ici-bas.
Je vous conseillerais de dire :
« Osez !… » à ceux qui n’osent pas »

Marie-Anna lut et rougit, un instant troublée. Elle attendait un simple compliment ou une maxime ; ces vers, suivant ceux de Villodin lui paraissaient écrits avec un peu de désinvolture. Jacques la regardait encore mais l’interrogation visible dans son regard rendit la jeune fille à l’instant maîtresse d’elle-même. Elle s’arma d’un sourire un peu composé et dit :

— Vous jonglez à merveille avec les rimes messieurs les poètes. Si je vous confiais mon album pendant une heure seulement, vous en feriez un chef-d’œuvre.

Les visiteurs prenaient congé. En descendant les marches du perron, Villodin entendit Henri Chesnaye demander de sa voix douce et grave :

— Je te verrai demain, n’est-ce pas, Marie-Anna ?…