Marie-Anna la Canadienne/8

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Maison d’édition non mentionnée (p. 96-115).

VIII


— Oh, bonjour, M. de Villodin ! C’est aimable à vous de venir ainsi me surprendre cet après-midi.

Marie-Anna lui tendit la main et demanda :

— Vous êtes seul ? Et votre inséparable ?…

— Gilbert profite des derniers beaux jours d’automne pour peindre quelques paysages.

— C’est vrai, au fait ; se rappela Marie-Anna. Mon oncle Labarte m’a dit qu’il lui avait prêté son canot pour remonter le fleuve et visiter l’autre rive.

Elle ajouta, gracieuse :

— Venez vous asseoir, M. de Villodin. J’ai quelque chose à vous demander.

Jacques la regardait. Elle était adorable dans ce costume sombre sans fanfreluches ni dentelles. Sa superbe tête blonde se dégageait admirablement sur le corsage noir un peu échancré, laissant à nu une gorge de divinité grecque. Jacques tremblait devant elle. Il était venu pour lui dire qu’il l’aimait, qu’il lui fallait seulement un peu d’amour d’elle-même pour être le plus heureux des hommes et maintenant qu’il était devant elle, il perdait presque la notion exacte de sa propre existence, ne sachant plus s’il était digne d’envie ou de pitié.

— Vous avez quelque chose à me demander ? questionna-t-il.

— Oui ; à vous et à M. Gilbert. Mais je ne sais si…

Le rouge velouté qui colorait ses joues s’accentua encore.

Dites, mademoiselle ! insista Jacques impatient. Vous savez bien que c’est accordé d’avance.

— Eh bien, voici : je désirerais que M. Gilbert peignit un paysage sur la première page de mon album avec ma maison au premier plan. Voulez-vous vous charger de la commission ?

— Gilbert est bien heureux de pouvoir vous plaire, dit-il, en prenant l’album qu’elle lui présentait.

Elle eut un air mutin et s’avança sur lui, le petit doigt menaçant :

— Vous savez, dit-elle ; je me fâcherai si au lieu d’une peinture, M. de Villodin me rapporte un sonnet de sa plume ou quelque dédicace de son invention !

Jacques fit un geste de la main comme pour dire : « Soyez tranquille ; je n’ai pas envie de plaisanter. »

Il paraissait d’humeur sombre. Marie-Anna perçut son agitation dès ses premières paroles, à la manière dont elles étaient dites mais sans penser encore qu’elle était uniquement cause de ce trouble.

Elle l’examina dans les yeux pendant deux ou trois secondes de silence puis demanda de sa voix la plus amicale :

— « Qu’avez-vous, M. de Villodin ? »

Il fut un moment sans répondre, le regard à terre puis relevant enfin la tête, il dit doucement.

— Je vous aime, Marie-Anna !

Elle tressaillit.

Jacques s’était approché d’elle. Ses yeux étaient remplis d’imploration ; toute son âme semblait mise dans cet aveu enfin prononcé.

— Répondez-moi, murmura-t-il en lui prenant la main.

— Vous êtes brutal ! fit-elle en se dégageant vivement.

— Oh, pardonnez-moi ! dit-il. Vous me rendez si malheureux ! Vous êtes si méchante avec moi ! Vous le saviez, pourtant, ce que je viens de vous dire. Pourquoi me découragez-vous toujours ? Pourquoi ne m’aimez-vous pas un peu, moi qui vous aime tant ?

Elle secoua la tête et dit d’une voix qui tremblait et qu’elle s’efforçait en vain de rendre sévère :

— C’est très mal, ce que vous faites-là ! Vous m’obligez à vous parler comme à un enfant gâté qui veut toujours plus que ce qu’on lui donne. Écoutez-moi, M. de Villodin. J’ai deviné depuis longtemps les sentiments que vous éprouvez pour moi ; vous auriez comprendre que si je n’y répondais pas, c’était pour vous engager à ne pas persister dans ce caprice ; vous admettrez bien que je puisse avoir des raisons pour désirer demeurer libre ; d’ailleurs, je suis sûre que vous m’estimeriez moins si j’avais été devant vous une de ces jeunes filles complaisantes qui vont au-devant des aventures quand on ne leur en offre pas. Vous m’avez jugée d’une façon vulgaire si vous avez espéré de moi les mêmes facilités. J’ai trop conscience de mes devoirs dans ma religion et dans ma famille pour m’attacher à des biens qui m’en détourneraient peut-être et j’en éprouverais un remord qui troublerait à-jamais mon repos.

— Pourquoi m’infligez-vous toute cette morale ? dit Jacques. Il n’y a rien dans mon amour qui ne soit saint, qui ne soit le respect et l’adoration de vous !

— Illusions que tout cela !

Jacques se méprit au sens de cette phrase et se sentit blessé.

— Les Canadiennes ne savent pas aimer ! s’écria-t-il avec amertume.

— Oh vous vous trompez, monsieur ! riposta vivement Marie-Anna, piquée à son tour par cette apostrophe. Elles savent aimer, au contraire mais d’une manière différente, peut-être de celle des jeunes filles de votre pays. Je m’expliquerais ainsi que vous n’ayez pas compris ma réserve à votre égard, continua-t-elle étourdiment, en s’échauffant à ce sujet délicat. Ici c’est la raison qui contrôle le cœur et le cœur lui est soumis.

Les yeux de Villodin brillèrent de joie à ces derniers mots.

— C’est donc malgré vous que vous ne m’aimez pas ? demanda-t-il d’une voix pressante.

Marie-Anna rougit, embarrassée par cette question, prête à répondre n’importe quoi pour l’éluder. Frappé de cette rougeur subite et du trouble qu’il venait de faire naître, Jacques s’approcha encore, de plus en plus pressant, redevenant à son insu l’habile séducteur d’autrefois. Mais Marie-Anna rendue à elle-même par cette manœuvre le fit reculer d’un simple geste et lui dit d’une voix doucement grondeuse :

— Soyez donc raisonnable, M. de Villodin ! L’amitié ne vous est-elle pas plus précieuse ? Songez donc où nous conduirait une pareille folie si je cédais ; vous avez des parents loin d’ici, une mère qui vous attend, que vous devez revoir bientôt et consoler de votre longue absence. Nous voyez-vous épris l’un de l’autre avec dix-huit cents milles entre nous ?… Ce n’est pas sérieux !

— Je ne vous quitterais pas, Marie-Anna, si vous m’aimiez.

— Je ne veux pas le croire car c’est une pensée égoïste qui touche péniblement des affections plus solides et plus chères… Vous le voyez, je vous parle comme à un bon ami ; croyez-moi il faut m’oublier si vous ne voulez pas faire naître de grandes douleurs autour de vous.

Jacques s’était levé. Une insurmontable envie de pleurer le prenait à la gorge. Sa sensibilité déjà nerveuse s’exaspérait encore, butée sans pouvoir la franchir à cette barrière de la raison impitoyable.

— Vous partez ? demanda-t-elle.

— Oui, je ne veux pas pleurer devant vous.

Marie-Anna vit ses yeux brouillés par les larmes. Une légère pâleur envahit son front. S’approchant de lui, elle murmura avec une indéfinissable expression de douceur, presque maternelle :

— Un peu de courage ! C’est parce que je vous aime bien que je vous parle ainsi.

Il la fixa un instant dans les yeux déjà penché pour saisir cette superbe tête blonde à deux mains et la couvrir de baisers désespérés. Mais elle dit vivement, effrayée de l’effet de ses dernières paroles :

— Adieu, M. de Villodin. Revenez me voir bientôt… quand vous serez plus sage.

Il partit. Derrière la vitre de la porte, elle le regarda jusqu’au détour de la place de l’Église. Quand elle ne le vit plus, elle rentra dans le salon, chancelante ; éclatant soudain en sanglots, elle se jeta sur le sofa en criant :

— Jacques, Jacques ! Mon Jacques aimé ! Comme je te fais souffrir !  !




LA DÉPÊCHE


Quand Villodin rentra à l’Hôtel des Chutes, il était comme halluciné. Il monta à sa chambre, s’étendit tout habillé sur son lit et s’efforça de mettre un peu d’ordre dans ses pensées.

— « C’est parce que je vous aime bien que je vous parle ainsi », avait dit Marie-Anna.

Avec sa jeune et ardente imagination Jacques s’enivra du récent souvenir de cette minute bénie quand Marie-Anna lui avait dit ces mots qui ressemblaient étrangement à un aveu : « C’est parce que je vous aime bien… » Mais malgré ses antécédents, Villodin n’était pas encore assez expert en matière de sentimentalité amoureuse pour voir là autre chose que de la bonté, de la pitié pour un être qui souffre et implore un baume adoucissant. De plus, troublé comme il l’état à ce moment, des subtilités n’étaient pas accessibles à sa raison. L’esprit libre et le cœur sûr comme jadis à l’égard des amourettes de passage, Jacques eût deviné peut-être l’aveu de l’amour dans la phrase amicale, mais amoureux lui-même, il en était absolument incapable.

— Elle ne m’aime pas ! se dit-il amèrement. Elle a pitié de moi et c’est tout !

Il n’entendit pas un léger coup frappé à la porte de sa chambre. Un deuxième, un peu plus fort n’eut pas plus de réponse. Alors la porte s’ouvrit lentement et Gilbert se montra sur le seuil, la bouche en cœur, tout fondant de courtoisie :

— Monsieur le vicomte rêve à la princesse ? minauda-t-il entre deux courbettes.

— Que veux-tu ? fit Jacques maussade.

— Peu de chose… déménager de cet hôtel, simplement ; répondit Gilbert. La vie n’y est plus tenable ! C’est un tohu-bohu à faire grandir les oreilles d’un bourrique

— Tu veux déménager ? demanda Jacques en se soulevant sur un coude. Pourquoi ?

— Pourquoi ?… Comment pourquoi !  ! fit Gilbert stupéfait. Tu ne vois rien, tu n’entends rien de ce qui se passe ici ! Eh bien, mon cher, tu es vraiment préoccupé : moije n’en dors plus !

— Allons donc ! Tu veux parler de ces gens qui font la fête en bas ? Ce sont des ouvriers qui s’amusent.

— Oh, je ne veux pas les empêcher de s’amuser jusqu’à la mort si bon leur semble, mais comme je ne veux pas davantage qu’ils m’empêchent de dormir, je quitte la place.

— Un peu de patience, Gilbert ! c’est une corvée chaque fois que nous déplaçons nos malles et nos valises !

— Bah ! Depuis tantôt trois ans que nous ne faisons pas autre chose, c’est devenu une habitude. Et puis, écoute, Jacques, continua Gilbert en se penchant comme pour glisser une confidence, je connais un joli rez-de-chaussée à louer au bord du St-Maurice… à deux pas de la maison de Melle Carlier. On voit ses fenêtres comme je te vois, ajouta t-il d’un ton placide.

Le front soucieux de Jacques se dérida.

— Nous pourrions visiter ce rez-de-chaussée, dit-il en sautant à bas du lit.

Gilbert qui voulait rire un peu répliqua vivement.

— Oh, nous ne partirons que si tu y tiens vraiment ! Peut-être que ces braves ouvriers qui font une vie d’enfer vont s’arrêter bientôt à bout de forces ; depuis huit jours ils travaillent à vider la cave… S’ils partaient, nous pourrions rester.

— Non pas, non pas, Gilbert ! Mieux vaut partir. Nous visiterons ce logement.

Gilbert sourit.

Jacques le vit et prévint quelque nouvelle raillerie en reprenant aussitôt :

— J’ai vu Melle Carlier, cet après-midi. Elle m’a chargé de te demander si tu veux peindre une vue des Piles sur la première page de son album, avec sa maison au premier plan.

— Mais certainement, mon cher Jacques. Que ne ferais-je pour lui plaire ?

— Tu es bon, Gilbert !

— Ce lui sera un souvenir de plus quand tu seras loin d’elle…

— Elle est si jolie ! murmura Jacques se parlant à lui-même. Un sourire à faire frémir des marbres !… Des yeux à faire tomber le genre humain à ses genoux !…

— Heu… Ce me semble un peu exagéré ; interrompit Gilbert du ton d’un critique à sourcils froncés.

— Et quand elle me regarde continua Jacques qui n’entendait rien, quand ses grands yeux s’arrêtent sur moi, je vois le paradis ! Les poètes grecs l’ont chanté, le plus bel ornement de la nature est la figure humaine !

Gilbert le critique fit un bond.

— Jacques, mesure tes paroles ! s’écria-t-il d’un ton courroucé ; tu peux insulter les neuf-dixièmes de tes semblables en prétendant que la figure humaine est le plus bel ornement de la nature, mais, je t’en prie, ménage ma tête qui est dans la nature, ce qu’il y a de moins ornemental !

Villodin dégrisé haussa les épaules. Laissant là une critique sans succès, Gilbert le prit par le bras et l’entraîna :

— Je divague et tu délires ! dit-il. Allons prendre l’air et visiter notre futur logis.

Ils traversèrent une des salles du débit de boissons, toutes remplies d’ouvriers qui buvaient ferme comme aux plus beaux jours de Bacchus. Des chansons anglaises et françaises étaient hurlées en même temps en différents endroits des salles. « La petite Tonkinoise » luttait de crescendo avec « Love me and the world is mine ». Les voix éraillées par le whiskey et le tabac faussaient, tonitruaient, selon l’expression de Gilbert, à faire grandir les oreilles d’une bourrique. Ce vacarme durait depuis une semaine, depuis le jour où le curé avait uni la sœur de l’hôtelière et un ouvrier mécanicien des usines de la Tuque. Les nouveaux mariés banquetèrent pendant deux jours avec leurs parents et les camarades d’usine puis partirent pour le Saguenay. Après le départ des conjoints, les invités décidèrent de prolonger la fête tant qu’il resterait du « fun » au fond des bouteilles. L’hôtelière faisait des affaires d’or, mais elle dormait debout, la pauvre, tant elle était épuisée. Son mari qui l’avait remplacée au comptoir pendant quelques heures était ivre à ne plus reconnaître sa femme et ronflait comme un Polonais sous une table. Des promeneurs qui avaient manqué le dernier train des Trois-Rivières durent passer la nuit dans cet antre ; ils ne s’endormirent que le lendemain dans le premier convoi qui les recueillit. Cette orgie dura deux semaines. Toutes les chambres de l’hôtel, hormis l’appartement occupé par les deux Français, furent envahies par les ivrognes. Au fur et à mesure qu’un des leurs ne pouvait plus boire ils le hissaient sur leurs épaules et le montaient à l’étage supérieur. Jamais l’Hôtel des Chutes ne justifia mieux son nom car souvent les hommes perdaient l’équilibre dans l’escalier et roulaient les uns sur les autres en hurlant de marche en marche.

Villodin peu friand de ce genre de spectacle traversa rapidement la salle suivi de Gilbert qui songeait à l’ancienne taverne des Truands.

Ils allèrent d’abord chez le propriétaire du logis qu’ils se proposaient de visiter. L’homme leur remit la clef du rez-de-chaussée inhabité. Puis ils se dirigèrent vers la sortie du village dans la direction de la demeure de Marie-Anna.

— C’est ici, dit Gilbert après dix minutes de marche en montrant une maisonnette blanche si proche du fleuve qu’on l’eût crue bâtie sur pilotis. Jacques regardait en face, les fenêtres d’une autre maison où quelques heures plus tôt Marie-Anna lui avait dit affectueusement : « Je vous aime bien !… » Les deux habitations n’étaient séparées que par un court chemin d’une vingtaine de pas qui commençait à la route et aboutissait au fleuve.

Quand ils furent entrés, Gilbert ouvrit les deux fenêtres de la pièce principale ; la vue donnait sur le St-Maurice. Gilbert se penchant montra à Jacques une barque amarrée au bord d’une étroite terrasse ; on y accédait par un corridor et une porte vitrée ; cette barque serait mise à leur disposition. Au bout du corridor, ils virent une seconde pièce pouvant servir de chambre, et dans laquelle Jacques s’arrêta le cœur battant.

Par la croisée ouverte, il aperçut la maison de Marie-Anna ; quelqu’un venait d’ouvrir le courant électrique dans la salle-à-manger. Par l’entrebâillement des persiennes, Jacques voyait une ombre passer et repasser. Marie-Anna apparut à la fenêtre. Elle regarda un instant au dehors dans la direction de l’Hôtel des Chutes puis se retira en fermant complètement les persiennes.

Jacques demeurait les yeux fixés sur cette fenêtre.

— Nous reviendrons demain pour voir l’ameublement, dit Gilbert après avoir ouvert quelques tiroirs et passé le doigt sur la poussière d’une table. La nuit est tombée.

— Oui, nous reviendrons demain matin, dit Jacques en regardant encore un filet de lumière à quelque vingt pas plus loin.

Ils refermèrent les fenêtres et sortirent.

Chemin faisant Gilbert songeait à la tranquillité du lieu qu’il venait de visiter et où bientôt il pourrait dormir en paix sans que « La petite Tonkinoise » vienne troubler son sommeil. Déjà Jacques imaginait des heures de ravissement passées à sa fenêtre quand Marie-Anna apparaîtrait à la sienne. Et qui sait ?… si elle consentait enfin à l’aimer et à se laisser aimer, qui sait si elle ne se montrerait pas plus souvent pour le voir et être vue de lui, pour échanger d’une fenêtre à l’autre, ces mystérieuses correspondances qui sont faites de sourires, d’œillades tendres, de baisers envoyés du bout des doigts ?…

Jacques goûtait déjà la douceur de ces illusions et son infatigable imagination toujours portée à l’espérance lui montrait l’avenir sous les plus réjouissantes couleurs.

Hélas il oubliait que l’avenir n’appartient pas aux hommes et que leurs plus beaux projets ne tiennent parfois que sur des bases de fil.

Quand ils rentrèrent à l’Hôtel des Chutes, la tenancière les arrêta au passage et leur dit :

— Messieurs, il y a une dépêche pour vous ; je l’ai déposée sur votre table.

Ils montèrent en toute hâte et Villodin vaguement anxieux s’empara du télégramme.

À peine eut-il lu les mots qu’il devint blême. Un cri douloureux lui jaillit du cœur :

— Mon Dieu ! Tout est fini !  !

Gilbert se précipita sur le papier et lut à son tour. La dépêche disait laconiquement :

« Mariage de Marguerite avancé. Reviens immédiatement »

Comte de Villodin

Gilbert poussa une exclamation de joie :

— Voilà, Jacques ; voilà le remède ! Tu l’as dit toi-même ; il faut partir !

Villodin s’écria avec rage :

— Tu es content, toi ! Eh bien réjouis-toi seul ! Tu partiras sans moi !

Gilbert recula sous le choc. Il regarda avec stupéfaction l’amoureux pâle et défait, n’osant croire à ce qu’il venait d’entendre.

— Comment, Jacques ; tu désobéirais à ton père ? fit-il. C’est grave, ce que tu dis-là ! Tu as perdu la raison ! Tu es fou, fou à lier, mon pauvre ami ! Penses-tu aux conséquences d’une pareille équipée ? Ta sœur se marie, ton père t’en prévient et t’appelle, tu n’as qu’un voyage de dix jours à faire et… tu restes !? Oh, Jacques ; j’ai trop d’amitié pour toi, je sais trop ce que nous devons à tes parents pour te laisser faire une pareille folie ! Tu me suivras, je t’en réponds !

L’orgueil de Villodin se révolta devant une hostilité si franche.

— Que veux-tu faire ? fit-il menaçant.

— Tu le sauras quand j’aurai bouclé tes valises.

Jacques comprit et sa colère grandit encore. Il fit un pas, prêt aux violences.

— Gilbert ! Je te défends de parler de cette dépêche à Marie-Anna ! gronda-t-il sourdement en lui secouant le bras. Entends-tu ? je te le défends !

Gilbert plus calme à mesure que Villodin s’exaltait sourit du ton terrible de cet ordre et prenant un à un les doigts qui lui enserraient le bras, sans effort apparent se dégagea.

— Ah ça ! fit-il ensuite d’une voix tranquille. Entreprends-tu maintenant de m’intimider ? Au lieu de me rouler des yeux furibonds, pense donc plutôt au singulier effet que produira ton absence volontaire au mariage de ta sœur et je t’en prie, ne me regarde pas comme un homme qui te nuit. Nous sommes amis pour quelque chose, que diable !

— Pardonne-moi, Gilbert ! Tu as raison, je crois que je deviens fou ! Je n’y vois plus… je souffre !

Son exaltation s’était fondue dans un abattement immense. Ses regards se posèrent sur le télégramme de son père et y restèrent fixés un moment. Gillbert observait avec une certaine anxiété les phases du combat moral que se livraient l’amour et l’affection filiale dans le cœur de son ami. Son anxiété venait de ce fait qu’il avait contribué à la croissance de cette passion ; par pur amusement certes, mais enfin, à différentes reprises, par exemple, lors de la première soirée chez Marie-Anna en improvisant des vers troublants pour la jeune fille et aujourd’hui encore en offrant à Jacques l’occasion de voir Marie-Anna plus souvent dans une maison voisine de la sienne, il avait ainsi aidé au développement d’un amour qui menaçait d’exclure tout autre sentiment d’affection et d’amitié.

Jacques restait prostré dans sa douleur. Le nom de Marie-Anna passa sur ses lèvres. Il soupira longuement… Gilbert vit la partie gagnée.

S’effaçant en silence, il le laissa tout à sa peine et discrètement se retira.