Marie (Auguste Brizeux)/Le Paysagiste

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MarieAlphonse Lemerre, éditeur1 (p. 158-159).


Le Paysagiste


À Eugène Guieysse


 
Détranges bruits couraient dans toute la commune.
Voici : depuis deux jours un homme en veste brune,
Un monsieur inconnu, son cahier à la main,
S’en allait griffonnant de chemin en chemin ;
Au bourg on l’avait vu, d’un coin du cimetière,
Dessiner le clocher et les deux croix de pierre,
Si bien que le clocher, quoique rapetissé,
Sur son papier maudit semblait avoir passé :
Aussi, garçon prudent, Mélèn, à son approche,
Se cacha tout entier sous une grande roche ;
Puis, comme un écureuil sautillant dans les bois,
Il monta sur un chêne en criant : « Je vous vois ! »
Çà ! que voulait cet homme avec tous ces mystères ?
Ce savant venait-il pour mesurer les terres ?
Ou ne voulait-il pas emporter, ce sorcier,
Les champs et les maisons couchés sur son papier ?

Mon ami, c’était vous ! Tendre et pieux artiste,
Vous dessiniez ces lieux où par l’âme j’existe.
Ils vivaient là deux fois par votre art créateur,
Et le peintre achevait l’ouvrage du chanteur.

Eh quoi ! Vous avez pu pour moi quitter les vôtres,
Vous, père, vous, époux, tel qu’il n’en est point d’autres ?
Dans mes chers souvenirs vous mettant de moitié,
Seul vous avez deux jours vécu pour l’amitié ?
Ainsi vos yeux ont vu la terre de Marie,
Vos pas du double fleuve ont foulé la prairie ;
Et leur taillis bordé de buis vert et de houx,
Berceau de poésie, a murmuré sur vous !

Cher Eugène, merci ! votre pèlerinage
De tout ce que j’aimais m’a rapporté l’image :
La maison du curé, l’église, le manoir,
Ce que voyait mon cœur, mes yeux le peuvent voir,
Et d’ici je rends grâce à vos crayons noirâtres,
La terreur, dites-vous, des enfants et des pâtres.
Pour vous, dans leurs vallons rentrez sans nulle peur :
Mes lettres ouvriront la route au voyageur,
Et vous n’entendrez plus, en longeant son village,
Sur un chêne crier Mélèn, l’enfant sauvage.