Marie ou l’esclavage aux États-Unis/11

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Charles Gosselin (p. 105-119).


SUITE DE L’EPREUVE.

3.

EPISODE D’ONEDA.

Le départ de Georges me fit retomber dans l’abattement et le dégoût de la vie : un ami qui nous quitte pendant les jours d’infortune, c’est un étai qui fait défaut à notre faiblesse ; c’est le rayon de lumière, seule joie du sombre cachot, qui se retire et laisse le captif dans l’horreur des ténèbres.

Le terme de mon épreuve approchait ; encore deux mois et je reverrais la fille de Nelson. Mais combien l’état de mon âme était changé depuis mon départ de Baltimore !

L’amour de Marie était encore le grand intérêt de ma vie ; cependant il ne remplissait plus seul mon âme. Je croyais encore à l’avenir heureux ; mais non plus à cet avenir immense de bonheur que la sœur de Georges m’avait fait entrevoir. il y a dans l’amour d’un jeune cœur une bonne foi d’espérance qui se rit des tempêtes et qu’un souffle d’infortune suffit pour dissiper. Au temps de mes illusions, j’admettais à peine que, dans la coupe délicieuse de l’existence, il se rencontrât un peu d’amertume ; maintenant j’étais prêt à rendre grâce à Dieu, si, dans le calice amer de la vie, je trouvais quelques gouttes de félicité.

Mon cœur était plein de Marie, mais mon amour pour elle était inséparable de la crainte trop légitime des maux qui nous menaçaient. Mes inquiétudes renaissaient plus vives, mes douleurs plus cruelles et mes hésitations elles-mêmes osaient se représenter à mon esprit.

Il se passait en moi quelque chose d’étrange : l’approche de mon union avec celle que j’aimais m’épouvantait, et cependant les deux derniers mois d’épreuve me pesaient d’un poids accablant.

Je me sentis alors dévoré par une fièvre ardente de méditations et de rêveries ; mille projets se succédaient dans ma pensée, aussitôt abandonnés que conçus. J’étais tout à la fois la proie d’une accablante oisiveté et d’une activité morale qui ne me donnait point de relâche ; le vide de mes jours se remplissait de tourments, de soucis et d’agitations ; ce n’était plus ce vague de l’âme qui se sent mille appétits, sans avoir de quoi se nourrir, et qui, faute d’aliments, se dévore elle-même ; mes passions allaient à leur but ; mon destin était fixé, destin de joie et de souffrances confondues ensemble. Mais je n’avais pas même la ressource du malheureux que sa propre douleur occupe, n’étant en possession de rien, sinon de mes ennuis, des longueurs du présent et des attentes de l’avenir.

Les yeux attachés sur cet avenir ténébreux, j’essayais d’en pénétrer les mystères ; mais en vain. Le dernier effort de ma vue était d’apercevoir dans le lointain un mélange de biens et de maux. Je ne pouvais aimer Marie sans bonheur, ni vivre dans la société américaine avec une femme de couleur sans d’affreuses misères : mais quelle serait la somme des peines et celle des plaisirs ? comment se ferait cette division de bonne chance et de mauvais sort ? la part de l’infortune n’excéderait-elle point nos forces ? le ciel nous enverrait-il, au moins par intervalles, un jour calme et serein pour sécher les pluies de l’orage, et nous reposer des secousses de l’ouragan ?

Et regardant au plus loin de l’horizon, qu’avait agrandi ma rêverie, j’y cherchais quelques douces clartés ; mais le plus souvent, je n’y voyais qu’un nuage triste et sombre. Tantôt, dans ma faiblesse, je pliais sous le découragement ; une autre fois, relevant la tête avec orgueil, je me demandais si ces menaces de l’avenir ne pouvaient pas être conjurées.

Au milieu de ces alternatives de force et d’infirmité, de courage et de désespoir, il me vint une grande pensée, qui se présenta lumineuse à mon esprit, et me saisit d’enthousiasme en ranimant dans mon sein la flamme à demi éteinte de mes premières espérances.

Je venais de voir la société américaine dominée par un préjugé qui blessait ma raison, mon intérêt et mon cœur. Ce préjugé devait-il durer éternellement ? Je ne le pouvais croire. J’entendais dire sans cesse que chaque jour l’opinion publique s’éclairait sur ce point. Serait-il donc impossible de hâter ce progrès des esprits ? Quelle gloire pour l’homme appelé par son destin ou par son génie à redresser une si funeste erreur ! Si j’étais cet homme ! si j’anéantissais chez les Américains une haine aveugle et cruelle ! je n’aurais pas seulement le mérite et la joie d’une noble action, je recevrais encore le bonheur pour récompense ! L’odieuse prévention qui flétrit la race noire étant corrigée, Marie ne serait plus réprouvée parmi les femmes ! Eh bien ! j’entreprendrai de grands travaux ! je veux briller dans les lettres et dans les arts ! mon ambition doit être sans limites, car le but est immense ! un succès sera le gage d’un autre succès. Si je m’élevais jusqu’à la célébrité ! Si, dans cette contrée novice, je faisais, poète inspiré, vibrer des âmes vierges d’enthousiasme ! Alors je deviendrais un homme puissant dans ce pays, où l’opinion publique est souveraine ! Alors je dirais à ce monde accoutumé de m’entendre : « Il est une femme que vous haïssez ; moi, je l’aime ; vous lui jetez vos mépris ; moi, je l’entoure de mes adorations. Une femme de couleur, dites-vous. Non, détrompez-vous, ce n’est pas une femme : c’est un ange. Nulle créature humaine n’est l’égale de Marie. Marie est belle ; et tant de modestie décore sa beauté ! elle est brillante ; et la nature mêle tant de grâces à ses talents pour les rendre aimables ! elle est infortunée ; et un si doux parfum de mélancolie s’exhale des pleurs qu’elle répand ! »

S’il se trouvait des âmes insensibles à ma voix, je voudrais, ranimant le ciseau de Phidias, exposer à tous les yeux les traits charmants de mon amie, et je dirais : « Regardez cette tête chérie, son front n’est-il pas celui d’une vierge candide et pure ? quelle tache déshonore sa beauté ? où trouver la souillure que vous lui reprochez ? Ce marbre éblouit vos regards ; mais le visage de Marie le surpasse encore en blancheur ! »

Et le monde, entraîné par mes chants, irait se prosterner au pied de mon idole !

Tel fut mon projet ; c’était une pensée hardie, mais elle était généreuse et belle ! quel admirable but à poursuivre ! quelle gloire dans le succès ! quel prix dans la récompense ! Il me fallait, pour être heureux, devenir un artiste célèbre, oui un poète illustre ! le génie était pour moi la condition du bonheur ! Marie serait honorée parmi les femmes, si je devenais grand parmi les hommes ! mon cœur bondissait à cet appât sublime, impatient qu’il était de porter à mon esprit les nobles inspirations que la tête seule ne donne pas.

Hélas ! pourquoi vous entretiendrai-je plus long-temps d’un projet qui fut une nouvelle illusion de ma vie, et qu’il me fallut abandonner, avant même de l’avoir entrepris ? mon erreur fut peut-être excusable ; ne m’était-il pas permis de croire que je trouverais en Amérique le goût des belles-lettres et des beaux-arts ?

Ces grandes forêts à la porte des cités ; ces solitudes profondes, éternelles, où réside encore le génie des premiers âges ; ces Indiens simples d’esprit, mais forts par le cœur ; sujets à de grandes misères, mais heureux de leur liberté sauvage ; ce beau ciel, ces fleuves gigantesques, ces torrents, ces cataractes, cette terre enfermée dans deux océans, ces grands lacs, qui sont encore des mers : toute cette poésie de la nature m’avait fait penser qu’il y avait aussi de la poésie dans le cœur des hommes !… Je fus bientôt désenchanté.

Ici Ludovic s’arrêta comme s’il eût épuisé son récit, mais ses dernières paroles avaient vivement excité la curiosité du voyageur qui lui dit ces mots :

— Je m’indignais avec vous du préjugé fatal dont vous fûtes la victime… car toutes mes sympathies sont, comme les vôtres, pour une race infortunée, et lorsque je vous ai vu prêt à tenter la réhabilitation des noirs en Amérique par l’influence de la raison et du génie, j’applaudissais du fond de mon cœur à cette noble entreprise… comment donc avez-vous pu déserter si vite un si beau projet ?

— Vous ne pouvez, lui répondit Ludovic, comprendre l’obstacle qui m’a brusquement arrêté dans ma course ; il me fallait, pour atteindre le but, m’appuyer sur la poésie, sur les beaux-arts, sur l’imagination et l’enthousiasme ; comme si les beaux-arts, la poésie, les choses morales étaient puissantes sur un peuple positif, commercial, industriel !

— Mais, ce peuple, répliqua le voyageur, n’est pas seulement le berceau de Fulton ; son génie littéraire ne peut-il pas s’enorgueillir d’avoir enfanté Franklin, Irving, Cooper ?

— Non, dit vivement Ludovic… Vous ne comprenez rien à ce pays… il faudra que je dessille vos yeux.

Comme le solitaire prononçait ces paroles, son oreille et celle du voyageur furent frappées d’accents douloureux qui retentissaient au-dessus de leurs têtes ; en portant leurs regards vers le sommet de la roche, au pied de laquelle ils étaient assis, ils y aperçurent plusieurs femmes indiennes qui, réunies en cercle, faisaient les préparatifs d’une cérémonie funéraire ; l’attention du voyageur fut vivement excitée ; il se leva. Le récit de Ludovic fut interrompu, et tous les deux se dirigèrent en silence vers le lieu de la scène.

Les pleurs, les gémissements de ces femmes, et le devoir pieux qu’elles remplissaient, avaient pour objet le souvenir d’une triste catastrophe récemment arrivée dans cette solitude, et dont les circonstances sont propres à faire naître la pitié.

Non loin de la chaumière habitée par Ludovic, vivait Mantéo, chasseur indien, de la tribu des Ottawas, il s’était marié, dans un âge encore tendre, à une jeune fille nommée Onéda. Celle-ci, remarquable par la beauté de ses traits, l’était plus encore par la bonté de son cœur ; rien n’égalait sa tendresse pour son époux, qui lui-même la chérissait, et n’aimait qu’elle seule, malgré l’usage où sont les Indiens de prendre plusieurs femmes. *

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Quelques années s’écoulèrent durant lesquelles rien ne troubla le cours de cette union fortunée ; jamais la vie sauvage n’avait rendu deux êtres plus heureux qu’Onéda et Mantéo.

Mantéo était renommé dans sa tribu comme chasseur habile et intrépide guerrier ; il n’était pas une jeune Indienne qui ne vît d’un œil jaloux le bonheur d’Onéda, et pas une mère qui n’ambitionnât pour sa fille un protecteur tel que Mantéo. Celles qui pouvaient prétendre à cette alliance lui représentèrent qu’un grand avenir lui était destiné ; que la tribu des Ottawas était sur le point de l’élire pour chef ; mais que son attachement exclusif pour Onéda mettait un obstacle à sa fortune ; un guerrier aussi puissant que lui, disaient-elles, avait besoin de plusieurs femmes pour traiter dignement les hôtes nombreux attirés par sa renommée.

Ces discours ayant gonflé son orgueil et enflammé son ambition, il contracta un nouveau mariage avec la fille d’un chef indien ; mais d’abord il n’avoua point cette union à Onéda, dont il redoutait les justes reproches ; seulement, pour préparer celle-ci à son malheur, il lui annonça un jour son intention de prendre une seconde femme : il avait, disait-il, conçu ce projet dans l’intérêt seul d’Onéda, que le fardeau du ménage accablait, et dont la faiblesse avait besoin de secours. Onéda reçut cette déclaration avec toutes les marques de la plus vive douleur ; elle employa, pour combattre le projet de Mantéo, des termes si touchans, et en même temps si énergiques, que celui-ci vit bien qu’il n’obtiendrait jamais d’elle aucune concession.

Alors, déchirant le voile qui cachait une partie de la vérité aux yeux d’Onéda, Mantéo lui déclara que toute résistance de sa part serait vaine ; qu’il avait depuis long-temps fixé son choix, et que, le lendemain même, il amènerait dans sa demeure sa nouvelle épouse. En entendant ces paroles, Onéda fut frappée de stupeur… — Vous allez, dit-elle à Mantéo, me réduire au désespoir… Et ses larmes coulèrent avec abondance.

Méprisant ces menaces de la douleur, l’Indien annonça hautement son nouvel hymen, et fit préparer un grand festin, auquel il convia toute la tribu.

Le jour suivant, dès que les apprêts de la fête commencèrent, Onéda sortit de sa hutte, alla s’asseoir à quelque distance ; pensive et désolée, elle semblait étrangère à ce qui se passait autour d’elle, son regard immobile et sombre annonçait qu’elle roulait dans sa tête quelque dessein funeste.

Tous les Indiens étant réunis, ou voit arriver Mantéo, sa fiancée, et les familles des deux époux, qui s’avancent à travers mille cris d’allégresse. Une seule douleur parmi ces joies eût été importune ; aussi nul ne pensait à Onéda, si ce n’est peut-être Mantéo, qui étouffait son souvenir comme un remords.

Cependant, au milieu de la fête et de ses bruyants éclats, on vit une jeune femme gravir lentement le sentier qui conduit à la cime du rocher. Bientôt on reconnut Onéda qui, parvenue au sommet, appela Mantéo d’une voix forte, en déplorant son inconstance et sa cruauté ; le léger vent qui soufflait en ce moment apportait ses paroles jusqu’au lieu du festin… Alors on l’entendit chanter d’une voix lamentable le bonheur dont elle avait joui lorsqu’elle possédait toute l’affection de son époux… On vit bien que c’était son hymne de mort… Ces deux souvenirs, apportés par la brise à l’âme de Mantéo, le son de cette voix encore chère, le contraste de ces accents sinistres avec les chants joyeux de la fête, saisirent l’Indien d’une émotion profonde et d’un remords déchirant… Il s’élance vers le rocher, il appelle Onéda, lui jure qu’il n’aime, qu’il n’aimera jamais qu’elle… Tandis qu’il parle ainsi, ses pieds touchent à peine la terre, et gravissent la roche escarpée. Tous les convives s’approchent de la scène ; la pitié, la terreur, sont dans toutes les âmes. Des Indiens, qui ont deviné l’intention fatale de la jeune femme, se hâtent d’arriver au pied du rocher, afin de la recevoir dans leurs bras. Chacun crie vers elle, et la conjure, dans les termes les plus tendres, de ne pas exécuter son projet. Déjà Mantéo a gagné le sommet de la roche :

— Onéda ! Onéda !s’écrie-t-il.

— Mantéo est un traître, répond la jeune Indienne.

— Grâce, ma bien-aimée ! mon cœur est à toi seule… oh ! attends… encore un instant…

Et comme Mantéo, tout haletant, allait saisir son épouse et l’enchaîner dans ses bras, Onéda, qui venait de prononcer les dernières paroles de son hymne funèbre, se précipita de la pointe du rocher dans le lac, où elle périt aux yeux de tous.

Ce triste événement avait répandu le deuil parmi les Ottawas, il fut surtout un sujet de vive douleur pour les femmes, qui creusèrent une tombe sur le rocher même, théâtre de la catastrophe.

Chaque jour, depuis les funérailles, les Indiennes se réunissaient en ce lieu pour y pleurer la pauvre Onéda. C’était la troisième fois qu’elles venaient payer ce tribut de larmes au souvenir d’une touchante infortune, lorsqu’elles furent entendues de Ludovic et du voyageur. Ceux-ci, qui s’étaient approchés d’elles, les virent allumer un feu sur le tombeau, et préparer le festin des morts. Chacune d’elles jetait aux flammes quelques graines odorantes, espérant attirer l’âme de l’épouse malheureuse par le parfum qui s’exhalait dans l’air ; elles chantaient tour à tour les stances d’un hymne funéraire, et répétaient en chœur :

« Plaignez Onéda : elle aimait Mantéo, l’insensée ! Mantéo ne l’aimait pas.

« Onéda servait Mantéo fidèlement ; elle était prompte à dresser sa hutte ; triste au départ de son époux ; pleine de joie au retour ; attentive aux récits du chasseur ; heureuse, la nuit, de son amour. « Plaignez Onéda : elle aimait Mantéo, l’insensée ! Mantéo ne l’aimait pas.

« Quand l’homme dit à la femme : Tu es mon esclave, ton destin est de me servir, tu vivras avec mes autres femmes comme elles tu me seras fidèle, malgré mes inconstances, et, sans avoir ma tendresse, tu me donneras ton amour : la femme, à ce discours, sent sa misère, cache ses larmes, et se résigne. Mais quand l’homme lui promet de l’aimer seule, alors elle fait un rêve de bonheur, et est plus malheureuse : car l’homme sera perfide. « Plaignez Onéda : elle aimait Mantéo, l’insensée ! Mantéo ne l’aimait pas.

« Si l’homme connaissait ce qui se passe dans le cœur d’une femme, s’il savait que cette créature tendre et faible a besoin de force et d’amour, et que l’inconstance de l’être qu’elle chérit lui inflige d’affreux tourments !… Mais l’homme ne songe point à cela ; d’autres soins l’occupent ; il faut qu’il devienne un chasseur fameux ou un grand guerrier. Tandis qu’il parcourt les savanes, la pauvre Indienne demeure dans son chagrin et dans son isolement. « Plaignez Onéda : elle aimait Mantéo, l’insensée ! Mantéo ne l’aimait pas.

« Lorsque je quittai la tribu des Miamis pour entrer dans la hutte de mon époux, c’était au milieu de la lune des fleurs ; la forêt était pleine de voix touchantes et de tendres murmures ; je sentais en moi-même une ardeur secrète ; une étincelle eût suffi pour embraser tout mon être… mais j’ai trouvé une âme froide, et le feu d’amour s’est éteint dans mon cœur. « Plaignez Onéda : elle aimait Mantéo, l’insensée ! Mantéo ne l’aimait pas.

« Pourquoi pleurer Onéda ? Elle n’est plus sur la terre ; mais elle vit au ciel ; là, elle est aimée d’un guerrier brave, hospitalier, généreux, qui la chérit sans partage ; elle habite une contrée fertile, délicieuse, où le nombre des chevreuils égale celui des herbes de la prairie qui borde la Saginaw. Les lacs n’y sont jamais glacés par les hivers, ni l’eau des fontaines tarie par les étés brûlants.

« Oui, répond une autre voix ; mais on dit que la félicité est de retrouver au ciel les êtres qu’on aima sur la terre ; et l’âme du perfide Mantéo n’habitera point la même contrée que l’âme pure d’Onéda. « Plaignez Onéda : elle aimait Mantéo, l’insensée ! Mantéo ne l’aimait pas. »

Et les jeunes femmes indiennes, après avoir renouvelé le festin des morts, se retirèrent en silence.

Ludovic avait déjà vu une de ces scènes de deuil, dont la forme seule variait ; mais tout était nouveau pour le voyageur, qui fut surpris de trouver parmi les sauvages de tels accents pour de pareilles douleurs.

Cet incident avait suspendu le récit de Ludovic, qui ramena le voyageur à la chaumière.

Le lendemain, celui-ci rappela à son hôte sa promesse ; et, comme ils se promenaient sous les voûtes de la forêt, encore tout pleins des impressions de la veille, le voyageur dit : — Tout, en Amérique, offense vos regards et blesse votre cœur ! d’où vient que cette terre vierge m’enchante et me remplit de douces émotions ! Les Indiennes m’ont, dans leurs fêtes naïves et dans leur pieuse douleur, offert l’image de la primitive innocence ; ainsi, après avoir vu, chez les Américains, tout ce que l’art peut inventer de merveilleux, je trouve sur le même sol les plus touchants spectacles de la nature. Ah ! je le vois, vous fûtes malheureux, car vous êtes injuste.

Ludovic écouta d’abord ces paroles sans y répondre ; il conduisit le voyageur au pied de la chute, où tous deux s’étaient assis la veille ; il réfléchit quelques instants, la tête penchée sur ses genoux, puis il dit :

— Vous me croyez injuste envers l’Amérique, et c’est vous, mon ami, qui l’êtes envers moi… Ah ! vous ne savez pas combien furent sincères mes admirations pour ce pays, et je ne pourrais vous raconter tout ce que le désenchantement me coûta de larmes et de regrets. Pendant les premiers mois qui suivirent mon départ de Baltimore, préoccupé comme je l’étais d’une seule pensée, je n’avais vu, je l’avoue, dans la société américaine, que les rapports mutuels des blancs et des personnes de couleur ; et l’injustice révoltante des Américains envers une race malheureuse m’avait, j’en conviens, inspiré contre eux une prévention générale.

Mais lorsque mon imagination eut conçu des projets de gloire ; lorsque, voulant rendre à Marie son rang et sa dignité, j’avais compris qu’il fallait d’abord me mêler aux hommes et aux choses de ce pays, je cessai d’envisager la société américaine sous un seul point de vue, et bientôt l’illusion d’une espérance nouvelle faisant changer la face du prisme à mes yeux, j’aperçus partout chez les Américains des vertus au lieu de vices, et à la place des ombres d’éclatantes lumières.

Quoique cette impression au été passagère, elle ne s’est pas entièrement effacée… et si le caractère américain n’éblouit plus mes regards, il s’offre encore à mes yeux environné de quelques douces clartés.

Combien j’admirais en Amérique la sociabilité de ses habitants ! * L’absence de classes et de rangs fait qu’il n’existe dans ce pays ni fierté aristocratique, ni insolence populaire…

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Là, tous les hommes, égaux entre eux, sont toujours prêts à se rendre mutuellement service, sans que le bienfaiteur s’enquière à l’avance du rang et de la fortune de son obligé.

Rien n’est plus favorable à la sociabilité que les conditions médiocres. Ni le pauvre, ni le riche, ne sont sociables : le premier, parce qu’il a besoin de tout le monde, sans pouvoir rendre aucun service ; le second, parce qu’il n’a besoin de personne : comme il paye tous les services, il n’en rend point.

Dans tous les pays où les rangs sont marqués, l’aristocratie et la dernière classe du peuple luttent perpétuellement ensemble : l’une, armée de son luxe et de ses mépris ; l’autre, de sa misère et de ses haines ; toutes les deux, de leur orgueil. L’inférieur, qui tente vainement de s’élever, jette l’insulte au but qu’il ne peut atteindre ; il a toute l’injustice de l’opprimé, toute la violence du faible. L’homme des hautes classes tombe dans le même excès poussé par une autre cause. Quand il traite ses inférieurs comme des égaux, ceux-ci croient qu’il a peur d’eux : il est forcé d’être fier, sous peine de passer pour poltron. Ces luttes sont encore, plus amères dans les contrées à priviléges, que la démocratie envahit. Le triomphe du peuple y présente tous les caractères d’une vengeance, et le puissant qui succombe ne tomberait pas dignement, s’il ne gardait toute sa morgue aristocratique.

On ne rencontre aux États-Unis ni la hauteur d’une classe, ni la colère de l’autre.

Ce n’est pas que les Américains aient des mœurs polies : le plus grand nombre ne montrent dans leurs manières ni élégance, ni distinction ; mais leur grossièreté n’est jamais intentionnelle ; elle ne tient pas à l’orgueil, mais au vice de l’éducation. * Aussi nul n’est moins susceptible qu’un Américain ; il ne pense jamais qu’on veuille l’offenser.

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Quand le Français est grossier, c’est qu’il le veut : l’Américain serait toujours poli, s’il savait l’être.

Je trouvais, je vous l’avoue, un charme extrême dans ces rapports d’égalité parfaite. Il est si triste, en Europe, de courir incessamment le danger de se classer trop haut ou trop bas ; de se heurter au dédain des uns ou à l’envie des autres ! Ici, chacun est sûr de prendre la place qui lui est propre ; l’échelle sociale n’a qu’un degré, l’égalité universelle. **

[Note de l’auteur. ** Réf. ]

Il y a cependant, aux États-Unis, des riches et des pauvres, mais en petit nombre ; et par la nature des institutions politiques, les premiers ont tellement besoin des seconds, que, s’il existe une prééminence, ou ne sait de quel côté elle se trouve. Le riche fait travailler le pauvre dans ses manufactures ; mais le pauvre donne son suffrage au riche dans les élections…

Il est certain que les masses, placées entre ces deux extrêmes (le riche et le pauvre), se modèlent plutôt sur le second que sur le premier.

Je me rappelle d’avoir vu M. Henri Clay, redoutable antagoniste du général Jackson pour la présidence des États-Unis, parcourir le pays avec un vieux chapeau et un habit troué. Il faisait sa cour au peuple.

Chaque régime a ses travers, et tout souverain ses caprices. Pour plaire à Louis XIV, il fallait être poli jusqu’à l’étiquette ; pour plaire au peuple américain, il faut être simple jusqu’à la grossièreté.

En Angleterre, où la naissance et la richesse sont tout, les classes supérieures, avec leurs manières élégantes, supportent a peine les formes communes du bourgeois et du prolétaire ; ceux-ci ont besoin de se faire pardonner leur condition. En Amérique, c’est le riche qui doit demander grâce pour son luxe et sa politesse. En Angleterre, la souveraineté vient d’en haut ; aux États-Unis, d’en bas.

La cause qui rend les Américains éminemment sociables est peut-être la même qui les empêche d’être polis : point de privilégiés qui excitent l’envie ; mais aussi point de classe supérieure dont l’élégance serve de modèle aux autres.

Pour moi, j’aime mieux, je vous l’avoue, la rudesse involontaire du plébéien que la politesse insolente du courtisan des rois.

J’admirais encore chez les Américains une qualité précieuse pour un peuple libre, c’est le bon sens. Je crois que, dans nul pays du monde, il n’existe autant de raison universellement répandue que dans les États-Unis.

Il est certaines contrées d’Europe où la même question morale ou politique reçoit mille solutions différentes et contradictoires. On est certain, au contraire, de trouver les Américains d’accord sur presque tous les principes qui intéressent la vie publique et privée. Vous n’en rencontrerez pas un seul qui nie l’utilité des croyances religieuses et l’obligation de respecter les lois.

Chacun d’eux sait tout ce qui se passe dans son pays, l’apprécie avec sagesse, n’en parle qu’avec réserve et après réflexion.

Les Américains ont l’habitude et le goût des voyages ; presque tous ont, au moins une fois dans leur vie, franchi l’espace qui s’étend entre les frontières du Canada et le golfe du Mexique. Ainsi l’expérience vient encore ajouter à la rectitude naturelle de leur bon sens. On ne trouve chez eux ni admirations exclusives pour les choses anciennes, ni étonnements niais pour les objets nouveaux, ni préjugés invétérés, ni superstitions ridicules. *

[Note de l’auteur. * Réf. ]

L’excellence de leur bon sens vient peut-être du petit nombre de leurs passions ; ce qui me le ferait croire, c’est que, livrés à l’orgueil national, le plus exalté de tous leurs sentiments, ils perdent entièrement la raison.

Leur peu de goût pour la poésie, pour, les beaux-arts et pour les sciences spéculatives, les favorise encore sous ce rapport. L’homme s’égare moins dans sa route, quand il ne suit ni les rapides élans de l’imagination, ni les éclairs éblouissants du génie.

Le philosophe rêveur, le savant dont les yeux sont incessamment tournés vers le ciel, celui qu’émeut une touchante harmonie de la nature, ne comprennent guère les choses pratiques de la vie.

Cette puissance de raison, cette supériorité du bon sens sur les passions, servent à expliquer l’admirable sang-froid des Américains. * Inaccessibles aux grandes joies, l’habitant des États-Unis n’est ébranlé par aucune infortune. Le coup le plus inattendu, le péril le plus imminent, le trouvent impassible. Etrange contraste ! il poursuit la fortune avec une ardeur extrême, et supporte avec calme toutes les adversités. Rien ne l’arrête dans ses entreprises ; rien ne décourage ses efforts ; il ne dira jamais en face d’un obstacle, quelque grand qu’on le suppose : Je ne puis. Il essaie, hardi, patient, infatigable. Ce peuple est jusqu’au bout fidèle à son origine ; car il est né de l’exil, et les hommes qui firent deux mille lieues sur mer à la poursuite d’une patrie avaient sans doute un fond d’énergie dans l’âme…

[Note de l’auteur. * Réf. ]

Ah ! nul plus que moi, je vous le jure, n’admire sous ce point de vue le peuple des États-Unis ; c’est cette raison, c’est ce bon sens pratique et cette audace d’entreprises qui ont enfanté l’industrie américaine, dont les prodiges nous étonnent. Voyez-vous, émules des fleuves, ces canaux dont le destin est de réunir un jour la mer Pacifique à l’Océan ; ces chemins de fer, qui se glissent dans le flanc des montagnes, et sur lesquels la vapeur s’élance plus puissante et plus rapide que sur la surface unie des eaux ; ces manufactures qui surgissent de toutes parts ; ces comptoirs qu’enrichit le commerce de toutes les nations ; ces ports où se croisent mille vaisseaux ; partout la richesse et l’abondance : au lieu de forêts incultes, des champs fertiles ; à la place des déserts, de magnifiques cités et de riants villages, sortis du sol par je ne sais quelle magie, comme si la vieille terre d’Amérique, si long-temps barbare et sauvage, était grosse enfin d’un avenir civilisé, et que son sein fécond dût engendrer des moissons sans culture et des villes sans main-d’œuvre, comme il avait enfanté des forêts !

Témoin de cette prospérité, qui n’a point de rivales chez les autres peuples, je l’admirais et je l’admire encore ; mais tout en elle est matériel, et c’était un monde moral qu’il me fallait !

Ah ! pourquoi les Américains n’ont-ils pas autant de cœur que de tête ? pourquoi tant d’intelligence sans génie, tant de richesse sans éclat, tant de force sans grandeur, tant de merveilles sans poésie ?

Peut-être le caractère industriel, qui distingue cette société, tient-il à l’ordre même de la destinée des nations… »

Ici Ludovic s’arrêta ; mais à l’instant où sa bouche devenait muette, son regard parut plus expressif. Il était aisé de voir que sa pensée silencieuse s’engageait dans une méditation profonde. Enfin, d’une voix qui annonçait quelque chose de poétique et d’inspiré, il laissa tomber ces mots dans le silence de la solitude :