Marie ou l’esclavage aux États-Unis/6

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CHAPITRE VI.


L’ALMS-HOUSE DE BALTIMORE.

J’avais remarqué que souvent, à la même heure du jour, Marie sortait seule. Ce fait n’avait en lui-même rien qui pût me surprendre, l’usage américain permettant aux jeunes filles de parcourir la ville sans être accompagnées, soit pour se promener, soit pour visiter leurs amies ; mais ce n’étaient point les promenades publiques qui attiraient Marie, car je ne l’y voyais jamais ; et comme elle ne recevait aucune visite, il n’était pas vraisemblable qu’elle en eût à faire. En réfléchissant aux longues heures de son absence, je ne pus me préserver du soupçon qu’elles étaient consacrées à un tendre intérêt du cœur… Mon amour pour Marie me fut révélé par un sentiment jaloux.

Un jour, l’ayant vue s’éloigner à l’heure accoutumée, j’éprouvai je ne sais quelle agitation intérieure, que je pris pour la voix d’un sinistre pressentiment : où est l’homme fort qui, dans ses tourments d’amour, n’a jamais connu la faiblesse d’un mouvement superstitieux ? Je m’imaginai que la douleur secrète dont mon âme était saisie m’avertissait d’un malheur affreux et présent ; la tête pleine de fantômes et le cœur de passions, je m’élançai sur les traces de Marie ; mais déjà elle avait disparu… Je m’arrêtai pensif et troublé… j’eus honte alors du vil espionnage auquel je me livrais ; au lieu de poursuivre mes recherches dans la ville, j’entrai dans la première voie qui conduisait hors de ses murs, et marchai à grands pas, comme un méchant qui fuit le théâtre de son crime.

J’avais fait environ un mille sur une route bordée de chaque côté par une haute forêt, lorsque j’aperçus à ma droite un vaste édifice sur le fronton duquel étaient écrits ces mots : Alms-House[1]. Souvent, à Baltimore, j’avais entendu vanter cet établissement charitable ; je n’éprouvais en ce moment aucune curiosité de le connaître ; cependant je ne sais quel instinct secret m’attira dans cet asile de souffrances, comme si l’aspect des douleurs d’autrui était propre à soulager la mienne, J’entre… que vois-je ? ô ciel ! la fille de Nelson donnant des soins aux malheureux ! Eh quoi ! c’est ici que Marie… — Cette exclamation m’échappa comme un remords : car la cause de ces absences mystérieuses se révélait à mes yeux. Cependant la honte de mes odieux soupçons s’effaça dans le bonheur que me fit éprouver la certitude de leur injustice. À mon aspect, la vierge se colora d’une charmante rougeur. — Oui, s’écrièrent plusieurs voix faibles et plaintives, Marie Nelson est notre bon génie ; elle sait des secrets pour guérir toutes les plaies de l’âme ; son nom est béni parmi nous !

Chacune de ces paroles allait à mon cœur ; je dis à Marie : — Je désire voir l’hospice : voudrez-vous me servir de guide à travers les misères de l’humanité ? — Elle me fit un signe d’assentiment.

Je compris en ce moment combien il est facile d’être bon, quand on est heureux. Affligé, j’envisageais le mal d’autrui pour me distraire du mien ; délivré de ma peine, j’allais voir des infortunes, mais c’était pour y compatir. Je connus alors l’emploi de ces longues heures qui avaient tant inquiété mon cœur. La fille de Nelson parcourait les salles, les corridors, les dortoirs de la maison, comme si cet asile charitable eût été sa demeure de chaque jour ; tous les détours lui en étaient familiers ; tous les gardiens s’inclinaient devant elle ; toutes les douleurs se taisaient à son aspect.

Il existe aux États-Unis deux systèmes de charité publique. L’un est celui de l’Angleterre, où tout individu qui n’a pas de travail, ou prétend n’en pas avoir, a droit à une aumône ; principe en vertu duquel tout fainéant se fait pauvre et trouve dans l’imprudente prévoyance de la loi un secours matériel qu’il demanderait vainement au travail le plus opiniâtre ; ce secours le fait vivre et le dégrade en ruinant la société. Tel est le système en vigueur à New-York, à Boston et dans toute la Nouvelle-Angleterre *.

L’autre est celui des établissements de bienfaisance, où les indigents n’ont pas le droit légal d’entrer, mais où ils sont admis, sous le bon plaisir des préposés de l’autorité publique. Suivant cet ordre d’idées, la société ne contracte point l’obligation de soutenir tous les faibles ; elle en soulage le plus grand nombre possible. Comme son assistance peut être refusée au pauvre, nul ne feint la misère, certain qu’il est de la honte, sans être sûr du secours. Ce système, adopté en France, est également suivi dans le Maryland.

L’Alms-House de Baltimore contient trois sortes de malheureux : des pauvres, des malades, des aliénés.

Marie ne rencontrait, au milieu d’eux, que des sentiments d’amour, de respect et de reconnaissance. — Voyez, me disait-elle, cette jeune femme au visage creux et pâle, aux regards éteints ; elle était belle jadis, et soutenait de son travail ses enfants pauvres comme elle ; maintenant elle se consume de langueur… hélas ! elle tombera bientôt, abattue par le mal funeste qui, dans ce pays, moissonne tant de jeunes existences.

Cependant elle s’approchait du lit de la phthisique, prenait sa main, y déposait une larme : — Ne pleurez point, ma bonne demoiselle, disait la pauvre femme… je vous ai vue ce matin… je serai bien le reste du jour.

Ensuite Marie s’arrêta près d’une jeune fille. — C’est, me dit-elle, une aveugle-sourde-muette de naissance ; quoique dépourvue des sens principaux par lesquels les idées nous arrivent, elle est douée d’une grande intelligence, éprouve des impressions très vives, et parvient à les exprimer. Sans doute, la privation des sens qui lui manquent rend plus fins et plus énergiques les seuls qu’elle possède, l’odorat et le toucher. Voyez comme elle me reconnaît à mes mains, à mes vêtements ! comme elle m’embrasse tendrement ! combien elle est heureuse de me presser sur son cœur !

Et la pauvre fille tressaillait dans les bras de Marie, lui prodiguait mille caresses. L’infortunée, qui ne savait point que la société a des joies, se réjouissait pourtant ; le sourire était toute sa physionomie, et l’on voyait sur ses lèvres une expression de contentement, qu’elle n’imitait point des visages d’autrui.

Que se passait-il dans cette âme tout environnée de ténèbres ! d’où lui venaient ses tendres émotions ? elle ne connaît point le monde où nous vivons… mais n’a-t-elle pas aussi un monde à elle, animé d’idées, de sentiments, de passions qui lui sont propres ? et ce monde, le connaissons-nous mieux qu’elle ne connaît le nôtre ? Tout dans son être intelligent est obscurité pour nous, comme pour elle tout ce qui l’entoure est une nuit profonde.

La fille de Nelson recevait mille bénédictions sur son passage. — Oh ! disait celui-ci, nous crions à Dieu du fond de notre cœur pour qu’il vous donne d’heureux jours ! — Le Ciel vous comblera de ses grâces, disait un autre, parce que vous visitez les affligés.

J’admirai, dans cette occasion, combien les femmes nous sont supérieures dans l’exercice de la charité.

Leur bienfait n’est jamais à charge, parce que, avec elles, comme c’est le cœur qui donne, c’est aussi le cœur qui reçoit. Au contraire, l’humanité des hommes leur vient presque toujours de la tête. Ce principe de la bienfaisance la rend pesante aux malheureux ; en effet, si la raison veut que le riche soit secourable au pauvre, elle enseigne aussi que l’obligé est au-dessous du bienfaiteur, comme le pauvre est au-dessous du riche. Il n’en est point ainsi selon les lois du cœur et de la religion, d’après lesquelles, le plus pauvre étant l’égal du plus opulent, la reconnaissance est la même entre celui qui dispense le bienfait, et l’indigent qui procure au riche le bonheur de le distribuer. L’homme protége par sa force ; la femme, avec sa faiblesse, console.

Cependant des cris lamentables frappent mon oreille. — C’est, me dit Marie, la voix des infortunés privés de leur raison.

Deux d’entre eux excitèrent d’abord mon attention et ma pitié ; ils étaient arrivés à la folie par des voies tout opposées.

Le premier, condamné pour homicide à la réclusion solitaire, était devenu fou dans sa cellule, et, de la prison pénitentiaire, était passé dans l’hospice. Sa folie avait quelque chose de cruel comme son crime ; il rêvait, durant la nuit, qu’un aigle planait sur sa tête, épiant l’instant de son sommeil pour lui dévorer le cœur ; le jour même, il était assailli de fantômes sanglants, et, quand je le vis, il adressait à ses geôliers un étrange reproche : Quelle barbarie ! s’écriait-il en me regardant, comme pour me demander justice ; j’avais pour compagnon dans ma cellule un papillon, et les cruels l’ont tué ! — Marie m’assura qu’il n’y avait rien de vrai dans ces paroles ; ainsi la destruction imaginaire d’un insecte était devenue le supplice de cet homme, meurtrier de son semblable !

L’autre était une jeune fille, parfaitement belle, dont une ferveur religieuse, poussée à l’excès, avait égaré la raison ; son front était empreint d’une candeur charmante ; dans ses beaux yeux noirs, qu’elle tenait incessamment levés vers le ciel, se montrait le sentiment d’une béatitude parfaite ; rien de terrestre n’attirait son attention ; rien ne troublait les délices de son extase : c’était vraiment un ange, car elle vivait déjà dans les cieux ; elle ne comprenait rien à ce monde : donc elle était folle.

Ainsi, partis de deux points contraires, ces infortunés sont parvenus ensemble au même but, l’un par le crime, l’autre par l’innocence ! Ce sont là les mystères de l’humanité ; le même asile recèle l’âme candide et pure qui rêvait ici-bas les félicités du ciel, et l’être cruel qui cherchait sa joie dans le sang des hommes ; la société les a bannis tous deux de son sein, comme si elle ne comportait pas plus l’extrême bien que l’extrême mal !

Je me livrais à ces tristes réflexions, lorsque j’entendis des hurlements affreux. — Ce sont, me dit un geôlier, les cris d’un nègre atteint de démence furieuse ; voici la cause de sa folie : il existe, dans le Maryland, un Américain dont la profession est d’acheter et de vendre des esclaves. Il en fait un immense commerce, et c’est peut-être, aux États-Unis, le plus grand marchand de chair humaine : toute la population de couleur le connaît et l’abhorre ; il semble que l’odieux de l’esclavage se personnifie en lui. Le pauvre nègre dont vous entendez la voix fut amené par cet homme de la Virginie dans le Maryland, pour y être vendu, et subit, durant la route, de si cruels traitements, que sa raison s’égara. Depuis ce temps, une idée fixe le poursuit et ne lui laisse pas un seul instant de repos ; il croit voir toujours son ennemi mortel à ses côtés, épiant le moment favorable pour couper sur son corps quelques lambeaux de chair, dont il le suppose affamé. Sa fureur est si grande que nul ne peut l’approcher ; il prend pour le marchand de nègres chaque personne qu’il aperçoit ; un seul être a sur lui quelque puissance ; ses cris s’apaisent quand il voit Marie Nelson. Je ne sais par quelle tendre compassion et par quel charme, au pouvoir des femmes seules, elle a pu trouver accès dans son cœur ; il est, à la vérité, de tous les malheureux renfermés dans cette enceinte, celui pour lequel elle témoigne la plus vive sympathie ; et c’est ce que je ne puis comprendre… car enfin, ce n’est qu’un homme de couleur ! —

Nous approchions de la cellule d’où partaient des cris de fureur. — Regardez, me dit le geôlier en m’ouvrant la porte.

Et je vis un nègre de haute stature, à figure énergique et mâle ; il portait sur ses traits des signes de noblesse, et ses membres annonçaient une grande force musculaire ; sa bouche écumait de rage, et ses yeux roulaient des éclairs d’indignation. À mon aspect, il se posa dans une attitude défensive, se faisant une arme des fers dont il était chargé. — Monstre ! s’écria-t-il en me regardant, tu as soif de mon sang ! ! mais n’approche pas !!… — Et, en parlant ainsi, il me montrait des dents blanches comme l’ivoire, inscrustées dans l’ébène, faisant signe que, si j’avançais, il allait me dévorer.

Alors Marie, prenant ma place : — Mon ami, lui dit-elle, c’est moi. — Ce peu de mots eut la magie d’arrêter ses transports. — Oh ! répliqua-t-il d’une voix douce, je ne crains rien quand je vous vois ; tout le monde veut ma mort, excepté vous.

Marie s’efforça de lui persuader que nul en ce lieu ne pouvait attenter à ses jours. Dès qu’elle se fut éloignée, je voulus juger de l’ascendant de ses paroles ; je regardai une seconde fois le nègre, dont la fureur avait déjà repris son cours.

Sa folie présentait une image affreuse, et j’en conservai une pénible impression ; cependant ce sentiment était adouci par le souvenir de la compassion que lui donnait Marie. Depuis que j’étais en Amérique, je n’avais pas encore vu un blanc prendre en pitié le sort d’un nègre ; j’entendais dire sans cesse que les gens de couleur n’étaient pas dignes de commisération, et ne méritaient que le mépris ; la fille de Nelson, du moins, ne partageait point cet odieux préjugé.

Je revins seul à la ville, Marie n’ayant point voulu que je l’accompagnasse. — Peut-être un jour, me dit-elle, vous me saurez gré de mon refus. — Je ne compris pas le sens de ces paroles.

J’emportai de l’Alms-House des émotions diverses. On ne voit pas sans un cruel serrement de cœur, assemblées sur un même point, toutes les infirmités de notre pauvre nature ; mais il n’était pas un triste ressouvenir qui ne contînt le germe d’une douce pensée : chacune des souffrances dont je gardais la mémoire me rappelait l’ange des consolations.

Vous l’avouerai-je encore ? — Je conservais, de cette visite dans l’asile de toutes les détresses, une impression de bonheur personnel que je me suis souvent reprochée. Ma pitié pour le malheur était sincère ; cependant ce sentiment ne remplissait pas seul mon âme. Il me restait assez d’égoïsme pour penser que, de toutes ces afflictions, aucune n’atteignait mon existence. Marie près de moi, la grâce de sa personne, encore embellie par l’éclat de sa charité ; les promesses de bonheur que je trouvais dans son amour ; tout un avenir de délices qui s’ouvrait devant moi ; ces images riantes venaient dans ma pensée contraster avec les vies misérables et abjectes de ces êtres disgraciés, honte de la nature, rebut de la société, voués dès leur naissance à tous les opprobres, à toutes les infirmités, à toutes les douleurs du corps et de l’âme ! Et je jouissais secrètement de cette comparaison, me croyant supérieur parce que j’étais plus heureux. Hélas ! quel eût été mon abaissement, si, foudroyant mes orgueilleuses passions, une voix du ciel fût descendue dans mon âme, et m’eût annoncé que je souffrirais un jour des angoisses inconnues à tous ces infortunés !

Cependant le souvenir de l’Alms-House et de la vierge charitable que j’y avais rencontrée ne sortait plus de ma mémoire.

Ce que n’avaient pu ni les affections de famille, ni les liens de la patrie, ni la séduction des grands spectacles de la nature, une femme éteignit mon ambition, corrigea tout à coup mon humeur inquiète et aventureuse, et je ne vis plus qu’un avenir possible, aimer toujours Marie ; je n’aspirai qu’à un seul bonheur, être aimé d’elle.

J’étais venu en Amérique pour chercher le remède à un besoin insatiable d’émotions violentes et d’élans sublimes ; et un sentiment plein de douceur rendit la paix à mon âme troublée, et régla les mouvements désordonnés de mon cœur.

Je venais pour contempler le développement d’un grand peuple, ses institutions, ses mœurs, sa merveilleuse prospérité ; et une femme me parut le seul objet digne de mon admiration et de mon enthousiasme.


  1. Maison de charité.