Marie ou l’esclavage aux États-Unis/Annotation

La bibliothèque libre.
Charles Gosselin (p. 337-390).


NOTA. L’auteur a, dans le cours des années 1831 et 1832, parcouru tous les lieux qui sont décrits dans ce livre, et notamment les contrées sauvages qui avoisinent les grands lacs de l’Amérique du Nord ; il a vu le lac Supérieur et la Baie-Verte (Green-Bay) située à l’ouest du lac Michigan, Québec et la Nouvelle-Orléans, et tous les États américains sur lesquels des observations de mœurs sont présentées.

PAGE 9. — * Les migrations d’Europe en Amérique prennent chaque année un nouvel accroissement ; dans les trois mois de mai, juin et juillet 1834, Baltimore a reçu 4,209 émigrants presque tous Allemands ; New-York en a vu débarquer 35,000 depuis le commencement de la belle saison jusqu’en août de la même année ; à Québec, 19 vaisseaux sont arrivés dans l’espace de deux jours, avec 2,194 Irlandais ; enfin l’on évalue à 100,000 le nombre des Européens qui, durant l’année 1854, auront traversé l’Atlantique pour aller s’établir dans le Nouveau-Monde. (V. les journaux américains et anglais d’août et septembre 1834.)

PAGE 10. — * Le Détroit. Rivière qui porte les eaux du lac, Huron et du lac Saint-Clair dans le lac Erié.]

PAGE 17. — * et ** Le trait le plus frappant dans les femmes d’Amérique, c’est leur supériorité sur les hommes du même pays.

L’Américain, dès l’âge le plus tendre, est livré aux affaires : à peine sait-il lire et écrire qu’il devient commerçant ; le premier son qui frappe son oreille est celui de l’argent ; la première voix qu’il entend, c’est celle de l’intérêt ; il respire en naissant une atmosphère industrielle, et toutes ses premières impressions lui persuadent que la vie des affaires est la seule qui convienne à l’homme.

Le sort de la jeune fille n’est point le même ; son éducation morale dure jusqu’au jour où elle se marie. Elle acquiert des connaissances en histoire, en littérature ; elle apprend, en général, une langue étrangère (ordinairement le français) ; elle sait un peu de musique. Sa vie est intellectuelle.

Ce jeune homme et cette jeune fille si dissemblables s’unissent un jour par le mariage. Le premier, suivant le cours de ses habitudes, passe son temps à la banque ou dans son magasin ; la seconde, qui tombe dans l’isolement le jour où elle prend un époux, compare la vie réelle qui lui est échue à l’existence qu’elle avait rêvée. Comme rien dans ce monde nouveau qui s’offre à elle ne parle à son cœur, elle se nourrit de chimères, et lit des romans. Ayant peu de bonheur, elle est très-religieuse, et lit des sermons. Quand elle a des enfants, elle vit près d’eux, les soigne et les caresse. Ainsi se passent ses jours. Le soir, l’Américain rentre chez lui, soucieux, inquiet, accablé de fatigue ; il apporte à sa femme le fruit de son travail, et rêve déjà aux spéculations du lendemain. Il demande le dîner, et ne profère plus une seule parole ; sa femme ne sait rien des affaires qui le préoccupent ; en présence de son mari, elle ne cesse pas d’être isolée. L’aspect de sa femme et de ses enfants n’arrache point l’Américain au monde positif, et il est si rare qu’il leur donne une marque de tendresse et d’affection, qu’on donne un sobriquet aux ménages dans lesquels le mari, après une absence, embrasse sa femme et ses enfants ; on les appelle the kissing families. Aux yeux de l’Américain, la femme n’est pas une compagne, c’est une associée qui l’aide à dépenser, pour son bien-être et son comfort, l’argent gagné par lui dans le commerce.

La vie sédentaire et retirée des femmes, aux États-Unis, explique, avec les rigueurs du climat, la faiblesse de leur complexion ; elles ne sortent point du logis, ne prennent aucun exercice, vivent d’une nourriture légère ; presque toutes ont un grand nombre d’enfants ; il ne faut pas s’étonner si elles vieillissent si vite et meurent si jeunes.

Telle est cette vie de contraste, agitée, aventureuse, presque fébrile pour l’homme, triste et monotone pour la femme ; elle s’écoule ainsi uniforme jusqu’au jour où le mari annonce à sa femme qu’ils ont fait banqueroute ; alors il faut partir, et l’on va recommencer ailleurs la même existence.

Toute famille américaine contient donc deux mondes distincts : l’un, tout matériel ; l’autre, tout moral. Quelle que soit l’intimité du lien qui unit les époux, on voit toujours entre eux la barrière qui sépare le corps de l’âme, la matière de l’intelligence.]

PAGE 17. — ** Destruction cruelle et prématurée… Aux États-Unis, on ne saurait calculer le nombre des jeunes femmes qui sont atteintes et périssent victimes de la phthisie pulmonaire.

PAGE 18. — * Pour être innocente… « Un enfant sans innocence est une fleur sans parfum. » (Châteaubriand, Mélanges litt.)

PAGE 20. — * C’est elle qui fixe son choix…

Il est rare que ses parents la contrarient sur ce point ; s’ils font une objection, la jeune fille en triomphe d’ordinaire par un peu de constance. La société blâmerait un père qui résisterait longtemps au vœu de ses enfants. Ce n’est pas que, dans ce pays de liberté, l’autorité paternelle soit désarmée ; la loi donne aux parents le droit d’exhérédation dans toute son étendue ; mais ils n’en font pas usage dans cette circonstance, parce que les mœurs, toujours plus puissantes que les lois, protègent la liberté dans le mariage.]

PAGE 23 - * et **

  • En naissant, de grandes richesses…

Il se rencontre bien par accident quelques jeunes gens que le hasard d’une fortune héréditaire et d’une éducation polie rend propres aux intrigues de société et aux galanteries ; mais ils sont en trop petit nombre pour nuire, et, s’ils font seulement signe de troubler la paix d’un ménage, ils trouvent le monde américain ligué tout entier contre eux pour les combattre et pour écraser l’ennemi commun. Ceci explique pourquoi les Américains célibataires, qui ont de la fortune et des loisirs, ne restent point aux États-Unis et viennent vivre en Europe, où ils trouvent des hommes intellectuels et des femmes corrompues._

    • Point de différence de rang…

Aussi, quiconque séduit une jeune fille contracte, par le fait même, l’obligation de l’épouser ; s’il ne le faisait pas, il encourrait la réprobation du monde et serait repoussé de toutes les sociétés.

Qu’en Angleterre un jeune homme appartenant à l’aristocratie séduise une jeune fille de la classe moyenne, son aventure fait peu de scandale : et le grand monde où il vit lui pardonne aisément le dommage qu’il a causé dans des rangs inférieurs. Il n’en peut être ainsi dans une société où les conditions sont égales et où les rangs ne sont point marqués.

PAGE 34. — *, ** et ***

  • Ne jamais parler des choses qu’il ne savait pas.

V. la note de la page 115, relative à la sociabilité des Américains.

    • Il détestait les Anglais.

Dire que les Américains haïssent les Anglais, c’est rendre imparfaitement leurs sentiments. Les habitants des États-Unis furent soumis à la domination anglaise, et au souvenir de leur indépendance conquise se mêle celui des guerres dont elle a été le prix. Ces luttes rappellent des temps d’une inimitié profonde contre les Anglais.

La civilisation avancée de l’Angleterre inspire aussi des sentiments de jalousie très-prononcés à tous les Américains. Cependant, lorsque la pensée d’une rivalité sort un instant de leur esprit, on les voit fiers de descendre d’une nation aussi grande que l’Angleterre ; et l’on retrouve dans leur âme ce sentiment de piété filiale qui rattache les colonies à la mère-patrie, long-temps après qu’elles sont devenues libres.

Le souvenir des anciennes querelles s’efface chaque jour ; mais la jalousie s’accroît. La prospérité matérielle des États-Unis a pris un essor merveilleux, que l’Angleterre regarde d’un œil inquiet : et l’Amérique ne peut se dissimuler, malgré la rapidité de ses progrès, qu’elle est encore inférieure à l’Angleterre. Ce sentiment des deux peuples n’a rien que de légitime dans son principe ; mais l’orgueil national, que la presse de Londres comme celle de New-York excite à l’envi, vient envenimer cette disposition.

Les journaux anglais sont pleins de mépris pour les États-Unis qu’ils représentent comme un pays entièrement sauvage. « Comparez donc, dit un magazine anglais publié à Londres, la moralité de l’Angleterre et de l’Amérique, comme si aucun parallèle pouvait s’établir entre un pays surchargé de population, où six millions d’individus sont de race commerçante et manufacturière, et dans lequel les yeux sont assaillis d’objets qui invitent au larcin ; et l’Amérique où il n’y a rien à voler, si ce n’est de l’herbe et de l’eau ; où la terre est la seule chose sur laquelle on puisse vivre ; où il faut que chacun soit son propre tailleur, charpentier, etc. ; où tout le savoir-faire de la vie consiste à planter du maïs et des pommes-de-terre, et où l’excès du luxe est d’en faire un pudding ; où la vue d’un miroir est chose si rare qu’elle met en mouvement la population d’une province, etc. » Suivent beaucoup d’autres observations du même genre. (V. Daily commercial gazette, Boston, 28 septembre 1831.) Tous les jours on lit de semblables invectives dans les feuilles anglaises ; l’irritation qu’elles excitent dans l’esprit des Américains est assez naturelle, et leur ressentiment est en proportion exacte de l’injustice des Anglais à leur égard.

Une autre cause amène encore un effet semblable. Les Anglais qui voyagent en Amérique y sont parfaitement accueillis par trois raisons : la première est que les Américains sont naturellement hospitaliers pour des étrangers qui parlent leur langue ; 2º quoique jaloux de l’Angleterre, ils éprouvent un véritable plaisir à recevoir individuellement chaque Anglais qui vient les visiter, et dans lequel ils ne voient plus qu’un membre de la nation dont ils sont descendus ; 3º enfin ils désirent être jugés favorablement, eux et leur pays, par les Anglais, précisément parce qu’ils sont leurs rivaux ; ils s’efforcent donc d’être polis, pour leur prouver que l’Amérique n’est pas sauvage ; et comme ils croient de très-bonne foi avoir dans leur pays de fort belles choses à montrer, ils se mettent en devoir d’étaler aux yeux de l’insulaire britannique toutes les richesses morales et matérielles des États-Unis.

Cependant, plein de ses préjugés nationaux et pouvant d’ailleurs, sans partialité, trouver l’Amérique inférieure à son pays, l’Anglais, de retour dans sa patrie, écrit son voyage transatlantique, lequel n’est autre qu’une satire continue en un ou deux volumes ; quelquefois il ne respecte pas même les noms propres, et livre à la risée de ses concitoyens les dignes étrangers dont il a reçu l’hospitalité. Les plus réservés dans leur style sont encore injustes et blessants. L’ouvrage publié en Angleterre arrive bientôt aux États-Unis, où son apparition est un coup de foudre pour les vanités américaines.

La rivalité, qui existe entre les Américains et les Anglais n’est pas seulement industrielle et commerciale. Ces deux peuples ont une langue qui leur est commune, et chacun a la prétention de la mieux parler que l’autre. Je crois que tous les deux ont raison. En Angleterre, la classe supérieure possède une délicatesse de langage qui est inconnue en Amérique, si ce n’est dans un petit nombre de salons qui font tout-à-fait exception ; et aux États-Unis, où il n’existe ni classe supérieure ni basse classe, la population entière parle l’anglais moins bien, il est vrai, que l’aristocratie d’Angleterre, mais aussi bien que la classe moyenne, et infiniment mieux que la classe inférieure de ce pays.

      • - Où tout le monde a des esclaves.

Les états où l’esclavage existe encore sont le Maryland, la Virginie, les deux Carolines, la Géorgie, Alabama, Mississipi, Tennessee, Kentucky, New-Jersey, Delaware, Missouri, la Louisiane, les territoires d’Arkansas et de la Floride, et le district de Colombie. V. du reste les tableaux statistiques qui suivent l’appendice sur la condition sociale et politique des esclaves.

PAGE 35. *, **, ***, ****, ***** et ******.

  • « De la société biblique. »

Il existe aux États-Unis une multitude d’associations religieuses dont l’objet principal est de répandre la Bible. On en compte à New-York seul plus de dix ; l’une sous le titre d’American Bible Society, l’autre, sous celui d’American Tract Society_, etc. En 1850, cette dernière société a distribué 242,183 Bibles[1].

C’est en répandant la Bible que les protestants, et notamment les presbytériens qui sont les plus zélés de tous, espèrent christianiser et civiliser le monde. Cependant ce livre n’est point à la portée de toutes les intelligences, il renferme plus d’un passage obscur et propre à recevoir des interprétations diverses. Comme j’exprimais cette pensée en demandant quel était l’inconvénient d’épurer le texte des Bibles remises entre les mains du peuple, un presbytérien me répondit avec un accent plein de conviction : « La Bible est un livre sacré qui vient de Dieu ; il est bon tout entier ; le peuple sait de quelle source divine il provient, et il a foi en lui. Tout extrait de la Bible serait l’œuvre de l’homme et ne mériterait aucune confiance ; on ne doit rien retrancher à la parole de Dieu. »

    • « Société de tempérance. »

Une association se forma à Boston en 1813, sous le nom de Société du Massachusetts pour la suppression de l’intempérance, son objet était de diminuer l’usage, si commun aux États-Unis, des liqueurs fortes. D’abord ses efforts furent peu efficaces ; cependant l’association s’étendit chaque jour davantage ; en 1826 la société américaine de tempérance fut organisée ; de cette époque datent des réformes salutaires dans les mœurs des Américains. Le sixième rapport de la société de tempérance établit que, depuis 1826, plus de deux mille personnes ont cessé de fabriquer des liqueurs fortes, et que plus de six mille ont discontinué d’en vendre, qu’il y a sept cents vaisseaux américains sur lesquels on n’en fait plus usage, et que plus de cinq mille personnes adonnées à l’ivrognerie sont devenues sobres.

V. American almanach, 1834, p. 89.

      • « La société de colonisation. »

Fondée à Washington en 1816, par les soins du révérend Robert Finley du New-Jersey, dans le but de coloniser les gens de couleur devenus libres. V. à ce sujet l’appendice à la fin de ce volume.

        • « Antimaçon. »

Ce mot indique qu’il existe aux États-Unis des maçons, c’est-à-dire des sociétés de franc-maçonnerie. Dans un pays de liberté universelle et illimitée, ces sociétés ne peuvent être ni utiles aux citoyens pour la conquête ou la conservation de leurs droits, ni dangereuses pour le gouvernement, contre lequel on a mille moyens d’attaques légaux et patents. Aussi jusqu’à présent la maçonnerie n’est-elle le symbole d’aucun parti politique. Le général Jackson, président des États-Unis et représentant du parti républicain, est franc-maçon, de même que M. Clay, son antagoniste aux dernières élections, dont les opinions sont considérées comme moins démocratiques.

La création d’une franc-maçonnerie aux États-Unis ne s’explique guère que par le penchant qu’ont les Américains à imiter l’Europe dans tout ce qui est compatible avec la nature de leur gouvernement ; les rapports de philantropie et de fraternité qui s’établissent entre tous les membres de la franc-maçonnerie, ont pu cependant inspirer aux Américains le désir de voir cette institution transportée chez eux.

Quoi qu’il en soit, ils y attachent eux-mêmes peu d’importance : « Il n’y a qu’une chose plus absurde que les maçons me disait un homme fort spirituel de Boston, ce sont les anti-maçons. »

Cependant, vers l’année 1827, un événement déplorable est venu provoquer l’attention publique sur la franc - maçonnerie, et a rendu moins indifférente dans l’opinion la participation à cette société. Un nommé Morgan, de l’État de New-York, affilié aux francs-maçons, se sépara d’eux subitement et devint antimaçon ; il paraît même qu’il annonça l’intention de divulguer les statuts et les secrets de l’association ; quelques, jours après il disparut de son domicile, et, pendant un certain temps, on ignora ce qu’il était devenu ; mais bientôt après on trouva son cadavre flottant sur le lac Erié, où tout porte à penser que des meurtriers l’avaient précipité. Des poursuites judiciaires furent commencées, des indices recueillis ; mais les témoins, dont on aurait pu tirer quelques lumières, étaient frappés d’une telle terreur, qu’ils ne voulurent rien dire à la charge des inculpés.

Cette affaire a été, pour le parti antimaçonique, un signal de recrudescence. Beaucoup de personnes désintéressées ont de très-bonne foi repoussé une association qui avait été la cause ou tout au moins l’occasion d’un odieux forfait. D’autres se sont empressées d’exploiter au profit de leur ambition particulière ce mouvement des esprits, et ont tâché d’organiser le parti antimaçonique, dans un intérêt apparent de morale, et en réalité dans le but unique de se placer à la tête d’une opinion. Dans un pays où il n’existe point de partis politiques, les ambitions ont une peine infinie à se produire ; à la place d’intérêts réels, elles sont obligées d’en créer de factices ; alors un fait, une idée, sont des accidents heureux dont elles s’emparent ; c’est un costume pour jouer leur rôle.

Toutes les questions politiques relatives à l’existence et à la nature des partis aux États-Unis sont traitées dans l’ouvrage que va publier M. de Tocqueville sur la démocratie en Amérique. (V. tome II, chap. 2.)

          • Austérité des puritains de la Nouvelle-Angleterre.

Cette austérité ne se montre pas seulement dans les mœurs ; on la voit également paraître dans les lois : l’ivresse, les jeux de hasard, la fornication, le blasphème, l’inobservation du dimanche, sont, dans le Massachusetts, des délits passibles d’un emprisonnement ou d’une amende. Le puritanisme dominant dans la Nouvelle-Angleterre exerce encore son influence sur presque tous les États de l’Union ; c’est ainsi que le code pénal de l’Ohio punit de l’emprisonnement les rapports entre hommes et femmes non mariés. J’ai vit à Cincinnati des individus condamnés pour ce délit, et renfermés dans un cachot infect, où l’air extérieur ne pénètre jamais.

À New-York, tous les jeux de hasard, tels que les cartes, les dés, le billard, sont défendus dans tous les lieux publics, auberges, tavernes, paquebots, etc., sous peine de 10 dollars d’amende (53 fr.) contre les aubergistes et les maîtres de paquebots. Toute personne qui gagne une somme d’argent à un jeu de hasard est passible d’une amende quintuple de la somme gagnée ; quiconque perd ou gagne, en jouant ou en pariant, une somme de 25 dollars (132 fr.), est déclaré coupable d’un délit (misdemeanor), et passible d’une amende qui ne peut être moindre du quintuple de la somme gagnée ou perdue[2]. La loi du même État punit les jurements et les blasphèmes[3] ; elle défend la vente de liqueurs fortes dans le voisinage d’une assemblée religieuse, à moins que ce ne soit à une distance de deux milles au moins[4]. Les lois de la Pensylvanie contiennent des dispositions analogues[5] ; elles portent tantôt l’amende, tantôt l’emprisonnement contre l’ivresse, et privent de leur patente les aubergistes chez lesquels l’infraction a eu lieu. Lorsqu’un individu est connu pour un ivrogne d’habitude, on lui nomme un curateur ou conseil judiciaire, comme s’il était en démence, et quiconque, aubergiste, distillateur ou épicier, lui vend des liqueurs fortes ou du vin, est passible d’une amende de 10 dollars (53 fr.)[6].


            • ,« Quand venait le dimanche…

La célébration du dimanche ne se borne pas en Amérique comme chez nous, à une cérémonie ; elle dure tout le jour. Chacun, après l’office, rentre chez soi, et bientôt on ne voit dans les rues ni voitures, ni hommes, ni femmes, ni enfants. Pour que les voitures ne puissent passer, les rues qui avoisinent les églises sont barrées à l’aide de chaînes suspendues en travers, à deux pieds au-dessus du sol. On dirait, au silence qui se fait partout, une cité abandonnée par laquelle l’ennemi aurait passé la veille, et où il n’aurait laissé que des morts. La loi de l’État de New-York porte que, le jour du dimanche, tous amusements, tels que la chasse à courre et à tir, le jeu, les courses de chevaux, etc., etc., sont interdits. Il est défendu à tout aubergiste ou distillateur de débiter aucune liqueur spiritueuse, et à tout négociant de vendre aucune marchandise. (V. Statuts révisés de New-York, t. 1, p. 675 et 676.)

Il paraît bien certain qu’un grand nombre d’Américains, renfermés chez eux le dimanche, s’occupent fort peu de la Bible, et profitent de l’ombre qui les cache pour faire des œuvres qui n’ont rien de pieux : les uns s’abandonnent sans frein à la passion du jeu, d’autant plus funeste en Amérique que, les jeux publics les plus innocents étant prohibés, le joueur se livre clandestinement aux plus dangereux ; d’autres s’enivrent de liqueurs spiritueuses ; un grand nombre, parmi ceux qui appartiennent à la classe ouvrière, se couche aussitôt après l’office. Le même fait s’observe en Angleterre, conséquence de la même cause. Le protestantisme, qui recommande pendant le dimanche le silence, le recueillement, et exclut toutes sortes de réjouissances, n’a considéré que la condition des hautes classes de la société. Cette observation tout intellectuelle du saint jour convient à des esprits cultivés, et est propre à élever singulièrement des âmes capables de méditation ; mais elle ne sied point aux classes inférieures. Vous n’obtiendrez jamais que l’homme, dont le corps seul travaille toute la semaine, passe toute la journée du dimanche à penser. Vous lui refusez des amusements publics ; retiré dans l’ombre, il s’abandonne sans frein aux plus grossiers plaisirs.]

PAGE 36. — *, ** et ***.

  • Qui voyagent le dimanche…

Il y a une loi, dans le Massachusetts (Nouvelle-Angleterre), d’après laquelle on peut arrêter les gens qui voyagent le dimanche, et les condamner, pour ce fait, à une amende. Celui qui a une cause urgente de déplacement doit demander une autorisation de voyager pendant le saint jour. Le conducteur de voiture publique, qui se met en route sans avoir obtenu cette permission, perd sa patente pour trois ans. (V. general laws or Massachusetts, t. 1, p. 535 et t. II, p. 403, 1815, chap. 135. La loi de New-York contient une disposition analogue, mais moins sévère. V. Revised statutes, t. 1, p. 676.)

    • La malle-poste…

Autrefois le service de la poste était entièrement suspendu pendant le dimanche ; la malle aux lettres était elle-même arrêtée ; mais, depuis plusieurs années, on s’est relâché de cette rigueur de principe. Le plus grand nombre approuve ce changement ; mais les presbytériens le censurent amèrement, et y trouvent le texte d’une accusation d’impiété contre le siècle.

      • La France sera religieuse quand elle sera protestante.

C’est une opinion très-répandue parmi les presbytériens des États-Unis, que l’irréligion en France est due au catholicisme, et que le protestantisme lui rendrait le zèle religieux qu’elle a perdu.

La société biblique américaine, qui travaille avec beaucoup de zèle à christianiser l’univers sous la forme protestante, songe souvent à la France ; et l’un de ses membres conçut, en 1851, un plan qui me paraît assez curieux pour que j’en donne ici une brève analyse :

« Nous devons, dit-il, porter sur la France nos premiers regards, pour plusieurs raisons :

1º Sa langue est parlée dans le monde entier ;

2º Sa situation géographique et politique fait que le principe adopté par elle pénètre vite chez tous les autres peuples de l’Europe, et, maître d’elle, le protestantisme détrônera bientôt le papisme qui règne en Espagne et en Italie ;

3º Depuis sa conquête d’Alger, la France tient dans ses mains la clef de l’Afrique ;

4º Les Français sont économes, polis dans leurs formes, entreprenants, enthousiastes, et habiles à communiquer les croyances qu’ils ont dans l’âme ;

5º La seule cause qui rend les Français irréligieux est leur haine contre leur clergé. »

L’auteur conclut donc en demandant que la société biblique américaine envoie en France des commissaires chargés de distribuer une Bible à chaque habitant des campagnes. (V. Western recorder, Utica, 12 juillet 1831.)

Ce plan, accompagné de développements assez ingénieux, avait fait une telle impression sur quelques jeunes adeptes de la communion presbytérienne, que l’un d’eux, résolu de partir pour la France, vint un jour me demander quelques renseignements nécessaires au voyage. je ne pus m’empêcher, en rendant justice à son zèle, de lui signaler le côté faible de son entreprise :

« Je crois, lui dis-je, que vous ne connaissez pas bien la France ; elle est moins irréligieuse qu’indifférente. Pour aller du catholicisme au protestantisme, il faut un travail de l’intelligence et un besoin de croyances que l’indifférence exclut. Le clergé catholique a été attaqué comme corps politique utile au pouvoir, qui s’en faisait un appui ; mais comme corps religieux, il n’est pas haï. Il faut des convictions à la haine, et la France en a peu en morale et en religion. Du reste, généralement parlant, on est catholique en France, ou l’on n’est rien ; et beaucoup ne sont catholiques que de nom, qui ne se soucient point de devenir autre chose. »

Je ne sais si mes paroles ont produit sur son esprit quelque impression ; mais je n’ai point appris que le projet de la société biblique américaine ait reçu son exécution.

PAGE 38. — * Parce qu’il n’y a point de partis.

Il n’existe point de partis politiques aux États-Unis, en ce sens que tout le monde est d’accord sur le principe fondamental du gouvernement, qui est la souveraineté populaire, et sur sa forme, qui est la république. On ne voit donc en Amérique rien qui ressemble à ce que nous apercevons en Europe, où les uns veulent le despotisme, les autres la monarchie constitutionnelle, d’autres encore la république. Cependant il se forme aux États-Unis des partis sur les conséquences du principe reconnu par tous, et sur ses applications. Ce sont, au fond, des querelles de personnes, mais il faut bien que l’intérêt privé se cache sous le manteau de l’intérêt général. Cette question des partis politiques en Amérique est traitée dans l’ouvrage que va publier M. de Tocqueville sur la démocratie en Amérique. (V. t. II, ch. 2.)

PAGE 40. — * Ces exagérations…

Je blâme cet aveuglement de l’orgueil national des Américains, qui leur fait admirer tout ce qui se passe dans leur pays, mais j’aime encore moins la disposition des habitants de certaine contrée, qui, chez eux, trouvent toujours tout mal. Ces deux tendances contraires, également exagérées, s’expliquent, du reste, par la nature des institutions politiques : aux États-Unis, le peuple, faisant tout par lui-même, ne croit jamais pouvoir assez louer son ouvrage ; dans les pays d’Europe, où, au contraire, il ne fait rien, il n’a jamais assez de satire pour censurer les actes de la minorité qui gouverne.

Les écrivains qui, aux États-Unis, veulent trouver des lecteurs, sont obligés de vanter tout ce qui appartient aux Américains, même leur climat rigoureux, auquel assurément ils ne peuvent rien changer. C’est ainsi que Washington Irwing, malgré tout son esprit, se croit forcé d’admirer la chaleur tempérée des étés, et la douceur des hivers dans l’Amérique du Nord.

PAGE 46. — * « Dans la Nouvelle-Angleterre. »

La taxe des pauvres n’a point encore produit, aux États-Unis, les mêmes maux qu’en Angleterre. L’Amérique ayant un très-petit, nombre de pauvres, la charge du paupérisme y est jusqu’à présent supportée sans peine. Il y a cependant des vices si graves inhérents à cette institution, que, malgré le bien-être général de ses habitants, malgré l’élévation du prix de la main-d’œuvre, l’État, de New-York a eu, pendant la seule année 1830, quinze mille cinq cents pauvres à nourrir, dont l’entretien lui a coûté 216,533 dollars (1,147,635 fr.). La taxe relative aux pauvres s’est en conséquence montée, pendant l’année 1850, à 69 centimes par habitant dans l’État de New-York. (V. Rapport du surintendant des pauvres dans l’État de New-York.)

Je ne connais que l’État du Maryland dans lequel on ait adopté un principe différent de bienfaisance publique. On n’y reconnaît au pauvre aucun droit à un secours, et c’est en cela que le système de charité suivi dans cet État est conforme au nôtre. Mais, sous plusieurs rapports, les deux régimes sont bien différents. Il existe dans le Maryland des établissements institués pour donner asile aux pauvres qui n’ont pas de travail ; à la vérité, les agents de l’autorité en peuvent refuser l’entrée selon leur bon plaisir, mais ils en admettent un grand nombre ; tandis que chez nous, non-seulement on n’admet pas le principe que la société est obligée de donner du secours aux indigents, mais encore il n’existe pas de maisons de charité où l’on reçoive ceux qui pourraient être jugés nécessiteux. Il n’y a, en France, d’assistance donnée qu’aux malades et aux insensés.

PAGE 63.- * Indulgence pour une banqueroute… sans pitié pour une mésalliance.

Je ne sais s’il peut exister dans aucun pays une plus grande prospérité commerciale qu’aux États-Unis ; cependant chez nul peuple de la terre il n’y a autant de banqueroutiers. Ce phénomène a deux causes principales : d’une part le commerce des États-Unis est placé dans les conditions les plus favorables qui se puissent imaginer : un sol immense et fertile, des fleuves gigantesques qui fournissent des moyens naturels de communication, des ports nombreux et bien placés ; un peuple dont le caractère est entreprenant, l’esprit calculateur et le génie maritime ; toutes ces circonstances se réunissent pour faire des Américains une nation commerçante. Voilà la cause de richesse ; mais par la raison même que le succès est probable, on le poursuit avec une ardeur effrénée ; le spectacle des fortunes rapides enivre les spéculateurs, et on court en aveugle vers le but : c’est là la cause de ruine. Ainsi tous les Américains sont commerçants, parce que tous voient dans le négoce un moyen de s’enrichir ; tous font banqueroute, parce qu’ils veulent s’enrichir trop vite.

Peu de temps après mon arrivée en Amérique, comme j’entrais dans un salon où se trouvait réunie l’élite de la société de l’une des plus grandes villes de l’Union, un Français, fixé depuis longtemps dans ce pays, me dit : « Surtout n’allez pas mal parler des banqueroutiers. » Je suivis son avis et fis bien ; car, parmi tous les riches personnages auxquels je fus présenté, il n’en était pas un seul qui n’eût failli une ou deux fois dans sa vie avant de faire fortune.

Tous les Américains, faisant le commerce, et tous ayant failli plus ou moins souvent, il suit de là qu’aux États-Unis ce n’est rien que de faire banqueroute. Dans une société où tout le monde commet le même délit, ce délit n’en est plus un. L’indulgence pour les banqueroutiers vient d’abord de ce que c’est le malheur commun ; mais elle a surtout pour cause l’extrême facilité que trouve le failli à se relever. Si le failli était perdu à jamais, on l’abandonnerait à sa misère ; on est bien plus indulgent pour celui qui est malheureux quand on sait qu’il ne le sera pas toujours. Ce sentiment, qui n’est pas généreux, est pourtant dans la nature de l’homme.

On comprend maintenant pourquoi il n’existe aux États-Unis aucune loi qui punisse la banqueroute. Electeurs et législateurs, tout le monde est marchand et sujet aux faillites ; on ne veut point porter de châtiment contre le péché universel. La loi, fût-elle faite, demeurerait presque toujours sans application. Le peuple, qui fait les lois par ses mandataires, les exécute ou refuse de les exécuter dans les tribunaux, où il est représenté par le jury. Dans cet état de choses, rien ne protège le commerce américain contre la fraude et la mauvaise foi. Tout le monde peut faire le commerce sans tenir aucun livre ni registre. Il n’existe aucune distinction légale entre le commerçant qui n’est que malheureux et le banqueroutier imprudent, dissipateur et frauduleux. Les commerçants sont en tout soumis au droit commun.

De ce que les Américains sont indulgents pour la banqueroute, il ne s’ensuit pas qu’ils l’approuvent : « l’intérêt est le grand vice des Musulmans, et la libéralité est cependant la vertu qu’ils estiment davantage[7]. » De même ces marchands, qui violent sans cesse leurs engagements, vantent et honorent la bonne foi.

Lorsque je dis que les Américains, indulgents pour une bonqueroute, sont sans pitié pour une mésalliance, je n’entends parler que des mésalliances résultant de l’union des blancs avec des personnes de couleur.

PAGE 67. * Il meurt moitié plus d’affranchis que d’esclaves. »

Ce fait est constant. Ainsi, durant les années 1828, 1829 et 1830, il est mort à Baltimore un nègre libre sur vingt-huit nègres libres, et un esclave sur quarante-cinq nègres esclaves[8].

PAGE 79. — * « Mœurs des femmes en France… »

C’est une opinion fort répandue aux États-Unis que les mœurs sont encore, en France, ce qu’elles étaient dans le XVIIIe siècle : un grand nombre croient que le vice y est toujours à la mode, et que le temps s’y passe en galanteries, en intrigues de salons et en frivolités. Cette opinion des Américains est due surtout à l’influence de quelques romanciers anglais fort lus aux États-Unis, et qui, ne connaissant eux-mêmes la France que par les livres, sont en retard d’un demi-siècle. C’est ainsi qu’un écrivain anglais très-distingué, l’auteur de Pelham, mettant en scène deux Français de nos jours, les fait parler comme avant la révolution ; ils ne se disent pas un mot sans s’appeler : « Cher baron, cher marquis. »

PAGE 89. — * Les catholiques sont aussi soumis au Saint-Père à deux mille lieues de Rome que dans Rome même.

PAGE 91. — * Emprisonnement pour dette.

Dans le plus grand nombre des États américains, l’emprisonnement est autorisé par la loi pour des dettes minimes. Quelques-uns l’ont récemment aboli, tels que New-York et Ohio ; d’autres, par exemple le Maryland, ont fixé un minimum assez élevé au-dessus duquel le débiteur ne pourrait être contraint par corps. Mais dans les États même où cette modification a eu lieu, on continue d’appliquer l’emprisonnement aux dettes les plus frivoles. Je me rappelle avoir vu dans la maison d’arrêt (County Jail) de Baltimore plusieurs détenus que leurs créanciers avaient fait mettre en prison pour des sommes de 10 et 20 cents (10 ou 20 sous). À la vérité, la loi leur donne le droit de se faire libérer, en faisant prononcer par les tribunaux leur insolvabilité ; mais pour entreprendre une pareille procédure, il faudrait de l’argent ; et comment celui qui, faute de 10 sous, est entré en prison, trouvera-t-il une somme beaucoup plus forte pour en sortir ? La loi nouvelle du Maryland défend de condamner à l’emprisonnement pour une dette moindre de 20 dollars (106 fr.). Afin d’éluder la loi, les juges condamnent le débiteur, non pour dettes, mais pour dommages et intérêts : c’est une misérable subtilité. Ce qui, du reste, dans l’emprisonnement pour dettes, tel qu’il existe aux États-Unis, surprend plus encore que la modicité de la somme pour laquelle on l’applique, c’est qu’on le prononce avant le jugement du procès. Je disais un jour à un Américain : Comment concevoir l’emprisonnement pour une dette qui peut-être n’existe pas ? Il faudrait au moins que l’obligation du débiteur fût d’abord constatée ; car il dépend de celui qui se prétend créancier de supposer une créance, et d’en demander le paiement à un débiteur imaginaire. — Il faut bien, me répondit l’Américain, choisir entre deux inconvénients ; sans doute il est fâcheux de mettre en prison un homme qui ne doit rien ; mais n’est-il pas plus triste encore de voir un homme privé de ce qui lui est légitimement dû par la disparition furtive de son débiteur ? ]

PAGE 96. — * Guerre des Géorgiens aux Cherokis.

Les Géorgiens ayant fait mille tentatives pour s’emparer des terres des Cherokis, ceux-ci réclamèrent l’intervention du pouvoir fédéral. Le gouvernement des États-Unis leur prêta d’abord son appui, et s’efforça de les maintenir dans les limites tracées par les traités ; mais comme les contestations se renouvelaient sans cesse et devenaient plus violentes, le président finit par déclarer aux Cherokis qu’il ne voulait point se mêler de leurs querelles avec la Géorgie, et qu’ils eussent à s’arranger comme ils le pourraient avec le gouvernement de ce pays. Il ajouta que, pour faciliter l’arrangement, il offrait de les transporter aux frais du gouvernement central sur la rive droite du Mississipi. Après cette déclaration, les Géorgiens redoublèrent de vexations et de persécutions contre les Indiens, afin que ceux-ci eussent intérêt à accepter la proposition du président. lis avaient remarqué que la résistance des Indiens était particulièrement due aux conseils qu’ils recevaient des missionnaires qui venaient chez eux pour les christianiser, et qui pensaient avec raison que la civilisation des sauvages serait une chimère tant qu’on ne serait pas parvenu à les fixer au sol. En conséquence, le gouvernement de la Géorgie fit une loi qui interdisait à tous les blancs, quels qu’ils fussent, de venir s’établir d’une manière permanente sur le territoire des Cherokis ; et pour assurer l’exécution de cette loi, ils menacèrent de l’amende et de la prison ceux qui y contreviendraient. Nonobstant ces menaces légales, deux missionnaires s’étant obstinés à rester au milieu des Indiens, le gouvernement de la Géorgie les fit arrêter. Ils furent traduits devant une cour de justice et condamnés à l’emprisonnement. Ils firent appel à la cour suprême des États-Unis. Ce tribunal se trouva alors dans un véritable embarras, craignant de compromettre l’Union vis-à-vis de la Géorgie en prononçant en faveur des condamnés. On sortit de part et d’autre de cette difficulté par une sorte de compromis. La cour des États-Unis différa quelque temps de prononcer son arrêt ; et, dans cet intervalle, le gouverneur de la Georgie ayant gracié les deux condamnés, on ne donna pas de suite à leur appel.

Telle est l’analyse fort abrégée de la querelle des Cherokis avec la Géorgie. Tout ce qui, dans le cours du livre, ne s’accorde pas avec ces faits, n’a été modifié que pour l’intérêt du récit. Du reste, l’émigration d’une partie des Indiens à la suite de ces querelles, et l’assistance officieuse prêtée à leur exil par le gouvernement fédéral, sont des faits également certains.]

PAGE 102. — * et **

  • Démocratie qui ne reconnaît point la supériorité des richesses.

Aux États-Unis, il n’y pas un individu arrêté pour crime qui ne puisse obtenir sa mise en liberté sous caution, excepté dans le cas d’assassinat.

Ce principe, emprunté aux lois anglaises, est la source de grands abus. Il en résulte que tout homme qui a de l’argent, ou qui en trouve à emprunter, peut toujours se tirer d’affaire. Il donne une caution, disparaît et échappe à la justice. Dès qu’il est absent, la procédure en reste là ; on ne fait point, en Amérique, de procès par contumace. La facilité des cautions est d’ailleurs poussée à un excès incroyable ; le juge n’est tenu, d’après la loi, à aucune forme, et il peut se dispenser d’exiger aucune justification de la part des cautions qui sont offertes. Un individu est arrêté : il présente un acte signé de telle ou telle personne qui s’oblige à payer 2 ou 3 ou 4,000 dollars, en cas que le prévenu ne s’évade. Ici se présentent plusieurs questions. Celui qui se porte caution possède-t-il réellement des propriétés valant 3 ou 4,000 dollars ? qu’est-ce qui le prouve ? lui fera-t-on représenter ses titres de propriété ? — Mais il faudrait encore qu’il prouvât que ses biens ne sont pas grevés d’hypothèques. Toutes ces questions devraient être pesées mûrement par le magistrat auquel la caution est présentée. Cependant il est certain que, dans la presque totalité des cas, il ne les examine seulement pas, et, pour s’en épargner la peine, il reçoit la caution. La loi ne l’assujettissant à aucune formalité, il est assailli de sollicitations, auxquelles il finit toujours par céder ; on sait que sa volonté est sa seule règle ; toutes les fois donc qu’on lui présente un simulacre de caution, il la trouve bonne. Il suit de là qu’il n’y a qu’un bien petit nombre d’individus qui ne soient pas capables de fournir caution. Une personne très-digne de foi m’a assuré qu’à Philadelphie la facilité des cautions est l’objet d’un singulier trafic, et si cette personne m’a bien informé, il y a des voleurs qui ont toujours en réserve une certaine somme d’argent, et qui, quand on les arrête, s’adressent à des entrepreneurs de cautions. Ceux-ci, pour lesquels la caution judiciaire en matière criminelle est devenue l’objet d’une industrie, reçoivent du voleur emprisonné 100 ou 200 dollars, et lui donnent en retour une caution de 3 ou 4,000 dollars ; en faisant cela, ils se compromettent peu, parce qu’ils ne possèdent rien. J’ai vu dans les prisons de Philadelphie une femme qui, me dit-on, avait fourni dans sa vie à des prévenus plus de 100,000 dollars de caution (530,000 fr.). Cette femme n’avait cependant jamais joui d’aucune fortune ; elle était de mauvaises mœurs, et avait fini par se faire condamner pour vol. On me citait aussi à Philadelphie l’exemple d’un jeune homme qui s’était rendu coupable d’un vol considérable, accompagné des circonstances les plus aggravantes, et qui, après avoir obtenu sans peine une caution et sa liberté, s’était évadé.

Ces abus ne tiennent pas seulement au principe ; si j’en crois des témoignages qui m’ont paru dignes de confiance, les juges-de-paix, auxquels appartient l’exercice du droit de mise en liberté sous caution, ne sont pas toujours à l’abri de la corruption ; et la caution est d’autant plus facilement admise par eux, que celui qui la présente a pris plus de soin de les intéresser. Celui-ci craint peu qu’on découvre la concussion ; le prévenu, obtenant sa liberté provisoire, disparaît, et la seule preuve à la charge du juge prévaricateur s’évanouit. Le mal provient de ce que ces juges inférieurs n’ont point de traitement fixe ; ils n’ont que des épices (fées) ; ils sont ainsi fort âpres sur le casuel ; plusieurs, ne tirant de leurs fonctions légales qu’un très-modique revenu, sont portés à des exactions qui l’accroissent.

Du reste, indépendamment de ces causes particulières qui contribuent à augmenter le mal, il y a une cause générale qui me paraît dominer toutes les autres.

Le vice capital est, selon moi, dans le fait même d’une institution aristocratique établie chez un peuple où règne la démocratie. La loi qui reconnaît à tout prévenu le droit d’être mis en liberté moyennant caution a été faite au profit des riches. Elle concède ainsi aux classes supérieures de la société un privilége exorbitant dont les classes pauvres sont exclues. Cet état de choses se conçoit en Angleterre, mais d’où vient qu’il se rencontre aux États-Unis ? En voici la raison. Cette loi se trouve en Amérique parce qu’elle existait en Angleterre lorsque les émigrés de ce pays sont venus s’établir sur le sol américain. Cependant, depuis cette émigration, de nouvelles institutions ont été fondées aux États-Unis, de nouvelles mœurs se sont formées ; une loi tout aristocratique se rencontre au sein d’une démocratie pure ; c’est une anomalie frappante.

Cette contradiction sert à expliquer les abus qui viennent d’être signalés. L’extrême facilité avec laquelle le pauvre trouve des cautions le fait jouir d’un privilége qui, dans l’esprit de la loi, était réservé au riche seul ; les mœurs démocratiques des Américains dépouillent ainsi l’institution de son premier caractère. L’harmonie est ainsi rétablie entre la loi civile et les institutions politiques ; mais il reste toujours un grand mal. C’est un vice incontestable, dans une législation criminelle, que le droit de mise en liberté sous caution applicable aux prévenus de quelques crimes que ce soit. Exercé rigoureusement, c’est-à-dire en faveur de ceux seulement qui donnent réellement caution, il fait naître des abus graves, mais en petite quantité, parce que le nombre des riches est toujours restreint. Si on l’applique à tous, l’inégalité entre les riches et les pauvres disparaît, mais les violations de la loi s’accroissent à l’infini.

V. General Laws of Massachusetts, t. 1, année 1784, ch. 12 et t. II, année 1812, eh. 30.

V. Lois de la Pensylvanie, Purdon’s digest, p. 820.]

    • Proposer un duel. Celui qui a donné le soufflet aura un procès.

Dans l’état sauvage, l’homme ne connaît d’autre justice que celle qu’il se fait lui-même. De son côté, la société civilisée n’admet pour l’injure d’autre satisfaction que le recours aux tribunaux institués par elle. Le duel est une sorte de compromis entre la réparation légale et la vengeance individuelle, entre le bourreau et l’assassin.

Dans les États du Nord de l’Amérique, le duel a perdu tout empire ; la loi y règne souverainement. On peut également dire qu’il n’existe pas dans les États de l’Ouest et dans quelques nouveaux États du Sud ; mais c’est par une autre raison. La loi y est impuissante, et les mœurs y sont presque barbares. On ne le rencontre plus que dans les États du Sud qui ont une vieille civilisation, et où cependant les habitudes et les mœurs sont encore plus puissantes que les lois.

Dans toute la Nouvelle-Angleterre, à New-York, en Pensylvanie, la loi punit le duel comme le meurtre[9] toutes les fois qu’il est suivi de mort.

Elle porte en outre des peines sévères contre l’envoi ou la réception d’un cartel non suivi de combat, et contre les témoins et tous ceux qui, par leur aide ou assistance dans le duel, peuvent être considérés comme complices. Cette complicité est punie, dans l’État de New-York, d’un emprisonnement dont le maximum est de sept années. Un châtiment sévère est également appliqué à celui qui reproche publiquement à une autre personne de n’avoir pas accepté un duel. « Quiconque, dit la loi de Pensylvanie, publiera dans les journaux ou par lettres missives écrites ou imprimées qu’un tel est un poltron, un misérable, un homme sans foi, ou autres imputations injurieuses de ce genre, pour avoir refusé un duel, sera puni d’une amende de 500 dollars et d’un an de travaux forcés (hard labour) ; l’éditeur ou imprimeur des pamphlets sera, dans tous les procès de ce genre, cité comme témoin, et admis comme tel par les cours de justice contre l’auteur de l’écrit ; et si lesdits imprimeur ou éditeur, appelés devant la, justice, refusent de déclarer le nom de l’auteur, la cour devra les considérer comme auteurs du libelle, et les condamner en conséquence[10]. »

Dans ce pays, la loi sur le duel n’est pas une vaine menace, bravée par l’opinion publique : elle est entièrement d’accord avec les mœurs ; là on ne se bat plus en duel.

Il est certain que, dans la Nouvelle-Angleterre, aucune injure, pas même un soufflet reçu ou donné, n’entraîne pour conséquence un combat singulier, et, ce qu’il y a de plus remarquable, ce n’est pas le fait, mais bien l’opinion qui s’y rattache ; là, le sentiment public approuve hautement celui qui refuse un duel, comme elle le blâmerait chez nous. Je pourrais à ce sujet citer les exemples de plusieurs personnes fort honorables de Boston, dont la considération s’est accrue par des refus de duel qui, en Europe, les eussent déshonorées. Cette rigueur des lois, sanctionnée par l’opinion générale dans la Nouvelle-Angleterre, me paraît tenir à plusieurs causes que je ne ferai qu’indiquer : la teinte religieuse imprimée aux mœurs par le puritanisme des premiers colons ; des habitudes sérieuses ; une vie régulière, toute consacrée aux affaires ; l’absence de divertissements, de jeux, de plaisirs bruyants, de galanteries ; et enfin l’esprit d’obéissance aux lois qui domine dans une république bien réglée, esprit d’obéissance dont le duel est une violation.

Si l’on se bornait à consulter les lois sur la question du duel, on pourrait penser que le Sud des États-Unis est à cet égard, en tous points, semblable au Nord. En effet, nous trouvons, dans le code de la Caroline du Sud et celui de la Louisiane, les mêmes dispositions contre le duel que dans les lois de la Nouvelle-Angleterre[11].

Mais le duel, dont la coutume tient aux préjugés de l’honneur, est peut-être de toutes les actions de l’homme celle sur laquelle la loi a le moins de puissance. On a toujours vu les lois les plus sévères inefficaces contre le duel, lorsque ce genre de combat était protégé par les mœurs ; et il est exact de dire qu’en cette matière la loi n’est respectée que le jour où elle n’est plus nécessaire.

Dans les États du Sud, tels que la Virginie, le Maryland et les deux Carolines, des peines sévères sont portées contre le duel ; cependant l’on s’y bat sans cesse en duel et avec impunité. La justice n’interviendrait que s’il y avait dans le fait du duel des circonstances qui le rendissent semblable à un assassinat ; mais toutes les fois que le combat s’est passé loyalement, c’est-à-dire qu’il y a eu fair duel, comme on dit en Amérique, les auteurs du duel ne sont jamais inquiétés. L’éditeur des lois de la Caroline du Sud ne peut s’empêcher à cette occasion de mettre en note l’observation suivante : « La sévérité de la loi, dont l’objet était de prévenir les fatales conséquences de ce triste préjugé, semble avoir entièrement manqué son but ; car on sait qu’il n’y a pas d’exemple (dans ce pays du moins) d’un duelliste condamné comme coupable de meurtre [12]. »

D’où vient cette différence de mœurs entre le Sud et le Nord ? Les causes principales, dont je ne présente ici qu’un aperçu, sont

1º La civilisation moins avancée des États du Sud ;

2º Le climat, qui rend les habitants du Sud plus prompts aux mouvements violents, et excite leurs passions ;

3º L’indolence des hommes du Sud, qui, ayant des esclaves, ne travaillent pas. Les jeux, les amusements, les débauches, tous les plaisirs des sens, y sont beaucoup plus fréquents que dans le Nord ; il n’est pas une de ces choses qui ne soit une source de querelles, et conséquemment de duel. L’oisiveté, le désordre qu’elle engendre, le trouble qu’elle jette dans les idées et dans les actions, favorisent le duel, comme le travail et les habitudes régulières qui en découlent le combattent. 4º L’existence dans le Sud de la population esclave, c’est-à-dire d’une classe inférieure. Les rangs établis dans une société favorisent le duel. Il se forme, parmi les membres d’une classe privilégiée, des traditions d’honneur et de bienséance, des préjugés de caste, des besoins de distinction, qui doivent rendre le duel plus fréquent que dans une société d’égalité parfaite. Du reste, même dans les États du Sud, le duel repose plutôt sur des idées de justice que d’honneur.

Chez nous l’outrage qui rend un duel nécessaire est bien moins dans le fait que dans l’intention. Aussi voyons-nous les causes les plus frivoles servir d’occasion à de graves querelles.

L’injure étant tout idéale et de convention, elle n’a point d’équivalent possible : le duel seul peut la réparer.

Dans le Sud des États-Unis, au contraire, c’est le fait matériel qu’on venge par le duel, bien plus que l’intention ; et ce fait est appréciable comme tout dommage ordinaire.

Un exemple va rendre sensible cette différence.

En Amérique, dans plusieurs États du Sud, si celui qui a reçu un soufflet en rend un autre, on estime que les parties sont quitte, et la querelle en reste là. Pourquoi ? C’est qu’en partant du point rationnel, un fait est l’équivalent de l’autre ; il y a deux injures parfaitement pareilles qui se compensent ; chaque bassin de la balance est chargé d’un poids égal ; il y a réparation logique. Celui qui fait ce raisonnement pèche, il est vrai, contre la société, qui défend à ses membres de se faire justice eux-mêmes ; mais c’est là son seul tort ; car du reste il est dans les principes du droit.

Chez nous, au contraire, comme on procède d’un autre principe, qui est le préjugé de l’honneur blessé, on arrive à une tout autre conclusion. Nous disons : « Celui qui a reçu l’offense d’un soufflet est couvert d’infamie s’il ne lave son injure dans le sang de l’offenseur. En a-t-il rendu un autre ; l’agresseur qui l’a reçu se trouve dans une position identique, et sera frappé du même déshonneur s’il n’obtient pas la même réparation que son adversaire est forcé de lui demander ; de sorte qu’au lieu d’une personne qui a besoin du duel pour se réhabiliter, il y en a deux. »

J’ai dit en commençant que, dans les nouveaux États de l’Ouest et dans quelques États nouveaux du Sud, le duel n’existe pas ; là, comme dans le reste de l’Union, le duel est sévèrement puni par la loi (V. Statute laws of Tennessee) ; mais ce n’est pas la loi qui, dans ces États, l’empêche ; c’est la barbarie des mœurs. Là on se bat et l’on se tue plus qu’ailleurs ; mais le duel s’y montre avec des formes tellement sauvages, qu’il perd son nom pour prendre celui d’assassinat. Il n’est pas sans doute sans exemple que, dans le Kentucky, le Tennessee, le Mississipi, la Georgie, Alabama et dans une partie de la Louisiane, des duels véritables n’aient eu lieu et se soient passés loyalement ; mais le plus souvent les combats que se livrent deux individus sont des attaques imprévues, instantanées ou des guet-apens. Dès qu’une discussion s’élève entre deux hommes, pour peu qu’elle devienne vive et qu’un mot injurieux soit prononcé, vous les voyez aussitôt se placer dans l’attitude de deux combattants ; armés d’un poignard et d’un couteau dont tout habitant de ces contrées est nanti, ils se frappent l’un l’autre avec une extrême rapidité ; et celui qui tarderait à se préparer à la lutte serait victime de son hésitation. Il arrive souvent que de vieilles querelles qu’on croit éteintes depuis long-temps se raniment au bout de deux ou trois ans, et leur réveil s’annonce par le meurtre de l’offenseur ou de l’offensé.

Les causes de cet état de choses sont nombreuses ; j’indiquerai les principales. Dans les pays dont il s’agit ici, la société est en quelque sorte naissante. L’individu est réduit à ses propres forces pour soutenir son existence, pour se protéger dans sa demeure isolée de toute habitation. Il n’entre que fort rarement en contact avec la société civile, et s’accoutume à devoir tout à lui-même ; de là le principe de se faire justice, au lieu de la demander à la loi. Une des conséquences nécessaires de la vie sauvage est de placer le plus grand mérite de l’homme dans sa force physique, et d’attribuer une plus grande part à l’individu qu’à la société. Ce même fait doit se trouver chez tous les peuples, selon que leurs mœurs se rapprochent plus ou moins de l’état sauvage.

Les habitants de l’Ouest et du Sud, dispersés çà et là au milieu d’immenses contrées, n’entretiennent entre eux que de rares communications ; le plus grand nombre ont des esclaves, et par conséquent ils ne travaillent pas ; tout leur temps se passe entre la chasse et l’oisiveté. C’est la vie féodale sans la chevalerie, sans la galanterie, sans l’honneur. Enfin les rapports avec leurs esclaves leur donnent des habitudes de domination et de violence qui sont en opposition directe avec les principes de l’état social. Il faut ajouter à ces faits que l’instruction est beaucoup moins répandue dans ces États que dans le Nord, et que la religion n’y est point aussi éclairée.

Le plus souvent, lorsque des meurtres sont commis avec les circonstances qui ont été rapportées plus haut, aucune poursuite judiciaire n’est dirigée contre les coupables ; quelquefois une plainte est portée devant les magistrats ; ceux-ci conduisent les inculpés devant le jury, qui ne manque jamais de les acquitter. Le jury ne condamne point de pareils faits, parce qu’il est composé d’hommes dont les mœurs sont à demi sauvages ; et chacun se trouve encouragé à ces sortes de violences, parce que le jury les acquitte.

Pour ces peuples encore barbares, le duel avec ses formes polies, ses témoins et ses garanties de loyauté, serait un bienfait.

Ce n’est donc point parce que la loi est, dans l’Ouest, plus puissante que les mœurs, que le duel ne s’y trouve pas, mais bien parce qu’un reste de barbarie y entretient des habitudes sauvages que la loi ne corrige pas et qui ne sont point adoucies par les mœurs.

Du reste, on peut dire en général que le duel a plus ou moins de force dans un pays, selon que l’esprit d’obéissance à la loi y est plus ou moins puissant sur les mœurs.

Il faut ajouter que, partout où le sentiment de l’honneur est fortement établi, le duel se maintient en dépit et des lois et du progrès des mœurs. C’est ainsi qu’il se perpétue dans l’armée et dans la marine américaine, parce que là il trouve un appui permanent dans l’honneur, principal mobile de tous les corps armés.]

PAGE 110. * Usage où sont les Indiens de prendre plusieurs femmes.

Le fond de l’épisode d’Onéda est entièrement vrai. (V. Voyage du major Long aux sources de la rivière Saint-Pierre, au lac Winnepek, au lac des Bois, etc., etc., t. 1, p. 300 et 280.)

La polygamie existe parmi toutes les tribus sauvages de l’Amérique du Nord ; chaque Indien a autant de femmes. qu’il en peut trouver. Ces femmes sont réellement en état de servitude ; elles préparent la nourriture de l’Indien, ont soin de ses vêtements, et ne quittent point sa hutte tandis qu’il chasse ou fait la guerre. Les rapports de l’indien et de ses femmes sont tout matériels ; il ne s’y mêle rien de moral ni d’intellectuel. Il n’est pas rare de voir les trois sœurs servir de femmes au même homme. La condition des femmes indiennes est la plus misérable qu’on puisse imaginer ; elles n’ont aucune des prérogatives que reconnaissent aux femmes les sociétés civilisées, ni aucun des plaisirs sensuels que leur donnent les mœurs de l’Orient, où elles sont esclaves.

J’ai dit que l’Indien a autant de femmes qu’il en peut trouver ; il serait peut-être plus juste de dire qu’il en trouve autant qu’il en peut nourrir ; car le sort des familles indiennes est si malheureux que les parents donnent sans peine leur fille à qui peut la faire vivre. À cet égard, tout dépend de l’habileté de l’homme à la chasse ; un chasseur fameux a ordinairement un grand nombre de femmes, parce qu’il peut fournir à toutes des moyens d’existence.

Le mariage de l’Indien avec ses femmes se fait sans aucune cérémonie, et quelquefois il se dissout peu de jours après sa formation. Ceci toutefois arrive assez rarement ; l’Indien qui briserait aussi facilement un pareil lien se nuirait dans l’esprit de sa tribu, et ne trouverait plus aucune famille disposée à s’allier à lui.

On conçoit que cette vie de fatigue, de misère et d’opprobre, décourage et dégoûte beaucoup d’Indiennes ; aussi le suicide est-il très-fréquent parmi elles. (V. les relations du major Long, p. 394, t. 11, 2e voyage, et Tanner’s Narrative, New-York, 1830.) L’anecdote que j’ai introduite dans le texte de l’ouvrage m’a paru un des exemples les plus frappants du désespoir où le malheur de ces pauvres créatures peut les plonger, Je fais suivre la catastrophe de cérémonies funéraires qui ne sont point une pure création de mon imagination. Il est certain qu’à la mort d’un ami, l’Indien manifeste un très-grand chagrin ; il noircit son visage, il jeûne, cesse de se peindre la figure avec du vermillon et s’abstient de tout ornement dans sa toilette ; il se fait des incisions dans les bras et dans les jambes et sur tout le corps ; souvent les signes extérieurs de son chagrin durent très long-temps. Le major Long dit avoir rencontré un Indien qui, depuis quinze ans, ne se mettait plus de vermillon au visage, en commémoration de la perte d’un ami précieux, et annonçait l’intention de s’imposer la même privation pendant dix années. L’Indien mesure les témoignages de sa douleur sur le degré d’affection que le défunt lui inspirait. (V. Long’s Expedition to the rocky Mountains, tome 1, p. 281. V. aussi Tanner’s Narrative, P. 288.)

Voici dans quels termes Tanner raconte la fête des morts ou jebi-naw-ka-win : « This feast is eaten at the graves of the deceased friends. They kindle a fire, and each person, before he begins te eat, cutts of a small piece of meat, which he casts into the fire. The smoke and smell of this, they say, attract the jebi te come and eat with them. »

PAGE 115. — * Sociabilité des Américains.

Je pourrais citer mille exemples de l’extrême sociabilité des Américains, je me bornerai à un seul. Lorsque, dans le cours de l’année 1832, M. de Tocqueville et moi nous quittâmes la Nouvelle-Orléans afin de nous rendre, par terre, à Washington, nous traversâmes le lac Pontchartrain sur un bateau à vapeur. Arrivés à Pascaloula, où nous venions pour prendre le stage, nous trouvâmes toutes les places occupées, ce qui nous causa un grand désappointement, à raison de l’intérêt que nous avions de ne point ajourner notre départ ; deux Américains qui ne nous connaissaient nullement, voyant notre embarras, descendirent de la voiture et nous proposèrent leurs places dans des termes si simples et si obligeants, qu’on voyait bien qu’ils offraient avec le désir d’être acceptés. Dans une foule de circonstances, mon compagnon de voyage et moi avons trouvé les mêmes procédés chez les Américains. Celui qui juge les hommes de ce pays par la première impression risque de se tromper étrangement. Vous adressez une question à un Américain ; il vous répond, sans vous regarder, par le monosyllable oui ou non ; ou bien même il ne vous fait aucune réponse. Vous en concluez qu’il n’est pas sociable ; vous avez tort. Il garde le silence, mais il pense à la question que vous lui avez faite ; il y réfléchit mûrement ; si ses souvenirs le servent mal, il consulte ceux d’un autre, et, une demi-heure après votre demande, que vous avez peut-être oubliée, il vous apporte la réponse, non pas une réponse hasardée comme on en fait dans le monde, mais une véritable consultation, en plusieurs points, divisée en chapitres et paragraphes. Certes, l’homme qui agit de la sorte est, si l’on veut, fort peu poli, mais il est certainement sociable, car la bienveillance mutuelle est la première condition de la sociabilité. Combien d’Européens qui, en pareille occasion, tranchent subitement la question, ou répondent tout d’abord, avec la plus grande urbanité, qu’il leur est impossible de la résoudre.

La sociabilité des Américains tient surtout à leurs mœurs commerciales ; ils ont sans cesse besoin les uns des autres, les affaires les obligent à des communications perpétuelles ; aussi est-il passé en principe, chez eux, qu’on doit en toutes choses se rendre mutuellement service. Elle est également favorisée par l’égalité des conditions ; tous les Américains ont les uns pour les autres la même bienveillance que chez nous les membres d’une même classe ont entre eux. Cette sociabilité, dont l’Européen sent vivement le prix, perd quelquefois une partie de son charme. L’habitant de la Nouvelle-Angleterre ne voit, dit-on, dans les rapports sociaux qu’une occasion de commerce et de trafic. Quand il aperçoit un nouveau venu, il se fait d’abord cette question : « N’y-aurait-il pas quelque affaire à traiter avec cet homme ? »

Il ne faut pas confondre la sociabilité des Américains avec l’hospitalité. En général, les Américains sont peu hospitaliers ; l’hospitalité demande des loisirs que l’homme d’affaires ne possède pas. Je dis en général, parce qu’il existe dès exceptions nombreuses à cette règle ; j’en ai fait personnellement l’expérience ; mais ici je présente des aperçus qui ne s’appliquent qu’au plus grand nombre.

Sur ce point, il faut distinguer les États du Sud de ceux du Nord. Tous les États du Sud ont des esclaves ; ce fait exerce une immense influence sur les mœurs des méridionaux. Les esclaves travaillant, les hommes libres sont oisifs. Les habitants du Sud ont ainsi des loisirs qui manquent aux hommes du Nord ; ils peuvent recevoir les hôtes qui leur arrivent sans abandonner leurs affaires. Presque tous vivent dans des habitations éloignées les unes des autres et distantes des villes ; la visite d’un ami, le passage d’un étranger, sont pour la demeure solitaire un accident heureux qui, loin de troubler l’habitant des champs, le réjouit vivement. Pour des gens inoccupés, tout passe-temps est précieux. On peut dire aussi, en termes généraux, qu’à la ville on se voit et qu’à la campagne on se reçoit. De ces faits découlent plusieurs conséquences ; les relations des hommes du Sud, étant moins intéressées, sont plus agréables que celles des habitants du Nord ; ceux-ci, espérant tirer profit de leurs moindres rapports sociaux, ont une bienveillance universelle ; les premiers, qui mettent moins de calcul dans leurs procédés, sont plus sincères ; les uns apportent dans leurs manières une régularité qui a quelque chose de légal ; les autres, moins compassés, ont plus de franchise et d’abandon. Comme l’existence d’une population esclave établit une classe inférieure, tous les blancs du Sud se considèrent comme formant une classe privilégiée ; ils se croient tous supérieurs à d’autres hommes (les nègres). L’exercice de leurs droits de maîtres sur leurs esclaves les entretient encore dans ces idées de supériorité et développe en eux des sentiments d’orgueil ; la couleur blanche est regardée, dans le Sud, comme une véritable noblesse. Les blancs se traitent donc entre eux avec d’autant plus d’égards et de bienveillance qu’il se trouve à côté d’eux des hommes auxquels ils n’accordent que des mépris. Il s’introduit ainsi dans les mœurs du Sud quelque chose d’aristocratique, et il en résulte des formes moins communes et une sociabilité plus distinguée que dans celles des États du Nord.

PAGE 116. * et **.

  • La grossièreté des Américains.

Il ne faut point accepter les exagérations que les Anglais débitent à ce sujet ; mistress Trolloppe dit, t. 1, p. 27 : « Je déclare avec sincérité que j’aimerais mieux partager le toit d’une troupe de cochons bien soignés, que d’être renfermée dans une de ces cabines. » (Elle parle des bateaux à vapeur sur le Mississipi.) Ce sont là de grossières injures. Il est certain qu’avec leur habitude de mâcher du tabac, qui entraîne le besoin de cracher, les Américains choquent quiconque est accoutumé à des mœurs polies ; il n’est pas moins certain que leur défaut complet de galanterie déplaît aux femmes ; enfin il y a désappointement complet pour qui cherche chez eux l’élégance des manières et l’urbanité des formes… Mais ici doit s’arrêter la critique.

Les Américains ne font point la cour aux femmes, mais ils les respectent, et ce sentiment de respect, qui ne se montre point au dehors, est bien plus profond chez eux qu’il ne l’est dans nos pays de civilisation et de galanterie.

Dans les bateaux à vapeur dont parle mistress Trolloppe on trouve une société peu polie, à la vérité : ce sont des marchands qui vont de l’Ohio ou du Kentucky dans la Louisiane ou dans les contrées de la rive droite du Mississipi ; mais ils ne présentent point le spectacle dégoûtant que suppose l’auteur anglais. En général, ces bateaux à vapeur sont vastes, propres, élégants ; on en compte plus de deux cents qui remontent et descendent sans cesse le grand fleuve. La nourriture y est abondante et saine et le prix du passage est incroyablement bon marché : on va de Louisville à la Nouvelle-Orléans pour 120 francs, y compris la nourriture ; le trajet est de 500 à 600 lieues. Ayant fait ainsi le voyage, j’en puis parler sciemment ; on est si commodément dans la cabine des voyageurs, qu’en y peut travailler, écrire et lire comme on le ferait chez soi.

Du reste, la rudesse américaine a aussi son bon côté ; nos manières polies, nos délicatesses de langage, ne sont, le plus souvent, que les dehors agréables sous lesquels se cache l’égoïsme. L’intérêt personnel existe sans doute tout autant chez les Américains que chez nous ; mais, aux États-Unis, il y a de moins l’hypocrisie des formes.

    • L’égalité universelle…

Un grand nombre d’écrivains, notamment des auteurs anglais, ont dit que les lois des États-Unis consacrent une grande égalité qui ne se trouve pas dans les mœurs ; que là, comme dans plusieurs pays d’Europe, il existe une aristocratie pleine de morgue et de mépris pour les classes placées au-dessous d’elle ; et que les Américains, qui ont perfectionné la théorie de l’égalité, ne la pratiquent point. J’avoue qu’en parcourant les États-Unis j’ai reçu une tout autre impression. Non-seulement j’ai trouvé l’égalité politique mise en action par le concours de tous les citoyens aux affaires du pays, mais l’égalité sociale s’est aussi offerte à moi de toutes parts, dans les fortunes, dans les professions, dans toutes les habitudes.

Il existe peu de grandes fortunes ; les chances du commerce, qui les élèvent, les renversent quelquefois ; et, dans tous les cas, elles ne survivent point à l’égalité des partages établis par la loi des successions.

Les professions, dont la diversité est si grande, ne font naître, entre ceux qui les exercent, aucune dissemblance de position. Je ne parle pas seulement ici de la Pensylvanie, où l’influence des quakers a fait considérer l’égalité des professions comme un dogme religieux, mais de tous les États de l’Union américaine. Partout les professions, les emplois, les métiers, sont considérés comme des industries ; le commerce, la littérature, le barreau, les fonctions publiques, le ministère religieux, sont des carrières industrielles ; ceux qui les suivent sont plus ou moins heureux, plus ou moins riches, mais ils sont égaux entre eux ; ils ne font pas des choses pareilles, mais de même nature. Depuis le domestique, qui sert son maître, jusqu’au président des États-Unis, qui sert l’État ; depuis l’ouvrier-machine, dont la force brutale fait tourner une roue, jusqu’à l’homme de génie, qui crée de sublimes idées ; , tous remplissent une tâche et un devoir analogues (they make their duty). Ceci explique pourquoi les domestiques blancs, en Amérique, assistent leurs maîtres et ne les servent pas, dans l’acception de la domesticité ordinaire. C’est aussi une des raisons de la manière dont on fait le commerce aux États-Unis : le marchand américain gagne certainement le plus qu’il peut ; je crois même qu’il trompe souvent l’acheteur ; mais, en aucun cas, il ne voudrait recevoir un denier de plus qu’il ne demande, fût-il le plus misérable de tous les aubergistes. Ainsi font l’ouvrier qu’on occupe, le commissionnaire qu’on emploie, le domestique par lequel on est servi dans un hôtel ; tous demandent leur salaire légitime, le prix de leur travail, et rien au-delà. Accepter plus qu’il n’est dû, c’est recevoir l’aumône, et conséquemment faire acte d’inférieur. On comprend maintenant pourquoi le président des États-Unis reçoit à Washington sur le pied de l’égalité la plus parfaite ; le premier venu qui se présente pour lui parler commence par lui donner une poignée de main, il agit de même avec tous ses concitoyens lorsqu’il parcourt les différents États de l’Union. J’ai souvent entendu des hommes placés dans des postes éminents, tels que ceux de chancelier, gouverneur, secrétaire d’État, parler, comme d’une chose toute naturelle, de leur frère épicier, de leur cousin le marchand, etc.

Pour achever de prouver à quel point l’égalité pratique existe aux États-Unis, je ne citerai que deux faits.

Un jour comme j’allais visiter la prison d’un comté de l’État de New-York, accompagné du district attorney (c’est le magistrat qui remplit les fonctions du ministère public), celui-ci, chemin faisant, me raconta les circonstances fort graves d’un crime dont, me dit-il, j’allais voir l’auteur ; il me peignit l’attentat sous les couleurs les plus sombres, ajoutant que c’était lui-même qui avait fait condamner le coupable. J’arrivai à la prison plein des plus sinistres impressions, et, à l’aspect du criminel, j’éprouvais une sorte d’horreur, quand je vis le district attorney s’approcher du condamné. et lui donner une poignée de main.

Une autre fois, dans un salon brillant où se trouvait réunie la meilleure compagnie de l’une des plus grandes villes de l’Union, je fus présenté à un monsieur fort bien mis, avec lequel je m’entretins quelques instants ; bientôt après je demandai quel était ce personnage : C’est, me dit-on un fort galant homme, le shérif du comté. Je voulus savoir ce que c’était que le shérif, et j’appris que c’était le bourreau.[13]

D’où vient qu’en présence de faits semblables qui chaque jour se renouvellent et se reproduisent sans cesse sous mille formes différentes, il se rencontre encore des personnes qui contestent aux Américains la pratique de l’égalité ?

La raison en est dans quelques faits mal appréciés et dans quelques apparences qu’une observation superficielle prend pour des réalités.

Chez ce même peuple, où les fortunes et les conditions sont uniformes, vous voyez sans cesse les hommes mesurer leur estime sur la richesse et attacher un très-grand prix à la naissance. On ne dit pas : Cet homme est digne de respect parce qu’il est honnête et juste ; cet autre est distingué par son esprit et par son éloquence. On dit : Un tel vaut 10,000 dollars (is worth) ; tel autre n’en vaut que la moitié.

Au sein de cette démocratie, maîtresse de la société, on voit quelquefois se révéler des instincts tout aristocratiques de leur nature. D’après la loi, les enfants partagent également la succession de leurs auteurs ; mais ceux-ci peuvent disposer de leurs biens selon leur bon plaisir ; donner tout à un seul et déshériter les autres. Il arrive très-fréquemment qu’usant de son droit, l’Américain accorde une dot très-considérable à son enfant premier-né, non pour le récompenser d’une conduite meilleure que celle de ses frères, mais pour faire un aîné et lui donner une position qui flatte l’orgueil du père de famille.

Ces mêmes Américains que vous voyez se mêler aux hommes de tous les états attachent souvent une valeur puérile à l’antiquité de leur origine et à la noblesse de leur extraction. Il y en a qui vous racontent longuement leur généalogie ; quelquefois ils fausseront la vérité pour vous prouver une descendance illustre. Il n’est pas sans exemple que celui qui véritablement appartient à une famille aristocratique affecte une sorte de mépris pour ceux qui montrent des prétentions du même genre sans les justifier. « Voyez, nie disait une fois un habitant de **, ce gentleman si fier de sa grande fortune, ce n’est qu’un parvenu : son père était cordonnier. »

Les Américains, dont les mœurs, d’accord avec leur loi fondamentale [14], ne reconnaissent aucune noblesse, accordent cependant une grande considération aux titres nobiliaires.

Un étranger est sûr d’être accueilli avec enthousiasme, très-bien, seulement bien, ou froidement, selon qu’il est duc, marquis, comte, ou qu’il n’est rien. Un titre excite tout d’abord l’attention des Américains, attire leurs hommages ; la question de savoir si celui qui le porte vaut la moindre chose n’est que secondaire. Leurs institutions politiques et leur état social ne leur permettant pas de prendre des titres nobiliaires, on les voit se rattacher par tous les moyens possibles à de petites distinctions aristocratiques. Je ne parle pas ici de la qualité de gentleman que prend le moindre conducteur de diligence et le dernier aubergiste : mais quiconque arrive soit par le commerce, soit par le barreau ou par toute autre profession à une position de fortune un peu supérieure à celle du plus grand nombre, ne manque pas d’ajouter à son nom le titre d’esquire (écuyer). Beaucoup prennent des armes qu’ils portent sur leurs cachets et sur leurs voitures ; dans le Maryland, qui est un des États les plus démocratiques, on voit d’ardents démocrates ajouter un de à leur nom, et y joindre un nom de terre.

Que conclure de tous ces faits ? Qu’il n’existe pas d’égalité réelle aux États-Unis, et qu’il y a dans les mœurs une tendance aristocratique ? Non assurément. Ce qui se passe à cet égard n’est point un progrès du présent vers l’avenir, c’est une réminiscence du passé.

Lorsqu’on étudie, soit les institutions, soit les mœurs des Américains, il ne faut jamais oublier que leurs aïeux étaient Anglais. Ce point de départ exerce sur leurs lois et sur toutes leurs habitudes une influence qui sans doute tend continuellement à s’affaiblir, mais qui ne disparaît jamais entiérement. Or, il y a deux choses qui en Angleterre occupent le premier rang dans l’opinion des hommes : la naissance et la fortune. Voilà la vraie source du respect qu’ont les Américains pour la fortune et la naissance. C’est une tradition transmise d’âge en âge, un vieux souvenir, un préjugé antique, et qui lutte seul contre toute la puissance des lois et des mœurs. Du reste, cette lutte n’est pas sérieuse ; cet amour des titres, ce goût des armoiries, ces prétentions de familles, sont des jeux et des essais de la vanité ; partout où il y a des hommes, leur orgueil cherche des distinctions ; mais la meilleure preuve que ces distinctions chez les Américains n’ont rien de réel, c’est qu’elles ne blessent même pas la susceptibilité populaire. Toute puissance, aux États-Unis, vient du peuple, et tout y doit retourner ; là, il faut être démocrate, sous peine d’être traité comme un paria. Les mœurs de la démocratie ne plaisent pas à tous, mais tous sont forcés de les accepter ; plusieurs seraient tentés de se faire des habitudes plus nobles ; de prendre des mœurs moins triviales, et de créer une classe supérieure à la classe unique qui existe ; il en est qui souffrent de serrer la main de leur cordonnier ; pour d’autres il est pénible de ne pouvoir trouver un laquais qui consente à monter derrière leur voiture, n’importe à quel prix[15] ; ceux-ci voient avec douleur les affaires publiques conduites par des masses peu éclairées ; ceux-là s’indignent de ce que les emplois politiques sont le plus souvent confiés aux hommes médiocres ; mais il leur faut étouffer ces chagrins et ces passions ; ceux qui manifestent de pareils sentiments encourent aussitôt la réprobation populaire, et il leur faut à tout jamais renoncer au moindre avenir politique dans leur pays.

Quand vient le jour des élections, seul chemin pour arriver au pouvoir, la voix des masses se fait entendre et brise tous ces petits instincts de résistance et d’hostilité contre la puissance populaire.

J’ai été surpris de voir un auteur anglais qui a écrit avec talent sur les mœurs des États-Unis (Hamilton), tomber dans les erreurs que je viens de combattre, et prétendre qu’il n’y a pas plus d’égalité pratique aux États-Unis qu’en Angleterre. Entre autres arguments à l’appui de son opinion, il rapporte une soirée passée par lui dans un salon de New-York, où se trouvaient réunies des personnes de professions diverses. « Or, dit-il, une dame près de laquelle j’étais placé était tout aussi choquée que moi de voir dans un salon brillant des femmes d’une condition vulgaire. Cette jeune personne, me faisait-elle observer, est certainement jolie, mais c’est la fille d’un marchand de tabac ; cette autre danse bien, mais elle n’a reçu aucune éducation, etc. » M. Hamilton conclut de là que les conditions, aux États-Unis, ne sont point égales ; cependant il aurait pu répondre à la dame qui lui faisait de telles observations : « Ces femmes communes et vulgaires sont nos égales ; car vous êtes ensemble dans le même salon[16]. »

L’égalité sociale et politique aux États-Unis ne reçoit d’atteinte véritable qu’en ce qui concerne la race noire ; mais alors l’Américain ne croit pas violer le principe de l’égalité, parce qu’il considère le nègre comme appartenant à une race inférieure à la sienne ; et il faut à ce sujet remarquer que, dans les pays à esclaves, où l’inégalité entre les noirs et les blancs est plus marquée, l’égalité entre les blancs est peut-être encore plus parfaite. Ainsi que je l’ai dit plus haut, la couleur blanche est pour eux une noblesse, et ils se traitent les uns les autres avec les égards et la distinction qu’apportent entre eux les membres d’une classe privilégiée.

PAGE 117. — * Point de préjugés invétérés.

Dans beaucoup de pays d’Europe, on part de ce point, qu’il y a pour toutes les sciences morales et politiques, et même pour les arts, un degré de perfection qui a été atteint, et au-delà duquel il n’existe plus rien à découvrir. C’est la raison pour laquelle toutes les créations de l’art et de l’industrie y sont empreintes d’un caractère bien marqué de splendeur et de durée. Tout s’y fait, lois, constitutions et monuments, dans des vues d’éternité. C’est tout le contraire aux États-Unis. Il n’est rien qu’on y croie fixé définitivement. Les plus belles sciences, les lois les plus sages, les inventions les plus merveilleuses, n’y sont considérées que comme des essais. Aussi tout ce qu’on y fait porte le caractère du provisoire.

On y bâtit un édifice qui durera vingt ans ; qui sait si dans vingt ans on n’aura pas trouvé un meilleur mode de construction ? La loi qu’on adopte est obscure, mal rédigée ; à quoi bon l’élaborer ? Peut-être l’année suivante on en aura reconnu le vice.

PAGE 118. — * Sang-froid des Américains.

J’ai eu, durant mon séjour en Amérique, mille occasions de juger le sang-froid des Américains. Je n’en citerai qu’un exemple. Comme je descendais l’Ohio sur un bateau à vapeur où se trouvaient plusieurs marchands avec leurs marchandises, notre bâtiment, nommé le Fourth of July (le 4 juillet)[17] toucha un écueil appelé Burlington Bar, à trois milles au-dessus de Wheeling, et se brisa. Ce n’est pas ici le lieu de raconter les circonstances de cet accident, et ses dangers qu’on supposerait toujours accrus par l’imagination ou les souvenirs du voyageur. Je me bornerai à dire que le navire ayant été submergé, tous les objets de commerce qu’il contenait furent détruits ou avariés, et qu’en présence de ce fait, qui était pour les uns une perte considérable, pour les autres une ruine complète, les marchands américains ne firent pas entendre un seul cri de désolation ou de désespoir.

PAGE 119. — * Trois époques dans la vie des peuples.

L’ordre d’idées développé dans le commencement de ce chapitre pourrait être, à lui seul, l’objet de tout un livre. La nature de l’ouvrage ne comportait point un plus long développement, Ce n’est pas un tableau, c’est seulement une esquisse indiquée par quelques traits.

PAGE 123. * et **.

  • « Qui rien ne savait des lettres, ne oncques n’avait trouvé maistres de qui il se laissast doctriner ; mais les voulait toujours férir et frapper. » (V. Anciens mémoires sur Duguesclin, tome 1, p. 194.) Lorsque le Captal de Bue mit Duguesclin en liberté sur sa parole, celui-ci lui dit : « Pour Dieu, j’aurais plus chéri être mort que mon serment eusse faussé ne rompu. » (Id., t. 1, p. 423.)
    • Le gouvernement des États-Unis, l’état social et politique de ce pays, ne sont nullement favorables au développement des grands talents. Un Américain de beaucoup d’esprit me disait à ce sujet : « Comment voulez-vous qu’un médecin se montre habile, si vous mettez entre ses mains un homme bien portant ? »

PAGE 125. — * Deux musiciens.

Gluck et Piccini.

« Pour moi, disait alors un Français, je ne salue pas un homme qui n’aime pas Gluck. »

PAGE 129 * et **.

  • Quelques-unes ont acquis une réputation méritée.

Entre autres miss Sedgwich, auteur de plusieurs romans fort jolis.

    • Journaux, seule littérature.

On estime à plus de 1,200 le nombre des journaux existant actuellement aux États-Unis, indépendamment des autres publications périodiques. Dans le seul État de New-York, il y avait, au commencement de l’année 1833, 263 journaux (pour deux millions d’habitants). Tous les comtés, à l’exception de deux, Putnam et Rockland, avaient leur journal publié dans leur sein.

New-York seul a 65 journaux, y compris les magazines. Sur ce nombre, 13 sont quotidiens, 30 hebdomadaires, 9 mensuels, 10 sont publiés deux fois par semaine, et 3 deux fois par mois.

Le prix de l’abonnement annuel aux journaux quotidiens de New-York est de 10 dollars (53 fr.) Le montant de tous les abonnements aux différents journaux de l’État de New-York est estimé 750,000 dollars (3,975,000 fr.). Cette somme ne comprend pas le prix des annonces. À la même époque, on comptait à Boston 43 journaux et 38 publications périodiques faites à intervalles moindres d’une année.

Voy. American Almanach, 1834, p. 95 et 96, et Williams Register, 1833, p. 124.

PAGE 130. — * … Tout le monde écrit ou parle, non sans prétention, mais sans talent.

Le lecteur croira facilement que je n’accepte point ici la solidarité du langage tenu par le personnage qui est en scène.

Dirai-je que nul n’écrit avec talent dans un pays qui nous montre Washington Irving, dont les ouvrages réunissent la grâce du style, la délicatesse des idées, la finesse des aperçus ; Cooper, dont l’Europe admire le génie ; Edward Livingston, tout à la fois homme d’État et philosophe profond ; Robert Walsh, qui joint à une prodigieuse facilité de style les charmes d’une conversation étincelante de traits et de saillies ; Jared-Sparks, auteur de l’ouvrage remarquable publié sous le titre de Vie du gouverneur Moris ; et beaucoup d’autres que je ne cite pas. Dirai-je que tout le monde parle sans talent aux États-Unis, où je rencontre Daniel Webster, dont les discours parlementaires, modèles de style et de logique, annoncent en même temps une âme noble, élevée et pleine de l’amour de la patrie ; Henry Clay, remarquable à la tribune par une élocution brillante et un talent extraordinaire d’improvisation ; Edward Everett, dont les discours à la chambre des représentants rappellent l’école romaine et la manière antique ; Channings, dans les sermons duquel on trouve beaucoup du style et de l’âme de Fénelon, etc., etc. ?

Enfin dirai-je qu’en Amérique on ne saurait être homme politique avec du talent littéraire ou oratoire, quand je vois John Quincy Adams, plus versé peut être dans la littérature ancienne et moderne qu’aucun Européen, et qui n’en est pas moins devenu président des États-Unis ; Albert Gallatin, que son esprit orné et sa haute capacité n’ont pas empêché d’être chargé par son pays de fonctions diplomatiques de l’ordre le plus élevé, etc., etc. ?

Du reste, il ne faut pas oublier que celui qui parle exprime des idées qui, prises en général, peuvent être vraies, sans préjudice des exceptions. Il est certain qu’en général, aux États-Unis, on ne trouve pas d’orateurs, mais seulement des avocats, des journalistes, et non des écrivains.

PAGE 131. * et **.

  • Les amusements interdits.

J’ai dit plus haut (Voy. notes ***** et ****** de la page 35) quelle est l’austérité des mœurs puritaines, et comment se passe le dimanche. Les amusements qui sont perdus pour ce jour-là ne se retrouvent point un autre jour de la semaine. Dans certains États on ne s’en rapporte pas à l’éloignement naturel des habitants pour les divertissements et les jeux, la loi les prohibe en termes formels. La loi du Connecticut défend absolument les spectacles comme contraires aux bonnes mœurs, sans aucune exception pour les grandes villes telles que Hartford, New-Haven. Dans le nouveau Jersey, on ne permet point les courses de chevaux ; c’est, dit-on, une occasion de rassemblements, de jeux, de paris, de luxe, de désordre et de dérangement dans les habitudes, toutes conséquences immorales. À Boston, il est défendu de jouer de l’orgue dans les rues ; cela, dit-on, fait peur aux chevaux. À New-York, la loi interdit tous les divertissements publics du genre de ceux qu’on voit à Paris aux Champs-Elysées, tels que balançoires, ballons, jeux de bague, etc. ; toutes ces choses font perdre du temps et dérangent le peuple.

    • Théâtre.

Il existe trois théâtres à Philadelphie, deux d’un ordre élevé et sur lesquels on joue la tragédie et la comédie ; le troisième, tout-à-fait inférieur, est consacré aux bouffonneries grossières.

Les deux grands théâtres ne sont ouverts que pendant l’hiver, au temps des longues soirées ; le troisième ne ferme jamais. Même pendant l’hiver, les deux premiers sont peu fréquentés. Le public qui assiste aux spectacles est en général ainsi composé : d’abord les étrangers qui viennent au théâtre parce qu’ils ne savent où passer leur soirée ; des femmes publiques que la présence des étrangers y attire ; des jeunes gens américains de mœurs dissipées, et enfin quelques familles de marchands auxquelles leur fréquentation du théâtre donne un assez mauvais renom dans la société américaine. Les personnes un peu distinguées par leur fortune et leur position ne vont point habituellement au théâtre ; il faut quelque chose d’extraordinaire pour les attirer ; par exemple, la présence momentanée d’un acteur célèbre ; alors tout le monde se rend au spectacle, non par goût, mais par mode. À vrai dire, personne aux États-Unis n’aime le théâtre, et presque tous ceux qu’on y voit y viennent par désœuvrement. Ils ne prêtent au spectacle aucune attention. Les Américains qui assistent, en France, à une représentation sont tout étonnés du silence qui règne parmi les spectateurs et des émotions que reçoit le public. En Amérique, l’assemblée ignore ce qu’on joue ; on cause, on discute, on remue, on prend occasion du spectacle pour boire ensemble ; l’intérêt de la pièce est entièrement perdu de vue.

La doctrine des quakers, fondateurs de la Pensylvanie, interdit formellement le théâtre ; les quakers n’étant plus en majorité ne font plus la loi ; mais une partie de leurs mœurs reste. On peut en dire autant des presbytériens de la Nouvelle-Angleterre ; on s’est écarté, à Boston, de la rigidité de leurs principes en établissant des théâtres ; mais la population n’a ni le goût ni l’habitude du spectacle. Je ne parle point ici de New-York, dont les habitants américains ne paraissent pas plus jaloux que dans les autres cités des plaisirs du théâtre. Les spectacles y sont, à la vérité, plus fréquentés ; mais il y a toujours à New-York vingt mille étrangers pour lesquels le théâtre est presque un besoin. Plusieurs théâtres pourraient prospérer à New-York sans qu’on pût en conclure que les Américains de cette ville aiment le spectacle.

PAGE 137. — * Tenir en respect des hordes d’Indiens sauvages.

L’armée des États-Unis se compose de six mille hommes, elle se recrute d’enrôlés volontaires, qui suffisent à son maintien. La population américaine y trouve l’avantage de ne point subir le recrutement forcé. Mais l’inconvénient pour le pays est d’avoir une armée composée d’hommes sans moralité, qui prennent la carrière des armes, non par patriotisme, mais par intérêt ; non comme moyen de gloire, mais comme moyen d’existence.

Ce fait, qui en lui-même est un mal, engendre, aux États-Unis, peu de fâcheuses conséquences. Comme les États-Unis n’ont point de guerres à soutenir, il n’y a dans l’armée que peu de désertions ; car l’enrôlé volontaire, qui prend le métier des armes comme moyen d’existence, ne déserte qu’en face du péril. En cas de lutte avec des partis d’Indiens, les désertions deviennent assez nombreuses : mais il n’en résulte aucun danger pour le pays, le sort de ces combats ne pouvant être douteux entre ennemis de forces tellement inégales. À l’intérieur, l’inconvénient est peut-être moindre encore.

Six mille hommes dispersés sur un territoire à moitié grand comme l’Europe sont imperceptibles, et encore les tient-on constamment éloignés de la population civilisée. Ils occupent des forts dans le nord et dans l’ouest de l’Amérique, et s’avancent dans les forêts indiennes à mesure que la population américaine s’en approche. Il n’est pas une ville d’Amérique dans laquelle un régiment américain tienne garnison. Une telle armée ne menace donc à l’intérieur, ni les bonnes mœurs, ni la liberté. Il existe une école militaire (Westpoint) qui sert de pépinière pour les officiers. C’est là qu’on les prend tous. Jamais les soldats ou sous-officiers ne deviennent officiers. On entre à Westpoint par faveur : mais, pour en sortir officier, il faut subir un examen. Un capitaine a un traitement fixe de 1,200 dollars (6,260 fr.), qui, à raison des indemnités de logement, de fourrages, etc., se monte à 1,800 dollars (9,540 fr.).

Les militaires qui cessent de l’être ne reçoivent aucune retraite, quelle que soit la durée de leurs services. Mais quand ils ont des congés, on ne leur fait aucune retenue de solde.

PAGE 144. — * De grands troubles se préparaient à New-York.

Les événements arrivés à New-York au mois de juillet 1834 ont fourni le texte du chapitre XIII de cet ouvrage, intitulé l’Emeute. À côté de la fable dont le fond est entièrement vrai, je crois devoir placer le récit exact de tout ce qui s’est passé.

Le principe de l’esclavage a été aboli dans l’État de New-York en 1799 ; mais les nègres qui ont cessé d’être esclaves ne sont pas devenus les égaux des blancs. La couleur des affranchis rappelle sans cesse leur origine. Cependant la population noire, qui est en possession de la liberté, aspire aussi à l’égalité. C’est là le grand sujet de querelle entre les deux races dans le nord des États-Unis.

Tant que les nègres affranchis se montrent soumis et respectueux envers les blancs, aussi long-temps qu’ils se tiennent vis-à-vis de ceux-ci dans une position d’infériorité, ils sont sûrs de trouver appui et protection. L’Américain ne voit alors en eux que des infortunés que la religion et l’humanité lui commandent de secourir. Mais dès qu’ils annoncent des prétentions d’égalité, l’orgueil des blancs se révolte, et la pitié qu’inspirait le malheur fait place à la haine et au mépris.

Les nègres, étant en très-petit nombre dans les États du Nord, se soumettent en général sans aucune résistance à toutes les exigences de l’orgueil américain. Il ne s’engage point de lutte, parce que les opprimés acceptent l’injure et la tyrannie. La collision grave dont New-York a été le théâtre au mois de juillet dernier ne s’explique que par le concours de circonstances tout-à-fait extraordinaires. Il n’existe dans l’État de New-York que 44,870 personnes de couleur sur 1,913,000 blancs, et dans la ville même 13,000 personnes de couleur sur 200,000 blancs ; ni les nègres ni les Américains de New-York ne peuvent donc avoir la pensée de lutter ensemble ; les premiers, parce qu’ils sont trop faibles ; les seconds, parce qu’ils sont trop forts. À la vérité il existe au sein même de la population blanche un parti qui travaille à établir l’entière égalité des noirs. Ce parti, composé de philantropes sincères, d’hommes religieux, de méthodistes et de presbytériens ardents, attaque avec un zèle infatigable le préjugé qui sépare les nègres des blancs. On les appelle les abolitionistes, parce qu’ils essaient d’abolir l’esclavage partout où il existe, et amalgamistes, parce qu’au moyen de mariages mutuels, ils voudraient parvenir au mélange des deux races. Ils ont organisé une société sous le titre de anti-Slavery Society (Société contre l’esclavage), et fondé un journal qui soutient les doctrines de la société. Ce parti a la force que donnent une conviction profonde, un but honnête et des passions généreuses, mais il est peu nombreux.

Pendant long-temps les réclamations qu’il éleva en faveur des malheureux dont il s’était établi le patron, excitèrent peu d’irritation parmi les Américains du parti contraire ; mais vers le commencement de l’année 1834, elles cessèrent d’être entendues avec indifférence.

D’abord on ne peut nier que le contre-coup de l’affranchissement des noirs dans les colonies anglaises ne se soit fait sentir en Amérique, même au sein des États où les nègres sont libres. On conçoit que les gens de couleur, qui n’ont encore conquis que la moitié des droits auxquels ils aspirent, aient été fortement émus d’une révolution sociale, arrivée près d’eux, et faite au profit d’êtres qui leur sont semblables en tous points. Cette impression a été ressentie non-seulement par les nègres, mais encore par leurs partisans de couleur blanche. Ceux-ci, au lieu de contenir l’élan de la population noire, l’ont encouragé, et n’ont pas compris que leurs efforts en faveur de la race noire, supportés par les Américains quand ils se réduisaient à de vaines paroles, exciteraient les passions les plus violentes, dès qu’ils prendraient un caractère de réalisation possible. Témoins de ce mouvement, qui n’était encore que moral et intellectuel, les Américains ont senti la nécessité de l’étouffer à sa naissance ; et un grand nombre, qui jusqu’alors avaient entendu patiemment les théories des abolitionistes sur l’égalité des noirs, ont passé tout-à-coup de la tolérance à l’hostilité.

Quelques succès des nègres et de leurs partisans sont venus envenimer encore cette disposition ennemie.

Les mariages communs sont à coup sûr le meilleur, sinon l’unique moyen de fusion entre la race blanche et la race noire. Ils sont aussi l’indice le plus manifeste d’égalité ; par cette double raison, les unions de cette sorte irritent plus que toute autre chose la susceptibilité des Américains.

Vers le commencement de l’année 1834, un ministre du culte, le révérend docteur Beriah-Green, ayant célébré à Utica le mariage d’un nègre avec une jeune fille de couleur blanche, il y eut dans la ville une sorte de soulèvement populaire, à la suite duquel le révérend fut pendu par effigie sur la voie publique[18].

Peu de temps après, des ministres presbytériens et méthodistes marièrent, à New-York même, des blancs avec des gens de couleur. Cette victoire remportée sur les préjugés encourage les nègres, et irrite vivement leurs ennemis.

Le mois de juillet 1834 arrive : les Américains célèbrent l’anniversaire de la déclaration de leur indépendance. C’est toujours pour eux l’occasion de longs discours sur la liberté et sur les droits imprescriptibles de l’homme. Les nègres entendent quelque chose de ces déclamations, et leurs partisans ne manquent pas, dans cette circonstance, de leur rappeler que les gens de la race noire ont une liberté aussi sacrée, et des droits aussi inviolables que les hommes blancs.

Le 7 juillet, un Américain, ami des nègres, publie dans un journal une lettre où il annonce, qu’en dépit d’un préjugé qu’il méprise, il se propose d’épouser une jeune fille de couleur[19].

Le même jour une réunion de gens de couleur se tient dans Chatam Chapel, et l’on y prononce des discours dont l’égalité des blancs et des nègres, et l’abolition de l’esclavage dans toute l’Union, forment le texte. Par un hasard malheureux, les membres de la société de musique sacrée, qui avaient coutume de se réunir dans le même local, veulent l’occuper à l’instant où l’assemblée africaine était en séance. De là naît un conflit fâcheux qui se termine promptement, mais ajoute encore à l’irritation des deux partis. En même temps, on fait circuler dans le public un pamphlet contre l’esclavage ; et en tête de ce pamphlet se voit une petite gravure représentant un marchand de nègres qui arrache un esclave à sa femme et à ses enfants, et le fait marcher devant lui à coups de fouet : rien n’est négligé pour exciter l’indignation des nègres et le zèle de leurs amis. Une nouvelle réunion dans Chatam-Chapel est annoncée pour le surlendemain, 9 juillet ; ou doit y plaider la cause de la race noire ; les blancs partisans des nègres sont engagés à s’y rendre.

Alors commence à se manifester un sentiment très-vif d’irritation dans l’opinion publique. La presse se montre unanimement hostile envers les gens de couleur, et raille amèrement les blancs qui méconnaissent leur dignité au point de se commettre dans la société de misérables nègres. Les journaux appellent les nègres the coloured gentlemen, et les négresses the ladies of colour ; ils accablent de leurs sarcasmes le blanc philantrope qui a publié son projet de mariage avec une femme de couleur. Tandis que la réunion de Chatam-Chapel se prépare, une opposition puissante s’organise, et tout annonce qu’à l’occasion de cette assemblée, une collision fâcheuse s’engagera. Il est à remarquer qu’au moment où ces faits se passaient, la chaleur était excessive à New-York. Les 9, 10 et 11 juillet ont été, en Amérique, les jours les plus chauds de l’année 1834. Les degrés de la température ne sont pas étrangers aux mouvements populaires[20].

Au jour marqué (le 9 juillet) une grande foule environne la chapelle de Chatam ; mais la police, prévoyant une lutte, avait défendu la réunion, qui n’a pas lieu. Cependant il se trouvait dans cette roule un certain nombre d’individus que l’espoir d’un désordre avait seul attirés, et qui ne pouvaient se retirer sans avoir rien fait de mal. C’était l’heure du spectacle : on apprend en ce moment qu’il y a au théâtre de Bowery un acteur anglais, nommé Farren, accusé d’avoir mal parlé du peuple américain. À Bowery ! À Bowery ! crient plusieurs voix ; aussitôt la foule se porte en masse vers le théâtre qui, un instant après, ne présente qu’une scène de trouble et de confusion. Quand cette œuvre est terminée, les perturbateurs se ravisent, et reviennent à la première pensée qui les avait mis en mouvement.

Au nombre des plus ardents amis des nègres se trouvait un Américain, nommé Arthur Tappan[21].

On savait qu’il admettait dans sa maison des gens de couleur, et il avait même osé quelquefois se montrer publiquement dans leur compagnie. Une voix fait entendre ces mots : « À la maison d’Arthur Tappan ! » Et la multitude s’y porte aussitôt ; arrivés là, les factieux brisent les fenêtres, enfoncent les portes ; ne trouvant personne dans la maison, ils prennent les meubles, les jettent dans la rue et y mettent le feu ; la police arrive sur ces entrefaites, une lutte s’engage dans laquelle le peuple est tour à tour vainqueur et vaincu ; à deux heures du matin le combat avait cessé, telle fut la journée du 9. Le lendemain la sédition prend un caractère encore plus grave. On apprend que le peuple a formé le projet de détruire les magasins d’Arthur Tappan, dans Pear-Street, et d’attaquer la demeure du révérend docteur Cox, ministre presbytérien, attaché aux nègres et à leur cause. En effet, le 10 au soir, la foule se porte vers l’église du docteur Cox, lance contre les fenêtres et les portes des projectiles, et se retire ; de là elle se rend à la maison du ministre presbytérien ; mais le docteur Cox et sa famille avaient quitté New-York, sur l’avis des dangers qui les menaçaient ; alors les factieux entreprennent de démolir la maison, et ils étaient déjà à l’œuvre lorsqu’un détachement de miliciens, envoyé par l’autorité, arrive : les séditieux, retranchés derrière des barricades, faites à l’aide des charrettes et tombereaux renversés, essaient de résister ; mais, après un combat un peu opiniâtre, ils cèdent la place. Le même jour, une autre église, appartenant à des gens de couleur et située dans le voisinage de Laight-Sireet, avait été l’objet des mêmes attaques et des mêmes violences. Les insurgés avaient entrepris sa démolition ; une grande foule s’était également réunie aux environs de la chapelle de Chatam ; mais elle s’était dispersée tranquillement sur l’assurance donnée par les propriétaires de cet édifice, que jamais on n’y admettrait de réunions ayant pour objet l’abolition de l’esclavage. À minuit tout était rentré dans l’ordre : mais des troubles plus graves étaient annoncés pour le lendemain, 11 juillet.

Il paraît bien constant que si, pendant la journée du 10 et le 11 au matin, l’autorité, eût pris des mesures énergiques, le mouvement séditieux qui se manifestait n’aurait point eu de suite. Il suffisait d’ordonner à la milice de repousser la force et de faire usage contre les insurgés de toutes ses armes, sans aucune exception.

Un journal, qui paraissait être en ce moment l’organe du parti de l’ordre, écrivait le 10 au soir :

« Il est nécessaire qu’un tel état de choses cesse. On ne saurait tolérer qu’une société policée comme la nôtre soit chaque nuit troublée par des rassemblements illégaux et séditieux, quelle que soit d’ailleurs la cause qui les provoque. Si l’autorité civile, est impuissante pour réprimer de pareils excès, il faut recourir à la force militaire ; et si la force armée est mise en réquisition, il faut qu’elle agisse. Le vain simulacre de soldats en parade, qui se montrent sans rien faire, ne sert qu’à aggraver le mal. Nous le déclarons donc sans hésiter si la nécessité exige qu’on requière la force militaire, et que, sur les sommations de l’autorité civile, la populace ne se disperse pas à l’instant même, il faut tirer sur elle (they should be fired upon)[22]. »

Cependant le parti de ceux qui réclamaient l’emploi de ces moyens énergiques de répression n’était pas le plus fort ni le plus nombreux. S’il s’était agi d’un mouvement purement politique, on aurait vu aussitôt la majorité s’armer de toute sa puissance pour écraser les attaques ou les résistances de la minorité. Mais, dans cette circonstance, les habitants de New-York étaient partagés entre deux impressions contraires. Des habitudes régulières, des idées de légalité et des besoins de paix leur faisaient sentir la nécessité d’arrêter la sédition. Et cependant le sort des victimes n’excitait pas leur intérêt. À vrai dire, la majorité s’associait du fond de l’âme aux violences du petit nombre ; et cependant par respect pour les principes, par amour de l’ordre et aussi par pudeur, elle était forcée de les combattre. Cette situation étrange explique la mollesse des mesures prises par l’autorité civile contre l’insurrection.

Dès la matinée du 11 de nombreux corps de miliciens furent mis en mouvement ; mais on savait qu’ils n’avaient point reçu l’ordre de faire feu sur le peuple, en cas de nouvelle émeute. Ce n’est pas, comme on l’a dit, l’absence du gouverneur qui rendait impossible l’emploi des armes à feu contre les rebelles. Le maire de New-York avait le droit de prescrire cette mesure : c’est un point incontestable ; mais il ne crut pas devoir le faire.

Les premières violences des insurgés se portèrent sur les magasins d’Arthur Tappan. Ils lancèrent des volées de pierres dans les vitres de la maison, et se disposaient à des voies de fait plus graves, lorsque l’arrivée des miliciens leur fit prendre la fuite. Le soir, vers neuf heures, l’église du docteur Cox, qui la veille avait été attaquée, est assaillie de nouveau par une multitude furieuse ; mille projectiles sont lancés contre ses murs ; les hommes de la police arrivent, mais ils sont repoussés par le peuple. Dans le même moment, un autre rassemblement d’insurgés se livre ailleurs à des violences plus criminelles et plus impies ; dans Spring-Street, l’église du révérend docteur Ludlow, que son dévoûment à la cause des nègres recommandait à la haine des factieux, est envahie ; les fenêtres sont brisées, les portes enfoncées, les murs démolis ; les ruines et les décombres de l’édifice religieux servent à faire des barricades derrière lesquelles les rebelles se retranchent ; un combat grave s’engage entre le peuple et la milice ; on sonne le tocsin, l’alarme est dans toute la cité : après plusieurs alternatives de succès et de revers, la victoire reste aux miliciens. Les insurgés se retirent, mais c’est pour aller tenter ailleurs d’autres œuvres de destruction : ils se rendent au domicile du révérend docteur Ludlow, brisent les portes et les fenêtres de sa maison, entrent et se livrent à toutes sortes de violences. Au même instant l’église appartenant aux noirs, et située dans Centre-Street, était livrée à la fureur populaire. On avait répandu le bruit que, peu de jours auparavant, le ministre de cette église, le révérend Peter Williams, aussi recommandable par ses vertus que par son caractère religieux, avait marié un homme de couleur à une femme blanche[23] ; dès-lors l’exaspération de la multitude était arrivée à son comble. Les portes et les fenêtres sont arrachées, brisées, démolies, aux applaudissements des spectateurs ; tout ce qui se trouve dans l’intérieur de l’église est saisi et jeté dans la rue. Bientôt les maisons adjacentes et occupées par des gens de couleur sont attaquées ; on en brise les fenêtres, on en force les portes, on en démolit les murs ; les meubles sont saccagés, pillés, brûlés ; dans plusieurs quartiers de la ville, les mêmes actes de violences se reproduisent.

D’autres églises sont profanées ; tout ce qui appartient aux gens de couleur est frappé d’anathème. Leurs personnes ne sont pas plus respectées que leurs propriétés : partout où un homme de couleur paraît, il est aussitôt assailli. Cependant comme tous étaient frappés de terreur, tous se cachaient. Alors la populace, ingénieuse dans sa stupide fureur, exige de tous les habitants qu’ils illuminent leurs maisons. Ceux-ci sont donc forcés de se montrer. Obéissant à l’injonction du peuple, une négresse paraît à sa fenêtre, afin d’éclairer sa demeure. Alors une grêle de pierres tombe sur elle. Plusieurs familles de couleur, craignant le même sort, n’illuminent pas ; mais le peuple en conclut qu’il y a là des nègres : il attaque les maisons et les démolit[24].

Il est juste de le dire, en présence de ce vandalisme impie, l’immense majorité des Américains, et ceux même qui la veille sympathisaient avec les destructeurs, furent saisis de dégoût et d’horreur. Tous ceux qui dans la cité ont des intérêts à conserver éprouvèrent un sentiment d’effroi. Il se fit dans l’esprit public une réaction générale, non en faveur des nègres, mais contre leurs oppresseurs. Chacun comprit le danger de laisser plus long-temps maîtresse de la ville une populace factieuse et sacrilége. On savait que les insurgés se proposaient de continuer le jour suivant leurs actes de violence et de détruire de fond en comble les églises et les écoles publiques des noirs. Le maire de la ville donna les ordres les plus rigoureux à la milice. La presse fit entendre aux rebelles un langage impitoyable : « Que ceux qui montreront le moindre penchant à la sédition soient tués comme des chiens. » disait un journal le 11 juillet (the Evening-Post). La milice marcha pleine d’ardeur contre les insurgés. Aussitôt la sédition fut vaincue pour ne plus relever sa tête. Le jour suivant, le maire de la ville rendit compte de ses actes au conseil de la cité. Il avoua que, jusqu’au dernier jour de l’émeute, il avait jugé suffisants pour la réprimer des moyens que l’événement avait fait reconnaître inefficaces ; cet aveu naïf d’une erreur dont les conséquences avaient été si déplorables, parut tout-à-fait satisfaisant. Le maire n’avait fait que suivre les mouvements de l’opinion publique. Quand la sédition éclata, on se plaisait à penser que des mesures rigoureuses ne seraient point indispensables pour la combattre ; elle n’atteignait que des gens de couleur. On conserva cette espérance le plus long-temps possible. Tous ont su gré aux magistrats d’avoir partagé l’illusion commune.

La lutte étant terminée, chacun des partis s’efforça d’en éluder la responsabilité. La majorité de la population s’était levée pour comprimer les factieux : à l’instant où la sédition prit un caractère alarmant pour la cité, le plus grand nombre s’efforça de mettre l’insurrection et ses conséquences morales à la charge des victimes. Les insurgés étaient sans doute coupables de s’être placés au-dessus des lois ; mais les nègres et leurs partisans ne les avaient-ils pas provoqués ? Un journal poussa l’égarement de la passion jusqu’à demander qu’on mît en accusation, comme coupables d’attentat à la paix publique, MM. Tappan et le docteur Cox, dont l’insurrection avait causé la ruine.

Ceux qui n’étaient pas aussi sévères envers les partisans de la race noire, étaient au moins très indulgents pour ses ennemis. La presse vint seconder admirablement ces dispositions et fournir des arguments à ceux qui n’avaient que des passions.

La véritable cause de l’hostilité contre les nègres est, comme je l’ai dit plus haut, l’orgueil des blancs blessés par les prétentions d’égalité que montrent les gens de couleur. Or, un sentiment d’orgueil ne justifie pas la haine et la vengeance. Les Américains n’étaient point fondés à dire : Nous avons laissé frapper les nègres dans nos cités, nous avons souffert qu’on renversât leurs demeures privées, qu’on profanât et qu’on abattît leurs temples sacrés, parce qu’ils avaient eu l’audace de vouloir s’égaler à nous. Ce langage, qui eût été celui de la vérité, eût annoncé trop de cynisme.

— Voici comment la presse a tiré d’embarras les Américains :

« Les partisans des nègres, a-t-elle dit, qui veulent que les gens de couleur soient les égaux des blancs, demandent l’abolition de l’esclavage dans toute l’Union ; or, c’est demander une chose contraire à la constitution des États-Unis ; en effet, cette constitution garantit aux États à esclaves la conservation de l’esclavage tant qu’il leur plaîra de le garder : le Nord et le Sud ont des intérêts distincts. Ceux du Sud reposent sur l’esclavage. Si le Nord travaille à détruire l’esclavage dans le Sud, il fait une chose hostile et contraire à l’Union des États entre eux. Il faut donc être un ennemi de l’Union pour être partisan de l’affranchissement des nègres. »

La conséquence naturelle de ce raisonnement est que tout bon citoyen doit, aux États-Unis, protéger la servitude des noirs, et que les véritables ennemis du pays sont ceux qui la combattent. Les factieux, qui se livrèrent pendant trois jours aux violences les plus iniques et les plus impies, étaient au fond animés d’un bon sentiment, tandis que ceux qui, par leur philantropie pour une race malheureuse, avaient excité la juste indignation des blancs, étaient traîtres à la patrie. Telles sont les conséquences d’un sophisme.

Sans doute les États du Sud peuvent seuls abolir chez eux l’esclavage ; mais depuis quand les Américains du Nord ont-ils perdu le droit de signaler le vice d’une loi mauvaise ? Ils ont détruit l’esclavage dans leur sein ; et il leur serait interdit de désirer sa destruction dans une contrée voisine ! Ce n’est pas une loi qu’ils font, c’est un vœu qu’ils expriment ; si ce vœu est criminel, que devient le droit de discussion, la liberté de penser et d’écrire ? Ce droit cessera-t-il parce qu’on s’en servira pour attaquer la plus monstrueuse des institutions ? Les Américains permettent au plus vil pamphlétaire d’écrire publiquement que leur président est un misérable, un escroc, un assassin ; et un homme honorable, plein d’une profonde conviction, ne pourra dire à ses concitoyens qu’il est triste de voir toute une race d’hommes vouée à la servitude ; que la nature se révolte en voyant l’enfant arraché au sein de sa mère, l’époux séparé de l’épouse, l’homme frappé et déchiré par l’homme, et tout cela au nom des lois ! ! Enfin, parce qu’il y a encore des esclaves dans le Sud, faut-il écraser sans pitié ce nègre affranchi, qui, dans le Nord, aspire aux droits de l’homme libre ?

— Le 12 juillet, le lendemain de l’insurrection, la société anti-slavery publia la déclaration suivante :

1º Nous désavouons toute intention d’encourager ou d’exciter les mariages entre les blancs et les personnes de couleur ;

2º Nous désavouons et désapprouvons entièrement le langage d’un pamphlet qu’on a fait récemment circuler dans la ville, et dont la tendance serait d’exciter à la désobéissance aux lois ;

3º Notre principe est qu’il faut obéir aux lois les plus dures tant qu’on n’est pas parvenu à en obtenir la réformation par des moyens paisibles ;

4º Nous désavouons, comme nous l’avons déjà fait, toute intention de dissoudre l’Union, de violer la constitution et les lois du pays, ou de solliciter du congrès aucun acte excédant ses pouvoirs constitutionnels, tel que serait celui par lequel il abolirait l’esclavage dans tous les États de l’Union[25].

Tout cela prouve qu’aux États-Unis il y a, sous l’empire de la souveraineté populaire, une majorité dont les mouvements sont irrésistibles, et qui écrase, broie, anéantit tout ce qui contrarie sa puissance et gêne ses passions.

Les événements qui viennent d’être racontés trouvèrent, quelques jours après, un triste écho dans la ville de Philadelphie. Le 11 août 1834, sans aucune cause ni prétexte, les blancs attaquèrent les nègres ; une lutte très-vive s’engagea et dura une demi-journée ; l’autorité et ses agents déployèrent une grande énergie contre la sédition qui fut vaincue ; mais elle jeta le découragement dans la population noire. Le surlendemain on lisait dans un journal : « Durant les deux derniers jours qui viennent de s’écouler, les bateaux à vapeur qui vont de Philadelphie au New-Jersey n’ont cessé de porter une grande quantité de gens de couleur qui, craignant pour leur existence dans cette ville, se déterminent à chercher ailleurs un refuge. On voit sur les côtes du New-Jersey des tentes ou les nègres trouvent un abri temporaire, en attendant qu’ils puissent louer leurs services dans un lieu où leur vie et leur liberté soient assurées[26]. »

Ainsi, les nègres que le Nord affranchit sont refoulés par la tyrannie dans les États du Sud, et ne trouvent d’asile qu’au sein de l’esclavage.

PAGE 145. — * Amalgamistes.

V. Pour le sens de ce mot la note ci-dessus de la pagel 144.

PAGE 158. — « Les Américains considèrent la forêt comme le type de la nature sauvage (wilderness), et partant de la barbarie ; aussi c’est contre le bois que se dirigent toutes leurs attaques. Chez nous, on le coupe pour s’en servir ; en Amérique, pour le détruire. L’habitant des campagnes passe la moitié de sa vie à combattre son ennemi naturel, la forêt ; il le poursuit sans relâche ; ses enfants en bas âge apprennent déjà l’usage de la serpe et de la hache. Aussi l’Européen, admirateur des belles forêts, est-il tout surpris de trouver chez les Américains une haine profonde contre la végétation des arbres. Ceux-ci poussent si loin ce sentiment, que, pour embellir leurs maisons de campagne, ils anéantissent les arbres et la verdure dont elles sont environnées, et n’imaginent rien de plus beau qu’une habitation située dans une plaine rase, où pas un arbre ne se montre. Il importe peu qu’on y soit brûlé par le soleil, sans asile contre ses rayons : l’absence de bois est, à leurs yeux, le signe de la civilisation, comme les arbres sont l’annonce de la barbarie. Rien ne leur semble moins beau qu’une forêt ; en revanche, ils n’admirent rien plus qu’un champ de blé.

PAGE 159. — * L’île du Français. Tel est en effet le nom de cette île, et la description qu’en donne l’auteur dans le texte est parfaitement exacte. J’ai eu la curiosité de la visiter, et je l’ai parcourue dans toute son étendue. Le nom qu’elle porte lui vient du séjour assez long, qu’y a fait une famille française, réfugiée aux États-Unis après la révolution de 1789. À cette époque, les bords du lac étaient entièrement sauvages, et habités par une tribu d’indiens oneidas dont le lac tient son nom. La tradition du pays rapporte que cette famille infortunée, qui fuyait la société des hommes, eut à souffrir de grandes misères au sein de sa retraite solitaire. J’ai retrouvé l’emplacement qu’occupait l’habitation dans la partie Est de l’île. On le reconnaît à quelques mouvements de terrain, et à la présence d’arbres fruitiers qui ne sont pas de nature sauvage.

Dois-je me justifier d’avoir pris plaisir à parcourir une île déserte, d’en avoir exploré les moindres parties, et de rendre compte ici de mon excursion ? — Malgré sa beauté naturelle, cette île ne m’offrait par elle-même qu’un faible intérêt ; mais un homme y a vécu, et cet homme était Français, malheureux et proscrit !

PAGE 164. *, **, *** et ****.

  • Pépin le Bref…

Le lac Pépin, que traverse le Mississipi, a reçu son nom des premiers Français qui ont exploré cette contrée à peine connue de nos jours. Ce n’est point au hasard et par un pur caprice qu’ils l’ont appelé de la sorte ; il paraît, d’après ce que rapportent les voyageurs, que ce lac est de fort peu d’étendue, et cependant très-dangereux ; la réunion de ces deux circonstances lui a valu le nom du roi, qui, malgré sa petite taille, était cependant un athlète redoutable.

« Il est petit, mais il est malin, » disaient en parlant de ce lac les Canadiens qui l’avaient baptisé. Les rares habitants de ce pays sauvage, Indiens, Anglais ou Canadiens, ont conservé ce vieux dicton français que rapporte le major Long. (V. Première expédition, Voyage au lac Winnipeck, au lac des Bois, etc., etc.)

    • Saint-Louis…

C’était le nom que les Français avaient donné au Mississipi ; et, maintenant encore, il y a, sur le bord de ce fleuve, la ville Saint-Louis, dans l’état d’Illinois.

      • Montmorency…

La chute de Montmorency, à deux lieux de Québec.

        • Cession du Canada, 1763, Louis XV.

PAGE 165. *, ** et ***.

  • Partout les mêmes hommes…

En 1830, un ours égaré dans son chemin traversa la grande rue de Détroit dans toute sa longueur. L’habitant de cette ville du désert est cependant en tous points semblable à celui de New-York.

    • Une des principales causes de l’uniformité de mœurs chez les Américains vient de l’esprit entreprenant des habitants de la Nouvelle-Angleterre, qui, se répandant dans toutes les parties de l’Union, sont les pionniers les plus intrépides et les plus infatigables, et portent ainsi partout le même type de civilisation.

Quand on songe aux diverses peuplades qui couvrent l’Afrique et l’Asie ; isolées, quoique se touchant ; séparées par une montagne, par un vallon, par un ruisseau ; conservant chacune ses mœurs différentes et son caractère particulier, on est frappé du contraste d’un peuple de 12 millions d’hommes répandus sur une surface qui peut en contenir 150 millions, et qui tous présentent un aspect uniforme, sont, perpétuellement mêlés les uns les autres, et, par la similitude parfaite de leurs goûts, de leurs passions, de toutes leurs habitudes, semblent ne fermer qu’une seule famille : tant est puissant sur les mœurs et sur la destinée des hommes le lien d’une origine commune, d’un langage pareil, d’un même culte religieux, et d’institutions politiques semblables.

      • « Nos lois m’en donnent le pouvoir… »

D’après les lois américaines, tous les ministres du culte, à quelque secte qu’ils appartiennent, ont le pouvoir de célébrer les mariages ; l’acte dressé par eux a la même valeur légale que s’il émanait d’un juge de paix ou d’un alderman.

PAGE 167. * et **.

  • Les Anglais distribuent tous les ans aux Indiens un certain nombre de fusils, de carabines et de munitions de poudre et de plomb. Leur but apparent est de conserver la bonne amitié des tribus sauvages et voisines du Canada. Leur raison secrète et réelle est de fournir des armes aux Indiens ennemis naturels des Américains, et de les mettre à même de seconder l’Angleterre en cas de guerre avec les États-Unis. À une époque déterminée de l’année, vers le mois de juillet, on voit les Indiens arriver de tous côtés pour venir prendre part à cette distribution qui se fait sur la frontière du Haut-Canada.
    • La ville de Détroit est située sur la rive droite du fleuve qui porte son nom ; c’est le côté des États-Unis ; la rive opposée est canadienne, c’est-à-dire anglaise ; c’est là que se font les distributions d’armes dont il s’agit.

PAGE 168 et 176. — * Je compris, en traversant cette rivière sauvage, tout le charme des impressions dont la nature seule est la source.

Les fleuves, les montagnes, les vallées de l’ancien monde sont tout par leurs souvenirs. Que seraient le Jourdain, large de cinquante pas, et Sion, monticule imperceptible, si l’un n’avait été le berceau de Moïse, et l’autre le tombeau de David ? Qui remarquerait la petite rivière qui coule auprès de Sparte, si elle ne s’appelait l’Eurotas_ ? Les fleuves du désert n’ont point de nom ; ils ne rappellent pas un seul homme, pas un seul événement ; on admire la majesté de leurs ondes, l’aspect sauvage de leurs rives : tels on les voit, tels ils ont passé toujours, sans autres témoins que la forêt muette qui couvre les rivages - mêmes ; ils ne donnent à l’esprit que peu de pensées ; mais ils remplissent l’âme d’impressions.

PAGE 168. — ** Route dans une forêt sauvage. Les Américains n’attendent pas qu’il y ait des habitants dans un pays pour y faire des routes. Ils commencent par établir des routes ; celles-ci font venir les habitants.

PAGE 209. — * J’ai emprunté le nom et le caractère du prêtre Richard à un digne ecclésiastique, Français d’origine, que j’ai vu à Détroit. Il était alors plus qu’octogénaire et commandait le respect moins par son grand âge que par ses vertus. Son élection comme représentant du Michigan au congrès des États-Unis est un fait exact.


  1. V. Daily national Intelligencer, 19 mai 1831.
  2. V. Status révisés de l’État de New-York, t. 1er, 1re partie, titre 8, chap. 20, art. 2 et 3, p. 661 et 662.
  3. V. ibid., art. 6, p. 673.
  4. V. ibid., art. 7, p. 674.
  5. V. Purdon’s digest, vº Gamings and lotteries, P. 344 et suiv.
  6. V. Purdon’s digest, vº Drunkards, p. 223, 6e sect.]
  7. Châteaubriand, Itinéraire t. II, P. 38.
  8. V. Emerson,statistic, p. 28, Reports of the health office of Baltimore.
  9. V. general Laws of Massachusetts, t. II, p. 121, chap. 123, sect. 5 et 6, etc. ; chap. 124, sect. 1, 2 et 3, P. 501. — Statuts révisés de New-York, 4e partie, titre 5, art. 1 § 1 et 2 ; t. II, p. 686. — Purdon’s digest, vº Duelling.
  10. V. Purdon’s digest, vº Duelling.
  11. V. Digeste des lois de la Louisiane, t. 1er, p. 476. Le duel suivi de mort est puni de la peine capitale. L’envoi ou l’acceptation d’un cartel, le duel non suivi de mort, l’assistance donnée au duel comme témoin, sont punis d’un emprisonnement dont le maximum est de deux années et d’une amende de 200 piastres. V. aussi Brevards digest of south Carolina, vº Duelling, tome 1er, page 272. Celui qui tue un autre en duel et ses témoins sont punis comme meurtriers (murderers). Le duel non suivi de mort, l’envoi ou l’acceptation d’un cartel, l’assistance des témoins, sont punis d’un an d’emprisonnement et de 2,000 dollars d’amende. (10,600 francs.)
  12. Brevards digest, vº Duelling. t. 1er, p.272.
  13. À la vérité, les fonctions d’exécuteur des hautes-œuvres n’entraînent, point, aux États-Unis, la même infamie que chez nous : comme on y respecte plus les lois, on y est plus indulgent pour celui qui les met en action ; on s’efforce d’ailleurs de relever son ministère, en lui attribuant d’autres fonctions importantes et qui n’ont rien d’ignoble : le shérif est le premier agent de la force publique.
  14. V. art. 7 de la section 9 de la constitution des États-Unis.
  15. Il n’est pas un domestique blanc qui voulût se soumettre à un pareil service.
  16. V. Hamilton, p. 65 et 66.
  17. Jour de la déclaration do l’indépendance américaine.
  18. V. National Intelligencer, du 4 février 1834.
  19. New-York, Commercial advertiser, 7 juillet 1834.
  20. Un journal américain rapporte les noms d’une multitude de personnes mortes de chaleur durant la journée du 10 juillet.
  21. Je ne sais si M. Arthur Tappan de New-York est de la même famille que M. John Tappan et *** Tappan de Boston. J’ai connu ces derniers pendant mon séjour dans la Nouvelle-Angleterre, et je déclare que je n’ai jamais rencontré personne dont les vertus m’aient inspiré un respect plus profond.
  22. New-York American, 11 juillet 1834.
  23. Mercantile Advertiser and New-York Advocate, 12 juillet 1834.
  24. New-York American, 12 juillet 1834.
  25. V. New-York American, 14 juillet 1831.
  26. Philadelphia Gazette, 14 août 1834.