Mario Falieri (trad. Loève-Veimars)/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 121-128).

CHAPITRE V.


Pendant ce temps, le peuple s’était rassemblé autour du jeune homme que l’on croyait mort, et il se passa une scène singulière. Au moment où on se disposait à l’emporter, une vieille femme couverte de haillons se fit jour à travers la foule, et s’écria : — Laissez-le, laissez-le ; il n’est pas mort ! Elle s’agenouilla alors auprès de lui, posa sa tête sur son sein, et lui frotta doucement le front, en le nommant des noms les plus doux. En contemplant l’affreuse figure ridée de la vieille, qui se penchait sur le charmant visage du jeune homme, dont les traits étaient pâles et immobiles ; en voyant les sales et hideux haillons de la mendiante, qui flottaient sur les riches habits du bel adolescent ; ces mains osseuses et décharnées, qui se promenaient sur ce front blanc et uni, il semblait que ce fût dans les bras de la mort même que reposait cet enfant. Un effroi involontaire s’empara des assistans ; un grand nombre d’entre eux s’éloigna en silence, et il n’en resta que quelques-uns qui le portèrent à une gondole que leur indiqua la vieille mendiante. La barque s’éloigna rapidement et les conduisit tous deux vers une modeste demeure.

Lorsque Antonio se réveilla de son évanouissement, il aperçut auprès de son lit la vieille qui lui faisait respirer quelques gouttes d’une liqueur spiritueuse.

— Tu es donc auprès de moi, Marguerite ? lui dit-il. Ah ! tant mieux. Qui donc, si ce n’est loi, m’eût donné tant de soins ? Oh ! pardonne-moi d’avoir douté un instant de la vérité de tes paroles. Oui, tu es bien Marguerite, qui m’a nourri, qui a eu soin de mon enfance. Ne t’ai-je pas dit qu’un charme obscur dominait tout mon être ? Mais un rayon de lumière a paru à mes yeux et m’a plongé dans un ravissement indicible. Maintenant je sais tout. — Tout ! Bertuccio Nénolo ne fut-il pas mon père adoptif ? Ne m’éleva-t-il pas dans sa maison de plaisance auprès de Trévise ?

— Hélas ! oui, répondit la vieille, ce fut Bertuccio Nénolo, le grand homme de mer que les vagues engloutirent au moment où il se couvrait de gloire.

— Ne m’interromps pas, dit Antonio ; écoute patiemment. J’étais heureux auprès de Bertuccio, je portais de beaux vêtemens ; la table était toujours préparée pour moi lorsque j’avais faim ; et, quand j’avais fait mes trois prières, je pouvais gaîment folâtrer dans le bois et dans la prairie. Tout près de la maison se trouvait un bois de pins frais et sombre, rempli de parfums et de mélodies. Un soir que j’étais las de bondir et de sauter, j’allai m’asseoir sous un grand arbre au moment où le soleil se couchait ; et je me mis à contempler le ciel bleu. Peut-être fut-ce l’effet de la vapeur des herbes aromatiques sur lesquelles j’étais étendu, mois je fermai les yeux sans le vouloir, et je tombai dans un affaissement semblable au sommeil d’où un léger bruit vint tout à coup me tirer. Je me relevai ; un ange, un enfant céleste était auprès, me regardait en souriant, et me dit d’une voix douce : « Eh quoi ! tu dormais paisiblement, et la mort, la méchante mort était auprès de toi ! » Tout près de moi, en effet, était étendue une vipère dont la tête était fracassée ; l’enfant avait tué le reptile en le frappant d’une branche de noyer, au moment où il se disposait à dérouler ses anneaux et à s’élancer sur moi. Je savais qu’autrefois les anges descendaient du haut du ciel pour sauver les hommes d’un danger pressant. Je tombai à genoux, et élevant vers lui mes mains jointes : — Ah ! m’écriai-je, tu es un ange de la lumière, que le Seigneur m’a envoyé pour me sauver de la mort. Mais la céleste créature étendit vers moi ses bras, et me dit en rougissant : « Je ne suis pas un ange, je ne suis qu’une petite fille, qu’un enfant comme toi ! » Je me levai plein de ravissement, nous enlaçâmes nos bras, nos lèvres se rencontrèrent, et nous nous serrâmes étroitement en pleurant de joie et dans un doux silence. Tout à coup une voix claire s’écria dans le bois : — Annunziata, Annunziata ! « Il faut que je parte, ma mère m’appelle, » murmura la jeune fille, et une douleur poignante s’empara de mon âme. — Ah ! je t’aime tant, lui dis-je en versant des larmes qui tombèrent sur ses joues brûlantes. — « Je te chéris aussi, cher enfant ! » s’écria la jeune fille en déposant un dernier baiser sur mes lèvres. — Annunziata ! cria-t-on de nouveau, et elle disparut dans les arbres. Vois, Marguerite, ce fut l’instant où l’amour jeta dans mon cœur la première étincelle d’un feu qui le consume encore ! Peu de jours après je fus chassé de la maison. Le père Blaunas, à qui je parlais toujours de cet enfant céleste qui m’était apparu, et dont je croyais toujours entendre la douce voix dans le frémissement des arbres, dans le murmure des sources, dans le murmure mystérieux de la mer quand elle est calme ; le père Blaunas me dit que cette jeune enfant ne pouvait être que la fille de Nénolo qui était venue le voir avec sa mère Francesca, et qui était repartie le lendemain. O ma mère ! ô Marguerite ! que le ciel vienne à mon aide ! cette Annunziata, c’est la dogaresse !

À ces mots, Antonio s’enveloppa la tête en pleurant, et se mit à gémir en serrant de ses dents les coussins de sa couche.

— Mon cher Tonino ! dit la vieille, remets-toi, résiste avec courage à cette douleur insensée. Doit-on désespérer ainsi dans les peines d’amour, et pour qui donc s’épanouissent les fleurs d’or de l’espérance, si ce n’est pour les amans ! Le soir, on ignore ce qu’apportera le matin, et ce qu’on pense en rêve arrive souvent dans la réalité. Vois, Antonio, tu ne m’écoutes pas ; mais moi, je te prédis que l’amour te recevra sur la mer dans sa riante gondole. Patience, mon fils Tonino, patience !