Mario Falieri (trad. Loève-Veimars)/Chapitre VI

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Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 129-134).

CHAPITRE VI.


Le giovedo-grasso était arrivé. Des fêtes plus éclatantes que jamais devaient le célébrer. Un immense échafaud fut élevé sur la petite place San-Marco, pour un feu d’artifice d’un effet tout singulier, qu’un Grec avait inventé. Le soir le vieux Falieri vint se placer sur la galerie avec sa jeune femme dans tout l’éclat de sa beauté. Mais, au moment de s’asseoir sur le trône qui lui avait été préparé, il aperçut Michaël Sténo qui avait également pris place dans la galerie, et si près de la dogaresse, qu’il devait nécessairement être remarqué par elle. Brûlant de colère et animé de jalousie, Falieri lui cria d’une voix haute de s’éloigner ; Sténo répondit par un geste menaçant, mais les gardes s’approchèrent aussitôt, et le forcèrent de quitter la galerie.

Cependant Antonio, que la vue d’Annunziata avait mis hors de lui-même, se fit jour à travers la foule, et se rendit, le cœur déchiré, sur le rivage de la mer où régnait une nuit sombre. Il songeait s’il ne vaudrait pas mieux pour lui de se jeter dans les flots glacés et d’y éteindre l’ardeur qui le dévorait, plutôt que de se laisser consumer par une douleur sans fin. Déjà il se trouvait involontairement sur la dernière marche du quai, et il se disposait à exécuter son projet fatal, lorsqu’une voix qui partait d’une petite barque lui cria : — Eh ! bonsoir, messire Antonio ! Au reflet des illuminations de la place, Antonio reconnut le joyeux Piétro, son ancien camarade, qui était assis dans la gondole, la tête couverte d’un bonnet surmonté de plumes et de clinquant, avec une casaque bariolée de rubans et un magnifique bouquet dans la main.

— Bonsoir, Piétro, répondit Antonio ; à quel seigneur vas-tu donc rendre visite dans ce brillant costume ? — Eh ! messire Antonio, s’écria Piétro, je vais gagner mes trois sequins ; je dois faire l’ascension à la tour de San-Marco, et en descendre pour porter le bouquet à la belle dogaresse.

— Mais n’est-ce pas là un saut bien périlleux, ami Piétro ? dit Antonio.

— Sans doute, répliqua celui-ci, on peut se briser le cou, surtout aujourd’hui, car il faudra passer par un feu d’artifice. Le Grec dit, il est vrai, qu’il est arrangé de manière à ne pas m’enlever un cheveu de la tête, mais…

Piétro secoua la tête.

Antonio s’élança dans la barque, et il vit alors que Piétro était tout près de la machine d’où montait la corde qui plongeait dans la mer. D’autres cordes qui s’élevaient au milieu de la machine, se perdaient dans les nues obscures.

— Écoute, Piétro, dit Antonio, après quelques momens de réflexion, écoute, camarade Piétro ; si tu veux gagner aujourd’hui dix sequins sans mettre ta vie en danger, cela ne te conviendra-t-il pas davantage ?

— Eh ! sans doute, répondit Piétro en riant.

— Eh bien ! reprit Antonio, voici dix sequins. Change d’habits avec moi et laisse-moi prendre ta place. Je monterai au lieu de toi. Cela te convient-il, maintenant ?

Piétro secoua la tête et dit, en pesant l’or dans ses mains : — Vous êtes bien bon, messire Antonio, de me nommer encore votre camarade, et d’être aussi généreux. L’argent est sans doute tort agréable, mais remettre un bouquet dans les mains de la dogaresse, entendre sa douce voix, voilà véritablement pourquoi l’on risque sa vie. Allons, puisque c’est vous, j’y consens.

Ils changèrent précipitamment d’habits, et à peine avaient-ils fait cet échange, que Piétro s’écria : — Vite, dans la machine, le signal est donné. En ce moment la mer fut éclairée par le reflet brillant de mille gerbes de feu, et le rivage retentit du bruit de cent tonnerres. Antonio s’éleva avec la rapidité de l’éclair au milieu des clartés pétillantes d’un feu d’artifice, et s’abattit en un clin-d’œil sur la galerie, devant la dogaresse. Elle s’était levée et avait fait un pas en avant ; il sentit sa douce haleine se jouer sur ses joues ; il lui présenta le bouquet, et dans ses transports il ne put retenir ses désirs brûlans et imprima des baisers ardens sur la main de la belle Annunziata, en prononçant mille fois son nom, comme s’il eût été dans le délire. Mais tout à coup la machine l’emporta avec la force du destin dont elle semblait l’organe, et, l’entraînant loin de sa bienaimée, le rejeta vers la mer, où il tomba épuisé dans les bras de Piétro, qui l’attendait dans sa barque.