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Marmion/Defauconpret, 1830/Chant 6

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Œuvres de Walter Scott, tome 1Furne, Libraire-éditeurTome I. — Ballades, etc (p. 290-321).
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CHANT SIXIÈME.

La bataille.

A RICHARD HEBER, ESQ.
Mertoun-House, la veille de Noël.


Allons, qu’on garnisse le foyer… Le vent est froid, mais laissons-le souffler tout à son aise, et passons joyeusement la veille de Noël. On a pensé dans tous les siècles que le renouvellement de l’année devait être consacré aux festins et à la joie. Les Danois eux-mêmes, aux jours du paganisme, célébraient l’Iole, en versant l’hydromel à grands flots ; ils fixaient leurs vaisseaux à la rive, et tout l’équipage prenait part à la fête. Réunis sous l’étroite hutte en bois de pin dont leurs haches et leurs boucliers ornaient les murs, ils dévoraient une viande encore saignante, et l’arrosaient de bière noire. Au milieu des débris du banquet, ils écoutaient avec un féroce plaisir les chants d’un scalde vantant les délices d’un jour de bataille ; soudain ces hideux convives se levaient, saisis d’un délire frénétique ; leurs cheveux roux flottaient épars sur leurs épaules, et leurs danses sauvages autour du foyer rappelaient les barbares plaisirs du palais d’Odin.

Il était aussi en honneur chez les premiers chrétiens nos ancêtres, ce jour où l’année, achevant sa course, ramenait la Noël hospitalière (1) : des rites religieux et domestiques sanctifiaient la veille de la fête ; la nuit de Noël, toutes les cloches se faisaient entendre ; c’était la seule nuit de toute l’année qui vit le prêtre en étole élever le calice des saints mystères ; la jeune fille se parait de ses plus beaux vêtemens ; la salle du festin était décorée d’une verdure consacrée, et l’on allait solennellement cueillir le gui dans les bois ; la salle du baron s’ouvrait toute grande au vassal, au tenancier, au serf, à tous. Le pouvoir mettait de côté sa baguette de commandement, et l’étiquette dépouillait son orgueil. L’héritier, avec des rosettes aux souliers, pouvait dans cette soirée choisir pour sa danseuse la simple fille du village ; et le lord, sans déroger, prenait part au jeu vulgaire de Post and pair. Dans les transports d’une gaieté franche, tous bénissaient d’une commune voix l’heureuse nuit qui avait apporté à la chaumière comme au palais la bonne nouvelle du salut.

Le feu, qu’alimentaient des troncs de bois sec, s’élevait avec un murmure sourd dans la vaste cheminée ; la large table de chêne qui, lavée ce jour-là avec grand soin, avait repris tout son éclat, ne portait aucune marque pour distinguer la place du seigneur de celle de l’écuyer. Bientôt on la couvrait d’énormes quartiers de viande, servis par des valets vêtus de bleu ; au milieu s’élevait une hure de sanglier couronnée de huis et de romarin ; le veneur racontait comment le monstre était tombé : il disait combien de chiens il avait percés de ses défenses, et ses derniers efforts avant d’expirer. La liqueur circulait dans de larges pots garnis de rubans ; sur la table fumait le succulent aloyau[1], escorté du plumb-porridge et du gâteau de Noël. Dans cette fête solennelle, la vieille Ecosse ne manquait jamais de se faire honneur de ses oies savoureuses. Puis les masques entraient dans la salle en chantant les noëls : si le concert n’était pas mélodieux, au moins il parlait au cœur et inspirait la joie. On pourrait peut-être trouver dans ces fêtes quelques traces des anciens mystères. Une chemise blanche suffisait pour se déguiser, la suie qui barbouillait les joues tenait lieu de masque (2), et cependant sous quel riche travestissement vit-on jamais des cœurs plus heureux ? L’Angleterre était bien la joyeuse Angleterre, quand le vieux Noël ramenait ses jeux. C’était Noël qui perçait le tonneau de la meilleure bière. C’était Noël qui racontait le conte le plus gai. Une bonne gambade de Noël entretenait le contentement dans le cœur du pauvre pendant la moitié de l’année.

On retrouve encore dans nos pays du nord quelques vestiges de ce bon vieux temps ; le titre de parent y est encore respecté, même à ces degrés éloignés où peut-être il n’est plus qu’un vain nom pour les peuples du sud ; car, dit un de nos proverbes, le sang est plus chaud que l’eau[2]. Je n’oublierai jamais la description de ces fêtes de Noël, où mon bisaïeul (3), avec sa barbe grise, ses cheveux blonds et sa démarche vénérable, venait partager les réjouissances de ce saint temps. Ce jour-là il consentait à rougir son eau d’un peu de vin, et son zèle pieux ne s’effarouchait pas d’une honnête gaieté. Qu’il était loin de se douter alors que quelque jour il figurerait dans mes chants ! Ce vénérable vieillard n’avait d’autre titre à la célébrité qu’une loyauté qui lui avait coûté cher. Resté fidèle à la race bannie de nos rois, il perdit ses terres… mais il conserva sa barbe.

Dans la demeure chérie que j’habite, une réception amicale s’unit à une aimable liberté ; la cordialité en chasse la contrainte ; on se soucie peu du vent et de l’orage, et le temps s’envole sur les ailes des plaisirs et de la gaieté : Oui, la retraite de Mertoun est belle, même en ce moment où il n’est plus une feuille qui orne les branches. La Tweed se plaît à serpenter au milieu de ce vallon, dont elle ne s’éloigne qu’avec regret ; elle réfléchit tous ses sites dans le miroir de son onde, et semble l’embrasser avec amour. A nous aussi cette demeure est bien chère ; comme la Tweed, nous ne la quittons qu’à regret.

Qu’il est juste, cher Heber, de penser à toi la veille de cette joyeuse fête ! que de momens délicieux elle nous rappelle ! Combien de fois n’avons-nous pas écouté ensemble la cloche de minuit ! Suspends, cher Heber, suspends un moment tes graves occupations ; laisse en paix ces volumes classiques que nous ont légués les Grecs et les Latins certainement personne ne les possède mieux que toi ; et sans doute ces anciens, comme disait Ned Bluff, étaient de fort aimables gens dans leur temps ; mais tout change avec les siècles, et la veille de Noël il faut des contes de fées ou de chevalerie…. Profane ! quoi ! abandonner les grandes créations des anciens, leur prose sublime et leur divine poésie, pour suivre dans le royaume de la féerie quelque spectre ou quelque magicien ?….. Non cher, cher Heber ; mais avant de critiquer, écoute ma défense : pourquoi Leyden, hélas ! ne peut-il plus me prêter le secours de son vaste savoir !

Je pourrais te dire que dans le royaume des morts… Ulysse rencontra l’ombre d’Alcide ; le fantôme de Polydore apparut à Enée sur les rivages de Thrace ; quant à des prodiges, nous voyons dans Tite-Live le locutus bos à chaque page, et ce bœuf parle aussi gravement que s’il criait le prix des fonds publics, ou que s’il tenait à Rome la place d’un membre du conseil commun.

Toutes les nations ont eu leurs présages favoris et leurs traditions populaires. Regarde le paysan de Cambria… Vois avec quel soin il évite Glendowerdy et l’arbre des Esprits ! Interroge ce montagnard dont la claymore conquit la victoire sur les bords de Maida ; il pâlira tout à coup si tu lui demandes le vendredi matin quelque histoire de revenants il craindrait de s’exposer à la vengeance du roi des fées, qui, ce jour-là, quitte sa verte demeure, et, invisible à tous les yeux, se promène au milieu des enfans des hommes.

As-tu jamais, cher ami, passé sous la tour de Franchemont, qui semble suspendue comme l’aire de l’aigle sur la rivière et le hameau ; les paysans racontent que ses voûtes profondes recèlent un riche trésor, fruit des rapines et de la tyrannie du dernier seigneur de Franchemont. Le coffre-fort auquel il est confié est fermé par d’énormes verrous ; près de là est assis un veneur sentinelle vigilante, avec son cor suspendu à son épaule, et son couteau de chasse attaché à sa ceinture. A ses pieds sont couchés ses limiers fidèles. Si ce n’était son œil sombre, dont aucun homme ne peut soutenir le regard amer, on le prendrait pour un chasseur qui a plus d’une fois sonné du cor et lancé sa meute sur le gibier. Dans le même donjon est un vieux prêtre magicien qui fait tous ses efforts pour chasser le fantôme ennemi et s’emparer de ses richesses. Il s’est écoulé cent ans depuis qu’a commencé cette lutte, et ils en sont encore l’un et l’autre au même point. Souvent les paroles mystérieuses du nécromancien font tressaillir et hurler le démon obstiné, souvent elles ont brisé les barres de fer et les cadenas qui défendent le précieux dépôt ; mais à peine ouvert, le coffre magique se referme aussitôt sur lui-même : cette lutte doit durer jusqu’au jour du jugement, à moins que le magicien ne parvienne à prononcer le mot qui produisit le charme quand le comte de Franchemont ferma la cassette enchantée : déjà cent ans se sont écoulés, et à peine a-t-il pu dire trois lettres.

Ces superstitions si universellement répandues doivent faire excuser tout ce que dit le vieux Piscottie : c’est à l’un de ses contes que je dois l’idée de ce messager céleste qui vient dans l’église de Lithgow avertir le roi d’Ecosse ; c’est lui qui rapporte aussi la citation de l’enfer. Pardonne-moi le conte du moine de Durham et son fantôme armé de pied en cap. Daigne excuser aussi le gave Fordun, qui raconte l’histoire de la caverne de Gifford.

Mais pourquoi te citer tous ces auteurs, à toi qui dans un instant peux consulter tant de trésors de science amassés par tes soins, à toi qui pourrais en citer cent fois davantage ? Tes richesses ne sont pas comme celles de ces gens, non moins avares de leurs livres que Franchemont de ses trésors, et qui, dans l’espace de cent ans, n’auraient pas même prononcé trois lettres : ils trouvent dans leurs ouvrages le même plaisir que la pie dans la perle qu’elle a cachée ; tes livres, ouverts comme ton cœur, offrent à tous et les secrets et les plaisirs de la science. Cependant, de tous ceux qui en font usage, qui pourrait en jouir comme toi ? Mais silence ! j’entends le son lointain du tambour ; le jour de la bataille de Flodden est arrivé. Adieu, cher Heber, longue vie, bonne santé, et abondante moisson littéraire.


i.

On était à la veille de grands événemens ; il courait chaque jour des bruits différens sur la situation des deux armées. La froideur de Douglas inquiétait le fier Marmion, semblable à l’impatient coursier qui respire de loin le combat ; il n’y avait plus d’espoir qu’avant le jour décisif le héraut de Jacques revint de Therouenne, où le roi d’Angleterre avait été se joindre à ses alliés.

La triste Clara partageait les actes pieux de l’épouse d’Angus, car la bonne comtesse, sans jamais oublier la pompe de son rang, ne cessait de prier le ciel et tous les saints pour ses fils. Elle allait et venait de la chapelle à son oratoire. Cette vie grave et sérieuse était peu faite pour distraire Clara ; cependant, comme Marmion ne la persécutait pas de sa présence dans les intervalles de ses dévotions, elle supportait patiemment l’ennui de ses longues prières ; mais les heures qu’elle passait dans la solitude étaient celles qui adoucissaient surtout les blessures de son cœur.

ii.

J’ai dit que le rocher de Tantallon s’élevait à pic sur les bords de l’Océan.

Du côté des flots, un rempart repoussait les attaques de la tempête ; on y remarquait surtout une tourelle carrée dont la porte gothique était ornée d’un bouclier de pierre, avec les armoiries de Douglas grossièrement sculptées, le cœur sanglant en champ, et les trois mulets au chef[3]. Il y avait dans cette tour un escalier étroit conduisant à la balustrade d’un parapet qui s’étendait en demi-cercle autour du château. Suspendu sur les vagues mugissantes,et irrégulier dans sa construction, ce parapet offrait tantôt un circuit étroit, et tantôt une large plate-forme ; c’était ici un bastion et là une demi-lune. Du côté de la terre, des portes de fer et des fortifications défendaient l’approche de la citadelle ; mais il n’en était nul besoin du côté de la mer, où les flots et les écueils auraient défié les assaillans les plus hardis. Un profond silence régnait sur ce parapet.

iii.

Aussi Clara s’y rendait-elle souvent pour y rêver à ses malheurs et écouter les cris de la mouette. Semblable à un spectre de nuit, elle s’avançait sur la balustrade et contemplait tristement la plaine soulevée des flots. Le rocher et l’Océan lui rappelaient le cloître de Withby, paisible demeure qu’elle ne devait plus revoir, car elle avait déposé, par les ordres de Douglas, la guimpe, le voile et la robe des bénédictines. Il n’était pas bien, avait dit le comte, de porter hors du monastère les vêtemens d’une novice.

Les boucles de sa blonde chevelure flottaient de nous veau sur la neige de son front ; un riche manteau, orné de broderies, descendait jusqu’à ses pieds, en franges d’or. De tous ses saints ornemens, elle n’avait conservé qu’une croix en rubis, et souvent ses yeux s’attachaient sur son bréviaire, recouvert d’un brillant velours. C’eût été une apparition faite pour inspirer la crainte, que de rencontrer dans ce lieu solitaire, aux pâles rayons de l’aurore, ou dans les ombres du crépuscule, une femme parée avec tant de magnificence, son livre à la main, la croix suspendue à son collier, et la tristesse peinte dans tous ses traits. Un soir Fitz-Eustace errait près de là avec son arc, pour exercer son adresse sur la mouette et le corbeau ; il reconnut Clara immobile et silencieuse ; et, surpris de son aspect extraordinaire, il jura par la vierge Marie qu’on aurait pu la prendre pour une fée trahie par l’amour, ou pour une reine enchantée, car jamais femme n’avait eu des appas si séduisans.

iv.

Un soir elle aperçut, à la clarté de la lune, la voile lointaine d’un navire qui glissait rapidement sur les flots. — Hélas ! dit-elle en soupirant, ce vaisseau transporte peut-être la sainte prieure dans ce cloître regretté où sa règle paisible sait concilier la charité avec le devoir. Heureuse demeure, où la piété éclaire le cœur d’une lumière céleste, et où les saintes sœurs, ravies en extase, contemplent dans de mystérieuses visions notre divine patronne planant sur un rayon de gloire, et souriant à celles qui la prient. Ah ! pourquoi n’a-t-il pas été donné à mes yeux moins purs de voir cette sainte protectrice ! Serait-ce parce que mon cœur, flétri par des regrets coupables, ne pouvait plus ni s’enflammer, ni s’attendrir ? ou toutes mes affections se seraient-elles éteintes avec celui qui en fut le premier objet ? Cependant, sainte prieure, je n’étais point ingrate pour vos bontés ; vous me trouviez toujours docile à vos ordres ; ah ! quel changement aujourd’hui ! Clara est devenue la victime des caprices et de l’orgueil d’un tyran ! Mais, avant peu, Marmion apprendra que Clare, comte de Gloster, a transmis à sa fille, orpheline et sans appui, sa constance dans l’infortune et sa haine pour l’oppression. Le rejeton d’un tel arbre peut se briser ; mais plier… jamais ?…

v.

— Mais que vois-je ?… Pourquoi cette armure dans ce lieu ?

En effet, elle distingue à quelque distance un bouclier, un casque et une cuirasse qui avait été percée par le fer d’une lance.

— Hélas, dit-elle, tu fus une faible défense contre le glaive du vainqueur, armure teinte encore de sang !… C’est ainsi, ô Wilton !… que, ni l’acier de ta cuirasse, ni ta vertu pure comme le diamant, ne suffirent pas pour protéger ton noble cœur au jour de tes disgraces.

Elle lève les yeux avec douleur….. Wilton lui-même est devant Clara….. Hélas ! elle aurait pu croire que ce n’était que son ombre, dépouillé comme il le lui parut de toutes les graces de la jeunesse. Une joie inconnue depuis long-temps et la surprise donnaient d’ailleurs quelque chose d’étrange à son regard. N’attendez pas de moi, nobles dames qui me lisez, n’attendez pas que je puisse vous décrire cette scène de reconnaissance ; quel peintre habile oserait retracer les couleurs de l’arc-en-ciel, s’il n’était donné à son pinceau de se servir de couleurs célestes ? Il est encore plus difficile au poète de vous décrire toutes les sensations d’un amour qui passe du désespoir aux transports du bonheur !…. La surprise, la pitié, la douleur, la joie, et l’espérance qui nous offre l’avenir sous un jour si riant, se succèdent tour à tour dans les cœurs des deux amans, et cèdent enfin la victoire à l’amour. Je dirai en peu de mots le récit de Wilton, qu’il ne commença qu’après de nombreux soupirs, qu’après mille questions affectueuses, et des réponses non moins tendres.

vi.
HISTOIRE DE WILTON.

— Oublions ce jour fatal où je fus renversé sans mouvement dans la lice. On me transporta je ne sais en quel lieu, car j’avais perdu l’usage de tous mes sens ; et, quand je revins à moi, je me trouvai sur un lit de veille dans la demeure de mon vieux aumônier. Te souvient-il, ma Clara, comme tu rougissais lorsque ce vieil Austin, qui vit naître notre amour dans les premiers jeux de l’enfance, disait en souriant que toi et moi nous serions un jour un couple heureux ?… Mes vassaux, mes amis, mes pareras, avaient fui un traître déshonoré : Austin lui seul soutint ma tête brûlante et me prodigua les soins les plus tendres dans le délire de la fièvre que me causèrent mes blessures ; mais sa bienveillante amitié tue fut bien plus nécessaire encore lorsque je ne repris l’usage de mes sens que pour tomber dans le désespoir. J’arrachais l’appareil de mes blessures, et je me précipitais avec fureur contre la terre chaque fois que j’entendais le nom de Clara. Enfin je recouvrai le calme de mon ame, graves aux soins généreux d’Austin, et je résolus de fuir ma patrie, déguisé sous les habits d’un pèlerin. Je parcourus mainte contrée, faisant un mystère de mon nom et de mon histoire ; confondu avec les derniers des hommes, Wilton n’était plus un chevalier fier de sa naissance. Austin, qui m’accompagnait, s’alarmait souvent pour ma raison, lorsqu’il me voyait, assis sur une roche solitaire, méditer une sombre vengeance et nourrir la soif du sang dans un cœur ulcéré. Une maladie vint enfin terminer les jours de cet ami fidèle. Il me prévint que le Dieu du ciel allait l’appeler à lui, et il me fit promettre comme une grave, sur son lit de mort, d’écouter la pitié, si jamais mon ennemi tombait sous mon glaive. Je lui jurai d’épargner sa vie pour l’amour d’Austin.

vii.

Poursuivi sans cesse, comme Caïn, par une inquiétude fatale, je continuai ma vie errante, et je vins bientôt en Ecosse, dont tous les chemins m’étaient connus. Divers bruits avaient couru sur ma destinée : les uns racontaient que j’étais mort des suites de mes blessures, les autres dans mon pèlerinage ; personne ne se souciait de dire vrai ou non sur un homme privé de son honneur. Aucun mortel n’eut pu deviner Wilton sous son capuchon de pèlerin ; car, moi-même, lorsque j’ai déposé ma robe noire et coupé ma longue barbe, je me suis à peine reconnu dans la glace. Un hasard bizarre m’a donné pour guide à un chevalier… je ne le nommerai pas… La vengeance appartient à Dieu seul ; mais, quand je pense à tous mes outrages, un feu dévorant circule dans mes veines ! Je n’oublierai jamais le soir où nos regards se rencontrèrent dans une hôtellerie d’E cosse : j’ignore quelle était sa pensée ; mais j’avoue que l’enfer inspirait à mon cœur les projets d’une cruelle vengeance.

viii.

Une parole prophétique, qui échappa je ne sais comment à mes lèvres, amena un conte de village : l’ame du traître en fut agitée : il sortit tout armé pendant la nuit. Je me procurai la cuirasse et les armes d’un de ses vassaux ; et m’échappant par une autre porte, je fus le joindre sur la plaine de Gifford ; nous en vînmes aux mains : il fut terrassé. Je levai le fer pour lui donner la mort… Il put en cet instant me reconnaître : je n’avais plus de capuchon, et la visière de mon casque était haute… Mon épée allait satisfaire ma haine… lorsque le souvenir d’Austin arrêta mon bras ; je laissai mon ennemi étendu sur la poussière !….. Vertueux vieillard, même du fond de la tombe, tu as sauvé ton maître ! Si j’avais obéi à la voix de mes ressentimens, l’abbesse de Withby ne m’eût pas confié ces papiers qui doivent effacer la tache faite à ma gloire et rendre l’honneur à Wilton. Sans doute que l’abbesse t’apprit, ô ma Clara, l’étrange apparition qui vint interrompre notre entretien secret….. Peut-être était-ce une voix de l’enfer qui retentit ainsi au milieu des ténèbres ; peut-être aussi cet événement fut préparé par quelque ami de la paix, qui eût voulu détourner son prince d’une résolution funeste, Surpris par cette vision inattendue, et m’entendant nommer parmi les autres guerriers de l’Angleterre et de l’Écosse, j’en appelai au Dieu du ciel,

ix.

Depuis que nous sommes venus dans le château de Tantalion, j’ai trouvé l’instant favorable pour me découvrir et confier mon histoire au comte d’Argus, à qui ma maison n’est pas inconnue. Il est convaincu de mon innocence, et sa vaillante épée doit ce soir même me rendre le titre de chevalier. Ces armes que tu vois sont celles que portait Douglas au combat d’Otterburue lorsqu’il força Harry Hotspur à lui céder la victoire. Il a daigné m’en faire don ; et, avant le retour de l’aurore un ouvrier habile les aura remises en état. Le comte n’a plus dans son château que d’antiques armures, et de vieux coursiers dans son écurie ; sa garnison ne se compose que de femmes, de prêtres et de vieillards ; tous ses vassaux ont couru par son ordre à la plaine de Twisell[4]. D’après les statuts de la chevalerie, je veille ici les armes jusqu’à minuit : c’est l’heure où je recevrai de nouveau l’accolade ; et au point du jour j’irai rejoindre Surrey dans son camp.

x.

Nous nous y retrouverons, ma chère Clara ; c’est le projet de ton oppresseur de t’y conduire ; Douglas respecte trop les ordres de son roi, même en faveur d’en chevalier déloyal, pour te réclamer ; mais Surrey, qui est allié de ta famille, rendra justice à Wilton. Mes longs voyages ont doublé mes forces ; j’espère qu’un second combat…

— Wilton, interrompit Clara, faudra-t-il donc risquer encore un bonheur que nous retrouvons à peine ? Le sort des armes nous a déjà trahis. N’est-il donc pas quelque obscure vallée où, pauvres et contens, nous puissions bâtir une chaumière à l’ombre d’un chêne protecteur ? Wilton ne serait plus qu’un simple berger, mais Clara l’aiderait dans ses travaux champêtres….. La rougeur qui couvre ton front….. je le devine….. dit assez que Clara elle-même ne pourrait rendre la paix à ton cœur, tant que ton nom resterait souillé par une lâche calomnie….. Va donc combattre….. c’est Clara qui te le commande : Clara sait ce qu’éprouve l’ame d’un guerrier, et partage sa douleur et sa honte. Oui, digne des héros de sa race, elle aura le courage de t’attacher les éperons, de t’armer de l’épée et de te dire : — Marche à la gloire !

xi.

Les rayons de la lune semblaient dormir sur les rochers et les vagues. Sa lumière argentée pénétrait à travers les embrasures et les meurtrières de Tantallon ; mais la lune versait surtout une clarté pure dans l’enceinte de la chapelle, par ses croisées en ogives. Deux vieux guerriers de la suite de Douglas et deux prêtres à cheveux blancs y tenaient à la main une torche dont la flamme mêlée d’une fumée obscure n’eût pas suffi pour éclairer les colonnes sculptées de la nef. On voyait près de l’autel un noble seigneur du sang des Douglas, paré d’une mitre brillante et d’un rochet blanc ; mais son regard doux et pensif n’avait rien de cet orgueil si naturel aux prélats. Gawain était plus fier d’avoir fait connaître la Muse de Virgile à l’Écosse encore barbare, que de s’entendre appeler évêque de Dunkeld (4). A côté de ce prélat était Angus : il avait dépouillé sa simarre en fourrure et son chaperon noir ; un casque couvrait son pâle visage, sa haute stature était revêtue d’une cotte de mailles ; il appuyait sa main sillonnée des rides de l’âge sur cette redoutable épée qui jadis éclaircissait les rangs ennemis, comme la cognée émonde les rameaux d’une jeune forêt. A l’aspect de ce vieillard avec son armure antique, sa grande taille, sa pâleur et son regard glacé, on eût cru voir un de ses aïeux sorti tout armé des caveaux de la chapelle pour répondre à l’ange du jugement.

xii.

Wilton fléchit le genou devant l’autel, Clara lui attache les éperons. Quelle dut être sa pensée, lorsque celle qu’il aimait lui noua son baudrier ! Quelle dut être la pâleur de Clara, lorsqu’elle fixa au côté de son amant une épée qui, éprouvée à l’heure du danger, l’avait déjà trahi !

Douglas lui donne l’accolade.

— Au nom de saint Michel et de saint André, lui dit-il, je te fais chevalier ; lève-toi, sir Ralph, fils de Wilton ; tu peux combattre désormais pour Dieu, ton roi et ta dame.

Quand Wilton se releva, l’évêque Gawain lui dit :

— Oublie tous tes malheurs, chevalier, et toutes tes disgraces ; car celui qui donne la véritable gloire peut te récompenser doublement.

Wilton soupira : — En quelque lieu que je rencontre un Douglas, dit-il, je promets de voir en lui un frère !

— Non, non, reprit Angus, tu dois te rendre au camp de Surrey, tu ne peux attendre plus long-temps pour réparer tes outrages. J’ai deux fils à l’armée d’Ecosse ; si tu les rencontres dans la mêlée, n’hésite pas de les combattre, défie-les avec bravoure, et que la honte soit le partage de celui qui pâlira le premier.

xiiii.

L’aurore se levait lorsque Marmion rassembla sa suite pour se rendre au camp de Surrey. Il avait un sauf-conduit signé du roi, et Douglas lui donna un guide. Le vieux comte voulut aider lui-même Clara à monter sur sa haquenée, en lui disant à demi-voix : — Laissez partir le faucon, sa proie est déjà loin. — Les gens de Marmion défilèrent, mais le chevalier s’arrêta pour faire ses adieux,

— Je pourrais peut-être me plaindre, dit-il à Douglas, d’avoir reçu un accueil un peu froid dans le château de Tantallon ; c’était cependant l’ordre de votre roi qui m’avait fait venir y demander l’hospitalité. Cependant, noble comte, quittons-nous bons amis, et daignez recevoir ma main.

Mais Douglas, s’entourant des plis de son manteau, resta les bras croisés et répondit à Marmion :

— Mon château et mes domaines seront toujours ouverts à quiconque y viendra de la part du roi, quoique mon hôte soit indigne d’être le pair du comte Angus. Mes châteaux appartiennent à mon souverain, depuis le faîte des créneaux jusqu’aux fondations ; mais ma main n’appartient qu’à moi, et jamais elle ne pressera, en signe d’amitié, celle d’un chevalier tel que Marmion.

xiv.

Le front basané de Marmion rougit de colère et tout son corps frissonna.

— Est-ce à moi, répondit-il, à moi que ce discours s’adresse ? si je ne respectais tes cheveux blancs, la main de Marmion eût tombé comme la foudre sur la tête de Douglas ; mais apprends, vieillard orgueilleux, que le chevalier qui porte les messages de l’Angleterre peut hardiment se dire ton égal, serait-il au dernier rang dans sa patrie ; je dois te dire encore, fier Douglas, malgré tes froids dédains, en présence de tes vassaux et dans ta demeure… Oui, je le dirai ; et je ris de vos gestes menaçans, vassaux d’Angus… Oui, je te défie, et si tu oses soutenir que je ne suis pas l’égal de tous les barons d’Ecosse, je te dirai que tu en as menti.

Le feu de la colère ranima les traits pâles du vieux comte. Il répondit avec hauteur à Marmion :

— Oses-tu braver le lion dans sa tanière et le Douglas dans son château ? Espères-tu en sortir sain et sauf ? Non, non, par sainte Brigitte de Bothwell ! non… Qu’on relève le pont-levis, qu’on laisse tomber la herse.

Lord Marmion tourna bride et enfonça l’éperon dans les flancs de son coursier, qui s’élança comme un trait rapide sous l’arceau de la porte. La herse tomba avec bruit et rasa le panache du chevalier.

xv.

Semblable à l’hirondelle qui effleure la surface unie d’un lac, le coursier dépassa le pont au moment où il allait être levé. Marmion, ayant atteint ses gens, s’arrêta, et menaçant de son gantelet les tours de Tantallon, il fit entendre un terrible défi…

— A cheval, s’écria Douglas, à cheval, et qu’on le poursuive ! Mais bientôt il calma sa fureur : — Il est venu comme ambassadeur d’un monarque, pensa-t-il, quelque indigne qu’il soit de ce titre ! Un faussaire (5) ! par saint Jude ! jamais chevalier fut-il coupable d’un tel forfait ? Aussi ai-je été prévenu contre lui dès que le roi m’a eu vanté sa science. — Loué soit saint Bothan : jamais aucun de mes fils ne saura écrire, excepté Gawain ; ainsi je l’ai juré, je le jure encore, dût mon fils l’évêque s’en fâcher. Que la Vierge calme mon humeur impatiente ! La vieillesse elle-même ne peut glacer le sang des Douglas ! Je me suis vu prêt à immoler ce perfide à ma vengeance… Quel dommage ! ajouta-t-il, ce chevalier est plein de bravoure, et jamais personne ne mania un coursier comme Marmion. C’est un guerrier accompli.

Douglas, à ces mots, se retira lentement dans la forteresse.

xvi.

Marmion continua sa route, et ses ressentimens n’étaient pas apaisés lorsqu’il arriva sur les hauteurs de Stanrig-Moor. Ce fut là qu’il observa pour la première fois que le pèlerin n’était plus avec lui. — Pèlerin ou non, dit le jeune Blount, il est parti au point du jour, et Dieu sait dans quel équipage.

— Et dans quel équipage ? demanda Marmion vivement.

— Milord, reprit Blount, je ne puis guère deviner ce mystère ; mais toute la nuit j’ai entendu près de ma chambre le bruit d’une enclume et des marteaux. A peine le jour se levait, que, regardant par une meurtrière, j’ai vu sortir du donjon le vieux Bell-The-Cat[5] enveloppé dans une robe fourrée comme quelqu’un qui craint l’air piquant du matin ; mais sous cette robe j’ai reconnu une cotte de mailles rouillée qu’ArchibaId a conquise jadis dans un combat contre les Turcs et les Sarrasins. Dès la veille, cette armure avait disparu du trophée d’armes dont elle faisait partie, ce qui m’avait semblé de très-mauvais augure. J’ai vu ensuite les vassaux du comte conduire le vieux Cheviot tout sellé et bridé : c’est le meilleur cheval de son écurie, quoique un peu vieux. Le shériff Sholto disait que le comte avait beaucoup prié le Maître[6] de s’en servir pour le jour de la bataille ; mais qu’il avait préféré…

— Tais-toi, Henry, avec tes discours de chevaux, dit Marmion impatient ; mais toi, Eustace, qui as la tête un peu plus sage, dis-moi ce qu’a vu ce fou de Blount ?

xvii.

— En deux mots, milord, dit Eustace, nous avons vu (car j’étais avec Henry), nous avons vu le pèlerin monter sur le cheval favori du comte et le faire galoper loin du château. Il était recouvert d’une armure étincelante et ressemblait beaucoup à ce chevalier que vous vainquîtes dans les lices de Cotswold. Lord Angus lui souhaitait un bon voyage. — Fitz-Eustace n’avait pas fini son explication, qu’une clarté soudaine vint luire à l’esprit de Marmion.

— Insensé que j’étais, dit-il tout bas, ce n’était point un fantôme, mais mon ennemi lui-même qui m’apparut à Gifford. Ai-je bien pu commettre une erreur si grossière ? Si j’avais eu tout mon courage, mon premier coup eût fait mordre la poussière à Wilton, et il ne serait plus venu m’offrir son odieuse présence… Que faire ?… Il a confié son histoire à Douglas, qui l’a cru sans doute… voilà le motif de sa froideur et de ses dédains. Surrey osera-t-il aussi écouter une vaine accusation contre moi ? Non, je l’espère : j’ai déjà prouvé mon bon droit… mais il sera prudent d’éviter les questions de Clara et d’arracher Constance de son monastère… A quoi entraîne une première fausseté !… Quoi ! ce pèlerin… je ne m’étonne plus si je me suis senti accablé par son regard. J’aurais dû me rappeler qu’il n’était qu’un seul homme qui pût faire baisser les yeux à Marmion.

xviii.

Agité par ces pensées, il fit hâter le pas à sa troupe, et arriva à l’approche de la nuit sur les rives de la Tweed, où il s’arrêta devant le couvent de Lennel.

Il ne reste plus qu’une arche en ruine de ce monastère ; mais ne regrettez pas que le temps l’ait démoli : non loin de là est un toit hospitalier habité par un respectable pèlerin qui vaut à lui seul tous les Bernardins du monde.

Cependant l’abbé de Lennel accueillit honorablement Clara, lord Marmion et sa suite. Le lendemain matin le chevalier monta sur la tour pour contempler de loin l’armée écossaise campée dans la plaine de Flodden. Les pavillons blancs qui couvraient la terre ressemblaient à ces neiges d’hiver amoncelées au pied des collines. Marmion crut apercevoir un mouvement dans les lignes de l’ennemi. Il lui parut que les soldats écossais se préparaient à une action décisive ; car l’aurore réfléchissait ses rayons sur la forêt de leurs lances : tantôt leur front se rétrécissait, tantôt il s’étendait ; et à leurs diverses évolutions, le chevalier anglais reconnut qu’ils épiaient un ennemi qui traversait la plaine.

xix.

En effet l’armée anglaise quittait le bois de Barmore qu’elle avait occupé la veille, et se dirigeait vers le pont de Twisell. — La voilà qui plonge dans le défilé, passe sous le prolongement du rocher et sous les remparts du château : chaque bataillon paraît et disparaît peu à peu derrière la colline, les chênes et les taillis. Chaque bannière se déploie tour à tour sur la rive orientale du fleuve : ils se répandent dans la vallée qu’arrose le Till, et leurs rangs se succèdent sur les arches gothiques du pont, pour gagner la colline de la rive opposée. Les échos de tes rochers, ô Twisell, retentissent du son guerrier du clairon ; maint capitaine illustre par son rang et sa naissance se désaltère à l’onde pure de Sainte-Hélène. Ce taillis d’aubépine, que nous voyons aujourd’hui couronné des guirlandes du printemps, vit la hache sacrifier ses troncs les plus robustes pour ouvrir un passage aux colonnes anglaises.

xx.

Mais pourquoi l’Ecosse reste-t-elle immobile sur la cime aérienne de ta colline, sombre Flodden, pendant que l’Angleterre se presse dans le défilé ? Qui retient donc l’ame bouillante de Jacques ? Pourquoi ce chevalier des belles, inactif sur son coursier, laisse-t-il Surrey conduire impunément ses phalanges entre son camp et la rive méridionale de la Tweed ? Que fais-tu, monarque de la Calédonie, de ton épée de chevalier errant ? O Douglas, où est ton génie ? Brave Randolphe, où est ton activité ? Que n’avons-nous à notre tête, pour une heure seulement, le grand Wallace ou le roi Bruce ! Que ne peuvent-ils ordonner la bataille et crier Saint-André et nos droits ! Ce jour eût été témoin d’un tout autre événement, le destin eût arraché une page de son livre fatal, et Flodden eût été un autre Bannock-Burne.

L’heure précieuse est déjà loin ; l’armée anglaise a gagné la plaine ; ses phalanges se déploient en cercle autour de la colline de Flodden.

xxi.

Marmion n’avait pas encore aperçu les drapeaux de Surrey, que Fitz-Eustace s’écria : — J’entends un tambour anglais ; je vois des escadrons qui gravissent l’espace contenu entre la Tweed et la colline. Voilà les fantassins, les cavaliers et l’artillerie : advienne ce qu’il pourra… C’est lord Surrey lui-même que je reconnais sur le Till !… Voilà de nouvelles troupes… encore… Avec quel ordre elles sortent du bois, les bannières déployées !… comme leurs armes sont brillantes ! Saint George : ne peut-il revenir de l’autre monde pour voir les étendards glorieux de sa belle Angleterre ?

— Finis tes acclamations, dit Blount ; tu ferais mieux d’écouter les ordres de milord.

Marmion, l’œil étincelant, disait : — Que tous mes gens se mettent en marche ; traversons la rivière ; allons joindre Surrey. Si le roi Jacques accepte la bataille (il l’acceptera ou il y sera forcé), que lady Clara demeure derrière nos lignes pendant l’action.

xxii.

Marmion lui-même mit le pied à l’étrier en disant à peine adieu au saint abbé ; encore moins daigna-t-il écouter la prière qu’il lui fit de laisser Clara dans le couvent. Il dirigea sa troupe du côté de la Tweed, en se disant à lui-même : — Le faucon qui tient la colombe entre ses serres la céderait-il pour plaire à l’épervier ? Ce bon abbé doit avoir peur de lord Angus… Il est plus sûr pour moi d’emmener Clara.

A la vue de la Tweed, le chevalier s’élança bravement dans le gué du Leat, voulant forcer par son exemple ses écuyers et ses vassaux à le suivre sans hésiter, et il franchit dans un instant l’onde écumeuse. Eustace soutint Clara sur son palefroi, que le vieux Hubert guidait par la bride. Vainement la force du courant tendait à les entraîner ; ils parvinrent sur la rive méridionale du fleuve ; les autres archers de Marmion les suivirent de loin comme ils purent. Chacun d’eux tenait son arc élevé sur sa tête, précaution qui n’était pas inutile ; il fallait que les cordes fussent préservées de l’humidité, pour lancer ce même jour des traits rapides. Marmion s’arrêta un moment pour laisser prendre haleine à son coursier et faire aligner ses soldats. Il marcha ensuite vers l’armée de Surrey ; et, lorsqu’il se vit près de l’arrière-garde, il s’arrêta au pied d’une croix de pierre qui s’élevait solitaire sur une colline d’où l’on dominait la plaine.

xxiii.

L’œil pouvait suivre tous les mouvemens des deux armées ennemies, qui se préparaient à la bataille. Leurs lignes s’étendaient du sud à l’ouest. Déjà elles se saluaient par la voix tonnante du bronze, non par ce roulement continuel qui fatigue l’écho dans nos guerres modernes, mais par des salves qui se succédaient lentement.

Parvenu sur la colline, Marmion fit faire une halte : — Aimable Clara, dit-il avec douceur, demeurez près de cette croix, vous pourrez y être témoin de la bataille : daignez ne pas oublier Marmion dans vos prières !… Je prévois que je ne puis compter sur votre sympathie… mais n’importe, je ne m’en occuperai pas moins de votre sûreté… Blount et Eustace, je vous confie sa garde, et je laisse avec vous dix archers de ma suite. Si vous voyez que la fortune abandonne les drapeaux de l’Angleterre, hâtez-vous de fuir vers Berwick ; mais si nous sommes vainqueurs, je viendrai, beauté cruelle, déposer mes lauriers à vos pieds !

Il n’attendit pas la réponse de Clara, et ne voulut pas remarquer la douleur qui était peinte dans les traits de cette belle captive, ni le mécontentement que trahissaient les yeux des deux écuyers ; mais, enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, il descendit à toute bride dans la plaine et alla saluer Surrey.

xxiv.

— Voilà le vaillant Marmion, s’écria le général de Henry ; c’est lui-même, toujours fidèle à la voix du danger… Je ne vous témoignerai ma joie qu’en peu de mots, chevalier ; vous savez que les instans sont précieux… Ecoutez donc mon plan de bataille : Moi-même je commande le centre ; le brave Stanley est à la tête de notre aile gauche ; mes fils commandent l’avant-garde avec Brian Tunstall (6), le chevalier sans tache ; lord Dacre avec sa cavalerie légère est chargé du corps de réserve, prêt à porter ses secours partout où ils seront nécessaires. Quant à vous, noble baron, je ne doute pas que de tous les postes celui de l’avant-garde ne soit celui que vous préférez ; l’Amiral, Edmond et Tunstall partageront volontiers leur commandement avec vous ; déjà vos vassaux vous ont précédé sous les ordres de Burgh, votre fidèle lieutenant.

— Je remercie le noble Surrey, répondit lord Marmion ; et, sans autre compliment, il partit comme l’éclair. A son approche il entendit s’écrier de tous côtés : Marmion, Marmion ! Ce nom retentit jusqu’aux bataillons écossais, qu’il fit tressaillir.

xxv.

Blount et Fitz-Eustace demeurèrent avec Clara. Les rayons du soleil couchant doraient la colline, car le jour était déjà avancé. Ces cris de guerre parvinrent aux oreilles des deux écuyers, qui pouvaient distinguer de loin leurs compagnons. Eustace dit tristement à Blount :

— Indigne commission que de rester témoin des exploits de ce jour ! Il n’est plus d’espoir pour nous de mériter les éperons dorés… Mais regarde… Les Ecossais ont mis le feu à leurs tentes ! — Au moment où il parlait, une épaisse fumée s’étendit depuis la pente de la colline de Flodden jusqu’aux rives du Till. Les soldats de la Calédonie s’avançaient enveloppés de ces ombres nuages. Aucune acclamation guerrière, aucun chant des ménestrels n’annonçaient leur marche ; le bruit de leurs pas, et parfois une fanfare du clairon, disent seuls aux Anglais que le roi Jacques vient à leur rencontre : mais ils ne peuvent entendre et voir leurs ennemis que lorsqu’ils sont à la portée du trait. Les lances et les épées se croisent, des tourbillons de poussière se mêlent aux noires vapeurs de l’incendie, un cri effrayant frappe l’écho ; il semble, pendant que deux nations combattent dans la plaine, que les airs sont le théâtre de la guerre des démons. Ce cri est en même temps la voix de la mort, de l’épouvante, du carnage, de la victoire et du désespoir ! Fitz-Eustace et Blount fixent sur les deux armées des regards inquiets : leurs yeux ne peuvent rien distinguer dans l’obscurité profonde qui les environne.

xxvi.

Enfin le vent frais du soir dissipa le nuage, et ils virent d’abord la forêt des lances que faisaient briller les derniers feux du jour. Les étendards se déroulèrent au milieu de la fumée, semblables aux ailes blanches de la mouette pendant l’orage. Ils remarquèrent les rangs mêlés des combattans, qui, tels que les vagues, se brisaient les uns contre les autres ; les panaches des chevaliers flottaient comme l’écume sur le sein agité de l’Océan. Mais les deux écuyers de Marmion ne pouvaient encore rien distinguer ; le carnage régnait dans la plaine ; des éclats de lances et d’épées volaient çà et là ; les flèches de l’Angleterre tombaient comme une grêle sur les guerriers d’Ecosse. Des bataillons chargeaient, reculaient, rechargeaient encore en ordre ou en désordre. Mais bientôt ils reconnurent au milieu de la mêlée le faucon de Marmion, la blanche bannière de Tunstall, et le fier lion d’Edmond Howard. Ces étendards répandaient au loin la terreur, quoiqu’ils eussent à combattre les vaillans Gordons, les clans sauvages de nos frontières, Home et Huntley.

xxvii.

Cependant, du côté de l’aile gauche, Stanley mettait en déroute les corps commandés par Lennox et Argyle ; c’est en vain que les montagnards de l’Écosse occidentale fondent sur les lances, jetant leurs boucliers de côté pour frapper à deux mains de leurs épées. Mais la fortune perfide sourit un moment à l’aile droite de l’armée écossaise. La bannière sans tache de Brian tombe dans la poussière, le lion d’Howard tombe avec elle ; il ne reste plus que le faucon de Marmion pour soutenir les siens dans ce moment de danger. Le slogan de nos frontières s’élève jusqu’aux cieux ! — Home et Gordon ! s’écrie-t-on de toutes parts. — La mêlée devient de plus en plus sanglante ; avançant, reculant tour à tour, tantôt la bannière fléchit, tantôt elle se relève plus fière : comme on voit le mât d’un navire, battu par la tempête, s’abaisser et se redresser de nouveau lorsque déjà ses voiles et ses cordages sont déchirés. Mount s’indigne à cette vue : — Par le Dieu tout-puissant ! s’écrie-t-il, et par tous les saints ! je jure que notre bannière ne sera pas perdue tant que je vivrai ! Tu peux prier ici avec lady Clara, Fitz-Eustace ; pour moi je vais à l’ennemi.

Et il se précipite dans la plaine, saisi des dix archers. Le brave écuyer s’ouvrit d’abord un large passage dans les rangs écossais la bannière se relève… Mais bientôt l’ennemi reprend courage, le sang coule à grands flots, et l’étendard de Marmion est soudain abattu, tel qu’un pin que la hache a frappé dans ses racines.

Alors Eustace monte à cheval. Cependant il hésite encore, quittant à regret la malheureuse Clara, lorsque tout à coup, rapide comme la flèche, le coursier de lord Marmion passe auprès de lui. Ses yeux sont sanglans, ses naseaux ouverts, ses rênes flottantes, sa selle et ses housses souillées de carnage. Eustace éperdu n’adresse qu’un regard à Clara pour lui dire qu’il sera bientôt de retour, et il se précipite dans la mêlée.

xxviii.

Ne me demandez pas ce qu’éprouve Clara, laissée seule dans cette heure de terreur. Peut-être sa raison s’égare ; peut-être un courage surnaturel la soutient et l’élève au-dessus d’elle-même… L’avant-garde anglaise est en déroute… Clara, occupée d’une seule pensée, s’écrie : — Wilton est-il à ce poste périlleux…… ? Ils fuient ou ne combattent plus que pour trouver la mort… Où est Wilton ?

En ce moment elle voit gravir la colline à deux cavaliers couverts de sang qui portent dans leurs bras un chevalier blessé. Sa main tient encore le tronçon de son épée ; il a été trouvé sous les pieds des chevaux ; son bouclier est froissé, son casque dépouillé de son panache et du faucon qui l’ornait… Est-ce bien là l’orgueilleux Marmion… ? Le jeune Blount délace son armure, et, contemplant son front pâle et défait, s’écrie : — Par saint George ! il n’est plus ! Cette lance maudite a tranché les jours de notre seigneur : que Marmion repose en paix !

— Silence, Mount, cesse tes clameurs, dit Eustace, il ouvre les yeux.

xxix.

Débarrassé de son casque, Marmion sent la douce impression de l’air, et porte autour de lui des yeux hagards :

— Où est Henry Blount ? demande-t-il ; où est Fitz-Eustace ? que faites-vous ici, cœurs timides ? allez reconquérir ma bannière, allez faire entendre à l’ennemi le nom terrible de Marmion !... Hélas ! avec moi finit ma race ; ce nom ne retentira plus sur les champs de bataille !….. Que ma dernière pensée soit consacrée à l’Angleterre ! Portez mon anneau à lord Dacre : dites-lui de conduire ici ses escadrons ! Toi, Fitz-Eustace, cours trouver Surrey, apprends-lui que Tunstall, étendu sans vie dans la plaine, rougit de son sang le bouclier sans tache. Edmond n’est plus… et moi… je me meurs, il ne reste plus que l’Amiral. Que Stanley fonde sur le centre des Ecossais avec les guerriers de Chester et de Lancastre… sinon la victoire et l’Angleterre sont perdues… Hé bien ! faut-il vous le répéter ?… Partez sans retard, laissez ici Marmion mourir seul. — Ils obéirent.

Clara s’éloigna un moment ; mais la douleur arracha bientôt à Marmion un gémissement étouffé. — N’y a-t-il donc personne, dit-il d’une voix mourante, n’y a-t-il personne de tous ceux qui ont été nourris dans mes foyers, qui daigne m’apporter quelques gouttes d’eau pour étancher la soif qui me dévore !

xxx.

O toi qu’aux jours de notre fortune il est si difficile d’émouvoir, capricieuse, indécise et changeante comme l’ombre que jette sur l’onde le feuillage tremblant du saule, ô femme, tu deviens un ange bienveillant aussitôt que l’affliction vient flétrir nos fronts humiliés.

A peine le chevalier eut proféré ces paroles plaintives, que Clara, prenant son casque, courut au ruisseau voisin. Sa haine, ses outrages et sa terreur sont oubliés ; elle n’écoute plus que la voix de sa douleur, elle ne voit plus que le chevalier mourant.

Elle se baisse sur la rive du ruisseau, et recule soudain saisie d’horreur… Des flots de sang s’étaient mêlés à ses flots azurés. Où peut-elle aller ?… elle aperçoit une petite fontaine où une onde diamantée retombait dans un bassin de pierre ; au-dessus on lisait cette inscription à demi effacée :

approche, pèlerin fatigué,
désaltère-toidans cette onde pure
et prie pour l’ame
de
sybille grey
qui fit élever cette croix
et creuser le bassin
de cette fontaine.

Clara remplit le casque, revient en courant au lieu où elle avait laissé Marmion, et y trouve avec plaisir et surprise un moine qui soutenait sur ses deux genoux la tête du chevalier. C’était un pieux solitaire que le zèle conduisait au milieu des combats pour consoler les mourans et bénir les morts.

xxxi.

Lord Marmion se ranima en sentant la fraîcheur de l’eau sur ses lèvres ; et comme Clara se baissait pour lui humecter le front : — Est-ce la main de Clara ; dit-il, ou celle de la malheureuse Constance dont je sens la douce impression ? Puis, ému par le souvenir de ses torts, il répondit au moine : — Ne me parlez pas de repentir et de prières : je dois penser à la seule Constance ; je n’ai que quelques instans, daignez, bonne Clara, écouter mes dernières paroles.

— Hélas, dit Clara, ne vous occupez plus que de votre ame ; vous revenez trop tard à Constance, elle périt à l’île Sainte.

Lord Marmion tressaille à ces mots, et se relève comme s’il ne sentait plus ses blessures ; cependant ce mouvement convulsif fait couler de son sein des torrens de sang. — Elle n’est plus ! il n’était donc que trop vrai ! s’écrie-t-il… ce noir présage ne m’avait pas trompé. Je ne demanderais au démon chargé de sa vengeance, que de m’accorder un seul jour ; l’incendie du monastère, et les cris des prêtres égorgés sur leurs autels, lui paieraient ce court retard ; mais hélas ! … ma vue se trouble… Maudite soit la lance écossaise qui m’a percé le sein ; et doublement maudit mon bras trop faible pour parer le coup de la mort ! Voilà le juste prix de ma trahison.

Il retombe privé de ses sens et soutenu par le moine tremblant.

xxxii.

Clara s’efforce, mais en vain, d’étancher sa blessure ; le prêtre répète toutes les saintes oraisons de l’Église ; Marmion s’écrie qu’il n’entend que la voix d’une femme qui répète sans cesse :

{poem| Je vois la fuite et l’épouvante Déshonorer ses étendards, Et j’entends sa voix expirante Se mêler aux cris des fuyards. |fs=95%}}

— Eloigne-toi, spectre fatal, dit le moine ; ne viens point troubler les derniers momens du pécheur ! Regarde, mon fils, regarde ce signe de la grace divine ; pense à la foi et à l’espérance… J’ai souvent prié au lit de la mort, j’ai vu souvent les ames des pécheurs quitter ce monde de misère ; mais je n’ai jamais vu d’agonie aussi cruelle !

Le tumulte de la bataille, qui avait cessé un moment, redouble tout à coup ; le cri de Stanley parvient aux oreilles de Marmion ; une lumière passagère éclaircit ses traits et brille dans ses yeux à demi éteints ; sa main mourante agite au-dessus de sa tête le tronçon de son épée, et il s’écrie : — Victoire ! courage, Chester ! courage, Stanley ?

Ce furent les derniers accens de Marmion.

xxxiii.

Cependant l’approche des ombres de la nuit ne ralentit pas la fureur des combattans ; les guerriers écossais se serrent en désespérés autour de leur prince. Où sont donc maintenant ces phalanges victorieuses ? où sont Huntley et Home ? Que ne peuvent-ils entendre ce clairon sonore répété par les échos de Fontarabie, qui retentit à l’oreille de Charlemagne lorsque la vallée de Roncevaux vit succomber le brave Roland, Olivier et tous ses plus fameux paladins ? Ce clairon avertirait les clans de la Calédonie de renoncer au pillage pour décider une seconde fois en leur faveur la fortune chancelante. L’étendard royal flotte encore dans la plaine de Flodden, et les preux, orgueil de notre patrie, meurent pour le défendre.

Vains regrets ! laissant le carnage sur leurs traces, les soldats de notre aile gauche s’écartent du côté de la croix de Sibylle.

— Fuyons, dit le moine à Clara, fuyons. Il la place sur son palefroi et la conduit sur les rives de la Tweed, dans la chapelle de Tilmouth ; là ils passèrent toute la nuit en prières ; et au lever de l’aurore Clara vit arriver son cousin le lord Fitz-Clare.

xxxiv.

Mais au moment où ils venaient de quitter la hauteur, la mêlée était devenue plus sanglante. Les Anglais avaient soudain fait pleuvoir sur leurs ennemis une nouvelle grêle de leurs flèches, et leur cavalerie, après plusieurs charges désespérées, était sur le point de rompre le cercle que les Ecossais formaient autour de leur roi. Malgré les flèches qui pleuvent de toutes parts, malgré les cavaliers qui fondent sur eux comme des tourbillons, les défenseurs de Jacques offrent toujours une forêt impénétrable de lances, et si un des leurs tombe, il est soudain remplacé par un compagnon jaloux de venger sa mort ; aucun ne songe à une lâche fuite ; chaque soldat de l’immortelle phalange est fier et jaloux de l’honneur de la patrie ; le vassal combat comme le seigneur, l’écuyer comme le chevalier ; enfin la nuit couvre de son voile sombre leur petit nombre : et leur roi blessé. Ce fut alors que le sage Surrey fit sonner la retraite. Ses bataillons fatigués se retirent du combat, semblables à ces vagues qui roulent dans le sein azuré de l’Océan après avoir balayé une plage déserte.

Les Ecossais connaissent enfin toutes leurs pertes ; leur roi, leurs Chefs, leurs plus braves guerriers, ont disparu du champ de bataille, comme on voit la neige se fondre insensiblement dans la plaine aussitôt que le vent du midi souffle et fait enfler les torrens. Les échos de la Tweed furent frappés toute la nuit du choc continuel des vagues ; elles semblaient vouloir repousser ces bataillons en désordre qui, fuyant vers la terre d’Ecosse, furent apprendre au loin la malheureuse issue de la bataille et donner le signal du deuil de la patrie ; les traditions, les légendes, les ballades et les harpes de nos bardes, éterniseront cette fatale journée ; long-temps encore le père redira à son fils la bataille et le carnage de Flodden, où l’Ecosse vit briser sa lance et son bouclier.

xxxv.

Le jour luit sur le penchant de la colline… c’est là, fière Calédonie, que sont étendus ces braves Chefs, ces chevaliers et ces barons qui furent ton orgueil… Ceux qui leur survivent sont déjà loin.

Cesse de regarder avec doute ce cadavre mutilé et défiguré ; ne tourne point tes yeux menaçans vers ce château qui commande les frontières du nord, et ne nourris pas la vaine espérance de voir revenir un jour dans sa terre natale le royal pèlerin errant dans les climats étrangers[7]. Il fut témoin des revers qu’avait préparés son imprudence ; fatigué de la vie, il combattit avec désespoir dans les rangs de ses preux et tomba sur la plaine de Flodden : cette main vaillante qui tient encore après le trépas sa fidèle épée t’indique assez le monarque d’Ecosse. Mais qu’il est changé depuis cette nuit de fête…

Je me hâte de détourner les yeux et je poursuis mon histoire.

xxxvi.

Je touche à la fin.

Par les soins de Fitz-Eustace, un cadavre meurtri et criblé de blessures fut transporté dans la cathédrale superbe de Lichfield. Ce fut là que, sous l’aile du sud, un mausolée enrichi de sculptures gothiques porta long-temps l’image de lord Marmion. (Aujourd’hui vous en chercheriez vainement les traces, il fut détruit lorsque le fanatique Brook prit d’assaut cette belle cathédrale (7). Loués soient Dieu et le bon saint Chad, le sacrilège reçut un digne prix de son impiété !)

C’était là qu’on voyait jadis le brave Marmion, les mains levées vers le ciel et les pieds appuyés sur un limier ; de riches écussons, des marbres et des niches ciselées, offraient ses armoiries et le souvenir de ses exploits.

Hélas ! en dépit de ces magnifiques sculptures et des oraisons prononcées par les prêtres, le chevalier Marmion n’était point en ce lieu !

Un berger des forêts d’Ettrick avait suivi son seigneur à la bataille de Flodden ; c’était une de ces fleurs que les harpes plaintives de l’Ecosse pleurent encore comme arrachées de bonne heure à leur tige natale : blessé à mort, ce berger aperçut la croix de Sibylle, s’y traîna, et il y rendit son dernier soupir à côté du noble Marmion.

Les pillards dépouillèrent les morts et les mutilèrent ; c’est ainsi que le cadavre de l’humble berger fut pris pour celui de l’orgueilleux baron et occupa son monument,

xxxvii.

Il serait plus difficile de désigner la place où fut creusée la tombe ignorée de Marmion. On l’ensevelit au lieu même où gisait son corps sans vie ; mais toutes les marques en ont disparu. La main destructrice du temps a renversé la simple croix de Sibylle Grey, et brisé sa fontaine de pierre : cependant la source jaillit encore de la petite colline et y forme un faible ruisseau. L’étranger s’y arrête souvent pour parcourir d’un œil curieux la mémorable plaine de Flodden. Les jeunes bergers y vont chercher le jonc et le glaïeul, s’étendent à l’abri du noisetier, et y tressent leurs guirlandes sans se douter qu’ils sont assis sur le tombeau qui a reçu les dépouilles mortelles du vaillant Marmion.

O vous qui rencontrez cette humble colline, observez-y un religieux silence et rentrez dans vos cœurs.

Si jamais, égarés par une tentation perfide, vous avez quitté le bon sentier pour le mauvais, ah ! craignez de prononcer un jugement présomptueux sur la tombe modeste de Marmion ; contentez-vous de dire :

— Il mourut en brave chevalier l’épée à la main, pour défendre les droits de l’Angleterre.

xxxviii.

Je n’écris pas pour ces esprits lourds qui ne pourraient raconter sans moi que, dans la fatale mêlée de Flodden, Wilton fut le plus intrépide des chevaliers anglais ; que, lorsque le courageux Surrey eut son cheval tué sous lui, ce fut Wilton qui lui donna le sien ; qu’enfin ce fut Wilton surtout qui, avec son épée, éclaircit les rangs des Ecossais opiniâtres… Quoique Hollinshed et Hall n’en fassent aucune mention, Wilton fut l’ame de la bataille. Après la victoire, il justifia sa fidélité ; ses fiefs et son rang lui furent rendus, et il orna le vieux bouclier de ses pères des devises nouvelles conquises par lui dans la plaine de Flodden.

Je ne chante pas non plus pour la simple et jeune fille, qui a besoin qu’on lui dise en termes précis que le roi et la famille de la belle Clara consentirent à couronner sa constance. Faut-il donc que je lui raconte la fête nuptiale pour qu’elle s’en fasse un tableau ? Dirai-je que le cardinal Wolsey donna la bénédiction aux deux amans, que More, Sands et Denny firent les bons mots de la noce, que le roi Henry tira les rideaux du lit, que Catherine détacha la jarretière de sa propre main ! Pendant long-temps, depuis cet hyménée, c’était dire assez à deux jeunes époux, que de leur souhaiter l’amour de Wilton et de Clara.



ENVOI AU LECTEUR.

Pourquoi prolonger un récit déjà terminé ? Pourquoi chanter encore sur ma harpe, si ce n’est pour dire adieu aux lecteurs bienveillans qui ont bien accueilli le ménestrel ?

O vous, graves politiques, si vous avez daigné lire ces fruits de mon loisir, je vous souhaite une tête ferme, des mains pures, un génie perçant et le cœur patriote… de Pitt. Héros, recevez une guirlande sur vos fronts, et que ce soit la main de celle que vous préférez qui la pose.

Que puis-je souhaiter aux dames aimables, si ce n’est un chevalier fidèle ; et aux amans sincères, si ce n’est une tendre amie ? Sages studieux, puissiez-vous trouver des trésors de science ; et vous, vieillards, un doux coussin pour reposer votre tête en cheveux blancs.

Pour toi, bon écolier, si mes vers ont occupé l’heure de tes récréations, je te souhaite un travail facile et d’agréables vacances ; à tout le monde enfin je souhaite une bonne nuit, d’heureux songes et un doux sommeil.

Notes


CHANT VI.

Note 1. — Introduction, page 291. — La messe de minuit.

Dans les pays catholiques romains, on ne dit jamais la messe dans la nuit, excepté la veille de Noël. Chacune des folies avec lesquelles on célébrait jadis cette fête pourrait faire le sujet d’une note longue et curieuse.

Note 2. — Introduction, page 292. — Allégorie des mascarades.

Il paraît certain que les masques d’Angleterre, qui, comme l’usage existe encore dans le Northumberland, avaient coutume d’aller porter dans toutes les maisons voisines le soc de la charrue, oisif dans cette saison, et les guisards d’Ecosse, qui ne sont pas encore totalement tombés en désuétude, nous offrent une image imparfaite des anciens mystères. Ces mystères sont aussi l’origine du théâtre anglais.

En Écosse (me ipso teste) nous avions l’habitude, avec les enfans de mon âge, de prendre les rôles des apôtres, on du moins ceux de Pierre, de Paul, et de Judas Is- cariote. Le premier avait les clefs, le second portait une épée, et le troisième un sac dans lequel on déposait les pièces d’argent que nous récoltions dans le voisinage. L’un de nous faisait aussi un champion en récitant quelque vieille ballade ; un autre était… « Alexandre, roi de Macédoine, qui conquit le monde entier, excepté l’Écosse ; et qui, lorsqu’il vint pour l’attaquer, sentit sa valeur se refroidir en voyant une nation si courageuse et si fière. » Ces vers, et plusieurs autres, étaient récités par routine et sans suite ; nous avions aussi, je crois, un saint Georges.

Note 3. — Introduction, page 292. Sur la famille de Walter Scott.

M. Scott de Harden mon ami et mon parent éloigné, possède l’original d’une invitation en vers adressée par son aïeul au mien : c’est de ce morceau que sont imités quelques vers de cette introduction. Ils sont datés, comme mon épître, de Mertoun-House, qu’habite la famille de Harden.

Note 4. — Paragraphe xi.

Le fameux Gawain Douglas, évêque de Dunkeld, fils d’Archibald Bell-the-Cat, comte d’Angus. Il est l’auteur d’une traduction de l’Enéide en vers écossais, et de plusieurs autres poésies d’un grand mérite : à cette époque il n’avait pas encore obtenu la mitre.

Note 5. — Paragraphe xv.

De peur que le lecteur ne partage l’étonnement du comte, et ne regarde ce crime comme contraire aux mœurs du temps, je dois lui rappeler les falsifications sans nombre qu’avec l’assistance d’une femme Robert d’Artois employa pour gagner son procès contre la comtesse Mathilde. Convaincu de faux, Robert fut obligé de fuir en Angleterre ; et ce fut la cause éloignée des guerres mémorables d’Édouard III en France. John Handing fut aussi employé par Edouard IV à forger des documens qui pussent établir les prétentions de souveraineté des rois anglais sur l’Ecosse.

Note 6. — Paragraphe xxiv.

Sir Brian Tunstal, appelé dans la langue romantique du temps Tunstall le chevalier sans reproche, fut du petit nombre des chevaliers anglais tués à la bataille de Flodden.

Note 7. — Paragraphe xxxvi.

L’assaut de la cathédrale de Lichfeld, qui avait été fortifiée par le roi, eut lieu dans la guerre civile. Lord Brook, qui commandait les assaillans avec sir John Gill, fut atteint par une balle de mousquet qui traversa la visière de son casque : les royalistes remarquèrent qu’il avait été tué par un coup parti de la cathédrale de Saint-Chad, le jour de Saint-Chad, et qu’il avait été blessé à l’œil, lui qui avait dit qu’il espérait voir les ruines de toutes les cathédrales d’Angleterre. La belle église dont il est ici question souffrit considérablement en cette occasion et en plusieurs autres ; sa tour principale fut détruite par le feu des assiégeans.

  1. Sir-Loin.
  2. Blood is warmer than water. Proverbe qui sert à justifier nos préventions de famille.
  3. Les Douglas avaient pour armoiries le cœur sanglant, qui rappelait celui de Buber, Bruce, qu’un de leurs ancêtres avait été chargé de porter à la Terre-Sainte, et les trois mulets (poissons) au chef de l’écu. — Ed.
  4. C’est là que campait le roi Jacques avant la bataille de Flodden.
  5. Voyez la note 7 du chant V.
  6. Le fils aîné d’une grande famille portait le titre de master, maître. Ici il s’agit du Maître d’Augus.
  7. Allusion aux incertitudes sur le sort de Jacques après la bataille de Flodden.