Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/II/11

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CHAPITRE XI.


la chambre de martin.


En arrivant au château, le comte Duriveau se rendit aussitôt dans sa chambre à coucher. Puis, une lumière à la main, il entra dans un vaste cabinet de toilette, et gravit rapidement un petit escalier qui conduisait au logement de Martin, sorte de soupente obscure, sans air, élevée de cinq pieds à peine, et presque inhabitable. Mais, peu importait au comte, il tenait à avoir, ainsi que l’on dit, son valet de chambre sous la main.

Cette pièce avait une seconde porte donnant sur un escalier de service ; elle fut d’abord fermée à double tour par le comte, qui mit la clef dans sa poche ; puis, posant son flambeau sur une table, il regarda autour de lui avec une sorte de curiosité. Obligé de se tenir courbé, tant le plafond était bas, M. Duriveau se dit naïvement :

— Je ne comprends pas qu’on puisse vivre ici !…

Le comte commença une perquisition qui semblait devoir être bientôt terminée, car le mobilier se composait d’un porte-manteau, où étaient accrochés les habits de Martin, d’une petite commode renfermant un peu de linge, d’une table, de deux chaises et d’un lit.

Dans la commode, le comte ne trouva rien de suspect, rien qui pût l’éclairer sur la nature des rapports existant entre Martin et Claude Gérard, surnommé Bête-puante.

Cherchant en vain à pénétrer ce mystère, le comte allait se retirer, lorsque, dans un coin obscur, il aperçut une vieille malle dont la serrure était fermée. Descendre dans son cabinet de toilette, prendre auprès de la cheminée une paire de pincettes, et s’en servir comme d’un levier, pour forcer la serrure de la malle, ce fut pour le comte l’affaire de quelques minutes.

Le premier objet qui frappa ses yeux, fut un paquet d’un pied carré environ, et épais de deux ou trois pouces, soigneusement ficelé et enveloppé de toile cirée ; une carte servait d’adresse à ce paquet, et l’on y lisait :

À M. le baron de Frugen.

Assez surpris, M. Duriveau n’hésita pas à ouvrir ce paquet.

La toile cirée enveloppait une boîte de bois blanc fermée par une petite serrure ; sur cette boîte était une large enveloppe contenant une lettre cachetée et un pli, ainsi conçu :


« Monsieur,

» Le coffret ci-joint vous sera remis par une personne de confiance.

» D’après un ordre que vous devez avoir reçu, vous voudrez bien, Monsieur, faire parvenir ce coffret au Roi, le plus tôt possible, ainsi que la lettre incluse dans cette enveloppe.

» J’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre humble serviteur,

» martin. »


La lettre cachetée annoncée par Martin portait pour suscription : Au Roi, et à travers l’épaisseur de l’enveloppe on sentait une petite clef, sans doute la clef du coffret.

Le comte restait frappé de stupeur ; il ne pouvait en croire ses yeux ; deux fois il relut le billet de Martin avec un étonnement croissant. Quels rapports son valet de chambre pouvait-il avoir avec un roi ?

Cet homme qui jusqu’alors avait, sans l’ombre d’un scrupule, forcé la malle de son serviteur et commis la plus grave indiscrétion, hésitait à poursuivre le cours de ses violations, mais la tentation était trop forte, il y céda, et, d’une main un peu tremblante, il décacheta la lettre au Roi, y trouva une petite clef et lut ce qui suit :


« Sire,

» Voici les Mémoires que vous désirez lire.

» Depuis long-temps, ainsi que je vous l’ai dit, j’avais pris l’habitude de tenir une espèce de journal de ma vie.

» Du jour où, par suite de mon existence errante et tourmentée, je me suis trouvé témoin ou acteur d’aventures singulières, il m’a paru curieux, instructif et même utile pour moi (j’ai eu la preuve de cette utilité en plusieurs circonstances), d’écrire ce mémento et de le conserver.

» Sauf quelques réflexions intercalées çà et là depuis peu, et que j’ai pris la liberté de vous adresser, Sire, ces Mémoires racontent ma vie depuis mon enfance jusqu’au moment actuel, et sont tels qu’ils ont été écrits, avant et depuis le jour où le hasard m’a rapproché de Votre Majesté.

» La première condition d’un pareil travail, du moins tel que je l’ai toujours conçu, est une sincérité absolue, inexorable ; je n’ai jamais failli à ce devoir.

» Les jugements sévères que j’ai portés sur moi-même, lors de certaines circonstances de ma vie, me donnent, je crois, le droit de me montrer non moins sévère envers autrui.

» Ce n’est qu’à la longue et selon l’enseignement que je retirais des événements de ma vie, que mon esprit s’est mûri, que mon intelligence s’est développée, que mon jugement s’est formé, que mes principes se sont enfin fixés. J’ai donc tenu à conserver, dans ces Mémoires, cette lente transformation de mes idées, de convictions, de mes sentiments qui, à travers mille événements, m’a conduit du bien au mal.

» Lors de ma première jeunesse, je réfléchissais peu ; c’est à cette époque que j’ai raconté tout ce qui se rattache à mon enfance et à mon adolescence. Ces pages, selon les différentes phases du récit, seront donc souvent empreintes de l’insouciance et de la gaîté de cet âge… Plus tard j’ai commencé de rechercher les causes des faits divers qui se passaient chaque jour à mes yeux.

» Si dans le cours d’une existence remplie de tant d’aventures, j’ai quelquefois malheureusement dévié de la ligne droite, pour y revenir et pour toujours, il vous paraîtra peut-être que le milieu dans lequel j’ai été jeté, pauvre orphelin abandonné, a presque fatalement causé ces déviations.

» Croyez-le, Sire, ce n’est pas pour satisfaire à votre bienveillante curiosité, si honorable qu’elle soit pour moi, que j’ai rassemblé ces pages, depuis si long-temps écrites, c’est dans l’espoir qu’elles vous confirmeraient peut-être davantage encore dans vos généreuses tendances.

» Bien humble, bien obscure… ou plutôt parce qu’elle a été bien humble et bien obscure… ma vie porte avec elle quelques enseignements ; l’histoire sincère d’un homme qui a vécu comme j’ai vécu, vu ce que j’ai vu, éprouvé ce que j’ai éprouvé, peut n’être pas stérile pour vous, Sire, car, dans bien des circonstances, cette histoire est aussi celle de l’immense majorité des hommes pauvres et abandonnés à eux-mêmes… c’est-à-dire l’histoire des diverses conditions où vit forcément le peuple…

» Agréez encore l’assurance de mon dévoûment, Sire ; le saint et grand devoir que j’ai à accomplir ici m’empêchera sans doute de quitter désormais la France : mais croyez, que je conserverai le souvenir de vos bontés, et que chaque jour je remercie Dieu de m’avoir mis à même de sauver une vie qu’il dépend de vous, de rendre chère et précieuse à l’humanité…

» J’ai l’honneur d’être,
» Sire,
» Votre très-humble serviteur,
» MARTIN. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il est impossible d’exprimer les mille impressions du comte Duriveau à la lecture de cette lettre, et l’impatiente, l’ardente curiosité avec laquelle il ouvrit le petit coffret de bois blanc renfermant les Mémoires de Martin.

Ils se composaient d’une liasse de papiers de grandeurs diverses, évidemment écrits à diverses époques ; la première partie de ces Mémoires était déjà jaunie par le temps.

Le comte Duriveau s’empara du manuscrit, descendit précipitamment dans sa chambre, où il s’enferma, et à la clarté de ses bougies commença la lecture des Mémoires de Martin.

Une heure du matin sonnait alors à l’horloge du château du Tremblay.