Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/II/16

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V


CHAPITRE V.


le bûcheron de route.


Bamboche continuant de garder le silence, je réitérai ma question.

— Comme moi, — lui dis-je, — tu n’as peut-être plus ni ton père ni ta mère ?

— Je n’ai pas connu ma mère, — me répondit-il brusquement, mais d’un ton moins sardonique et moins âpre.

— Et ton père ?

— Mon père était bûcheron de route.

— Bûcheron de route ?

— Oui, il voyageait, et il s’arrêtait quand il rencontrait des endroits on abattait des bois ; alors nous faisions une cabane dans la forêt avec de la terre et des fagots, et nous restions là tout le temps de l’abattage.

— Tu travaillais donc déjà avec ton père ?

— Je l’aidais comme je pouvais, je rangeais le bois qu’il mettait bas.

— Et ton père, où est-il maintenant ?

— Dans la forêt, — me répondit Bamboche avec un sourire sinistre.

— Dans la forêt ?

— Oui, un jour il s’est quasi abattu la jambe d’un grand coup de cognée, il a tombé… le sang sortait de sa jambe comme par un robinet, et sautait à dix pas.

— Ah ! mon Dieu !

— Moi, j’avais peur, je pleurais, je criais, — dit Bamboche d’une voix émue, — j’appelais au secours de toutes mes forces.

— Hélas ! je le crois bien.

— Mon père, lui, tenait sa jambe serrée entre ses deux mains pour empêcher le sang de couler, mais ça coulait tout de même à travers ses doigts, et il me disait : petit, arrache de la mousse… apporte-m’en… vite… vite ; moi j’en arrachais tant que je pouvais et je l’apportais à mon père qui la tamponnait bien serré sur sa blessure ;… mais presque tout de suite la mousse devenait rouge…

— Le sang ne s’arrêtait pas ?

— Non… alors mon père m’a dit ; petit, apporte de la terre… humide… ça arrêtera peut-être le sang mieux que la mousse.

— Eh bien ?…

— La terre devenait tout de suite rouge comme la mousse, et puis la voix de mon père commençait à faiblir.

— On ne pouvait donc avoir de secours nulle part ?

— Des secours !… — et Bamboche haussa les épaules. — Mon père me dit : — Petit, cours au grand carrefour qu’on a coupé à blanc ; il y a un laboureur qui défriche à la charrue, je l’ai vu ce matin ; tu lui demanderas de l’aide… J’y cours. — Mon père vient de s’abattre à moitié la jambe, et il demande de l’aide, — dis-je au laboureur ; — le village est-il loin ? — Hélas ! mon Dieu, mon cher petit, est-ce qu’il y a des chirurgiens dans les villages ?… on y est trop pauvre… c’est bon pour les gros bourgs, et le plus proche est à quatre lieues d’ici. — Mais vous, venez au secours de mon père. — J’y connais rien aux blessures, je ne suis pas berger… moi… me répond le laboureur, — et puis, je peux pas quitter mes chevaux ; ils se mangeraient, briseraient tout, et mon maître me chasserait. — Enfin, je prie tant le laboureur qu’il vient ; mais il n’avait pas fait dix pas avec moi, que voilà ses chevaux qui commencent à se mordre… à se battre. — Tu vois bien, — me dit-il, — je ne peux pas aller avec toi. — Et il court à ses chevaux ; moi, je retourne auprès de mon père…

— Quel malheur !

— Quand je suis arrivé près de lui, il était toujours à la même place, courbé en deux, tenant à deux mains sa jambe, au milieu d’une mare de sang. En me voyant, mon père s’est redressé ; il avait le front en sueur, le visage tout blanc, les lèvres violettes. — Il n’y a de secours qu’au bourg, et c’est à quatre lieues d’ici, — lui dis-je ; — le laboureur venait ; mais ses chevaux se sont battus, il a été forcé de retourner à eux. Comment faire, mon père ? comment faire ? — Comme je fais, petit, perdre tout mon sang, — me répondit-il d’une voix si basse, si basse, qu’à peine je l’entendais ; — les chirurgiens… les secours… c’est bon pour les gens des villes… Pour nous autres… tiens… petit, les voilà, ceux qui viennent à notre aide quand nous mourons. — Et il me montra une volée de corbeaux qui passaient au-dessus de la forêt ; alors mon père, faisant effort pour se redresser sur son séant, a ôté ses mains d’autour de sa jambe ; elles étaient toutes rouges ; il m’a tendu les bras en me disant : — Embrasse-moi, pauvre petit… Tu travaillais déjà bien pour tes forces… Qu’est-ce que tu vas devenir ? mon dieu !… qu’est-ce que tu vas devenir ?… Et puis mon père a voulu encore me parler ; mais le hoquet l’a pris… il a retombé sur le dos… et il est mort.

En prononçant ces derniers mots, Bamboche mit ses deux mains sur ses yeux et pleura.

Je pleurai comme lui ; il m’inspirait une compassion profonde ; je le trouvais bien plus à plaindre que moi… Il avait vu mourir son père sans pouvoir lui porter aucun secours.

— Et alors, qu’est-ce que tu es devenu ? — demandai-je à Bamboche, après un moment de silence.

— Je suis resté auprès du corps à pleurer, et puis, la nuit est venue ; de fatigue, je me suis endormi… Au jour, j’avais grand froid ; le corps de mon père était déjà raide, dans sa blouse blanche, tachée de sang. Je retournai au carrefour de la forêt, pour y trouver le laboureur de la veille, lui dire que mon père était mort, et qu’on vienne l’enterrer. Le laboureur n’y était pas ; il n’y avait que sa charrue… Comme il ne venait pas, j’ai retourné à notre cabane, bien loin du carrefour. J’ai pris un morceau de pain, car j’avais faim, et je suis revenu auprès du corps de mon père. Les corbeaux s’étaient déjà abattus sur lui, et déchiquetaient sa figure.

— Ah ! mon Dieu ! — m’écriai-je en frissonnant.

— Avec une gaule, je les chassais, mais ils ne s’en allaient pas loin, restaient autour de l’endroit, tournoyaient au-dessus du corps en croassant et venaient tout proche se percher dans les branches ; voyant ça, j’ai pris la cognée de mon père, c’est au plus si je pouvais la manier. J’ai tâché de creuser un trou pour enterrer le corps ; je n’ai pas pu : c’était toutes roches et racines. J’ai été plus loin, c’était moins dur, mais je n’avais pas de force, je n’avançais pas, et pendant que j’étais à l’ouvrage, les corbeaux, qui me voyaient éloigné, recommençaient à s’abattre sur le corps de mon père et à le déchiqueter. La nuit venait, j’ai traîné deux bourrées[1] en long de chaque côté du corps, et puis d’autres en travers, et par-dessus je les ai maintenu avec les plus grosses branches d’arbres que j’ai pu remuer ; j’ai encore mis des pierres par-dessus ; et puis j’ai emporté le bonnet et le bissac de mon père, son couteau aussi ; la cognée était trop lourde, ses sabots trop grands, je les ai laissés. J’ai ensuite retourné à notre cabane prendre ce qui nous restait de pain, et j’ai marché, marché, jusqu’à ce que j’aie trouvé une route.

— Et quand tu as rencontré quelqu’un, est-ce que tu n’as pas dit que ton père était mort, et qu’il fallait venir l’enterrer, pour qu’il ne soit pas mangé par les corbeaux ?

Bamboche partit d’un éclat de rire sauvage et s’écria :

— On se fichait pas mal que mon père, crevé sans secours comme une bête dans les bois, ait été mangé par les corbeaux… on se moque pas mal les uns des autres, et comme me disait le cul-de-jatte, un vieux brigand de mendiant avec qui j’ai mendié, il n’y a que les loups qu’on ne mange pas ; faut être louveteau, mon gars… en attendant que tu sois loup…

— Et ton père… t’aimait bien ? — demandai-je à Bamboche, espérant le ramener à des pensées plus douces.

— Oui, — répondit-il en redevenant triste au lieu de se montrer sardonique, — oui… c’est pas lui qui m’aurait jamais battu… il ne me faisait travailler au bois que suivant mes forces, qui n’étaient pas grandes, car je n’avais guères que huit ans. S’il pleuvait, il mettait son tablier de cuir sur mon dos, ou me faisait un abri avec des bourrées ; si le samedi nous nous trouvions à court de pain, il n’avait jamais faim… lui. Le dimanche, dans les beaux temps, il me dénichait des nids dans la forêt, ou bien nous faisions la chasse aux écureuils ; s’il pleuvait, nous restions dans notre cabane et il me taillait de petites charrettes avec son couteau pour m’amuser ; d’autres fois il me chantait des complaintes. Quand je pense à ce temps-là, vois-tu… j’ai du chagrin…

— Parce que tu regrettes le temps où quelqu’un t’aimait, — m’écriai-je avec attendrissement, — tu vois bien que c’est bon d’être aimé… à défaut d’un père… d’un frère… laisse-moi être ce frère…

Bamboche resta silencieux ; je me hasardai à lui prendre la main, il ne la retira pas d’abord, puis faisant un brusque mouvement pour s’éloigner de moi, il dit :

— Bah !… c’est des bêtises… les loups n’ont pas d’amis, je serai loup, comme disait le cul-de-jatte.

N’osant pas insister davantage cette fois, de peur d’irriter de nouveau Bamboche, je repris :

— Et quand tu as été sur la grande route après la mort de ton père… qu’est-ce que tu es devenu ?

— Quand j’ai eu fini de manger le pain qu’il y avait dans le bissac, j’ai entré dans une belle maison de la route pour en redemander, disant que mon père était mort dans les bois ; un gros Monsieur qui avait un foulard sur la tête et qui déjeunait sous une treille où il y avait beaucoup de roses, m’a dit d’une voix dure : — Je ne donne jamais l’aumône aux vagabonds ; va travailler, paresseux. — Mon père est mort, je n’ai pas d’ouvrage. — Est-ce que je suis chargé de t’en procurer… de l’ouvrage, moi, va-t’en, tes guenilles puent à faire vomir. — Mon bon Monsieur… — Ici, Castor… — dit le gros homme en appelant un grand chien, qui accourait du fond du jardin, — kis… kis… mords-le… — D’abord je me suis sauvé, et puis après je suis revenu en me cachant le long d’une haie auprès de la belle maison ; j’ai ramassé des pierres et j’ai cassé deux carreaux… c’était sa tête que j’aurais dû casser… à ce brigand-là qui, au lieu de me donner un morceau de pain, voulait me faire mordre par son chien, — dit Bamboche, qui ressentait encore une haineuse rancune, — oh ! je n’oublierai jamais ça… C’est bon… c’est bon, — ajouta-t-il avec un courroux concentré.

— Qu’est-ce que ça lui aurait fait, de le donner un peu de pain, à ce Monsieur ; il était donc bien méchant ?

— Les riches,… c’est tous brigands, ils ne donnent que ce qu’on leur prend, — disait le cul-de-jatte. — Et il avait raison, — reprit Bamboche.

— Alors, comment as-tu fait, quand tu n’as plus eu de pain et qu’on t’en a refusé.

— C’était l’automne, il y avait des pommes aux arbres, j’en ai abattu, et j’en ai mangé tant que j’ai pu.

— Et le vieux mendiant dont tu m’as parlé ?

— Un jour je dormais dans un bas-fond, le long d’une haie, pas loin d’une route, j’entends du bruit, je me réveille, je regarde à travers la haie, c’était un cul-de-jatte, les jambes en sautoir ; il s’approchait en marchant sur les mains qu’il avait fourrées dans des sabots en guise de gants ; il s’assoit, délicote les sangles qui lui attachaient les jambes autour du cou, se les détire, se met debout, et commence à piétiner, à sauter, à danser pour se dégourdir ; il n’était pas plus cul-de-jatte que moi.

— Pourquoi donc faisait-il comme s’il l’était, alors ?

— Pour tromper le monde donc, et attraper des aumônes… En allant et venant le long de la haie, il m’a vu ;… alors colère d’être surpris, il a pris un de ses sabots à la main, a traversé la haie et m’a dit : — Si tu as le malheur de dire que tu m’as vu et que je ne suis pas cul-de-jatte, je te rattraperai et je te crèverai la tête à coups de sabots. — J’ai eu peur, j’ai pleuré ; dans ce temps-là, j’étais couenne comme toi… Je pleurais.

— À qui voulez-vous que je dise que vous n’êtes pas cul-de-jatte ? que j’ai répondu à l’homme. — À tes parents, si tu es du pays. — Je ne suis pas du pays et je n’ai pas de parents. — Comment vis-tu ?

— Tiens, — dis-je à Bamboche en l’interrompant, — c’est à-peu-près comme cela que j’ai rencontré la Levrasse.

— T’as fait une belle trouvaille ce jour-là, — me dit Bamboche, — et il continua.

— Comment vis-tu ? — me demanda le mendiant. — Je couche dans les champs et je mange des pommes et du raisin quand j’en trouve. — Veux-tu mendier avec moi ? Ça m’embête d’être cul-de-jatte, ça me donne des crampes aux jambes et des cors aux mains ; pour changer, je veux me faire aveugle, tu seras mon fils, tu me conduiras, nous gagnerons gros et tu licheras bien. — J’ai consenti à aller avec le cul-de-jatte ; nous avons attendu la nuit, et puis nous avons marché, marché pour quitter le pays où il passait pour cul-de-jatte ; le lendemain nous avons commencé à mendier, lui comme aveugle, moi comme son fils.

— Et il était méchant pour toi ?

— Quand les aumônes ne venaient pas, il disait que c’était de ma faute et le soir il me rouait de coups.

— Et tu ne quittais pas un si méchant maître ?

— Je l’haïssais, mais je ne le quittais pas ; où est-ce que je serais allé ? Au moins avec lui j’étais à-peu-près sûr de manger ; et puis il m’apprenait des choses… des choses…

— Quoi donc ?

— Eh bien ! il m’apprenait la vie qu’il faut mener pour ne pas être enfoncé !

Je regardai Bamboche, je ne comprenais pas.

— Est-il bête, ce petit-là ! — dit-il avec dédain.

Puis il ajouta comme par condescendance pour ma naïveté :

— Le cul-de-jatte m’apprenait qu’il n’y a que les loups qu’on ne mange pas, et qu’il faut être loup,… que si un plus fort que vous, vous fait du mal, il faut vous revancher sur un plus faible ; — que personne ne se soucie de vous, qu’il ne faut se soucier de personne ;… qu’on peut tout faire pourvu qu’on ne se laisse pas prendre ;… que les honnêtes gens sont des serins et les riches des brigands ;… qu’il n’y a que les imbéciles qui travaillent, et qu’ils en sont récompensés en crevant de faim.

— Ton père… ne croyait pas cela, ne te disait pas cela, lui ? n’est-ce pas ?

— Mon père travaillait comme un cheval, et il est mort faute de secours, à demi mangé par les corbeaux ; je ne demandais qu’un morceau de pain et à travailler… et on m’a chassé en voulant me faire mordre par un chien, — me répondit Bamboche avec un éclat de rire amer ; — le cul-de-jatte ne faisait rien, lui, que se promener, que tromper tout le monde, et il ne manquait de rien… Nous faisions souvent des fameux soupers… avec les aumônes du jour… Tu le vois bien, le cul-de-jatte avait raison.

À mon tour, très-embarrassé de répondre à Bamboche, je me tus.

Il continua comme s’il se fût complu dans ces souvenirs.

— Et puis il me parlait des femmes ! — dit Bamboche, dont les yeux étincelèrent d’une ardeur précoce.

— Des femmes ? — lui dis-je avec une surprise naïve.

— Eh ! oui, de ses maîtresses, qu’il battait et qui lui donnaient de l’argent.

Je ne comprenais pas, et de crainte de m’attirer encore les moqueries de mon compagnon, je lui dis :

— Et à la fin… tu l’as quitté… le mendiant ?

— On nous a arrêtés tous les deux.

— Qui ça ?

— Les gendarmes.

— Et pourquoi ?

— On l’a dit au cul-de-jatte… à moi pas ; on nous a renfermés dans une grange ; on devait le lendemain nous conduire à la ville ; la nuit, en me réveillant, j’ai vu le cul-de-jatte qui perçait le mur pour se sauver sans moi, je lui ai dit que s’il ne m’emmenait pas avec lui, j’allais crier ; il a eu peur, je l’ai aidé, nous nous sommes enfuis… Une fois loin, il m’a dit : — Toi, tu me gênes, tu me ferais reconnaître, — et il m’a donné un grand coup de bâton sur la tête ; je suis tombé du coup sans connaissance, j’ai cru que j’étais mort, mais j’ai la caboche dure, j’en suis revenu. Quand j’ai été tout seul, j’ai encore mendié le long des routes et à la porte des postes aux chevaux ; je faisais la roue devant les voitures, j’attrapais quelques sous et finalement je n’étais jamais plus d’un jour sans manger. Il y a un an, j’ai rencontré la Levrasse avec son monde et son fourgon ; je faisais la roue devant lui pour qu’il me donnât un sou ; il a trouvé que j’étais leste, il m’a demandé, si j’avais des parents.

— Comme à moi.

— Je lui ai dit que je n’avais pas de parents, et que je mendiais. Il m’a dit que, si je voulais, il m’apprendrait un bon état, me donnerait de beaux habits, bien à manger, quelques sous pour moi et qu’au lieu d’aller à pied, j’irais en voiture… J’ai accepté… il m’a fait monter dans sa voiture, m’a dit que je m’appellerais Bamboche au lieu de Pierre. Depuis j’ai resté avec lui,… et j’y resterai jusqu’à ce que…

Bamboche s’interrompit.

— Jusqu’à quand resteras-tu avec lui ?

— Ça me regarde, — répondit Bamboche d’un air sombre et pensif.

— Mais cet état que la Levrasse devait t’apprendre ?

— Voilà un an que je l’apprends… Tu l’apprendras aussi… tu verras ce que c’est.

— Qu’est-ce qu’on a donc à faire ?

— Des tours de force pour amuser le monde.

— Pour amuser le monde ?

— Oui, dans les foires.

Je regardai Bamboche avec surprise.

— Eh oui… j’ai déjà travaillé en public, la mère Major me tenait par les pieds, j’avais la tête en bas, les bras croisés et je ramassais une pièce de deux sous avec mes dents, ou bien elle m’attachait une jambe à mon cou, et je pirouettais sur l’autre jambe… et d’autres tours encore…

— C’est ça qu’on veut m’apprendre ? — m’écriai-je avec frayeur.

— Oui, et ça se montre à grands coups de martinet et en vous déboîtant les os ; tes cris m’éveilleront plus d’une fois comme les miens t’ont éveillé cette nuit, — dit Bamboche avec un sourire cruel.

— Ah, mon Dieu ! comme tu as dû souffrir !

— Pas trop dans les commencements, car la mère Major m’apprenait l’état, mais tout doucement, et sans me battre ; elle m’habillait bien et me donnait des friandises en cachette de la Levrasse… Et quand nous avons travaillé en public, elle m’aidait et me rendait les tours bien plus faciles ; mais maintenant la grosse truie me laisse en guenilles, me met au pain et à l’eau plus souvent qu’à mon tour, et me roue de coups pour un rien ; il faut que j’apprenne en huit jours les tours les plus difficiles… et elle m’assomme parce que, quand j’ai la tête en bas très-long-temps, moi… le sang m’étouffe.

— Et pourquoi la mère Major, si bonne autrefois pour toi, est-elle maintenant si méchante ?

— Tiens, parce qu’autrefois j’étais son amant, et que maintenant je ne veux plus l’être, me répondit Bamboche avec une fatuité dédaigneuse.

Pour la troisième fois je ne compris pas Bamboche, et dans ma candeur étonnée, je lui dis :

— Comment ? son amant ? Qu’est-ce que c’est ?

Mon nouvel ami partit d’un grand éclat de rire, et me répondit :

— Tu ne sais pas ce que c’est que d’être l’amant d’une femme… Es-tu serin… à ton âge !

(J’avais environ onze ans, Bamboche devait avoir une ou deux années de plus que moi.)

— Non, — lui dis-je, tout confus de mon ignorance.

Alors, avec une assurance incroyable et un ton de supériorité railleuse, Bamboche, sans ménagement ni scrupules, éclaira mon innocence enfantine, et me raconta comment la mère Major l’avait séduit.

À cette époque, presque sans notion du bien et du mal, je n’étais et ne pouvais pas être frappé de ce qu’il y avait de repoussant, d’horrible dans la monstrueuse dépravation de cette mégère ; aussi, la cynique révélation de Bamboche ne me fit éprouver qu’un assez grand étonnement, accompagné de cette sorte de honte que cause la peur du ridicule ; car je rougissais beaucoup d’être resté si long-temps ignorant.

— Et pourquoi maintenant ne veux-tu plus être l’amant de la mère Major ? — lui dis-je tout troublé par cette révélation inattendue.

Bamboche ne me répondit pas d’abord…

Il garda quelques moments le silence ; puis, obéissant à ce besoin d’expansion naturel aux amoureux de tous les âges, et songeant pour la première fois (il me l’a depuis avoué) qu’un ami devenait un confident obligé, cédant aussi à un sentiment de sympathie aussi inexplicable qu’involontaire, que je lui avais soudain inspiré, il me dit, avec autant d’émotion que de sincérité :

— Écoute… quand tu es venu, j’ai eu plaisir à te faire du mal, parce que depuis long-temps on m’en fait… tu t’es bravement défendu… tu m’as mis sous tes genoux, ça m’a rendu plus méchant encore… à ce moment-là, vois-tu, je t’aurais étranglé ; mais après, quand je t’ai vu sans chercher à te défendre, pleurer, non des coups que je te donnais… mais de ce que je ne voulais pas être ami avec toi, dam… ça m’a fait un effet tout drôle… tout tendre ;… je me suis senti le cœur gros comme je ne l’avais pas eu depuis la mort de mon père… et je ne sais pas comment m’est venue tout de suite l’envie de te parler de lui, et de te raconter mon histoire… que je n’avais dit à personne… aussi maintenant, si tu veux être ami avec moi…

Et comme, dans un mouvement de joie indicible, j’allais me jeter au cou de Bamboche, il arrêta mon transport, et me dit :

— Un instant, si nous sommes amis… je serai le maître.

— Tu seras le maître…

— Tu feras ce que voudrai.

— Tout ce que tu voudras…

— Si on me fait du mal… tu me revancheras…

— Sois tranquille, j’ai du cœur.

— Tu me diras tout ce que diront la Levrasse et la mère Major.

— Tout.

— Tu ne me cacheras rien de ce que tu penses.

— Rien… ni toi non plus.

— Ce que je veux que tu fasses pour moi, je le ferai pour toi, — s’écria vivement Bamboche, — sauf que je tiens à être le maître, parce que c’est mon genre ; je te dirai tout, tu me diras tout, je te revancherai comme tu me revancheras… et nous comploterons toujours ensemble. Ça va-t-il ?

— Ça va… et de bon cœur… — m’écriai-je tout heureux, tout fier d’être, après tant de peines, arrivé à mes fins, et de posséder un ami.

— Maintenant, — reprit Bamboche avec une précipitation qui me prouva combien il était ravi d’avoir trouvé un confident, — il faut que je te dise de qui je suis amoureux.

— Ce n’est donc plus de la mère Major ? — lui dis-je avec un nouvel étonnement.

Bamboche haussa les épaules.

— Tu seras donc toujours serin ? — me dit-il.

Puis il ajouta d’un ton d’affectueuse compassion.

— Je vois que j’aurai du mal à te délurer… mais je serai pour toi, ce que le cul-de-jatte a été pour moi.

— Merci, Bamboche, — lui dis-je, pénétré de reconnaissance, — mais de qui es-tu donc amoureux, puisque tu ne l’es plus de la mère Major ?

— Je vais te le dire, — me répondit Bamboche.

Et j’attendis ce récit avec une vive curiosité.




  1. Fagots.