Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/IV/5

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V


CHAPITRE V.


la fosse.


Le soleil se levait au moment où, après avoir attendu quelques instants Claude Gérard à la porte de la maison mortuaire où il entra, j’arrivai avec lui au cimetière, pauvre cimetière s’il en fut, où l’on ne voyait que d’humbles croix à demi-cachées dans de grandes herbes, au milieu desquelles s’élevaient çà et là quelques cyprès. Il restait vers le milieu, sur une petite éminence, une place assez vaste. Claude Gérard se dirigea vers ce point, et me dit :

— Allons, mon enfant, à l’ouvrage ; heureusement le dégel a amolli le sol. Je vais creuser ;… tu relèveras la terre avec la pelle. Hâtons-nous, car le cercueil ne tardera pas à arriver.

Puis il ajouta, comme se parlant à soi-même :

— Morte hier… enterrée ce matin… Heureusement je suis rassuré sur cette funeste précipitation qui cause parfois de si terribles malheurs.

— Quels malheurs, Monsieur ?

— Hélas ! mon pauvre enfant… des personnes ont été ainsi enterrées vivantes.

— Vivantes ! — m’écriai-je avec effroi.

— Oui… seulement plongées dans une léthargie profonde… puis venait le moment du réveil… — dit Claude Gérard en frémissant, — oui… du réveil… dans une bière étroite… sur laquelle pèsent six pieds de terre…

— Oh ! c’est affreux ! — m’écriai-je, — et vous craignez que cette fois ?…

— Rassure-toi, mon enfant, si je craignais cela… je ne comblerais pas cette fosse, et je veillerais… mais, tout-à-l’heure, je suis entré dans la maison mortuaire, je me suis informé de toutes les tristes circonstances de cette mort… Le médecin de la ville voisine, homme des plus instruits, a constaté le décès… et cette déclaration d’un homme tel que lui, ne peut laisser aucun doute… Pauvre femme, elle a voulu, dit-on, être ensevelie dans une brillante parure, autrefois portée par elle ;… sans doute quelque souvenir se rattachait à cette dernière volonté… Allons, mon enfant… à l’ouvrage…

Et l’instituteur, jetant son vieux chapeau de paille, relevant les manches de sa blouse, commença de piocher vigoureusement le sol avec une dextérité qui annonçait une longue expérience des travaux manuels. Je l’aidai de mon mieux et suivant mes forces.

— C’est la fosse… d’un martyr… que nous creusons là… mon enfant, — me dit Claude Gérard, au bout de quelques instants, en essuyant du revers de sa main la sueur qui inondait son front.

— La fosse d’un martyr… lui dis-je !

— Oui… d’une femme qui a compté, dit-on, presque chaque jour de sa vie par ses larmes, toute grande dame qu’elle était. Ah ! mon enfant, il n’est pas de misères que sous les haillons.

— Et qui l’a fait tant souffrir, cette pauvre dame ?

Soit que Claude Gérard n’eût pas entendu ma question, soit qu’il ne voulût pas y répondre, il baissa la tête et se remit à piocher vigoureusement la terre ; bientôt il reprit avec un soupir :

— Fasse le ciel que sa fille… soit plus heureuse qu’elle…

— Elle a une fille ?

— À-peu-près de ton âge. Elle est arrivée ici il y a quelques jours. Depuis long-temps on l’avait séparée de sa mère qui l’idolâtrait ; mais quand la malheureuse femme s’est vue mourir… elle a redemandé son enfant avec tant de supplications, qu’on la lui a rendue… Hélas ! elle n’aura pas joui long-temps de sa présence. Ah ! pauvre mère… pauvre mère !… et à sa fille… quel courage il lui faut…

— Pourquoi donc, Monsieur, lui faut-il du courage ?

— Pour suivre jusqu’ici le cercueil de sa mère…

— Oh ! oui… — dis-je en frémissant, — il faut qu’elle soit courageuse.

— Tu as été bien malheureux, — me dit Claude Gérard, — une vie laborieuse et rude t’attend… eh bien ! vois-tu ? ton sort sera peut-être préférable encore à celui de cette pauvre enfant qui va accompagner ici les restes de sa mère… et pourtant elle est riche… elle ne doit jamais connaître les privations…

— Hélas ! mon Dieu… si les riches ne sont pas heureux… qui le sera donc ?

— Ceux-là, mon enfant, qui peuvent se dire : J’ai rempli un devoir, j’ai accompli une tâche utile, si humble qu’elle soit ; j’ai tendu la main à un plus faible ou plus malheureux que moi, je n’ai fait de tort à personne, j’ai pardonné le mal qu’on m’a fait…

Ces maximes contrastaient si vivement avec celles du cul-de-jatte, déjà si malheureusement infiltrées dans mon esprit, qu’elles m’étonnaient plus encore qu’elles ne me convainquaient. Sans doute, Claude Gérard me devina, car il reprit avec une grande douceur :

— Un jour, je l’espère, tu comprendras mes paroles… et ce soir, après cette journée, la première que tu auras passée sans avoir eu sous les yeux l’exemple du mal ou du vice,… tu me diras ce que tu penses, ce que tu éprouves,… et, qui sait ? déjà, peut-être, te sentiras-tu moins à plaindre, quoique tes privations soient les mêmes.

En devisant ainsi, la fosse avait été complètement creusée ; Claude Gérard venait de sortir de l’excavation, lorsque nous entendîmes au loin un chant funèbre accompagné de lugubres accords du serpent.

— Déjà le corps ! — dit Claude Gérard, — notre tâche a été terminée à temps !

Non loin de la fosse se trouvait un gros cyprès branchu et rabougri, auprès duquel, par l’ordre de mon maître, je portai notre pelle et notre pioche. De cet endroit, un peu culminant, j’aperçus l’enterrement : il se composait d’un prêtre en surplis, d’un chantre, d’un enfant de chœur et du serpent. Quatre paysans, vêtus de blouses, portaient la bière au moyen de deux traverses, que chacun d’eux tenait par un bout.

Deux personnes seulement suivaient le cercueil… une femme en noir, qui tenait par la main une petite fille, aussi vêtue de deuil. De la distance où j’étais, il m’était impossible de distinguer leurs traits.

Claude Gérard, monté sur le revers de la fosse, regardait le cortège s’approcher avec une profonde tristesse.

— Pauvre créature… — dit il, — poursuivie… humiliée jusqu’à la fin… Sans son enfant et cette vieille servante… personne n’eût suivi son cercueil…

Le peu de paroles que m’avait dites Claude Gérard au sujet de la mort de cette femme, me serraient le cœur. Il me semblait que je n’étais plus tout-à-fait étranger à ces funérailles, et que j’avais pour ainsi dire le droit de m’y intéresser.

Le convoi disparut pendant quelques minutes derrière la haie dont le cimetière était entouré, mais bientôt les chants se rapprochèrent, le cercueil entra dans l’enceinte… les deux personnes qui seules le suivaient, me furent d’abord cachées par les porteurs et par le prêtre ; mais, au tournant de l’allée du cimetière, je reconnus Régina… une femme âgée l’accompagnait…

Sans l’arbre vert au tronc duquel je m’appuyais, je serais, je crois, tombé à la renverse, de stupeur et d’effroi ; heureusement Claude Gérard ne put remarquer mon trouble : il était resté au bord de la fosse qu’il devait combler après avoir aidé à y descendre le corps.

Tremblant d’être vu et reconnu par Régina, je me jetai derrière le tronc branchu de l’arbre vert, et je m’y blottis à genoux, osant à peine respirer.

La figure de Régina avait la blancheur et l’immobilité du marbre ; ses trois signes noirs donnaient une expression étrange à ses traits pâles pétrifiés ; elle ne pleurait pas ; son regard sec et fixe s’attachait si opiniâtrement au cercueil, que dès que la marche irrégulière des porteurs lui imprimait quelque oscillation de droite ou de gauche, un léger balancement de la tête de Régina annonçait que son regard suivait la même direction.

Les moindres mouvements de cet enfant avaient une sorte de raideur automatique ; elle marchait, pour ainsi dire, par saccades, et comme si tout son être eût été sous l’empire d’une tension nerveuse. En me rappelant la brutalité avec laquelle j’avais enlevé Régina dans la forêt de Chantilly, je me rappelais aussi sa beauté ; en la retrouvant si cruellement changée, mon cœur se brisa, je fus obligé de mettre ma main sur ma bouche pour étouffer mes sanglots.

La femme âgée, qui tenait Régina par la main, pleurait beaucoup. Sa physionomie était douce et bonne. Il me parut que le curé disait les dernières prières sur le corps avec hâte et distraction. Lorsqu’il s’agit de descendre la bière au fond de la fosse, Régina parut faiblir et pour ainsi dire se ployer sur elle-même. La vieille servante fut obligée de la soutenir en la prenant sous les bras. Chose étrange ! cette enfant ne versait pas une larme ; son regard restait fixe, ses traits immobiles ; à peine ses lèvres, minces et pâles, se contractaient parfois, en se serrant l’une contre l’autre.

Enfin, le cercueil fut placé au fond de la fosse.

Régina parut alors faire un violent effort sur elle-même, se dégagea des mains de la servante, s’agenouilla au bord de l’ouverture béante, pendant que Claude Gérard commençait de jeter quelques pelletées de terre, qui résonnèrent sourdement.

À chaque pelletée de terre, Régina envoyait, pour ainsi dire, un baiser d’adieu au cercueil avec une expression de désespoir morne, glacé… mille fois plus déchirante que des explosions de sanglots.

Bien avant que la fusse fût comblée, le curé s’éloigna rapidement, suivi du chantre ; l’enfant de chœur qui portait la croix la mit sur son épaule, le serpent passa son instrument autour de son cou, et ils sortirent pêle-mêle du cimetière.

Régina et la servante restèrent seules au bord de la fosse, que Claude Gérard finissait de combler : l’enfant, toujours agenouillée, immobile comme une statue.

Mon attention fut distraite de cette contemplation poignante par une puérilité. Je sentis une âcre et forte odeur de tabac… je jetai les yeux du côté d’où venait cette odeur, et j’aperçus au-dessus de la haie de clôture du cimetière la tête d’un homme à figure sinistre ; il fumait imperturbablement sa pipe ; il avait le teint couleur de brique, et ses cheveux, légèrement grisonnants, étaient à peine couverts par une mauvaise casquette.

Malgré le douloureux spectacle qu’il avait sous les yeux, les traits repoussants de cet homme exprimaient une indifférence tellement cynique, que, saisi d’indignation, de dégoût, je détournai la vue, ramené d’ailleurs vers Régina par l’intérêt qu’elle m’inspirait…

Claude Gérard ayant terminé le remplissage de la fosse, contemplait silencieusement, comme moi, l’enfant toujours agenouillée. La vieille servante lui dit quelques mots tout bas, mais Régina, lui faisant un signe de la main, comme pour l’implorer, retomba dans son immobilité…

Je jetai, presque malgré moi, les yeux du côté où j’avais vu l’homme à figure sinistre, il avait disparu…

Soudain j’entendis au loin le tintement de grelots d’un attelage de poste et le bruit d’une voiture qui s’approchait rapidement.

À ce bruit que Régina ne parut pas remarquer, la vieille servante tressaillit, jeta un regard douloureux sur l’enfant, et de nouveau lui parla tout bas à l’oreille, mais aussi vainement que la première fois.

La voiture s’était arrêtée à la porte du cimetière.

Bientôt s’avança un mulâtre assez âgé, vêtu de noir et portant sur son bras un petit manteau, et un chapeau d’enfant ; il s’approcha de la servante et lui dit sèchement :

— Allons, Gertrude, la cérémonie est finie, vous savez les ordres de M. le baron ?

Gertrude lui montra d’un regard suppliant Régina toujours agenouillée.

— Elle ne restera pas là toute la journée, n’est-ce pas ? — dit le mulâtre. — Un quart d’heure de plus, un quart d’heure de moins ne sont rien… Et, vous le savez, les ordres de M. le baron sont exprès…

— Régina… — dit la vieille servante d’une voix coupée de sanglots, — il faut partir… vous vous rendrez malade… venez, venez…

L’enfant fit un signe de tête négatif, et resta immobile.

— On ne peut pas non plus l’arracher de la tombe de sa mère, — dit Gertrude au mulâtre ; — que voulez-vous que je fasse ?

Le mulâtre haussa les épaules, et, s’approchant de l’enfant, lui dit :

— Mademoiselle… j’ai l’ordre de vous ramener aussitôt que tout cela sera fini… M. le baron, votre père, le veut ainsi… veuillez donc me suivre.

Régina ne changea pas de position.

— Mademoiselle, — reprit le mulâtre, — je vous en prie… venez… ou je serai obligé de vous emporter.

L’enfant ne bougea pas.

— Il faut en finir, pourtant, — dit le mulâtre.

Et il s’approcha vivement afin sans doute de la prendre entre ses bras.

Je m’attendais à des pleurs, à des débats pénibles… il n’en fut rien…

Régina se laissa emporter sans aucune résistance, sans prononcer une seule parole.

Seulement, lorsqu’elle fut entre les bras du mulâtre, elle tourna la tête vers la fosse… sur laquelle elle continua d’attacher un regard fixe, obstiné, comme celui dont elle avait suivi le cercueil… Tant qu’il lui fut possible d’apercevoir la terre fraîchement remuée, l’enfant ne la quitta pas des yeux… envoyant de temps à autre, dans l’espace, un dernier baiser d’adieu.

Bientôt Gertrude et le mulâtre, qui emportait Régina, tournèrent la haie, et je les perdis de vue.

Quelques minutes après, les chevaux, lancés au galop, emmenaient la voiture.

Cette scène étrange, si inattendue, me frappait comme une apparition, comme un rêve.

Il fallut que Claude Gérard m’adressât deux fois la parole pour me tirer de ma stupeur. Il paraissait d’ailleurs aussi profondément ému que moi ; dans notre distraction commune, nous oubliâmes non loin de la fosse, au pied du cyprès, la pioche et la pelle dont nous nous étions servis, et nous regagnâmes le village.