Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/IV/6

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VI


CHAPITRE VI.


l’école.


« La mère de Régina est morte, et si malheureux que soit ton sort, il l’est peut-être encore moins que celui qui est réservé à cette pauvre enfant » — m’avait dit Claude Gérard. Cette pensée résumait pour moi le triste spectacle auquel je venais d’assister.

Et pourtant je pus échapper à l’obsession obstinée de cette pensée et m’acquitter, à la grande satisfaction de mon maître, de la part qu’il m’attribua dans ses travaux du jour, réservant pour mes heures de solitude et de repos nocturne le triste bonheur de savourer à loisir les amers souvenirs, les idées de toutes sortes qu’avait fait naître en moi la scène dont j’avais été témoin.

D’ailleurs, la variété de mes occupations durant le restant de la journée, la surprise que plusieurs particularités de la condition de Claude Gérard, l’instituteur, me causèrent, auraient, je crois, suffi à me distraire de mes préoccupations au sujet de Régina. J’appris aussi, dans la matinée, qu’elle ne devait plus revenir dans ce village : la maison habitée par sa mère jusqu’à sa mort allait être mise en vente.

Tel fut l’emploi de la journée de Claude Gérard, l’instituteur communal. Sauf quelques variétés dans les travaux manuels, elles étaient généralement toutes ainsi partagées.

Après l’enterrement nous nous rendîmes à la maison ; Claude Gérard s’arma d’une sorte de large ratissoire en bois, emmanchée d’une longue perche ; il me donna à porter un seau et une pelle creuse, pareille à celles dont se servent les mariniers pour étancher l’eau de leurs bateaux, et nous nous mîmes en marche, moi fort curieux de savoir ce que nous allions faire, Claude Gérard calme et grave comme de coutume.

En quelques minutes nous gagnâmes une petite prairie confinant le village, et à l’extrémité de laquelle une source souterraine alimentait le lavoir public, réservoir d’eau alors noirâtre, vaseuse, grossièrement entouré de pierres plates formant parapet.

Claude Gérard, malgré le froid, ôta ses gros sabots, releva son pantalon jusqu’aux genoux, rehaussa sa blouse au moyen d’une corde dont il ceignit ses reins, et me dit :

— Mon enfant, nous allons curer ce lavoir… Il serait malsain pour toi d’entrer dans l’eau… je vais y aller ; j’attirerai la bourbe avec ce râteau… tu la mettras dans ce seau, et tu iras la répandre au pied de ces grands peupliers que tu vois là…

C’est avec la plus parfaite simplicité que l’instituteur m’avait donné cet ordre, et annoncé la part qu’il allait prendre lui-même à ce travail pénible et répugnant ; malgré mon ignorance des hommes et des choses, il me semblait exorbitant qu’un instituteur fût, non-seulement fossoyeur, mais encore cureur de lavoir ; je regardai Claude Gérard avec ébahissement.

Il devina ma pensée, sourit doucement, et me dit :

— Cela t’étonne beaucoup, n’est-ce pas, mon enfant, de voir un maître d’école, un homme savant… comme on m’appelle, curer un lavoir ?

— Il est vrai, Monsieur, ça m’étonne…

— Et cela te semble humiliant pour moi, n’est-ce pas ?…

— Oui, Monsieur.

— Pourquoi cela ?

— Dam… Monsieur, quand on est savant comme vous… entrer dans la bourbe, et la ramasser avec un grand râteau, ça me semble bien humiliant.

— Écoute-moi, mon enfant… Les pauvres femmes qui viennent laver leur linge dans cette eau remplie de vase… le remportent presque aussi sale qu’elles l’avaient apporté ; de plus, il lui reste une horrible odeur de bourbe ; aussi, bien souvent les petits enfants qu’elles enveloppent de ces langes humides, infects, tombent malades, et gagnent de mauvaises fièvres ; mais, une fois le lavoir curé, la bourbe enlevée… ces malheurs n’arriveront plus.

— À la bonne heure, Monsieur… mais il y a bien d’autres personnes qui pourraient s’occuper de cela à votre place… car elles ne pourraient…

— Car elles ne pourraient me remplacer ailleurs, n’est-ce pas ?

— C’est ce que je voulais dire, Monsieur.

— Tu as raison, mais il s’agit ici d’un devoir que j’ai promis d’accomplir, il me faut tenir ma promesse. Quant à l’humiliation, où est-elle ? Si j’avais de l’orgueil, ne pourrais-je pas, au contraire, me dire : je fais à la fois ce que tout le monde peut faire, et ce que tout le monde ne peut pas faire… je suis donc doublement avantagé. Mais, sans raisonner ainsi, il me suffit de me dire, mon enfant, qu’il n’y a jamais d’humiliation à accomplir une tâche utile et profitable à tous.

Je ne trouvai rien à répondre.

— L’humiliation consiste-t-elle à aller jambes nues dans la vase ? Alors, mon enfant, — reprit Claude Gérard en souriant, — ces beaux Messieurs riches et nobles, qui, chaque hiver, viennent chasser dans nos marais, s’humilient bien plus profondément que moi, car ils entrent dans la bourbe jusqu’au ventre, pour le plaisir de tuer quelques pauvres oiseaux ; allons, mon enfant, du courage et du contentement au cœur… notre travail sera utile à tous… Dépêchons-nous… il faut que nous soyons de retour à midi pour préparer la classe…

Et Claude Gérard, se mettant bravement à l’œuvre, à grands coups de râteau ramena un épais limon sur la berge du lavoir, je remplissais mon seau de cette vase, et j’allais la déposer tout le long d’un grand rideau de peupliers.

Je l’avoue, l’exemple, les paroles de Claude Gérard, en relevant à mes yeux le travail auquel je participais, me le rendirent moins pénible, moins répugnant.

Mon nouveau maître, afin sans doute de m’encourager encore, me dit, au bout d’une heure :

— Ce printemps, mon enfant, nous viendrons visiter ces peupliers… Grâce au limon que tu déposes à leur pied, tu verras comme ils pousseront verdoyants et touffus, car cette vase, si mauvaise dans le lavoir… devient un excellent engrais pour ces beaux arbres, dont elle nourrit les racines… Eh bien ! dis, cher enfant, te sentiras-tu humilié d’avoir contribué à rendre ces grands arbres plus beaux, plus vigoureux que jamais, en jetant quelques seaux de vase à leur pied ?

— Oh ! non. Monsieur,… je viendrai, au contraire, les voir avec plaisir, — m’écriai-je, de plus en plus enchanté des réflexions de Claude Gérard.

Et tel est le caractère des enfants que ce n’est pas sans une certaine satisfaction d’amour-propre que je terminai une tâche commencée d’abord avec dégoût.

Si j’insiste ainsi sur quelques-uns des enseignements pratiques de Claude Gérard, c’est qu’ils eurent une action décisive, presque incessante sur ma vie ; je dois dire aussi à ma louange peut-être, ou plutôt à celle de Claude Gérard, que ses enseignements simples, clairs, logiques, pénétrèrent presque immédiatement et très-avant dans mon esprit et dans mon cœur, tandis que c’est avec un certain malaise moral, avec une répugnance instinctive, que j’avais accepté les exécrables maximes du cul-de-jatte que Bamboche me prêchait naguère.

Après avoir ainsi commencé le curage du lavoir, nous revînmes en hâte au logis ; un morceau de pain noir et quelques noix composèrent notre déjeûner, puis j’aidai Claude Gérard à faire dans l’écurie les préparatifs de sa classe, préliminaires singuliers, qui ajoutèrent un nouvel étonnement à mes étonnements de ce jour.

Les vaches ne sortant que rarement par le mauvais temps de l’hiver, leur présence presque habituelle durant cette saison rétrécissait de beaucoup l’espace laissé aux élèves de Claude Gérard. Du reste, je n’ai jamais bien pu comprendre, si l’on devait dire que les élèves étaient dans l’étable, ou que les vaches étaient dans la classe, le local se trouvant à-peu-près également partagé entre l’espèce humaine et l’espèce bovine.

Ainsi, du côté droit, se trouvaient le râtelier, la mangeoire et une litière de fumier vieux de deux ou trois mois, qui exhalait une puanteur insupportable, tandis que, au long de la muraille gauche, j’aidai Claude Gérard à placer quelques tréteaux boiteux sur lesquels nous posâmes des planches ; devant ces tables portatives nous alignâmes plusieurs bancs dans une sorte de boue fangeuse, infecte ; car la pente du sol de l’étable amenait à cet endroit le suintement fétide de toutes les immondices des animaux.

Nous faisions ces préparatifs presque au milieu de l’obscurité ; car rien n’était plus sombre que ce local de vingt pieds de longueur environ, seulement éclairé d’un côté par la porte d’entrée, de l’autre par la petite croisée du réduit entouré de claies qui servait de chambre à l’instituteur. Le plafond très-bas, composé de solives à jour, drapées d’épaisses toiles d’araignées, laissait apercevoir le foin et la paille dont le grenier était rempli. Quand venait le froid, on fermait la porte ; alors les deux tiers de l’étable se trouvaient plongés dans les ténèbres ; de sorte que, sur une trentaine d’enfants, cinq ou six seulement pouvaient travailler à la lueur du jour que filtrait la petite fenêtre de Claude Gérard. L’instituteur remédiait d’ailleurs autant qu’il le pouvait à cet inconvénient, en appelant tour à tour chacun des enfants relégués au fond de la partie la plus obscure de l’étable, et les faisant travailler environ un quart d’heure dans sa chambre et sous ses yeux.

À peine avions-nous préparé les tréteaux et les bancs, que les enfants commencèrent d’arriver. Le temps, assez clair le matin, s’était couvert, refroidi ; la neige tomba abondamment ; force fut donc de fermer la porte de cette étable encombrée de bestiaux et d’enfants, il y fit alors presque nuit.

Blotti dans un coin, j’assistai, avec une vive curiosité, à la première leçon que je voyais donner. Les rustiques écoliers de l’instituteur, au lieu d’être bruyants, tapageurs, indociles, et de ne voir, pour la plupart, dans les heures d’école, qu’un travail ennuyeux ou indifférent, étaient calmes, soumis, attentifs, me parurent, si cela se peut dire, non seulement s’intéresser, mais se plaire, s’amuser aux enseignements de Claude Gérard, et avoir pour lui une affection presque filiale.

Je compris plus tard, en l’expérimentant moi-même, comment, à l’aide d’un procédé d’enseignement à la fois ingénieux et simple, où se combinaient la curiosité, l’amour-propre et l’esprit d’imitation (ces trois leviers tout-puissants sur l’enfance), Claude Gérard parvenait à des résultats aussi prompts que satisfaisants ; toujours bon, calme, indulgent, patient, pénétré de la sainteté du sacerdoce qu’il exerçait, et surtout guidé, soutenu, encouragé par son amour profond pour les enfants, il étudiait leurs caractères, leurs instincts, leurs passions, et savait presque toujours faire tourner au bien ces différents essors naturels qui, comprimés, faussés, mal dirigés, fussent devenus des vices et des passions mauvaises.

La leçon durait depuis une demi-heure environ, lorsque la chaleur de l’étable et l’odeur du fumier, encore augmentées par cette agglomération d’enfants, devinrent si suffocantes, si délétères, que je ressentis ainsi que plusieurs écoliers, des nausées, une sorte d’étouffement, accompagnés de violents maux de tête, et la sueur ruissela de mon front.

Il fallut enfin ouvrir la porte de l’étable dont l’atmosphère n’était plus respirable. Un courant d’air vif et froid succédant brusquement à une température étouffante, je frissonnais, la sueur se glaçait sur mon front. Au bout de quelques instants l’on referma la porte, mais alors, ainsi que ces pauvres enfants, presque tous misérablement vêtus, je grelottais transi. J’appris plus tard par Claude Gérard que ces soudaines alternatives de chaud et de froid, que cet air vicié, infect, au milieu duquel vivaient ces pauvres créatures, leur causaient fréquemment des maladies graves, quelquefois mortelles ; rarement un élève pouvait suivre les leçons quinze jours de suite.

La classe terminée, c’était un samedi soir, je ne l’oublierai jamais, grâce à la circonstance suivante : Claude Gérard prit un grand sac divisé en deux compartiments, me donna un panier, et me dit :

— Allons, mon enfant, suis-moi.

Et il ajouta en souriant :

— Cette fois encore tu vas bien t’étonner de l’humiliation à laquelle je m’expose…

— Comment cela, Monsieur ?

— Nous allons demander de porte en porte, dans le village… notre nourriture pour la semaine prochaine, mon enfant…

Ces mots me causèrent un nouvel ébahissement.

— Le salaire que l’on m’accorde pour remplir mes fonctions d’instituteur et m’occuper des travaux que tu as partagés, cher enfant, est tellement insuffisant, que je suis obligé, comme mes confrères des autres communes, d’avoir recours à la charité publique afin d’avoir à-peu-près assuré le pain de chaque jour ; puis, la plupart de mes écoliers sont si pauvres, que leurs parents préfèrent me payer leur petite rétribution en nature… Allons, mon enfant, parle franchement :… n’est-ce pas là pour moi le comble de l’humiliation ?

— Moi, qui ai l’habitude de mendier, — dis-je à Claude Gérard, — je ne trouve pas cela humiliant… mais vous, Monsieur, vous qui êtes savant et qui rendez tant de services au village ?…

— Justement mon enfant, j’ai la conscience de rendre quelques services à tous, aussi je n’éprouve aucune humiliation à recevoir de chacun ce qu’il peut me donner, pour m’aider à vivre… puisque je n’ai pas d’autres ressources… si j’étais, au contraire, oisif, inutile ou paresseux, je commettrais une dégradante lâcheté en acceptant de pauvres gens un morceau de leur pain. Allons, viens, mon enfant, peut-être ton repas de ce soir sera-t-il moins frugal que celui d’hier, car mes petites provisions étaient épuisées…

À chaque instant, pour ainsi dire, Claude Gérard me donnait ainsi un nouvel exemple de sa résignation, remplie cependant de dignité de soi ; je le suivis dans sa tournée.

En me rappelant plus tard ce nouvel incident de la journée, et en y réfléchissant, j’ai eu la mesure de la considération dont devaient jouir, parmi les populations, ces instituteurs… qui, les moyens matériels leur étant donnés, pourraient cependant, en vingt ans, changer la face d’un pays, et créer une génération toute nouvelle, par le seul fait de l’éducation… mais il est sans doute des raisons politiques qui s’opposent à cette grande régénération sociale…

Claude Gérard était généralement aimé, respecté même ; cependant, en raison de son existence misérable, et des fonctions accessoires qu’il remplissait, on le mettait au niveau d’un bon berger ou d’un honnête et intelligent garçon de charrue.

Les pauvres gens l’affectionnaient surtout : ce fut avec une cordialité fraternelle que ceux-là nous firent leur modeste offrande, l’un d’une petite mesure de légumes secs, l’autre de quelques fruits ; ailleurs c’était un peu de seigle, ou un boisseau de pommes de terre, somme toute, nous étions, comparativement, beaucoup moins bien traité par ceux des habitants du village qui avaient quelque aisance ; ceux-là éprouvaient contre l’instituteur une sorte de jalousie mêlée de dédain, qui se traduisait par de fréquentes tentatives d’humiliation ; mais l’on n’humiliait pas facilement Claude Gérard.

Quelques petits propriétaires, appartenant à la faction du curé, voyaient d’ailleurs l’école d’un mauvais œil ; ils trouvaient inutile, malséant, dangereux, de répandre l’enseignement dans la populace : — « Si tout le monde savait lire, — disaient ingénument ceux-là, — à quoi distinguerait-on l’enfant d’un homme qui a quelque chose, de l’enfant d’un homme qui n’a rien ? » Aussi ces vaniteux concouraient-ils de tout leur pouvoir municipal à rendre presque impossible l’école de Claude Gérard, le reléguant dans une étable infecte, malsaine, et défendant aux gens qu’ils pouvaient tenir dans quelque dépendance, d’envoyer leurs enfants à sa classe. Chez ces superbes personnages, notre collecte fut mince et presque toujours injurieusement donnée. Une moitié de pain d’une dureté de roche, quelque morceau de lard rance, ou quelque fromage moisi, telle fut à-peu-près notre récolte chez plusieurs notables du village.[1]

Deux ou trois fois cependant, au milieu de ces rudes épreuves, tout malheureux enfant abandonné, vagabond, mendiant que naguère j’étais encore, je sentis mon cœur se révolter, mon front rougir de colère en entendant de dures et méprisantes paroles accompagner la dédaigneuse aumône qu’on nous jetait… Mais, à ma surprise croissante, l’inaltérable sérénité de Claude Gérard ne se démentait pas, et, par son attitude, par son maintien, par sa physionomie, il semblait ne pas soupçonner un moment que l’on pût songer à l’humilier. Cette conscience d’être toujours au-dessus de l’outrage n’est-elle pas quelquefois le comble de la dignité ?

Nous revînmes à l’école, mon panier et le sac de Claude Gérard à-peu-près remplis.

Le jour tirait à sa fin ; la neige continuant de tomber abondamment, s’était, durant notre absence, amoncelée devant la porte de l’étable. Claude Gérard, voulant déblayer l’entrée, chercha la pelle que nous avions oubliée au cimetière, ainsi que la houe, après avoir creusé et comblé la fosse de la mère de Régina.

— La pelle est restée près de l’arbre vert dans le cimetière, — dis-je à Claude Gérard, — je vais aller la chercher, Monsieur…

— Soit, mon enfant, — me répondit-il, — car si la neige s’amoncelle en dehors de l’étable, au moindre dégel nous serons inondés ; mais trouveras-tu bien ton chemin ?

— Oh oui, Monsieur, soyez tranquille, — et je me dirigeai rapidement vers le cimetière.




  1. Ces tristes tableaux des moyens d’éducation donnés aux populations agricoles, loin d’être exagérés, sont malheureusement bien au-dessous de l’effrayante vérité. Nous continuons de citer l’ouvrage officiel de M. Lorrain, pages 5, 6, et 156.

    « — Les leçons se donnent presque toujours dans des écuries malpropres, où l’on ne respire souvent qu’un air infect.

    » — En général les classes sont étroites et insalubres ; j’ai vu des enfants réunis dans une écurie, à côté des chevaux.

    » Souvent l’école se tient dans des écuries, des granges humides, des salles basses, des caves où l’on est obligé de descendre en rampant ; dans un local d’une petitesse incroyable, dont nous citerons un exemple : — l’école de P*** n’a que douze pieds carrés ; dans ce local se trouvent réunis, au fort de l’hiver, quatre-vingts élèves, lorsque cet amas d’enfants n’a d’autre secours pour respirer l’air qu’une croisée de la grandeur d’un carreau… Combien la privation d’un air pur doit-elle être plus préjudiciable encore à la santé de ces jeunes campagnards, arrachés à l’air libre des champs, et transplantés dans ces prisons étouffantes, dans ces cloaques étroits, infects, malsains, où le jour pénètre à peine, et qui offrent aux pieds nus des enfants un sol humide, sans carreaux, sans pavés…

    » ..... J’insisterai sur les rapports uniformes d’un grand nombre d’inspecteurs qui n’hésitent pas à voir dans ces foyers d’infection la cause d’une foule de maladies graves, épidémiques, quelquefois annuelles, qui attaquent la jeunesse des écoles.

    » — Il est un abus que nous avons observé dans les campagnes, c’est l’absence de tous moyens hygiéniques pour renouveler l’air par des croisées ou des ventilateurs. Aussi avons-nous appris sans étonnement qu’après quinze jours de présence la plupart des enfants tombent malades, et quittent l’école. (Meuse.)

    » — La salle d’école est très-malsaine, j’ai reconnu qu’il est dangereux de l’habiter ; l’instituteur m’a déclaré que les enfants sont souvent malades. (Haute Marne.)

    » — Le local des classes est presque partout malsain, mal aéré, mal éclairé ; je suis certain que les trois quarts des maladies des enfants proviennent de leur séjour dans ces classes infectes ; dans le local de beaucoup de ces classes se trouvent des matériaux sous lesquels il ne serait pas rare de trouver des reptiles. (Calvados)

    » — Vous ne trouvez ici chez les enfants que des teints pâles, des visages abattus, que de la langueur dans tous les mouvements ; les parents, avertis par une fâcheuse expérience, retirent successivement les enfants de l’école. (Vaucluse.)

    » — L’école communale est si petite, si malsaine que, tous les hivers, il y a une épidémie qui enlève un grand nombre des enfants qui fréquentent l’école. (Somme.)

    Et plus loin, page 61 :

    « ..... Nous disons donc que l’instituteur était souvent regardé dans la commune sur le même pied qu’un mendiant ; — que les maires, quand ils voulaient donner à l’instituteur une marque d’amitié, le faisaient manger à la cuisine ; que, dans bien des endroits, ils n’étaient pas payés en argent, mais que chaque famille mettait de côté ce qu’elle avait de plus mauvais dans sa récolte pour donner à l’instituteur, lorsqu’il viendrait mendier à chaque porte, la besace sur le dos. — Nous disons que l’instituteur n’était pas toujours bien venu à réclamer dans un ménage son petit lot de pommes de terre, parce qu’il faisait tort aux pourceaux. »

    Puis viennent à l’appui des notes extraites des rapports des inspecteurs-généraux.

    » ..... On peut remarquer que dans les quatre premières communes de ce canton, il n’est pas question de rétribution pécuniaire : les instituteurs vivent de ce que les parents veulent bien leur donner lors de chaque récolte.

    » — Les instituteurs se contentent d’une certaine quête qu’ils font chez l’un et chez l’autre. Supposez, dans la saison des vendanges, M. l’instituteur allant de porte en porte, avec un brocotte, mendier quelques litres de vin, le plus souvent donné de mauvaise grâce (Seine-et-OiseÉtampes). Il y a dans plusieurs localités un mode de rétribution qui renferme quelque chose d’humiliant pour l’instituteur, en l’assimilant en quelque sorte à l’individu qui tend la main pour recevoir la récompense de ses peines… et quelle récompense !… des pois ! »