Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/IV/8

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VIII


CHAPITRE VIII.


les anniversaires.


Pendant les premiers jours qui suivirent l’inhumation de la mère de Régina, d’absurdes bruits avaient été répandus par quelques vieilles femmes du village au sujet de prétendues apparitions qui auraient eu lieu dans la petite maison isolée que la pauvre jeune femme avait occupé jusqu’à sa mort ; mais peu après ces rumeurs cessèrent, grâce aux efforts de Claude Gérard qui me parut singulièrement contrarié de cette superstitieuse crédulité, et de l’attention qu’elle attirait sur la petite maison, qui fut d’ailleurs vendue deux ou trois mois après.

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Du jour où j’avais vu Régina assistant aux funérailles de sa mère, de ce jour qui fut aussi le premier que je passai chez Claude Gérard, datait pour ainsi dire le commencement de ma réhabilitation ; je me plaisais avec une tristesse plus douce qu’amère à confondre ces deux anniversaires dans ma pensée.

J’avais d’ailleurs scrupuleusement accompli cette promesse faite à moi-même d’entretenir avec un pieux respect la tombe de la mère de Régina, modeste tombe où se lisait seulement gravé le nom de Sophie, nom de baptême de cette jeune femme, dernière humiliation infligée à sa mémoire, puisqu’on avait voulu que sa pierre funéraire ne portât ni le nom de sa famille ni le nom de son mari.

Claude Gérard, profondément touché de la triste fin de cette infortunée, avait approuvé mon désir de préserver ce tombeau d’une dégradation prochaine. Je l’entourai d’un treillage rustique qui, des deux côtés, venait circulairement aboutir au gros cyprès derrière lequel je m’étais blotti à la vue de Régina ; puis, tout autour de la pierre tumulaire, je plaquai du gazon bien vert, et je sablai de beau sable jaune l’étroite allée qui contournait cette petite pelouse ; j’avais enfin ménagé, pour la saison des fleurs des bois et des prés, une plate-bande en forme de corbeille à l’extrémité du gazon.

Plusieurs fois par semaine, je venais passer dans ce jardinet mélancolique une partie des récréations que m’accordait Claude Gérard.

L’hiver détruisit les dernières fleurs que j’avais plantées durant l’automne qui précéda le premier anniversaire de ces funérailles ; mais, vers le milieu de février, les perce-neige et les primevères sauvages dont nos prairies étaient couvertes, commencèrent de fleurir, et, le 27 février au matin, jour du bout-de-l’an, j’avais changé la plate-bande de la pelouse, alors très-verte, en une véritable corbeille de fleurs rustiques lilas et blanches, couleurs mélancoliques et douces d’une fraîcheur charmante.

Ma tâche accomplie, le sable de l’allée bien nivelé, je m’étais un instant reposé sur un banc de bois élevé par moi au pied du cyprès…

M’abandonnant alors à mes souvenirs, je pensais qu’à cette même place, une année auparavant, j’avais, pour la première fois, revu Régina… depuis son enlèvement dans la forêt de Chantilly.

Soudain, un bruit de chevaux de poste et de voiture, d’abord lointain, se rapprocha de plus en plus ; un secret pressentiment me fit tressaillir, j’éprouvai au cœur une violente commotion…

Bientôt la voiture s’arrêta ; quelques secondes après je vis Régina s’avancer, vêtue de noir, comme elle l’était l’année précédente.

La vieille servante lui donnait la main, le mulâtre à sombre figure suivait quelques pas en arrière.

Je restai un moment immobile, à la fois charmé, ravi et cependant frappé de stupeur ; mais voyant Régina s’approcher, je me sauvai aussi épouvanté que si je m’étais rendu coupable de quelque mauvaise action ; je franchis d’un bond l’entourage du jardin, et je m’élançai à travers champs, non sans entendre pourtant une exclamation de surprise et de joie que la vue des fleurs qu’elle s’attendait si peu à trouver sur la tombe de sa mère, arracha sans doute à Régina.

J’arrivai en hâte chez Claude Gérard.

— Mon ami ! — m’écriai-je en entrant (il avait désiré que je l’appelasse ainsi), — mon ami, si l’on vient demander qui a soigné la tombe de cette pauvre jeune dame, je vous en supplie, ne dites pas que c’est moi.

Mon inquiétude, mon effroi, mon désir d’échapper à la reconnaissance légitime que méritaient mes soins désintéressés, étonnèrent vivement Claude Gérard ; il devina que je ne lui disais pas tout… Depuis un an, son influence sur moi avait beaucoup augmenté ; aussi, pressé de questions, je n’eus pas la force de lui taire mon secret, c’est-à-dire mon amour enfantin pour Régina.

Je cachai pourtant à Claude Gérard le vol du porte-feuille et de la petite croix, la honte m’empêcha toujours de lui faire cet aveu.

Je m’attendais à voir mon maître irrité contre moi ; il n’en fut rien ; seulement il me dit :

— Dans quelques années, mon enfant, je te rappellerai la confidence que tu viens de me faire ; jusque-là continue d’entretenir cette tombe avec vénération ; si l’on s’informe, je dirai que c’est moi qui ai accompli ce devoir, ou plutôt que tu as agi par mon ordre.

Régina voulut, en effet, savoir qui avait pris tant de soin du tombeau de sa mère ; avant de quitter le village, le mulâtre, domestique de confiance, se rendit lentement au presbytère pour s’enquérir du fait. Le curé était absent, mais, à son défaut, le mulâtre trouva dame Honorine qui, avec une merveilleuse présence d’esprit mercantile, répondit :

— C’est par ordre de M. le curé que notre fossoyeur a entretenu cette tombe avec tant de soin. Cet homme est payé pour cela, vous n’avez donc rien à lui donner, Monsieur. Mais votre offrande revient de droit à la fabrique, et si vous le désirez, on continuera au même prix.

Le mulâtre fit donc son offrande à la fabrique, conclut le même marché pour les années suivantes, et repartit le soir même avec Régina qui, de ce moment, crut toujours que les soins donnés au tombeau de sa mère avaient été et étaient des soins intéressés et payés.

Depuis ce jour, chaque anniversaire de la mort de la mère de Régina fut pour moi la source d’émotions indéfinissables. L’année se passait ainsi presque rapidement, grâce à l’impatience, à l’anxiété mêlée d’espérance et de crainte avec laquelle j’attendais ce jour unique entre tous les jours, qui ramenait Régina au village.

Lors du troisième anniversaire, ayant remarqué du creux d’une haie où je m’étais blotti, que Régina restait auprès de la tombe de sa mère jusqu’à la nuit, quelle que fût l’inclémence du temps, j’avais, au moyen d’une natte de paille, maintenue par des perches, improvisé une sorte de toit au-dessus du banc adossé au cyprès ; je me félicitai d’autant plus de cette précaution que la neige tomba presque sans interruption durant cette journée.

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Ce fut ainsi que, d’année en année, je vis Régina grandir, et d’enfant devenir jeune fille. Ces rencontres, seulement annuelles et sans transitions, me rendaient plus frappant encore le développement des grâces de sa personne et de sa beauté qui devint éblouissante.

Lorsque Régina eut atteint l’âge d’environ seize ans, la perfection de sa taille élancée, la régularité de ses traits, le charme élégant et fier de sa démarche et de ses moindres mouvements étaient incomparables. Ses trois signes d’un noir d’ébène comme ses cheveux, rendaient plus éclatante encore la transparente fraîcheur de son teint et la pourpre de ses lèvres.

À chaque anniversaire sa physionomie exprimait, non plus une douleur poignante, mais une mélancolie grave et résignée, un profond recueillement… Elle restait quelquefois une heure, immobile, son front dans sa main, comme si elle eût opiniâtrement cherché la clé de quelque mystère ; souvent elle paraissait frémir d’une impatience pénible ; un jour, du fond de la cachette où je me blottissais d’habitude, je vis, en suite d’une de ces longues méditations, une indignation douloureuse contracter ses traits, des larmes couler sur ses joues, et elle s’écria :

— Oh ! ma mère ! ma mère !… je vengerai ta mémoire !…

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J’étais entré enfant chez Claude Gérard, j’y devins homme ; grâce à ses soins, à sa sollicitude toute paternelle, j’acquis en peu d’années une certaine instruction ; du reste, plus j’y songe, plus je suis émerveillé de la puissance de volonté dont Claude Gérard était doué : malgré des difficultés, des empêchements de toute nature, depuis l’insalubrité presque mortelle de son école, depuis le manque de livres les plus élémentaires, que les parents trop pauvres ne pouvaient donner à leurs enfants, et que lui ne pouvait non plus leur procurer (il suppléait en partie à cette pénurie par des manuscrits imitant l’imprimé, qui lui coûtaient une partie de ses nuits), jusqu’à la malheureuse et coupable insouciance des familles et au mauvais vouloir des autorités de la commune, Claude Gérard obtenait généralement des résultats incroyables.

Loin de borner l’éducation de ses élèves à la lecture et à l’écriture, il leur donnait autant que possible une institution utile et pratique pour leur condition.

Ainsi ses enseignements, clairs, simples, variés, touchaient et résolvaient toutes les questions fondamentales de l’agriculture, appropriées à la culture de la contrée qu’il habitait, sauvegardant ainsi toute une jeune génération contre les préjugés et la routine.

De plus, deux fois par semaine, Claude Gérard conduisait ses écoliers chez un petit nombre d’artisans établis dans la commune ; là, chacun, selon son goût, apprenait du moins les premiers rudiments d’un de ces états manuels, pour ainsi dire indispensables au cultivateur isolé dans sa ferme, à de grandes distances des villages ; ainsi la plupart des écoliers de Claude Gérard, devenant un peu charpentiers, serruriers et maçons, pouvaient au besoin étayer une charpente affaissée, ferrer une charrue ou consolider un mur crevassé ; afin d’obtenir des artisans ces leçons pratiques pour ses écoliers qui d’ailleurs leur servaient ainsi d’apprentis deux fois par semaine, et les aidaient dans leurs travaux, Claude Gérard donnait à ces artisans eux-mêmes certaines notions de géométrie et de mécanique élémentaires, applicables à leur profession, et très-nécessaires au charpentier pour la coupe et l’assemblage des bois, au maçon pour la taille des pierres et la bâtisse, au serrurier pour le calcul des ressorts, des poids et des leviers.

Les dimanches on herborisait et l’on apprenait à connaître et à employer une foule de plantes rustiques douées de vertus salutaires ; le jeudi, Claude Gérard enseignait le chant par une méthode admirable de simplicité, de clarté, dans laquelle les signes si horriblement indéchiffrables de l’écriture musicale étaient remplacés par des chiffres ordinaires, 1, 2, 3, 4, etc., etc., connus et lisibles par tous les enfants[1]. Claude Gérard écrivait lui-même ces simples et commodes partitions que ses écoliers copiaient ensuite ; chacun possédait ainsi sous un petit volume une sorte de bibliothèque musicale. L’influence de la musique sur les mœurs est un fait évident, que je n’insisterai pas à ce sujet ; l’effet de ces voix d’enfants et d’adultes à l’église le dimanche était plein de charme ; souvent aussi par de belles soirées d’été on se rassemblait pour chanter sous une futaie de grands arbres.

Claude Gérard complétait l’instruction de ses écoliers par l’explication sommaire et lucide des principaux phénomènes de la nature, et par quelques notions élémentaires d’hygiène, si indispensables à la salubrité des classes pauvres.

Quelques notions sur la loi (que personne n’est censé ignorer, et que l’immense majorité ignore de fait) en ce qui touche les principaux droits et devoirs des citoyens, l’analyse succincte des événements les plus importants, les plus glorieux de notre histoire, terminaient l’éducation des adultes.

Dans ces derniers enseignements, rapides, incomplets, mais tout palpitant de patriotisme, Claude Gérard enseignait, si cela se peut dire, l’amour de la france.

« — Mes enfants, — disait-il toujours, — vous avez deux mères… à qui vous devez amour, tendresse et respect, à qui vous devez votre sang, votre vie… c’est votre mère… c’est la France… Envers toutes les deux, les liens, les devoirs sont les mêmes… faire rougir l’une… c’est faire rougir l’autre… enorgueillir celle-ci… c’est enorgueillir celle-là… Avant tout, ayez donc le culte de la France… soyez fier de lui appartenir, de la servir, de la défendre… de la venger… cette bonne vieille mère… »

Cette ardente et naïve croyance à un être de raison qui s’appelle la France, saint enthousiasme qui a enfanté les immortels prodiges de la France républicaine… ferait sourire de pitié bien des esprits forts de ce temps-ci. Mais les rustiques intelligences, droites, énergiques et aimantes, qui s’étaient façonnées aux enseignements de Claude Gérard, avaient encore la candeur de s’enflammer d’un bel amour pour la patrie ; ils ignoraient que le patriotique élan de nos glorieux pères de 93 touchait au ridicule et au chauvinisme, injure inventée pour flétrir le niais et farouche dévoûment au pays, ainsi que disent ces mêmes esprits forts de la lâcheté, comme les appelait Claude Gérard.

Aussi, plus tard, les écoliers de l’instituteur, devenus hommes, éprouvaient un certain orgueil à servir la France, lorsque venait l’heure du recrutement ; c’est librement, fièrement, qu’ils payaient l’impôt du sang, au lieu de tâcher à lui échapper en se jetant dans les bois, pour y mener une vie de révolte et de vagabondage ; aussi les gens les plus hostiles à l’instituteur avouaient que, depuis dix ans qu’il avait action sur l’éducation des enfants, les réfractaires, autrefois si nombreux dans le pays, devenaient de plus en plus rares.

Encore une preuve frappante de l’influence de l’éducation, incomplète sans doute, mais remplie d’honorabilité, si cela peut se dire, que Claude Gérard était parvenu à donner à ces enfants, grâce à des prodiges d’intelligence, de dévoûment et de volonté.

Voici un fait bien remarquable :

La révolution de juillet éclata : dans beaucoup de provinces (la nôtre fut du nombre) il y eut quelques velléités de troubles, bientôt comprimées ; certains souvenirs de la révolution furent exploités par quelques hardis meneurs ; de malheureux paysans plongés dans la misère, dans l’ignorance, jaloux et haineux parce qu’ils étaient misérables et exploités, se laissèrent entraîner à des pensées de violence ; une partie de la population de deux communes voisines de la nôtre, s’étant soulevées aux cris de Guerre aux châteaux ! vinrent chez nous afin de recruter des jeunes gens pour marcher sur un magnifique château, situé à quelque distance de notre village, et occupé par un propriétaire jouissant d’une fortune considérable.

Je n’oublierai jamais cette journée, dont le résultat imprévu dut un instant avoir une si grande influence sur ma destinée.

Cette bande de paysans armés de fusils, de faux, de fourches, précédée d’un tambour, et, chose assez étrange, du serpent de l’une des paroisses, avait un aspect funeste et redoutable. Elle fit halte sur la grande place de notre village ; un roulement fut battu, les chefs appelèrent aux armes tous les bons enfants pour aller retourner le château de Saint-Étienne.

Bientôt prévenu de cet événement, Claude Gérard sortit de chez lui, et causa longuement avec les meneurs de cette bande, pendant que le maire et le curé fuyaient éperdus. Après cette conférence, l’instituteur promit de lever en une heure une vingtaine de garçons résolus, et de marcher à leur tête contre le château.

En effet, une demi-heure après, vingt-cinq jeunes gens de notre paroisse, armés tant bien que mal, se joignaient à la première bande sous la conduite de Claude Gérard, qui demanda comme faveur de former l’avant-garde.

Durant le trajet du village au château, ceux dont nous étions les auxiliaires, s’exaltant par leurs cris, par leurs chants, s’abattirent sur une maison isolée, y défoncèrent deux ou trois barils de vin, et l’ivresse vint se joindre à tant d’autres excitations mauvaises.

Notre troupe, loin de participer à cette orgie, profita de ce désordre et de ce retard pour marcher rapidement vers le château, sans que le restant de la colonne s’en inquiétât le moins du monde ; nous faisions après tout notre métier d’avant-garde.

Nous arrivâmes au château de Saint-Étienne. Claude Gérard me montra de loin le propriétaire de cette magnifique résidence. Ce personnage, ne soupçonnant pas le danger dont il était menacé, se promenait dans une avant-cour avec sa femme, ses enfants et plusieurs dames. Pour nous rendre au château, il fallait traverser un pont jeté sur un canal qui entourait le parc. Claude Gérard nous ordonna de garder ce pont, et quoi qu’il pût en arriver, d’en refuser le passage… à nos auxiliaires, sur lesquels nous avions cinq ou six cents pas d’avance.

Claude Gérard, allant alors droit au maître du château qui commençait à s’inquiéter de ces rassemblements armés, lui dit :

— Monsieur… ne craignez rien… une cinquantaine d’hommes, égarés par la misère ou par de mauvais conseils, ont résolu d’attaquer votre maison ; ils sont venus dans notre village nous demander main-forte ; au bout d’un quart d’heure de conférence avec eux, j’ai compris qu’il me serait impossible de les dissuader de leur dessein ; je me suis donc décidé à les accompagner afin de vous protéger au besoin… Monsieur, j’ai rassemblé ces braves garçons que vous voyez là-bas gardant le pont ; je ne désespère pas encore de calmer ces malheureux égarés dont nous nous sommes faits les auxiliaires pour les maintenir. Si je ne puis y parvenir, ces jeunes gens que j’ai amenés, et moi, nous vous défendrons ; ne m’ayez aucune reconnaissance. Monsieur, — dit Claude Gérard au propriétaire stupéfait, — je ne vous connais pas, mais en nous opposant, même au péril de notre vie, à un acte de violence que rien n’autorise, et qui n’a pas même le prétexte d’une vengeance légitime, c’est la cause, c’est l’honneur du peuple dont moi et ces jeunes gens faisons partie, que nous défendons. Rassurez-vous donc, Monsieur, tout ce que des gens de cœur peuvent humainement tenter, nous le tenterons pour faire respecter votre personne et votre propriété.

Puis Claude Gérard revint dans nos rangs, recommanda de nouveau la garde du pont, défendit qu’aucun de nous l’accompagnât, afin d’éviter une collision, et seul il s’avança vers la bande à moitié ivre qui n’était plus qu’à quelques pas de nous. Il fallut le sang-froid, la résolution, l’incroyable autorité que possédait naturellement Claude Gérard pour dominer la fureur de nos auxiliaires, lorsqu’il voulut leur faire comprendre la déloyauté et l’indignité de l’action qu’ils allaient commettre. L’un de ces malheureux, dans son exaspération, porta un coup de fléau à Claude Gérard ; mais, quoique blessé, celui-ci, doué d’autant de vigueur que de courage, terrassa son adversaire, le mit hors de combat, et continua d’en appeler aux généreux sentiments de ses adversaires. Le plus grand nombre fut sourd à ses exhortations, et marcha tumultueusement vers le pont ; mais une minorité assez considérable, cédant à l’influence de Claude Gérard, se rangea de son côté.

Que dire de plus ? Après une lutte heureusement courte et peu meurtrière, nos agresseurs se débandèrent en désordre de crainte d’une seconde attaque. Nous passâmes la nuit sous les arbres du parc, et, le lendemain, au point du jour, bien certains qu’aucun danger ne menaçait plus le château, nous revînmes au village.

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Ce fut au retour de cette expédition que Claude Gérard me dit ces mots que je n’oublierai jamais :

— Sais-tu, mon enfant, quels sont les instituteurs de ces deux communes dont la jeunesse a voulu se porter à ces violences ? Sais-tu entre quelles mains les gens qui gouvernent ont laissé tomber la sainte mission d’élever les enfants de ces deux villages et d’en faire d’honnêtes gens ? L’un de ces instituteurs est un cabaretier qui fait l’usure lorsqu’il n’est pas ivre. L’autre est un forçat libéré.[2] Hélas ! tels instituteurs, tels élèves.

— C’est impossible ! — m’écriai-je, — il n’y aurait pas de termes pour flétrir un mépris si criminel de ce qu’il y a de plus sacré au monde : l’éducation de l’enfance !

Claude Gérard me sourit amèrement, et me dit :

— Je n’accuse jamais à tort, mon enfant… Ce que je te dis est vrai… Sans doute ceux qui gouvernent, n’ont pas spécialement choisi un usurier ivrogne ou un forçat libéré pour dispensateurs de l’éducation du peuple,… mais les gouvernants, dans leur infernal machiavélisme, savent rendre les fonctions d’instituteur si précaires, si misérables, si humiliantes, si intolérables, qu’elles ne peuvent être acceptées que par des gens qui comme moi se vouent par conviction à ce dur sacerdoce, ou bien par des ignorants, des infirmes, des gens grossiers, ou des misérables que la justice a flétris.

— Mais dans quel but, — dis-je à Claude Gérard, — abaisser ainsi ces fonctions qui devraient être si hautement honorées ?…

— Dans quel but ? mon enfant ? — reprit Claude Gérard avec son triste et doux sourire, — parce que ces pouvoirs-là tiennent à gouverner des êtres abrutis par l’ignorance, par la misère ou par une crédulité superstitieuse,… parce que ces pouvoirs-là redoutent les populations éclairées auxquelles l’éducation donne la conscience de leurs droits et de leur force… Aussi fait-on tout au monde pour que les écoles des frères envahissent et remplacent nos écoles… Les frères façonnent l’enfance au renoncement de toute dignité humaine et à un servilisme dégradant… tu as lu leurs livres… ceux du P. Gobinet entre autres… et tu vois les générations que préparent à la France ces moines mystérieux dont personne ne connaît la règle et dont le souverain est à Rome.

— Mais ce calcul est horrible… — m’écriai-je, — et il est plus absurde encore. Hier, nous avons vu à quels excès peuvent se porter des malheureux égarés par de mauvais enseignements.

— Mon pauvre enfant, le pouvoir craint peu la violence ;… il l’écrase dans le sang,… mais il redoute les idées, que le fer et le plomb n’atteignent pas… Et, malheureusement, il faut le dire, le pouvoir a souvent les parents des enfants pour complices forcés, dans ces tendances abrutissantes… Et pourtant, si un père est civilement responsable devant la société des fautes que son enfant peut commettre jusqu’à un certain âge,… pourquoi ce père ne serait-il pas aussi, moralement et civilement, responsable de l’ignorance de son fils… l’ignorance… source de tout le mal… comme la misère ?…

— En effet, — dis-je à Claude Gérard, — cela serait juste.

— Hélas ! mon pauvre enfant… tant de choses sont justes… et qui s’occupe à les faire prévaloir ? Dans certains pays, il est vrai, le père qui n’envoie pas ses enfants à l’école est puni d’une amende… Il y a du bon dans cette mesure : car souvent il faut imposer sévèrement le bien… Et pourtant… une telle mesure serait-elle applicable ici ? Vois autour de nous : telle est la misère des populations, que ces pauvres gens ne peuvent se passer des services que leurs enfants leur rendent, soit en gardant les troupeaux tout le jour, soit en travaillant à la terre malgré la faiblesse de leur âge. Alors… que veux-tu ? Obligés de faire gagner à leurs enfants, par un rude travail, le peu de pain qu’ils leur donnent, ils ne peuvent les envoyer à l’école, et l’on n’a pas la force de blâmer ces malheureux parents. Oh ! misère !… misère !… — ajouta Claude Gérard avec un douloureux accablement ; — misère ! seras-tu toujours la source de tout mal sur la terre… ne viendra-t-il donc jamais le jour de la répartition légitime… et du bonheur de tous !…

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  1. Nous aurons occasion de revenir sur cette merveilleuse découverte de Galin, qui a donné un si magnifique développement à une excellente idée de Rousseau, et a fait de la musique vocale une science toute nouvelle et à la portée de tous, science que M. L. D. Émile Chevé et M. Aimé Paris, deux des plus fervents adeptes de Galin, ont vulgarisé avec autant d’éclat et de bonheur que de désintéressement, et qui obtiennent chaque jour des résultats presque incroyables.
  2. Nous le répétons, nous n’exagérons rien. Ces dernières citations de l’ouvrage officiel de M. Lorrain montreront entre quelles mains l’insouciance calculée du pouvoir a souvent laissé tomber l’éducation du peuple.

    Aude, arrondissement de Carcassonne. — Un certain V… exerce sans autorisation ; il mène une vie scandaleuse ; il est prétendu qu’il sort des bagnes. — Nièvre, arrondissement de Château-Chinon. — Je n’ai trouvé dans cette commune qu’un forçat libéré, qui exerçait clandestinement. — Gers, arrondissement de Lectours. — Pas d’autre école que celle de N…, homme taré, condamné pour usure et un peu buveur. — Gers, arrondissement de Mirande. — L’instituteur a une mauvaise réputation ; il est accusé de se livrer à l’usure. — Puy-de-Dôme, arrondissement de Thiers. — Il est urgent de remplacer l’instituteur, il a de fréquentes attaques d’épilepsie. — Basses-Pyrénées. — L’instituteur d’Aros est épileptique. — Hérault, arrondissement de Saint-Pons. — À l’époque de la belle saison où leur école est déserte, plusieurs instituteurs se donnent à louage comme domestiques ou bergers. — Aude. — L’instituteur est épicier. Il n’y a que MM. N. et V. instituteurs, qui font le métier de barbier avant ou après la classe. — Eure, canton de Vernon. — J’ai rencontré, parmi ces mauvais maîtres : un barbier, un tailleur et un facteur de voitures publiques. — Aude, arrondissement de Limoux. — L’instituteur, très-vieux et très-infirme, est frappé d’une surdité héréditaire. — Eure-et-Loir. — O…, l’instituteur, ancien garçon d’écurie, n’inspire aucune confiance aux parents. — Meurthe. — L’instituteur de Tramont-Lassier est sourd. — Saône-et-Loire. — On éprouve un sentiment pénible lorsqu’on est forcé de dire que l’instituteur est sujet au mal caduc. — Basses-Pyrénées. — J’ai remarqué, parmi ces mauvais instituteurs, un tiers au moins d’estropiés, boiteux, manchots, jambes de bois, etc., pour qui cette incapacité physique a été la seule vocation à l’état d’instituteur.

    Nous nous arrêtons dans ces pénibles citations, dont le nombre est énorme, et qui nous conduiraient trop loin. Terminons, en citant à l’appui de ce que nous avons avancé, les admirables paroles de M. Michelet.

    Elles renferment un grand enseignement pour qui sait comparer, attendre et espérer.

    « — Dans sa terrible misère, dit M. Michelet, la Convention voulut donner cinquante-quatre millions à l’instruction primaire… Temps singulier, où les hommes se disaient matérialistes, et qui fut en réalité l’apothéose de la pensée, le règne de l’esprit. — Je ne le cache pas, de toutes les misères de ce temps-ci, il n’y en a pas qui me pèse davantage : l’homme de France le plus méritant, le plus misérable, le plus oublié, c’est le maître d’école ; l’État l’abandonne aux ennemis de l’État. — Vous dites que les frères enseignent mieux. — Je le nie. — Quand cela serait vrai, que m’importe ? — Le maître d’école, c’est la France, — le frère, c’est Rome.— C’est l’étranger, c’est l’ennemi ; lisez plutôt leurs livres, suivez leurs habitudes et leurs relations. Flatteurs pour l’Université, et tous jésuites au cœur. » (Le Peuple, par Michelet, 141.)