Massiliague de Marseille/p1/ch08

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Éditions Jules Tallandier (p. 158-182).


VIII

LA PRAIRIE


Deux zones bien distinctes appartiennent encore, à peu près sans conteste, aux Peaux-Rouges.

La première est ce territoire indien, succession de plaines vallonnées, boisées dans le voisinage des rivières affluents de l’Arkensas qu’absorbe le Mississipi, partout ailleurs couvertes de hautes herbes comme les pampas de l’Argentine.

C’est là que vivent les Indiens, les uns sédentaires, à demi civilisés, ayant un semblant de gouvernement, des semblants d’école ; les autres, nomades, chasseurs, demeurés les ennemis irréductibles des blancs qui les ont spoliés.

Ces derniers ne se cantonnent pas dans l’État dit territoire indien. Ils errent aussi dans les immenses solitudes du Texas occidental, du Nouveau Mexique, de l’Arizona, de la Californie méridionale.

Cette vaste contrée, deux fois grande comme la France au moins, n’est qu’une succession de llanos et de déserts, au milieu desquels des cours d’eau, rares, asséchés pendant l’été, sont seuls bordés d’une végétation arborescente.

Vivant de rapines autant que de chasse, sans cesse en guerre entre elles, les tribus des libres fils du désert échappent dans ces solitudes à la lourde main des blancs, des Visages-Pâles, des Visages de femmes, des Faces malades, comme ils appellent les Américains.

Vallées fertiles, giboyeuses forêts, fleuve majestueux, la civilisation cruelle leur à tout pris. Ils gardent le désert, dont les sites désolés ravivent leurs haines et peut-être justifient leurs crimes.

Trois groupes principaux se partagent l’empire des solitudes dont il s’agit : les Apaches, dont les villages sont plus particulièrement établis dans l’État du Texas, le Nouveau-Mexique et la Californie ; les Comanches, les Séminoles.

Ces derniers groupes se disputent la suprématie dans le territoire indien et le llano Estacado.

Les plus intelligents sont les Séminoles. Leurs traditions confuses les représentent comme ayant donné le jour à une race très civilisée, qui brilla sur le monde comme le soleil lui-même, et sur qui s’appesantit un jour la colère du Grand-Esprit, lequel les dispersa et recouvrit de sable les monuments de leur grandeur.

Ils se sont confédérés, ont renoncé à la lance et aux flèches de leurs ancêtres pour s’armer de carabines de fabrication américaine et ont même adopté une certaine discipline dans le combat.

C’est ce que Marius, dont la prime jeunesse s’était écoulée au Texas, expliquait, le lendemain matin, à Scipion Massiliague, auprès duquel il s’était assis à l’ombre de quelques arbres.

Depuis longtemps, les champs cultivés qui avoisinent Oklahoma avaient disparu à l’horizon ; à perte de vue s’étendait une plaine ondulée couverte de hautes herbes roussies par le soleil et la sécheresse. Quand le vent inclinait les tiges, la surface de la prairie semblait se creuser en vagues, donnant l’impression d’une mer fauve.

Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, c’était le même paysage, sans un arbre. Le bouquet qui abritait les voyageurs n’avait point de pendant.

Les chevaux, entravés à quelques pas, paissaient d’une dent paresseuse l’herbe drue. Toute la nuit durant, leurs cavaliers les avaient poussés, avec la préoccupation d’augmenter la distance qui les séparait d’Oklahoma.

Vers dix heures du matin seulement, alors que les rayons du soleil commençaient à « piquer » douloureusement, Scipion et le Texien avaient consenti à s’arrêter, afin de laisser passer l’ardeur du milieu du jour.

Maintenant, après un repas frugal arrosé de l’eau d’une petite source qui sourdait à l’abri des arbres, ils vérifiaient leurs armes, tout en devisant.

— Oh ! Monsieur peut me croire, disait Marius. J’ai pratiqué autrefois tout ce pays, et je le connais comme ma poche. Ceux que vous essayez de rejoindre ont remonté le cours du Rio Grande del Norte, puis, d’après vos renseignements, ils ont fait un coude brusque à l’Est et se sont dirigés vers le territoire indien.

— Cela paraît ressortir des conversations de nos ennemis, mon pitchoun.

— Aussi, je n’y contredis pas, que Monsieur veuille bien le remarquer. Je répète l’itinéraire probable des amis de Monsieur, pour fixer la route à suivre en vue de les rencontrer.

— Alors, continue.

— Je suis aux ordres de Monsieur. La señorita Dolorès et son escorte, en s’éloignant du Rio Grande, ont franchi les montagnes Rocheuses et sont arrivés au bord du Rio Pecos.

— Après ?

— Là, le Llano Estacado s’étendait devant eux. S’engager en plein désert est toujours une entreprise hasardeuse, je dirai plus, inutile, puisque deux voies permettent de traverser ses solitudes sans grand danger de périr de soif.

— Deux rivières, n’est-ce pas ?

— Monsieur l’a dit. Deux affluents de l’Arkansas, qui enferment le Llano comme entre les dents d’une fourche. Au sud, la rivière Rouge ; au nord, la rivière Canadienne.

— Mais ces cours d’eau sont séparés par cinq ou six cents kilomètres de plaines incultes, et la Mestiza peut suivre l’un, tandis que nous la cherchons sur l’autre.

Cette fois, Marius secoua la tête :

— Que Monsieur me permette de lui faire connaître toute ma pensée.

— Je ne demande pas mieux.

— Alors, je prierai Monsieur de remarquer que la rivière Rouge est assez rapprochée de la ligne des forts Texiens, où l’État rassemble ses milices en cas de besoin.

— Je le concède.

— Dès lors, une troupe, qui suivrait la rivière, serait menacée durant tout le parcours d’être prise en flanc par les Américains.

— Et tu conclus ?

— Que la señorita a sûrement choisi la rivière Canadienne, que des centaines de kilomètres de llanos protègent contre les atteintes des milices. C’est donc elle qu’il s’agit de rejoindre…

— À la bonne heure, s’exclama Scipion, la vue de ces llanos me contristait. Au moins nous ne manquerons pas d’eau.

— Voilà ce que je n’oserais affirmer à Monsieur.

— Dans une rivière, il y en aura toujours assez pour nous.

— Ah ! Monsieur ne connaît pas les rios du pays de la soif. Durant la saison des pluies, ce sont des torrents mugissants qui roulent des eaux tumultueuses, tantôt au milieu de plaines basses qu’ils inondent, tantôt dans des gorges étroites, des barrancas où les flots écument, bondissent de rapides en rapides, de chutes en chutes. Vienne la saison sèche, les eaux baissent. Le fleuve devient rivière, la rivière devient ruisseau, puis le soleil semble boire le filet liquide, le sable paraît l’absorber, et il ne reste plus qu’un lit asséché, avec, de loin en loin, quelques mares alimentées par des sources souterraines.

— Pécaïre, soupira, Scipion voilà une agréable contrée !

— Oh ! que Monsieur ne se décourage pas. Malgré tout, au voisinage des fleuves, le sous-sol, gorgé d’humidité pendant l’hivernage, en conserve assez pour nourrir une végétation relativement abondante. Les animaux du désert se rassemblent aux abords des sources permanentes. Gibier, ombre et eau, le voyageur trouve tout ce dont un homme a besoin pour vivre.

Puis avec un accent songeur :

— Il est vrai qu’il trouve aussi des gens dont il éviterait soigneusement la rencontre, si cela était en son pouvoir.

— Quels gens ?

— Les pirates du désert, blancs ou rouges, qui, eux aussi, se tiennent dans le voisinage des cours d’eau.

Massiliague haussa dédaigneusement les épaules.

— Monsieur est très brave, reprit le Texien, mais il aurait tort de mépriser ceux dont je parle. Il n’y a point de courage qui puisse parer une balle tirée par derrière ; pas de valeur qui ne succombe dans un guet-apens.

— Allons, tu veux m’effrayer.

— Que Monsieur ne le pense pas. Je désire seulement démontrer à Monsieur la nécessité de la prudence. Dans le désert, il faut se défier de tout : des herbes qui cachent aisément un ennemi, du rocher derrière lequel une carabine vous vise peut-être ; de l’arbre dont le feuillage est capable de receler un Indien, de la source où le pirate s’embusque pour attendre le cavalier altéré. Le voyageur doit voir à droite, à gauche, en avant, en arrière, et quand il a pris toutes les précautions possibles, il est encore sage à lui d’agir comme s’il ne les avait pas prises.

À présent Scipion paraissait intéressé :

— Tu es sûr de ne pas forcer le tableau ? fit-il enfin.

— Monsieur aura la bonté de reconnaître bientôt que je suis resté au-dessous de la vérité.

— Eh bien, mon fils, tes paroles m’enchantent.

— Monsieur dit ?

— Que je me persuade de plus en plus qu’au désert nous n’aurons pas le temps de nous ennuyer.

Puis sans prendre garde à l’expression de surprise épandue sur la physionomie de son interlocuteur, Scipion s’étendit voluptueusement sur le sol :

— Nous ne partirons pas avant quatre heures du soir, brave Marius ?

— Monsieur a bien voulu…

— Comprendre que la chaleur du milieu de la journée épuiserait nos chevaux… Oui, oui. En ce cas je vais dormir… Il fait suffocant comme dans un four, pécaïre… je tâcherai de rêver de l’Océan Glacial pour me rafraîchir.

Là-dessus, le Marseillais ferma les yeux. Bientôt sa respiration régulière apprit à son compagnon qu’il avait perdu la conscience des choses.

Marius, lui, alla s’asseoir un peu plus loin, le dos appuyé au tronc d’un gommier, et il demeura immobile, ses yeux seuls inspectant à tour de rôle les diverses parties de l’horizon.

Longtemps il resta ainsi, n’apercevant que le ciel bleu et la terre fauve, baignés d’une lumière intense, crue, aveuglante.

Le soleil avait franchi le zénith, il descendait vers l’occident, et ses rayons obliques venaient frapper les troncs des arbres que, jusqu’à ce moment, le feuillage avait maintenus dans l’ombre.

— Il va falloir se mettre en route, murmura Marius en se dressant sur ses pieds.

Mais ce mouvement élargit son horizon visuel et, soudain, il se pencha légèrement en avant.

Son inspection dura une minute à peine, puis il courut à Scipion et le secoua brutalement.

— Hein ? quoi ? balbutia le Marseillais en se frottant les yeux.

Déjà le Texien avait repris son calme habituel :

— Que Monsieur se lève et selle les chevaux, dit-il placidement. Pendant ce temps, je vais barrer la route à ceux qui nous poursuivent.

Ces paroles réveillèrent complètement Massiliague.

— Ceux qui nous poursuivent !

D’un bond il s’était mis sur ses pieds.

Pour toute réponse, Marius étendit le bras vers l’Est, et son maître, regardant de ce côté, aperçut à deux milles environ une légère colonne de fumée qui montait obliquement vers le ciel, poussée par un faible vent d’ouest.

— Un feu ? demanda-t-il.

— Allumé par des Européens, affirma Marius. Jamais les Peaux-Rouges ne dressent un foyer dans la plaine. Ils savent que cela se distingue de trop loin.

— Pourquoi en conclure que ce sont nos ennemis ?

— Parce que ceux-là viennent d’Oklahoma comme nous. Le train ramené en gare, sir Sullivan a certainement cherché ses chevaux. Il a appris qu’on les avait enlevés… Que Monsieur conclue lui-même.

Le raisonnement était juste. Selon toute probabilité, la fumée était produite par un foyer que Sullivan et Bell avaient allumé. Scipion n’insista pas. Le temps n’était pas propice aux explications. Il se dirigea vers les chevaux et les revêtit de leurs harnais. De son côté, Marius tira son machete et, à quelques mètres en avant du bouquet d’arbres, faucha les herbes de place en place, de façon à former de petits tas de plantes sèches.

Scipion achevait de harnacher les chevaux.

Précipitamment le Texien enflamma des allumettes et mit le feu aux herbes sèches. Puis il revint en courant auprès de son compagnon.

— En selle, Monsieur, et galopons en ligne droite, de façon que les arbres soient toujours interposés entre nous et le campement de nos adversaires.

— Mais que signifie le manège auquel tu viens de te livrer ?

— J’ai mis, le feu à la prairie. Avant dix minutes, une barrière de flammes se dressera en face des poursuivants. Le vent est favorable, il souffle de leur côté. Ils devront fuir devant l’incendie. Quand il leur sera loisible de reprendre leur marche, nous aurons, non plus une avance de deux ou trois heures, mais d’un jour entier. On ne retrouve pas des gens qui ont eu vingt-quatre heures pour croiser leur piste.

Avec la rapidité de la rafale, les chevaux franchissaient l’espace. Leurs sabots semblaient à peine effleurer le sol calciné.

Mais après une demi-heure de course, Marius retint son cheval :

— Si Monsieur consent à me croire, dit-il, nous reprendrons une allure plus raisonnable. Sir Sullivan ne nous rejoindra plus.

Scipion se retourna et ne put retenir une exclamation de surprise. Une barrière de feu coupait la prairie jusqu’aux confins de l’horizon. D’énormes voûtes de fumée montaient vers le ciel, ou roulaient pesamment à la surface du sol, striées des langues rouges des flammes.

— Ils vont être rôtis, balbutia-t-il avec un serrement de cœur.

Certes, il eût sans remords occis Sullivan en combat singulier, mais sa nature généreuse se révoltait à la pensée du trépas horrible qu’il supposait réservé au Yankee.

Le Texien comprit ce qui se passait dans son esprit et adoucissant son organe :

— Que Monsieur ne se trouble pas. La brise est faible. Il suffira de mettre les montures au trot pour éviter l’atteinte du feu.

Mais soudain Scipion se frappa le front :

— Sapristi ! ils passeront tout de même.

— Comment Monsieur se figure-t-il cela ?

— J’ai lu des récits de voyage et j’y ai vu que, lorsque des déserts herbeux s’embrasent, il n’y a qu’à faucher un espace circulaire assez grand, en rejetant les herbes en dehors du cercle. Le feu, n’ayant plus d’aliment, contourne l’espace dénudé…

Il ne continua pas. Oubliant son respect habituel, le Texien s’abandonnait à une bruyante hilarité.

Quésaco (qu’arrive-t-il) ? interrogea Massiliague surpris.

— Je supplie Monsieur de ne pas prendre en mauvaise part la gaieté de son fidèle serviteur. Ce n’est pas de Monsieur que je ris, non, c’est du livre qui raconte ce que dit Monsieur.

— Et pourquoi, caponnasse, ris-tu de ce bouquin, eh ?

— Pour ceci seulement. Celui qui agirait ainsi serait fumé au lieu d’être grillé, voilà tout, et encore, il serait vraisemblablement brûlé tout de même. Pour éviter ce malheur, il faudrait une circonférence de plusieurs centaines de mètres de diamètre… une demi-journée de travail, alors que le feu se propage à la vitesse d’un cheval au trot ou au galop, selon la force du vent.

— On n’aurait pas le temps, veux-tu dire ?

— Non, on ne l’aurait pas. Et même, Monsieur peut en être certain, en supposant que l’on pût faucher un cercle assez vaste on n’en sortirait pas vivant. La fumée épouvantable, que dégage le brasier, asphyxierait les malheureux qui auraient placé leur confiance dans les livres. Jamais un homme habitué au désert n’aura idée pareille. La seule chose à faire est de fuir jusqu’à ce que l’on rencontre un vaste espace rocheux ou le lit d’une rivière, les deux seuls obstacles susceptibles d’arrêter la flamme.

— De sorte que, si l’on monte un cheval fatigué, ou si l’on est trop éloigné d’un cours d’eau…

— Le sage recommande son âme à la Madone de Guadalupe.

Mais changeant de ton :

— Maintenant, Monsieur, nous ferions bien de pointer notre route vers le Nord… C’est de ce côté que nous joindrons la rivière Canadienne.

Les deux hommes firent tourner leurs montures. Dans cette nouvelle position ils pouvaient plus commodément suivre les progrès de l’incendie.

Le spectacle était grandiose. Une immense nappe de vapeurs et de feu marquait l’horizon oriental, et le soleil couchant y provoquait les plus étranges jeux de lumière.

De toutes parts, le ciel s’empourprait ; malgré la distance, une vague odeur de fumée emplissait l’atmosphère :

— Demain, un tapis de cendres couvrira la plaine, monologua le Texien. La poudre impalpable et noire, soulevée par la brise, ira porter au loin l’annonce que le llano a « vu le feu »… J’ai lu dans des feuilles quotidiennes que, par les grandes chaleurs, les herbes s’enflamment toutes seules. Ne croyez pas cela, monsieur, quoique ce soit imprimé. Le feu est toujours mis par l’homme, pour créer un danger à d’autres créatures humaines, ou pour se soustraire lui-même à un péril.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Durant quinze jours, les deux cavaliers continuèrent leur route. Ils avaient atteint les rives de la rivière Canadienne. D’abord, ils avaient trouvé un mince filet d’eau, mais après trois ou quatre heures de marche, ce filet lui-même avait disparu au confluent de la rivière avec un maigre affluent qui l’alimentait.

Dès lors le lit n’offrit plus à leurs yeux qu’une dépression, au sol desséché, fendillé par la chaleur.

De loin en loin, des flaques d’eau stagnantes le parsemaient : trous profonds où le liquide pouvait séjourner, ou épanchement de sources. On choisissait le plus souvent les bords de ces mares pour établir la halte diurne, car on marchait la nuit, de huit heures du soir à huit heures du matin environ.

Le pays semblait absolument privé d’habitants. Les voyageurs n’avaient rencontré ni un être humain, ni même une trace indiquant le passage de l’homme.

Cette absence totale de population, si favorable cependant aux projets de Massiliague, ne laissait pas d’inquiéter Marius.

Souvent, il répétait :

— Nous traversons le territoire des Séminoles. Comment se fait-il qu’ils l’aient abandonné ?

Question qui demeurait sans réponse.

Le seizième jour enfin, vers la fin de l’étape des cases apparurent, groupées sur la rive d’un étang qui barrait le lit de la rivière sur quelques centaines de mètres.

— Les Séminoles ne sont pas des pillards, déclara le Texien. Allons droit à leur village ; ils nous traiteront en amis.

Et sur cette affirmation, les cavaliers poussèrent leurs chevaux vers l’agglomération.

Mais à leur profonde surprise, aucun guerrier ne sortit à leur approche.

— Ah çà, on ne signale pas notre présence, grommela Marius, qu’est-ce que cela signifie ?

— Peut-être pensent-ils n’avoir rien à craindre de deux hommes qui ne se dissimulent point.

Le Texien secoua la tête :

— Non, non, que Monsieur chasse cette idée. Les passants sont rares dans le llano et ils excitent la curiosité. Les squaws (femmes) et la marmaille se groupent pour les voir, pour les questionner au besoin, car si les guerriers sont sobres de paroles, les Indiennes ne leur ressemblent guère.

Et avec un gros rire :

— Que la femme soit rouge ou blanche, elle joue toujours de la langue, monsieur. Et quoique les longs discours soient ennuyeux pour des gens fatigués, je préférerais encore les bavardages des squaws au silence qui règne ici.

Les cavaliers n’étaient plus qu’à cinquante pas des premières cabanes. Rien ne bougeait. Aucun indigène n’apparaissait, soit au seuil des huttes, soit dans les jardinets dont celles-ci étaient entourées.

— Bagasse, s’écria Scipion, le village est abandonné.

En effet, les voyageurs entraient dans l’enceinte sans qu’âme qui vive se montrât.

Bientôt, du reste, aucun doute ne subsista dans leur esprit. Les nattes qui ferment habituellement l’entrée des wigwams (cabanes) étaient enlevées ; les cases se montraient vides. Les scalps (chevelures enlevées à l’ennemi), les poteries grossières, les armes qui forment tout l’ameublement des habitations indiennes avaient disparu. Plus encore, le mât de totem (étendard d’une tribu) planté devant le wigwam du chef, reconnaissable à ses dimensions, le mât se dressait veuf de l’emblème qu’il supportait en temps ordinaire.

— Les habitants sont en expédition de guerre ou de chasse, dit Marius. Le village est abandonné. Ma foi, nous dormirons dans une case, cela nous vaudra mieux que la belle étoile coutumière.

Mais revenant à sa préoccupation :

— Le diable me brûle si je comprends. Tout le village parti, sans en excepter une femme ou un enfant. Il se passe des choses graves au désert.

Et comme Massiliague l’interrogeait du regard :

— Quoi ? Il m’est impossible de l’apprendre à Monsieur. Ce dont je suis persuadé, c’est que les Séminoles n’ont point abandonné le pays sans des raisons sérieuses. Lesquelles ? Voilà le hic. Ils ne traînent point leurs familles sur le sentier de la guerre, comme ils disent. Pas davantage aux grandes chasses… Alors…

Le brave garçon s’interrompit brusquement :

— Les paroles inutiles sont du temps perdu. Personne n’est là pour accueillir les hôtes ; c’est à eux de se servir eux-mêmes :

Il désignait la cabane du chef :

— Installons-nous dans ce wigwam ; c’est celui où nous serons le mieux. Pendant que Monsieur va se mettre à l’aise, je ferai un tour aux environs. La solitude du lieu me prouve que, sans être imprudent, on peut tirer un coup de fusil. Si donc un gibier quelconque passe à ma portée…, il agrémentera notre ordinaire, un peu trop sommaire depuis quelques jours.

Les chevaux dessellés s’étaient déjà précipités sur les bords de l’étang, où croissait une herbe courte et drue.

Marius jeta sa carabine sur son épaule et s’éloigna en sifflotant.

Une heure après, il revenait. Sa chasse avait été fructueuse. Il rapportait deux lièvres des prairies au pelage gris rouge et un palmipède à la robe argenté que les Indiens désignent sous le nom de wappok.

Un feu fut allumé, et bientôt les voyageurs dégustèrent les victimes du Texien.

— Dioubiban ! déclara le Marseillais. Voilà le repas le plus succulent que nous ayons fait depuis notre sortie du Pullmann. Ils ont beau dire, les Spartiates, il vaut mieux manger trop que pas assez, bien que mal. Vé ! s’il faut souffrir de l’estomac j’aime mieux que ce soit d’indigestion que de privations.

Les carcasses des rongeurs et de l’oiseau furent débarrassées de chair comme pièces anatomiques, et les explorateurs réconfortés, mais un tantinet alourdis par la nourriture, restèrent étendus sur le sol, digérant leur festin. 

Une chaleur accablante embrasait l’atmosphère. Dans l’intérieur du wigwam régnait une température d’étuve. Le soleil de midi versait une pluie de feu sur la terre. Tout en épongeant, d’un geste las, son front où perlait là sueur, Massiliague parlait :

— Oh ! ce temps ! Quelle bonne fortune pour des anthropophages, mon bon. Dans un moment, je serais mis à point. Le soleil remplit les fonctions de cuisinier des cannibales. Que l’un de ces philanthropes, amis de l’humanité comestible, se présente ; je te donne mon billet qu’il lui suffira de saler et poivrer mon individu rissollé avant de l’admettre sur sa table.

Marius écoutait les plaisanteries de son maître, l’air somnolent, les paupières mi-closes.

Soudain tous deux tressaillirent.

Dans le grand silence au milieu du jour, un murmure de voix arrivait jusqu’à eux.

Des voix, donc des hommes, vraisemblablement des ennemis. En une seconde, ils eurent secoué leur engourdissement, et, la main sur leurs armes, ils écoutèrent.

Le son devenait plus élevé. On eût dit qu’une lente mélopée, coupée de silences brusques, s’élevait à quelque distance :

— Quésaco ? grommela Scipion.

Tout bas, Marius répondit :

— On croirait entendre un chant de mort.

— Un chant de mort ?

— C’est juste ! Monsieur n’est pas du pays, il ne connaît pas cela. Lorsqu’un Peau-Rouge sent le trépas tout proche, il chante, retraçant sa vie, ses exploits. D’après la croyance de ces gaillards, la cérémonie est nécessaire pour avertir les ascendants défunts déjà retournés « aux territoires de chasse du Grand-Esprit » que le moment est venu de se grouper autour de l’âme du moribond et de la préserver des atteintes des génies du mal.

— Alors, d’après toi, un mourant se trouverait dans le voisinage ?

— Je crois pouvoir l’affirmer à Monsieur.

— Allons voir.

Les voyageurs se glissèrent hors du wigwam et lentement, se dissimulant derrière les huttes, se dirigèrent vers l’endroit où le chant de mort retentissait toujours.

Bientôt, il n’y eut plus de doute pour eux ; le son s’échappait d’une cabane située à l’extrémité du village. Il passait rauque et triste sur la terre muette ainsi qu’une plainte de l’au-delà.

À pas de loup, Scipion et Marius gagnèrent la case et, se penchant à l’ouverture, regardèrent à l’intérieur.

Un étrange spectacle frappa leurs yeux.

Couché sur une natte, un vieillard psalmodiait d’une voix chevrotante. C’était un Indien ; ses cheveux blancs, ramenés en mèche au sommet du crâne et maintenus par un ruban rouge, formaient le scalp, coiffure des guerriers.

Livide, les prunelles déjà voilées par l’approché de la mort, l’homme épuisait ses dernières forces à rappeler sa vie passée.

— Le Cheval Noir a senti ses jarrets d’acier paralysés. Il ne pouvait suivre sa tribu au grand conseil des Séminoles. Il leur a dit : Partez… laissez-moi seul. Le Cheval Noir saura faire entendre son chant de mort. Allez, les temps annoncés sont proches. Que nul ne manque à l’appel. Le vieillard que le Grand-Esprit rappelle, ne doit immobiliser aucun bras valide.

Massiliague frissonna à ces étranges paroles. L’abandon du village, l’absence des tribus séminoles, tout lui semblait expliqué. Un grand conseil indien se tenait en un endroit ignoré… Une cause mystérieuse — les temps sont proches, disait le moribond — avait décidé cet exode en masse.

Et d’instinct le Marseillais devinait que la venue de la Mestiza, de la Vierge du Sud, n’était pas étrangère au départ en masse des Séminoles.

Il fit un pas vers le mourant, avec l’intention de l’interroger, de lui arracher le secret que la mort allait ravir ; mais Marius, oubliant pour la première fois les formes obséquieuses qu’il avait adoptées vis-à-vis de son maître, le retint par sa manche :

— Non, on ne trouble pas celui qui part.

Et comme le Marseillais se mettait en devoir de répliquer, son compagnon appuya un doigt sur ses lèvres, et, s’agenouillant, il entonna le De profundis.

Avec la dévotion naïve des Sudistes, dévotion faite surtout de pratiques extérieures, il lançait la prière des morts, auprès du Peau-Rouge hoquetant son sauvage chant de mort.

Impressionnante était la scène.

Représentants de deux races rivales, de deux religions opposées, le Texien et le Séminole unissaient leurs voix pour implorer l’Infini selon le mode qui leur avait été enseigné.

Brusquement une des voix cessa de se faire entendre.

Le Cheval Noir avait exhalé son dernier soupir dans une ultime syllabe.

Le chef avait cessé de vivre.

Dans la hutte du défunt, les poteries, les armes, les instruments de culture avaient été pieusement laissés par ses proches, lors de leur départ.

Marius ferma les yeux du vieillard, puis montrant une bêche :

— Si Monsieur le permet, je vais creuser une fosse à ce vieux guerrier. Puisque la Madone a guidé nos pas vers son wigwam, c’est qu’elle ne veut pas que son corps reste exposé à la dent des bêtes sauvages.

Massiliague inclina la tête :

— Je t’aiderai, pitchoun.

En deux heures, les voyageurs eurent creusé le sol de la cabane assez profondément pour y coucher le chef, avec ses armes et les objets les plus précieux de son misérable ménage.

La fosse refermée, scellée de grosses pierres, ils assujettirent la porte et quittèrent le wigwam de l’Indien inconnu auquel ils avaient assuré la suprême demeure.

Au surplus, il était temps de se remettre en route.

Les chevaux largement abreuvés, gorgés d’herbe savoureuse, partirent d’une bonne allure et bientôt un pli de terrain déroba le village aux yeux des deux compagnons.

Ceux-ci se taisaient.

De l’aventure, à laquelle le hasard les avait inopinément conviés, ils emportaient une disposition mélancolique à la méditation. Distraits, ils se laissaient conduire par leurs montures.

Celles-ci trottaient dans le lit même de la rivière, entièrement dépourvu d’eau et resserré entre de hautes falaises rocheuses.

Elles parcouraient le canon de Wheeler : canon est le vocable sous lequel on désigne descentes étroites bordées de rochers à pic.

Marius précédait de quelques mètres le Marseillais. Tout à coup, il eut une exclamation, arrêta brusquement son cheval, sauta à terre et se pencha vers le sol.

— Quoi donc ? interrogea Scipion, tiré de ses réflexions par cette mimique.

Le Texien lui tendit une plume d’aigle, à la tige de laquelle étaient fixées quelques dents d’un carnivore quelconque.

— Eh bien, fit-il, une penne, des canines ?

Marius s’était remis à examiner, le sol. Il se redressa :

— Chefs comanches.

— Que veux-tu dire, fiston, avec tes Comanches ?…

— Deux chefs ont passé par ici. L’insigne que vous tenez encore s’est détaché de la chevelure de l’un.

— Soit, mais après ?

— Le Séminole est hospitalier, les Comanches sont des bandits.

— Je te l’accorde… Seulement deux Peaux-Rouges ne sauraient nous disputer sérieusement le passage…

Un haussement d’épaules du Texien l’interrompit :

— Qui sait ? ces « vermines » ont toutes les ruses. Peut-être nous attendent-ils, cachés derrière un rocher, prêts à nous fusiller dès que nous serons à bonne portée.

Tout en parlant, il suivait les traces légères que le sable avait conservées.

Au bout d’un instant, il reprit :

— Non, ce ne peut être à nous qu’ils en voulaient. Ils ont descendu le long de la falaise… Un chrétien se serait rompu vingt fois les os, mais ces vermines ont la souplesse des singes auxquels elles ressemblent… Ils ne se cachaient point et marchaient comme des gens qui n’ont rien à craindre.

Massiliague suivait son guide, intéressé malgré lui par la perspicacité, commune à tous ceux qui ont fréquenté la prairie, avec laquelle, Marius « lisait la piste ».

— Tenez, continua celui-ci en désignant un point où les traces étaient plus accusées, ils ont fait halte ici… Un de ces coquins a même posé la crosse de son fusil à terre. Ils devaient tenir conseil… Le résultat est qu’ils ont continué à remonter le défilé à une allure plus rapide.

— Mais, objecta Scipion, nous savons par expérience que la sécheresse dure depuis longtemps. Comme la pluie seule aurait pu effacer ces traces, elles sont peut-être anciennes.

Mais le Texien secoua la tête :

— Que Monsieur renonce à cette idée. Le vent du soir se lève, apportant une poussière impalpable qui efface tous les vestiges. La piste est d’aujourd’hui, car, marquée hier, elle ne serait plus visible.

Comme chaque soir, en effet, la brise d’ouest soufflait, rafraîchissant l’atmosphère, chassant une poussière ténue, dont le Marseillais ne se plaignait point, car elle lui rappelait les routes de Provence.

— La nuit va venir, fit encore Scipion, la nuit complice des guet-apens de ces damnés Indiens. Le plus prudent serait de faire halte ici jusqu’à l’aube.

L’évidence de la proposition frappa Massiliague. Déjà il se mettait en devoir de descendre de cheval, quand une détonation lointaine retentit.

— Un coup de feu, murmurèrent les deux hommes.

Le danger, signalé par l’instinct du Texien, devenait palpable. Les voyageurs sentirent leur cœur battre plus vite.

Rien n’est sinistre comme l’explosion d’une arme dans les solitudes de la prairie. L’homme le plus brave ne peut se défendre d’une certaine émotion en songeant qu’il est seul, à des centaines de milles de toute habitation, de tout secours, en face d’un péril inconnu.

Une seconde explosion résonna.

— Encore, grommela Scipion.

Comme une réponse à son exclamation, le vent apporta aux cavaliers le bruit d’un troisième coup de feu, puis d’un quatrième.

— C’est bizarre, murmura le Texien. On dirait que l’on tire sur un adversaire qui ne riposte pas. C’est bien cela, répéta-t-il en percevant une nouvelle détonation, voilà trois fois que ce fusil parle… Je suis curieux de savoir si l’autre va aussi aboyer…

Il achevait à peine que la vibration sèche d’une explosion lui parvenait.

— Et de trois. Il y a là-bas deux fusils…

— Deux, plaisanta Scipion, c’est une bonne galéjade de prétendre reconnaître cela à distance.

— Que Monsieur ne rie point. J’ai vécu assez longtemps au désert pour distinguer le son d’une arme de celui d’une autre arme. Il y a bien deux carabines… mais sur quoi s’exercent-elles ?

Puis vivement :

— Si Monsieur veut bien attendre ici, j’irai voir.

Mais Massiliague se récria :

— Je t’accompagnerai, pitchoun. Nous aussi, nous avons deux fusils. Deux contre deux, on peut rire, té.

— Mais les chevaux ?

— Qu’ils se reposent. J’entrave le mien, mon fils ; fais de même.

Le Texien ne discuta plus. Un instant après, laissant les montures au fond du canon, les deux hommes s’élançaient en courant dans la direction du son.

La fusillade continuait toujours. De seconde en seconde, les explosions se succédaient, augmentant d’intensité, à mesure que les deux hardis compagnons se rapprochaient.

À droite et à gauche, la barrière rocheuse s’abaissait. Brusquement Scipion et Marius sortirent du défilé. Comme une route poudreuse, le lit de la rivière serpentait entre des rives basses qui n’arrêtaient plus la vue.

Un jet de flamme brilla dans la nuit tombante, suivie peu après par une détonation.

— C’est là, à cent mètres à peine, près de ce bouquet d’arbres, fit le Texien d’une voix légère comme un souffle. Il s’agit de tourner cette masse de verdure qui nous masquera et nous permettra d’approcher sans être aperçus.

Point besoin n’était de plus longues explications.

Se courbant en deux, glissant sans bruit sur le sol, le maître et le serviteur réussirent sans encombre à exécuter la manœuvre indiquée.

Les étranges tireurs du reste semblaient absorbés par leur bruyante occupation. Les coups de feu se suivaient avec une régularité mathématique :

— Rascasse, fit Scipion, on dirait qu’ils tirent à la cible.

— Chut ! riposta Marius en sautant sur la rive.

À peu de distance la masse sombre des arbres se profilait sur le ciel. En quarante enjambées, les voyageurs furent sous le couvert.

— Attention, susurra encore le Texien. Les tireurs sont de l’autre côté, il s’agit de ne pas recevoir un projectile.

Rampant, s’abritant derrière les troncs noueux ils parvinrent à la lisière du petit bois. Cachés par des buissons bas, ils pouvaient distinguer deux hommes debout à une cinquantaine de pas.

— Comanches, souffla Marius à l’oreille de son compagnon.

— Ils fusillent les arbres, alors ?

— Non, répondit brusquement le Texien. Leur cible est un homme. Tournez les yeux vers la ligne des arbres. Au troisième est attaché un Peau-Rouge… Un Séminole, parbleu… et un chef même, car il porte au scalp les trois plumes rouges du flamant des marais (oiseau de l’ordre des échassiers).

— Il doit être mort.

— Pas même blessé.

— Ces drôles sont donc bien maladroits ?

— Non, non, monsieur ; seulement ils lui infligent l’agonie de l’anxiété avant de lui briser la tête d’une balle. Ces vermines ont des idées de démon. Ils feront feu cinquante, cent fois, sur leur prisonnier, en ayant soin de ne pas l’atteindre. Que Monsieur se figure l’agonie morale de celui qui, à chaque fois, s’attend à mourir.

Sans un mot, Massiliague épaula, visant un des Comanches.

Marius l’imita aussitôt. Les deux détonations se confondirent en une seule et les farouches guerriers du désert s’abattirent lourdement sur le sol.

Sans prendre le temps de se féliciter, les voyageurs coururent vers celui qu’ils venaient de sauver.

Avec sa navaja, le Texien trancha les liens qui enserraient le Séminole.

C’était un admirable type de la beauté indienne. De taille moyenne, mince, élancé, tout en lui décelait la souplesse et l’agilité.

Immobile, il se tenait en face des Européens dans une attitude digne, la main droite appliquée sur la poitrine en signe de gratitude.

— Vé, mon bon, commença Massiliague, vous revenez de loin… hé ?

Mais, se souvenant tout à coup qu’un Peau-Rouge ne pouvait comprendre les beautés de la langue marseillaise, il reprit, employant cette fois le jargon espagnol adopté par les tribus de la prairie :

— Vous êtes sauvé, señor Indien.

Le Séminole s’inclina avec grâce :

— Cœur de Feu sera l’ami du Visage Pâle qui a conservé un guerrier à sa tribu.

— Séminole, n’est-ce pas ?

— Mon frère l’a reconnu, fit le jeune chef avec une expression d’orgueil.

— Dioubiban, je crois bien, s’exclama Scipion avec un magnifique aplomb. On ne confond pas un noble Séminole avec ces chiens de Comanches. Mais je me demande comment l’écume de la prairie a pu vaincre le chef aux plumes de flamant.

Massiliague avait lu Gustave Aimard, Chevalier, Gabriel Ferry et employait ce qu’il croyait être la rhétorique indienne.

Son interlocuteur le considéra un instant avec surprise, puis doucement :

— Le guerrier blanc parcourt la prairie pour la première fois ?

— Vous l’avez dit, chef. Et même, puisque vous êtes un Séminole hospitalier, vous ne refuserez pas de m’indiquer mon chemin.

— Cœur de Feu guiderait lui-même son ami, s’il n’était rappelé par un devoir à son wigwam. Où allez-vous ?

À cette question précise, Scipion répliqua inconsidérément :

— Je n’en sais rien, pécaïre !

Mais remarquant l’effet produit sur son auditeur par cette réponse :

— Té, expliqua-t-il, je cherche des compagnons dont j’ai été violemment séparé… et je pensais que peut-être vous auriez entendu parler d’eux ?…

— Quels sont-ils ?

— C’est la Vierge du Mexique et son escorte.

Massiliague, on le voit, obéissant à une inspiration soudaine, désignait Dolorès Pacheco sous le surnom que lui avaient donné les Mexicains. Il ne regretta point de s’être exprimé ainsi.

Le Séminole hocha la tête :

— Mon frère n’est point un guerrier du Nord.

— Non, mon bon, fichtre non.

— Il prête l’appui de son bras à l’Indien désarmé. Donc son cœur est loyal et la trahison ne fleurit pas en son esprit.

— Allez toujours, mon brave Peau-Rouge, vous raisonnez comme un amour. Pour vous éclairer, du reste, je vous apprendrai que la Mestiza m’a fait agréer comme son champion au congrès sudiste de Mexico, que présentement je fuis les Yankees, lesquels m’avaient fait prisonnier.

Scipion s’interrompit. Cœur de Feu fixait sur lui un regard aigu.

— Qu’avez-vous, rascasse ? grommela-t-il.

— Je lisais dans vos yeux que votre langue n’est point menteuse, que vos paroles rendent votre pensée.

— À la bonne heure, donc !

— Et je dirai à mon ami, le Visage Blanc : Descends vers le sud ; à environ quatre journées de cheval (200 kil.), au milieu d’un crique de montagnes dénudées, tu rencontreras un lac, aux eaux noires, c’est Agua-Negra. Ceux que tu cherches se sont réfugiés en cet endroit pour échapper aux pillards apaches ou comanches et aux soldats gris (les Indiens désignent ainsi les miliciens de l’Union).

Du coup, Scipion secoua chaleureusement les mains du Séminole, qui se laissa faire avec un flegme imperturbable.

— Agua-Negra, dites-vous, pitchoun. Troun de l’air, vous me tirez du pied une épine haute comme une montagne. Tu entends, Marius ?

— Monsieur en est bien certain.

Cependant l’Indien étendait la main vers les cadavres des Comanches :

— Un chef ne saurait rentrer désarmé dans son village, je vais prendre les armes de ceux-ci.

— Prenez-les donc, mon jeune ami… Et leurs chevelures avec, puisque chez vous l’on tient à ces parures capillaires.

— Pas les chevelures, riposta Cœur de Feu. Les scalps appartiennent au vainqueur.

Avant que le Marseillais eût pu l’interroger sur la signification de ces derniers mots, Cœur de Feu s’était éloigné.

Les voyageurs le virent se pencher sur les corps des Comanches, demeurer un instant incliné, puis revenir chez eux, chargé des carabines des défunts.

Seulement, à la main du Séminole se balançaient les scalps des morts.

— Vé, s’écria Scipion, vous les avez pris tout de même.

— Pour les remettre à mon ami, dont ils orneront la demeure, dont ils proclameront la vaillance.

Un instant le Marseillais hésita. Il allait refuser cet étrange présent, mais un signe rapide de Marius le prévint qu’il ferait ainsi au Peau-Rouge une mortelle injure, et il attacha à sa ceinture les scalps sanglants.

Alors l’Indien lui appuya la main sur l’épaule.

— Où que vous soyez dans le llano, quel que soit le danger qui vous menace, dites : Je suis le frère de Cœur de Feu, chef du village du canon de Wheeler, et l’on vous livrera passage.

— Merci, chef… Mais le village que vous venez de nommer se trouve à quatre heures de marche d’ici ?

— En effet.

— Alors, vous pouvez m’enseigner pourquoi il a été déserté par les habitants.

— À vous je puis répondre, puisque vous êtes dévoué à la Vierge mexicaine. Les Apaches et les Comanches, soulevés par les hommes gris du Texas, avaient juré de la massacrer. Les Séminoles se sont rassemblés. Toutes les tribus ont promis d’exterminer ceux qui barreraient la route à celle que nos traditions ont annoncée. Moi-même, j’ai été chargé de me rendre au camp des Comanches et des Apaches alliés, pour leur proposer la guerre ou la paix. Ils ont répondu par des protestations pacifiques ; mais, quand je repris le chemin de mon village, ceux que vous avez frappés me tendirent un piège. Et j’avais entonné mon chant de mort, et j’étais triste comme la mort, car, là-bas, à Wheeler, un vieux guerrier, mon père, attend ma présence pour retourner dans le sein du Grand-Esprit.

— Le Cheval Noir, murmura Scipion se souvenant du nom prononcé par le moribond du village indien.

Un frisson secoua le corps du Séminole.

— Comment mon frère connaît-il ce nom ?

— Parce que nous nous sommes arrêtés dans votre wigwam.

— Et mon père ?

— Il disait bravement son chant de mort. Nous l’avons accompagné, et quand il eut expiré, nous creusâmes une tombe dans le sol même du wigwam. Nous l’y ensevelîmes, avec ses armes, ses objets usuels.

Les Peaux-Rouges considèrent l’impassibilité comme la première des vertus d’un guerrier ; mais le Séminole, en entendant le récit laconique du voyageur, laissa couler ses larmes :

— La vie de Cœur de Feu vous appartient, puisque vous l’avez conservée. Vous êtes le chef de ma maison. Car, ainsi qu’il appartient au fils aîné, vous avez donné la sépulture à mon père. Rien ne me presse plus de retourner à Wheeler ! Je serai votre guide jusqu’aux Eaux-Noires (lac d’Agua-Negra).

Une demi-heure ne s’était pas écoulée que les trois hommes, si curieusement réunis dans le désert, quittaient le lit asséché de la rivière canadienne et s’avançaient rapidement vers le sud.

Pendant quatre jours ils allèrent ainsi, marchant la nuit, se reposant durant les heures de soleil.

Peu à peu le pays se transforma. Aux plaines sablonneuses du Llano, succédèrent des plateaux rocheux de faible hauteur où croissaient des plantes bizarres formées d’une seule tige, dépourvues de feuilles et auxquelles leur aspect a valu le nom de « cierges ».

On parcourait des kilomètres au milieu de cette végétation étrange. Une sorte de malaise envahissait alors les voyageurs. La vue de ces cierges innombrables, qui se dressaient comme une forêt de perches verticales, leur causait une impression d’agacement contre laquelle il leur était impossible de réagir.

Alors on lançait les chevaux au galop, Cœur de Feu porté en croupe par l’une des montures, et dans une foulée éperdue on traversait le paysage monotone, cherchant une gorge, une barranca, où l’on échappât à l’obsession des cierges. Et quand on avait trouvé l’endroit désiré, les roches nues, ravinées, calcinées, procuraient aux yeux une sensation de repos.

Puis le terrain s’éleva encore. De brusques ressauts du sol annoncèrent l’approche des hautes terres du Nouveau-Mexique. La nature se fit plus âpre. La nuit, le thermomètre descendait au-dessous de zéro.

Par des chemins de montagnes, côtoyant des abîmes, les voyageurs allaient à la file au milieu d’un chaos titanique.

Dans le dédale de rocs, de pics, de canons, de barrancas, Cœur de Feu n’hésitait jamais sur la route à suivre. Avec la prodigieuse sagacité de sa race, il découvrait les sentiers praticables, contournait les obstacles, ne se laissant détourner par rien de la direction du sud. Une trentaine de Séminoles, rencontrés en chemin, avaient augmenté le cortège.

Enfin le cinquième jour, à l’aube, les cavaliers débouchèrent dans un vaste cirque au fond duquel miroitaient les eaux sombres d’un petit lac.

— Agua-Negra, dit seulement le Séminole.

Tous s’étaient arrêtés. L’endroit apparaissait sinistre. Autour du lagon, les falaises de basalte noir, déchiquetées en aiguilles, striées en fûts de colonnes, s’élevaient à trois ou quatre cents mètres de haut, et l’eau, qui les réfléchissait, prenait une teinte d’encre.

Tout était sombre, désolé, tout semblait désert. Pourtant le chef désigna le fond, puis la droite, de la vallée.

— Apaches… Comanches, prononçait-il en même temps.

Et, en regardant avec attention, les blancs aperçurent des corps étendus sur le sol resté libre entre la rive du lac et le pied des rochers.

Il fallait que Cœur de Feu eût une vue exceptionnelle pour distinguer, à pareille distance, les insignes des guerriers.

Déjà Scipion et Marius apprêtaient leurs armes. L’Indien les arrêta du geste : 

— Écoutez.

Une sourde rumeur passait dans l’air. Soudain des hurlements sauvages retentirent auxquels se mêlèrent bientôt des coups de feu.

— Les Comanches me croient mort, murmura Cœur de Feu, ils attaquent de nouveau les amis de mon frère.

Il eut un geste.

En une seconde, lui et ses guerriers eurent mis pied à terre, et Cœur de Feu, laissant le sentier par lequel il était descendu dans la vallée tout à l’heure, s’engagea sur une étroite corniche longeant la falaise en surplombant le gouffre. Scipion et Marius suivaient les Indiens.

Heureusement, ni l’un ni l’autre n’étaient sujets au vertige. La sente dangereuse était peu étendue d’ailleurs. Elle permettait de tourner un massif basaltique, puis elle s’enfonçait entre deux hautes parois de rocs, et par une série de gradins, accédait au sommet de la falaise.

Bientôt les ascensionnistes atteignirent le plateau.

À peu de distance les rochers se soulevaient, formant un monticule dont les flancs étaient à pic du côté de la plaine.

— C’est là, fit encore Cœur de Feu en s’arrêtant.

— Là, alors, courons.

Là-bas sur la pente, un flot humain montait avec de rauques clameurs.

Cœur de Feu fit un signe et tous se ruèrent en avant.

Vingt minutes plus tard, les Comanches et Apaches, surpris par cette attaque inattendue, fuyaient dans toutes les directions.

Mais sur le plateau, où ses amis avaient établi leur camp, un triste spectacle attendait Scipion.

Étendue sur des couvertures, à l’ombre de sa tente, la Mestiza gisait toute blanche, inerte, l’épaule enveloppée de linges.

Autour d’elle se tenaient Fabien Rosales, Francis Gairon, Pierre, le domestique de Cigale, ce jeune Coëllo, dont Bell avait parlé naguère a Scipion, lors de leur entrevue à Chicago.

Tous étaient sombres, sauf Coëllo, dont les joues s’étaient couvertes d’une buée rose et dont les grands yeux noirs se fixaient sur le Marseillais avec une expression de joie et de crainte.

Massiliague remarqua la beauté presque féminine de l’adolescent, la grâce de sa tournure ; mais d’autres objets sollicitèrent ses regards.

À quelques pas, le chef mayo, le Puma, entouré de ses Indiens, réduits à six par le combat, se tenaient droits, raides, comme pétrifiés par la douleur que leur orgueil d’hommes rouges leur interdisait d’avouer.

Profondément troublé, le Marseillais s’agenouilla près de la couche de Dolorès. La respiration de la blessée était si faible qu’il ne la perçut pas du tout d’abord.

— Pauvre ! gémit-il… elle est morte.

— Non, pas encore, répondit la voix grave du señor Rosales.

— Pas encore, répéta Scipion se soulevant à demi… Ces paroles, señor… Vous craignez donc que cette noble jeune fille… ?

L’hacendado hocha la tête et murmura :

— Peut-être.