Massiliague de Marseille/p2/ch11

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Éditions Jules Tallandier (p. 385-395).


XI

Une apparition à laquelle massiliague ne s’attendait pas


À huit cents kilomètres au sud de la resineria Ramon, en plein territoire mexicain, dans le vaste triangle formé par les voies ferrées de San Francisco et de la Nouvelle-Orléans à Mexico, s’élève l’auberge où tambo de Vesilicate.

Situé à l’extrémité d’une pauvre bourgade, habitée par des peones et des Indiens, occupés les uns et les autres à l’extraction du pulque, le tambo se compose d’une baraque vermoulue précédée d’une cour malpropre.

Quelques rouliers, de rares voyageurs, de temps à autre une bande de salteadores (voleurs), errant à travers la morne contrée, fréquentaient seuls l’auberge, assurant au propriétaire, le señor Gonfaccio, un revenu à peine suffisant pour ne pas mourir de faim.

Aussi l’on juge de la joie du digne aubergiste quand, un beau soir, les sabots de plusieurs chevaux firent sonner le sol de la cour.

Vite, il se précipita et demeura bouche bée sur le seuil.

Six cavaliers étaient là. Six cavaliers bien armés, mais à la tenue correcte et soignée.

Plus de doute, un noble voyageur honorait le tambo de sa présence.

Déjà, l’un des « clients » avait mis pied à terre et tenait l’étrier à celui qui paraissait être le chef.

Gonfaccio courut à ce dernier. Retirant le bonnet de coton crasseux qui couvrait son chef, il s’inclina profondément.

— Les saints archanges bénissent le seigneur étranger ! Ma maison et moi-même sommes à lui.

— Bon, répliqua l’inconnu avec un accent saxon prononcé, je puis payer cher, je suis donc sûr que tu me seras dévoué.

Les yeux du tambero brillèrent comme des escarboucles. Dans la phrase impertinente de son interlocuteur, il n’avait entendu que ces mots :

— Je puis payer cher.

L’homme, cependant, descendit de cheval, jeta la bride à son domestique, toujours penché sur l’étrier, et, s’adressant à Gonfaccio :

— Suis-moi.

— Au bout du monde, s’il le faut, señor.

— Nous n’irons pas si loin, entrons seulement chez toi.

Et tandis que ses compagnons se dirigeaient vers un hangar branlant, décoré du nom d’écurie, le señor pénétra dans la cassine.

Des tables grossières, des bancs boiteux s’alignaient sur le sol, couvert de carreaux de terre, disjoints, fendus, et dont la couleur, jadis rouge, était devenue indécise.

Le voyageur s’assit, promena autour de lui un regard curieux, avança dédaigneusement les lèvres, puis :

— Donne des ordres pour que mes compagnons et moi puissions souper, sinon bien, du moins de façon convenable.

— À l’instant, señor, gibier, œufs, volaille… le tout arrosé d’un certain vin de France que je réserve pour les hôtes d’importance.

— C’est bien, va.

Aussi vite que le lui permettaient ses jambes courtes, le tambero quitta la salle.

Des vociférations, des bruits de casseroles maniées avec précipitation parvinrent jusqu’au voyageur, puis Gonfaccio reparut, obséquieux, courbé en accent circonflexe, la face fendue par le large sourire du commerçant en face de la pratique.

— Avant une demi-heure, si les chérubins le permettent, Votre Seigneurie pourra se mettre à taule.

— Bien. Écoute-moi.

— Je regrette de n’avoir que deux oreilles à mettre au service de Votre Seigneurie.

— Elles suffiront, seulement boucle ta langue.

— Je boucle.

Le voyageur se pencha en avant et, d’un ton placide :

— Veux-tu gagner cent dollars ?

Le tambero reçut un choc. Cent dollars ! plus qu’il ne gagnait parfois en une année. À peine put-il Bredouiller :

— Votre Seigneurie a deviné la réponse. On ne refuse pas de gagner cent dollars.

— Même si la chose à exécuter n’est pas une opération habituelle aux aubergistes ?

Gonfaccio sourit finement.

— Un aubergiste, señor, a pour mission de satisfaire ses clients. Rien de ce qui les intéresse ne peut lui paraître en dehors de ses fonctions.

L’inconnu hocha la tête en signe d’approbation.

Il glissa nonchalamment la main dans une poche de son vêtement et l’en retira sans se presser.

Entre ses doigts, il tenait maintenant un petit flacon de verre taillé, contenant une liqueur brune.

— Tu vois ? dit-il.

— Votre Seigneurie doit s’apercevoir que j’ai les yeux grands ouverts.

— Ceci est une solution opiacée.

— Excellente contre l’insomnie, par conséquent.

— Précisément.

Et, après une courte pause, le voyageur reprit :

— Ce soir, sans doute, arriveront ici huit personnes.

— Huit ! Santa Virgen de Cordoya ! s’exclama le tambero en joignant les mains. La bénédiction du ciel est sur ma modeste maison.

— tais-toi !

L’ordre tomba rudement des lèvres de l’inconnu. Gonfaccio se tut incontinent.

— Ces personnes, continua plus doucement son interlocuteur, sont très impressionnables, la joie de me revoir pourrait leur faire du mal. Il faudra donc qu’elles n’aperçoivent ni moi, ni mes compagnons,

— Facile, señor.

— D’autre part, cette nervosité, dont je te parle, est cause que le sommeil les fuit. Or, des nuits sans repos après des journées de marche, rien n’est aussi pernicieux pour la santé.

— Votre Seigneurie exprime une grande vérité.

— Or, je m’intéresse à elles et ne veux point qu’elles soufflent de la fatigue. Tu mêleras le contenu de ce flacon à leur boisson.

— Et elles dormiront.

— Ce que je souhaite.

Le tambero avança la main.

— Donnez le flacon, señor. Il sera fait comme vous l’ordonnez.

L’inconnu enveloppa le cabaretier d’un regard scrutateur, puis, résolument :

— Prends-le donc… prends aussi ces cinquante dollars, je te compterai le surplus quand tu viendras m’annoncer que tes hôtes sont endormis.

Il se leva et avec une insouciance parfaitement jouée :

— À propos, ils ne doivent pas se douter de ta petite préparation.

— Ils n’y verront rien. Votre Seigneurie peut être tranquille sur ce point.

— Tu comprends. S’ils apprenaient que je veille sur eux, peut-être seraient-ils froissés dans leur amour-propre de cavaliers.

Gonfaccio cligna des yeux :

— Oui, oui, señor, je comprends. Entre nous, vous ne pouviez placer en meilleures mains vos cent dollars.

À ce moment, les cinq hommes qui étaient arrivés dans l’auberge à la suite du personnage mystérieux, parurent à l’entrée de la salle commune.

— Les chevaux sont au râtelier, avec de la paille jusqu’au ventre, dit celui qui, tout à l’heure, avait tenu l’étrier.

— Où vas-tu nous cacher ? demanda celui auquel s’adressaient ces paroles, en se tournant vers le tambero.

— Dans ma propre chambre, señor.

— Parfait, conduis-nous. Et, surtout, sois discret.

— J’ai cent dollars sur la langue, fit gaiement l’aubergiste. Cela empêche de bavarder.

Dix minutes plus tard, les six voyageurs, installés dans la chambre du tambero, déchiquetaient des poulets qui venaient de leur être servis.

Ils mangeaient en silence, tournant fréquemment les yeux vers la fenêtre donnant sur la cour et prêtant l’oreille au moindre bruit.

— Toujours rien, murmura le chef.

— Non, monsieur Sullivan, répondit son voisin. Ils ne peuvent encore être ici. Nous avions près de deux heures d’avance.

— C’est vrai, mais l’attente m’impatiente, Bell.

— Il ne faut pas, monsieur Sullivan. Jamais nous n’avons joué la partie avec de pareils atouts en main.

— Tu trouves ?

— Oui, monsieur. Vous-même devez être de mon avis.

— Peuh !

— Sur le territoire des États-Unis, ils se défiaient de tout ; mais depuis qu’ils ont passé la frontière, franchi le Rio Grande del Norte, ils doivent se croire en sûreté.

— Ah ! si j’en étais sûr !

L’agent nordiste avait prononcé ces paroles, les dents serrées. On sentait sourdre dans son accent une inquiétude nerveuse dont il n’était pas maître.

Son complice Bell se rapprocha de lui.

— Monsieur Sullivan, dit-il en baissant la voix, veuillez raisonner.

— Parle.

— Une fois en territoire mexicain, la Mestiza, que le diable emporte, et ses amis pensent être plus en sûreté que sur le territoire de l’Union.

— Sans doute. Seulement, ils savent l’importance que nous attachons au Gorgerin d’Alliance, et comme ils ne sont pas bêtes…

— Vous allez affirmer que, jusqu’à Mexico, ils continueront à avoir méfiance de tout.

— C’est ma pensée.

Malgré son respect pour son maître, Bell haussa les épaules.

— Bell ! gronda sévèrement Joë.

— Que Monsieur me pardonne, murmura le laquais en baissant hypocritement les yeux. Je n’ai pas été maître d’un mouvement d’humeur en voyant que l’impatience de Monsieur trouble ainsi sa pénétration habituelle.

Sullivan sourit au compliment.

— Depuis quatre jours que nos ennemis foulent le sol mexicain, reprit Bell encouragé, vous avez, sur mon conseil, écarté tout obstacle de leur route.

— Afin de les rassurer, oui.

— Leur impression est certainement qu’ils nous ont dépistés.

— Je l’espère.

— Dès lors, ils se préoccupent de parcourir le plus de chemin possible, regardant en arrière, ils ne prévoient pas le danger en avant d’eux.

— Eh ! théoriquement, tu as raison, animal… cependant…

— Par ma foi, monsieur Sullivan, vous êtes entêté… Je prends les choses au pire : admettez qu’ils arrivent à Mexico avec leur Gorgerin, qu’ils le présentent au Congrès sudiste qui se réunira dans une quinzaine.

— Je ne peux pas songer à cette éventualité.

— Pourquoi ? Elle n’est pas terrible. Vous produiriez la facture du bijoutier de Paris. Jeter le doute dans l’esprit des Sudistes suffit à assurer le succès.

Mais Sullivan secoua courageusement la tête :

— L’influence de cette coquine sur ses compatriotes est sans bornes. À sa voix, tous croiront. Ce qu’il faut réellement, c’est lui arracher le Gorgerin inca-atzec. Alors, seulement, nous serons assurés du succès.

Il s’interrompit brusquement.

— Écoute.

Le pas de plusieurs chevaux retentissait dans la cour.

D’un bond, Bell fut à la fenêtre et d’une voix assourdie :

— Ce sont eux.

Joë eut un geste de triomphe.

— Enfin ! Silence… et attendons que l’opium nous les livre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En effet, Dolorès arrivait avec ses amis.

Marius et Vera, cette dernière cachée toujours sous le pseudonyme de Coëllo, conduisirent les chevaux à l’écurie. Après quoi, ils rejoignirent leurs compagnons dans la salle commune où le tambero empressé avait dressé la table.

Ah ! le digne industriel tenait à gagner le complément de ses cent dollars.

Le vin de France, réservé aux clients de marque, avait paru, et Massiliague, en présence de ce compatriote avait senti toute sa verve lui revenir.

Religieusement, il avait débouché une bouteille, avait rempli un verre et, après avoir goûté le liquide avec une grimace de connaisseur, il l’avait vidé d’un trait : À la santé de la Virgen mexicana.

Nul n’avait remarqué la joie qui brillait dans les yeux de Gonfaccio.

Les cent dollars se rapprochaient de son escarcelle, car c’était au vin de France qu’il avait mélangé la préparation opiacée.

Hélas ! il était écrit que cet honnête commerçant ne récolterait pas le fruit de son dévouement.

Comme il s’empressait autour de ses hôtes, qui se préparaient à rendre raison au Provençal, une fourchette s’embarrassa dans les plis de la ceinture de soie enserrant sa taille.

Machinalement il tira, la ceinture se déroula et… le flacon de cristal taillé, qu’il avait glissé sous l’étoffe, roula à terre.

Plus prompt nue lui, Francis Gairon ramassa la petite fiole au fond de laquelle restaient quelques gouttes de la liqueur brune.

Le trouble de l’aubergiste, l’élégance du flacon par rapport aux vêtements sordides du tambero frappèrent le Canadien, habitué de longue date à toutes les surprises de la prairie.

Brusquement, il porta le goulot à ses lèvres, goûta le contenu et arrêtant ses amis qui allaient boire :

— Reposez vos verres, dit-il d’un ton de commandement.

Puis, bondissant sut Gonfaccio qui cherchait à gagner la porte, il l’empoigna au collet, le ramena près de la table et, sans élever la voix :

— Coquin ! continua-t-il, tu as mêlé de l’opium à notre boisson.

— Oh ! Seigneur, pouvez-vous supposer… protesta l’accusé.

Mais Gairon le secoua rudement et tirant son couteau !

— Mon garçon, acheva-t-il, tu vas me dire pourquoi tu as fait cela, ou bien, aussi vrai que je suis Canadien, je te fais avaler la lame de ce joujou.

Avide, certes Gonfaccio l’était, mais il ignorait la bravoure.

L’idée ne lui vint pas d’avertir ses alliés par un cri, et renonçant au sort héroïque d’un d’Assas cabaretier, il avoua tout tremblant :

— Des voyageurs arrivés avant vous m’avaient ordonné d’agir ainsi… une plaisanterie…

À ce moment même, Scipion, qui s’était assis, laissa tomber sa tête sur ses bras croisés appuyés à la table.

Il dormait. La dose d’opium était forte, car en trois minutes, le Marseillais avait été terrassé.

Francis le désigna du doigt :

— Vous voyez, vite, aux chevaux.

Le tambero s’arracha les cheveux.

— Hélas ! Seigneurs, vos montures ont les jarrets coupés.

— Misérable !… procure-nous d’autres bêtes de selle, ou mon couteau…

— Grâce, señor, grâce, bégaya l’hôtelier dont les jambes flageolaient, je n’en ai pas…

Marius intervint :

— Cependant, en dehors des nôtres, j’ai compté six chevaux dans l’écurie.

— Ceux des voyageurs dont je vous parlais.

— Nous les prenons. Venez tous.

Et entraînant Gonfaccio terrifié, Francis ajouta :

— Si tu pousses un cri, tu es mort.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un quart d’heure plus tard, les chevaux de la troupe de Sullivan auxquels, les compagnons de la Mestiza avaient appliqué les selles à eux appartenant étaient tirés hors de l’écurie.

— Vite, Marius, apporte notre ami Massiliague. Six chevaux pour huit, c’est maigre, mais bah ! nous irons toujours plus vite que des piétons.

Coëllo s’empressa de suivre le Texien.

Mais avant qu’ils eussent reparu, une fenêtre du premier étage s’ouvrit et des fusils furent braqués sur la petite troupe.

Avec la rapidité de la foudre, Francis, Pierre, Cigale et Rosales saisirent leurs carabines et firent feu.

Dans la fumée, la voix du Canadien s’éleva :

— Au galop !

Comme un tourbillon, les cavaliers franchirent la porte de la cour et détalèrent à toute bride, tandis que les complices de Sullivan, dont trois gisaient sur le sol, tiraient au hasard dans la nuit.

Joë d’ailleurs ne séjourna pas longtemps dans le tambo. Il comprit que, s’il attendait la venue des habitants du village, ceux que la Mestiza avait laissés en arrière auraient seulement à prononcer son nom pour qu’il fût fait à lui-même un mauvais parti.

Avec Bell et le dernier soldat valide qui lui restât, il prit le large. Certes, il eût eu plaisir à briser le crâne du Marseillais endormi, mais auprès de Scipion, Marius et Coëllo veillaient, le revolver au poing.

Quand les peones, habitants du village, arrivèrent, il ne restait plus au tambo que le Provençal endormi et ses deux compagnons.

En apprenant l’attaque dirigée contre Dolorès Pacheco, tous ces braves gens s’indignèrent. Ils battirent les environs, avec l’espoir de rejoindre les Nordistes et de les punir ; ce fut peine perdue. Sullivan et ses amis avaient réussi à se mettre en sûreté.

Cependant, auprès du lit sur lequel on avait porté Massiliague, Coëllo avait avec Marius une conversation intéressante à en juger par l’éclat du regard, par la rougeur qui couvrait les joues du faux peone.

— Séparé de la doña, disait-elle, le señor ne pourra plus arriver en temps utile à Mexico.

— Cela m’en a tout l’air, déclara philosophiquement Marius.

— Alors, il retournera en France.

— Sans doute ! et il aura bien raison.

— Raison ? gémit la jeune fille.

— Mais oui, monsieur Coëllo, répliqua Marius, se méprenant sur la portée de l’exclamation de celle qu’il continuait à prendre pour un adolescent. Il est de Marseille, c’est-à-dire de la plus belle ville du monde

— La plus belle ville, répéta-t-elle tristement.

— Oui, la plus belle et de beaucoup. Si bien que s’il le permet…

— S’il le permet ?

— Je l’accompagnerai.

Vera inclina la tête et parut réfléchir. Au bout d’un instant, elle sortit de la chambre, gagna l’écurie. Là, près des cadavres des chevaux auxquels on avait coupé les jarrets, gisait sur la paille une petite valise de cuir fauve bien usée par le long voyage à travers le désert.

Vera s’en saisit.

— J’avais peur que nos amis l’eussent emportée, fit-elle tout bas.

Puis elle revint à l’auberge, se fit donner une chambre dans laquelle elle s’enferma.

Lentement elle se dévêtit. De la valise, elle tira des vêtements de femme et les mit. Elle lissa ses longs cheveux noirs.

Sa toilette terminée, elle se considéra dans un fragment de glace appliqué au mur.

— Ah ! soupira-t-elle, pourquoi n’ai-je pas la beauté de Dolorès !

Une larme perla au bord de sa paupière et coula lentement sur sa joue.

Mais elle secoua la tête d’un air mutin, qui semblait dire : « Bah ! nous verrons bien. »

Il était près de midi quand on frappa à sa porte.

— Qui est là ? demanda-t-elle.

— C’est moi, Coëllo, répondit la grosse voix de Marius. Notre ami est réveillé et nous allons déjeuner.

— Priez donc le señor Massiliague de venir auparavant… J’ai à lui apprendre une chose grave.

Une exclamation de surprise retentit de l’autre côté du battant. Évidemment Marius trouvait incorrecte la prétention émise par le peone de faire déranger Scipion Massiliague.

Mais Vera reprit d’un ton suppliant :

— Je vous en prie, il s’agit de l’existence d’une personne.

Et le Texien répliqua :

— C’est bon ! C’est bon ! Je fais la commission, quoique, à vrai dire, vous pourriez bien m’accompagner… Enfin, je n’insiste pas.

Toute pâle, la fille de Rosales s’était dressée, le cou tendu vers la porte.

Elle attendait avec une angoisse inexprimable.

Massiliague consentirait-il à se rendre à son appel ? Ne jugerait-il pas, ainsi que le Texien, que c’était au peone, à se déranger ?

Malgré son trouble, elle sourit à l’idée qu’elle était toujours pour ses compagnons un simple serviteur de l’hacienda Rosales.

Pourtant le sourire s’effaça de ses lèvres, sa pâleur s’accentua, quand un pas décidé fit craquer le plancher du corridor accédant à sa retraite.

Un coup sec résonna sur le panneau.

Elle courut ouvrir, une exclamation ahurie retentit.

— Pécaïre !… je me trompe… une demoiselle… excusez, je cherche Coëllo.

— C’est moi ! balbutia-t-elle.

— Vous ?

— J’ai caché mon nom, Vera Rosales, sous celui d’une peone.

— Pourquoi, mais pourquoi ? questionna le Marseillais, au comble de la surprise.

Elle voulut répondre ; ce lui fut impossible. Son cœur bondissait dans sa poitrine, l’haleine lui manquait.

— Pourquoi ? répéta Scipion.

Alors, elle fit un grand effort et réussit à bégayer :

— Parce que… autrefois… sur votre fenêtre… le bouquet de sospiriano.

Mais tout tournait autour d’elle, elle eut l’impression qu’elle allait mourir, et avec un long soupir elle perdit connaissance.

Quand elle revint à elle, elle était assise dans un fauteuil et Scipion était agenouillé devant elle.

— Vous ne m’avez pas abandonnée… fit-elle doucement… après ce que je vous ai dit.

Il serra doucement ses mains, puis :

— Té, mademoiselle Vera, vous avez le courage de la lionne et la timidité de la gazelle, ce sont les qualités qui conviennent à une dame Massiliague. Pécaïre !… je demanderai votre main à monsieur votre père… Je dis votre main, parce que c’est l’habitude, car il me faut les deusses.

Et avec une émotion rare chez l’insouciant garçon :

— Pauvre petite ! M’avoir suivi comme ça… Non, c’est la première fois qu’il me pousse une idée anti-marseillaise, mais per lou diable de la Joliette, il faut dire la vérité… Sur la Canebière, il n’y en a pas une qui vous aille à la cheville…