Mathias Sandorf/I/4

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Hetzel (tome 1p. 75-98).


IV

LE BILLET CHIFFRÉ.


Deux jours après, Sarcany était installé dans la maison de Ladislas Zathmar. Il avait été présenté par Silas Toronthal, et, sur sa présentation, accepté par le comte Sandorf. Ainsi donc, complicité bien établie du banquier et de son agent dans les machinations ourdies par eux. But : la découverte d’un secret qui pouvait coûter la vie aux chefs de la conspiration. Résultat : comme prix de leur délation, une fortune tombant, pour une part, dans la poche d’un aventurier, prêt à tout pour la remplir, et pour l’autre, dans la caisse d’un banquier, arrivé au point de ne pouvoir faire honneur à ses engagements.

Il va sans dire qu’un traité, intervenu entre Silas Toronthal et Sarcany, faisait deux portions égales des bénéfices prévus. En outre, Sarcany devait avoir à sa disposition tout l’argent nécessaire pour vivre convenablement à Trieste avec son compagnon Zirone, et pour subvenir aux dépenses que nécessiteraient ses pas et démarches. En échange et comme garantie, il avait dû remettre au banquier le fac-simile du billet, qui contenait, — il n’en doutait pas, — le secret de la conspiration.

Peut-être serait-on tenté d’accuser d’imprudence Mathias Sandorf. En de telles circonstances, introduire un étranger dans cette maison où s’agitaient des intérêts si graves, à la veille d’un complot dont le signal allait être envoyé d’un instant à l’autre, cela pourra paraître acte de rare imprudence. Mais ce n’était pas sans nécessité que le comte avait agi de la sorte.

Et d’abord, il avait un intérêt pressant à ce que ses affaires personnelles fussent mises en ordre, au moment où il allait se lancer en cette périlleuse aventure dans laquelle il risquait sa vie ou tout au moins l’exil, s’il était obligé de fuir en cas d’insuccès. D’autre part, l’introduction d’un étranger dans la maison du comte Zathmar lui paraissait être de nature à détourner les soupçons. Il avait cru voir depuis quelques jours, — et l’on sait qu’il ne se trompait pas, — certains espions rôder dans l’avenue de l’Acquedotto, espions qui n’étaient autres que Sarcany et Zirone. La police de Trieste avait-elle donc l’œil ouvert sur ses amis et lui, sur leurs agissements ? Le comte Sandorf pouvait le croire, il devait le craindre. Si le lieu de réunion des conspirateurs, jusqu’alors obstinément fermé à tous, semblait être suspect, quel meilleur moyen de dérouter les soupçons que de l’ouvrir, d’y admettre un commis qui ne s’y occuperait que de comptabilité ? Quant à la présence de ce commis, pourrait-elle être un danger pour Ladislas Zathmar et ses hôtes ? Non, en aucun cas. Il n’y avait plus échange de correspondances chiffrées entre Trieste et d’autres villes du royaume hongrois. Tous les papiers relatifs au mouvement projeté étaient détruits. Il ne restait aucune trace écrite de la conspiration. Les mesures étaient prises, non plus à prendre. Le comte Sandorf n’avait qu’un signal à faire, lorsque le moment en serait venu. Donc, l’introduction d’un employé dans cette maison, au cas où le gouvernement aurait eu l’éveil, était plutôt de nature à écarter tout soupçon.

Oui, sans doute, le raisonnement était juste, la précaution était bonne, si cet employé n’eût pas été Sarcany, si son répondant n’eût pas été Silas Toronthal !

D’ailleurs, Sarcany, passé maître en duplicité, devait bénéficier des qualités extérieures qu’il possédait, une figure ouverte, une physionomie franche, l’aspect honnête et simple de toute sa personne. Le comte Sandorf et ses deux amis ne pouvaient que s’y laisser prendre, et ils y furent pris. Le jeune comptable se montra zélé, obligeant, serviable, et très entendu en ces matières de chiffres qu’il s’agissait d’apurer. Rien, d’ailleurs, n’aurait pu lui faire soupçonner, s’il ne l’eût su, qu’il était en présence des chefs d’une conspiration, prête à soulever la race hongroise contre la race allemande. Mathias Sandorf, Étienne Bathory, Ladislas Zathmar, pendant leurs réunions, ne semblaient s’occuper que de questions d’art ou de sciences. Plus de correspondance secrète, plus d’allées et venues mystérieuses autour de la maison. Mais Sarcany savait à quoi s’en tenir. L’occasion qu’il cherchait ne pouvait manquer de se produire, et il l’attendait.

En entrant dans la maison de Ladislas Zathmar, Sarcany n’avait eu qu’un but : s’emparer de la grille, qui servait à déchiffrer les cryptogrammes. Or, maintenant qu’il n’arrivait plus aucune dépêche chiffrée à Trieste, il se demanda, si, par prudence, cette grille n’aurait pas été détruite. Cela ne laissa pas de l’inquiéter, car tout l’échafaudage de sa machination reposait sur ceci : lire le billet apporté par le pigeon voyageur, et dont il avait pris la copie.

Donc, tout en travaillant à mettre en état les comptes de Mathias Sandorf, il regardait, il observait, il épiait. L’accès du bureau où se réunissaient Ladislas Zathmar et ses compagnons ne lui était point interdit. Souvent même, il y travaillait seul. Et alors ses yeux et ses doigts s’occupaient à toute autre besogne qu’à faire des calculs ou aligner des chiffres. Il furetait dans les papiers, il ouvrait les tiroirs à l’aide d’un jeu de crochets, que Zirone, très habile à ce métier, avait fabriqués lui-même. Toutefois, il prenait bien garde d’être vu de Borik, auquel il ne semblait pas inspirer la moindre sympathie.

Pendant les cinq premiers jours, les recherches de Sarcany furent infructueuses. Il arrivait chaque matin avec l’espoir de réussir ; chaque soir, il rentrait à son hôtel, sans être arrivé à rien. C’était à faire craindre qu’il n’échouât dans sa criminelle entreprise. En effet, la conspiration, s’il s’agissait d’une conspiration, — et il ne lui était pas permis d’en douter, — pouvait éclater d’un jour à l’autre, c’est-à-dire avant qu’il ne l’eût découverte, et, par conséquent, dénoncée.

« Mais plutôt que de perdre le bénéfice d’une dénonciation, même sans preuves à l’appui, lui disait Zirone, mieux vaudrait prévenir la police et remettre la copie du billet.

— Oui ! répondit Sarcany, et je le ferai, s’il le faut ! »

Il va sans dire qu’il tenait Silas Toronthal au courant de toutes ses recherches. Et ce n’était pas sans peine qu’il parvenait à calmer les impatiences du banquier.

Le hasard devait lui venir en aide. Une première fois, il l’avait servi en faisant tomber entre ses mains le billet chiffré ; une seconde fois, il allait le servir en le mettant à même de le comprendre.

On était au dernier jour du mois de mai, vers quatre heures du soir. Sarcany, suivant son habitude, allait à cinq heures quitter la maison du comte Zathmar. Il était d’autant plus désappointé d’être aussi peu avancé qu’au premier jour, que le travail dont le comte Sandorf l’avait chargé tirait à sa fin. Cette besogne achevée, il serait évidemment congédié avec remerciements et profits, mais il n’y aurait plus aucune raison pour qu’il continuât à venir dans cette demeure.

Or, à ce moment, Ladislas Zathmar et ses deux amis étaient sortis. Il n’y avait plus à la maison que Borik, alors occupé dans une salle du rez-de-chaussée. Sarcany, ayant toute liberté pour agir, résolut de s’introduire dans la chambre du comte Zathmar, — ce qu’il n’avait pu faire jusqu’alors, — et de s’y livrer aux plus minutieuses recherches.

La porte était fermée à clef. Sarcany, avec son crochet, parvint à l’ouvrir et entra.

Entre les deux fenêtres qui donnaient sur la rue, se trouvait un bureau-secrétaire, dont l’antique forme eût ravi un amateur de vieux meubles. Le battant rabaissé ne permettait pas d’en voir la disposition intérieure.

C’était la première fois que l’occasion s’offrait à Sarcany de visiter ce meuble, et il n’était pas homme à la perdre. Pour en fouiller les divers tiroirs, il n’avait qu’à forcer le battant. C’est ce qui fut fait, le crochet aidant, sans que la serrure conservât trace de l’opération.

Au quatrième tiroir que visita Sarcany, sous des papiers dont il n’avait que faire, se trouvait une sorte de carte, trouée irrégulièrement. Cette carte attira tout de suite son attention.

« La grille ! » se dit-il.

Il ne se trompait pas.

Sa première idée fut de s’en emparer ; mais, réflexion faite, il se dit que la disparition de cette grille pourrait attirer des soupçons, si le comte Zathmar venait à s’en apercevoir.

« Bon ! se dit-il, de même que j’ai pris la copie du billet, je vais prendre le décalque de la grille, et Toronthal et moi, nous pourrons lire la dépêche tout à notre aise ! »

Cette grille était un simple carré de carton, de six centimètres de longueur par côté, et divisé en trente-six carrés égaux, mesurant chacun un centimètre environ. De ces trente-six carrés, disposés sur six lignes horizontales et verticales, comme ceux d’une table de Pythagore qui aurait été établie sur six chiffres, vingt-sept étaient pleins, et neuf étaient vides, — c’est-à-dire qu’à la place de ces neuf carrés, la carte était découpée et ajourée en neuf endroits.

Ce qu’il importait à Sarcany d’avoir, c’était : 1o la dimension exacte de la grille ; 2o la disposition des neuf carrés vides.

La dimension, il la prit au moyen d’un contour au crayon qu’il traça sur une feuille de papier blanc, en ayant bien soin de marquer la place où se trouvait une petite croix faite à l’encre, laquelle semblait indiquer le côté supérieur de la grille.

La disposition, il la releva en pointant les carrés à jour, qui laissaient voir le papier sur lequel il venait de tracer le contour de la carte, soit, — à la première ligne, trois vides occupant les places 2, 4, et 6 ; à la deuxième ligne, un vide occupant la place 5 ; à la troisième ligne, un vide occupant la place 3 ; à la quatrième ligne, deux vides occupant les places 2, et 5 ; à la cinquième ligne, un vide occupant la place 6 ; à la sixième ligne, un vide occupant la place 4.

Voici, du reste, cette grille, en grandeur naturelle, dont Sarcany allait bientôt faire un si criminel usage, de complicité avec le banquier Silas Toronthal[1].

Quelques minutes suffirent à Sarcany pour prendre le décalque ci-dessus. Au moyen de cette grille, qu’il lui serait facile de reproduire avec un morceau de carton découpé, il ne doutait pas d’arriver à déchiffrer le fac-simile du billet laissé entre les mains de Silas Toronthal. Il remit donc la grille dans le tiroir sous les papiers qui la recouvraient, il quitta la chambre de Ladislas Zathmar, puis la maison, ayant hâte de retourner à son hôtel.

Un quart d’heure après, Zirone le voyait entrer dans leur chambre commune, d’un air si triomphant qu’il ne put s’empêcher de s’écrier à pleine voix :

« Eh ! qu’y a-t-il donc, mon camarade ? Prends bien garde ! Tu es plus habile à dissimuler tes ennuis que tes joies, et l’on se trahit aussi bien en se laissant aller…

— Trêve d’observations, Zirone, répondit Sarcany, et à l’ouvrage, sans perdre un instant !

— Avant souper ?…

— Avant. »

Cela dit, Sarcany prit un morceau de carton de mince épaisseur. Il le tailla sur son décalque, de manière à obtenir un rectangle, qui avait exactement les dimensions de la grille, sans oublier de tracer la petite croix sur le côté supérieur. Ensuite, prenant une règle, il le divisa en trente-six carrés, tous d’égale grandeur.

Alors, de ces trente-six carrés, neuf furent marqués à la place qu’ils occupaient sur le décalque ; puis, après avoir été découpés avec la pointe d’un canif, ils furent ajourés, de manière à laisser paraître dans leur vide les mots, lettres ou signes quelconques du billet sur lequel cette grille serait appliquée.

Zirone, placé en face de Sarcany, le regardait faire, l’œil grand ouvert, émerillonné de convoitise. Ce travail l’intéressait d’autant plus qu’il avait parfaitement compris le système cryptographique employé dans cette correspondance.

« C’est ingénieux disait-il, extrêmement ingénieux, et cela pourra me servir ! Quand je pense que dans chacun de ces carrés vides, il peut peut-être tenir un million…

— Et plus ! » répondit Sarcany.

Le travail terminé, Sarcany se leva, après avoir serré le carton découpé dans son portefeuille.

« Demain à la première heure, je serai chez Toronthal, dit-il.

— Gare à sa caisse !

— S’il a le billet, moi, j’ai la grille !

— Et cette fois, il faudra bien qu’il se rende !

— Il se rendra !

— Alors on peut souper ?

— On le peut.

— Soupons ! »

Et, Zirone, toujours en appétit, fit honneur à l’excellent repas qu’il s’était commandé selon son habitude.

Le lendemain, 1er juin, dès huit heures du matin, Sarcany se présentait à la maison de banque, et Silas Toronthal donnait aussitôt l’ordre de l’introduire dans son cabinet.

« Voilà la grille », se contenta de dire Sarcany, en remettant le carton qu’il avait découpé la veille.

Le banquier le prit, le tourna, le retourna, en hochant la tête comme s’il n’eût pas partagé la confiance de son associé.

« Essayons toujours, dit Sarcany.

— Essayons. »

Silas Toronthal prit le fac-simile du billet, qui était renfermé dans un des tiroirs de son bureau, et le plaça sur la table.

On s’en souvient, ce billet se composait de dix-huit mots, comprenant six lettres chacun, — mots parfaitement inintelligibles, d’ailleurs. Il était évident, avant tout, que chaque lettre de ces mots devait correspondre aux six carrés, pleins ou vides, qui formaient chaque ligne de la grille. Par conséquent, on pouvait établir, de prime abord, que les six premiers mots du billet, composés de trente-six lettres, avaient été successivement obtenus au moyen des trente-six carrés.

En effet, — et ce fut facile à constater, — la disposition des carrés vides avait été si ingénieusement combinée dans l’agencement de cette grille, qu’en lui faisant faire quatre fois un quart de tour, les carrés vides venaient successivement occuper la place des carrés pleins, sans jamais se doubler en aucun endroit.

On voit tout de suite qu’il doit en être ainsi. Par exemple, à la première application de la grille sur un papier blanc, si l’on inscrit les chiffres de 1 à 9 dans chaque case vide, puis après un premier quart de tour, les nombres de 10 à 18, puis après un second quart de tour, de 19 à 27, puis après un troisième quart de tour, de 28 à 36, finalement, on trouvera sur le papier les nombres de 1 à 36, occupant les trente-six carrés qui forment les divisions de la grille.

Sarcany fut donc naturellement amené à opérer d’abord sur les six premiers mots du billet, avec quatre applications successives de la grille. Il comptait ensuite recommencer cette opération sur les six autres mots, et une troisième fois sur les six derniers, — soit, en tout, les dix-huit mots dont se composait le cryptogramme.

Il va sans dire que les raisonnements établis ci-dessus avaient été présentés par Sarcany à Silas Toronthal et que celui-ci n’avait pu qu’en apprécier la parfaite justesse.

La pratique allait-elle confirmer la théorie ? C’était là tout l’intérêt de l’expérience.

Voici quels étaient les dix-huit mots du billet qu’il convient de remettre sous les yeux du lecteur :

ihnalz zaemen ruiopn
arnuro trvree mtqssl
odxhnp estlev eeuart
aeeeil ennios noupvg
spesdr erssur ouitse
eedgnc toeedt artuee

Tout d’abord il s’agissait de déchiffrer les six premiers mots. Pour y arriver, Sarcany les écrivit sur une feuille blanche, en ayant soin d’écarter les lettres et les lignes, de manière que chaque lettre correspondît à l’un des carrés de la grille.

Cela donna la disposition suivante :

i h n a l z
a r n u r o
o d x h n p
a e e e i l
s p e s d r
e e d g n c

Puis, la grille fut appliquée sur cet ensemble, de manière que le côté marqué d’une petite croix se trouvât placé en haut. Et alors les neuf cases vides laissèrent apparaître les neuf lettres suivantes,

pendant que les vingt-sept autres restaient cachées par les pleins du carton.

Sarcany fit alors faire un quart de tour à la grille, de gauche à droite, de façon que le côté supérieur devînt cette fois le côté latéral droit. Dans cette seconde application, ce furent les lettres suivantes, qui apparurent à travers les vides :

Dans la troisième application, les lettres visibles furent celles-ci, dont le relevé fut noté avec soin :

Ce qui ne laissait pas d’étonner singulièrement Silas Toronthal et Sarcany, c’est que les mots, qui se formaient au fur et à mesure, ne présentaient aucun sens. Ils s’attendaient à les lire couramment, puisqu’ils avaient dû être obtenus par les applications successives de la grille, et cependant ces mots n’offraient pas plus de signification que ceux du billet chiffré. Le billet resterait-il donc indéchiffrable ?

La quatrième application de la grille donna le résultat suivant :

Même résultat nul, même obscurité.

En effet, les quatre mots qui avaient été obtenus par les quatre applications étaient ceux-ci :

hazrxeirg
nohaledec
nadnepedn
ilruopess


ce qui ne signifiait absolument rien.

Sarcany ne put cacher la colère que lui causait un pareil désappointement. Le banquier, lui, se contentait de secouer la tête en disant, non sans quelque ironie :

« Après tout, ce n’est peut-être pas cette grille-là que les conspirateurs ont employée pour leur correspondance ! »

Cette observation fit bondir Sarcany.

« Continuons ! s’écria-t-il.

— Continuons ! » répondit Silas Toronthal.

Sarcany, après être parvenu à maîtriser le tremblement nerveux qui l’agitait, recommença l’expérience sur les six mots formant la seconde colonne du billet. Quatre fois il réappliqua la grille sur ces mots, en lui faisant faire un quart de tour. Il n’obtint que cet assemblage de lettres absolument dénué de sens :

amnetnore
velessuot
etseirted
zerrevnes

Cette fois, Sarcany jeta la grille sur la table en jurant comme un matelot.

Par un singulier contraste, Silas Toronthal avait gardé tout son sang-froid. Il étudiait les mots, ainsi obtenus depuis le début de l’expérience, et demeurait pensif.

« Au diable les grilles et ceux qui s’en servent ! s’écria Sarcany en se levant.

— Si vous vous rasseyiez ! dit Silas Toronthal.

— Me rasseoir ?…

— Et si vous continuiez ? »

Sarcany regarda Silas Toronthal. Puis, il se rassit, il reprit la grille, et il l’appliqua sur les six derniers mots du billet, machinalement, n’ayant plus conscience de ce qu’il faisait.

Voici les mots que donnèrent ces quatre dernières applications de la grille :

uonsuoveu
qlangisre
imerpuate
rptsetuot

Pas plus que les autres, ces derniers mots ne présentaient une signification quelconque.

Sarcany, irrité au-delà de toute mesure, avait pris la feuille blanche sur laquelle étaient tracés ces mots baroques que la grille venait de faire successivement apparaître, et il allait la déchirer.

Silas Toronthal l’arrêta.

« Du calme, lui dit-il.

— Eh ! s’écria Sarcany, qu’avons-nous à faire de cet indéchiffrable logogriphe !

— Écrivez donc tous ces mots les uns à la suite des autres ! répondit simplement le banquier.

— Et pourquoi faire ?

— Pour voir ! »

Sarcany obéit, et il obtint la succession de lettres suivante :

 
hazrxeirgnohaledecnadnepednilruopessamnetnorevelessu otetseirtedzerrevnesuonsuoveuqlangisreimerpuaterptsetuot.


À peine ces lettres étaient-elles écrites, que Silas Toronthal arrachait le papier des mains de Sarcany, il le lisait, il poussait un cri. C’était lui, maintenant, que le calme avait abandonné, Sarcany en était à se demander si le banquier n’était pas subitement devenu fou.

« Mais lisez donc ! s’écria Silas Toronthal en tendant le papier à Sarcany, lisez donc !

— Lire ?…

— Eh ! ne voyez-vous pas qu’avant de composer ces mots au moyen de la grille, les correspondants du comte Sandorf avaient préalablement écrit à rebours la phrase qu’ils forment ! »

Sarcany prit le papier, et voilà ce qu’il lut, en allant de la dernière lettre à la première :

« Tout est prêt. Au premier signal que vous nous enverrez de Trieste, tous se lèveront en masse pour l’indépendance de la Hongrie. Xrzah. »

« Et ces cinq dernières lettres ? s’écria-t-il.

— Une signature convenue ! répondit Silas Toronthal.

— Enfin, nous les tenons !…

— Mais la police ne les tient pas encore !

— Cela me regarde !

— Vous agirez dans le plus grand secret ?

— C’est mon affaire, répondit Sarcany. Le gouverneur de Trieste sera seul à connaître les noms des deux honnêtes patriotes, qui auront arrêté à son début une conspiration contre le royaume d’Autriche ! »

Et, en parlant ainsi, par son ton, par son geste, ce misérable ne laissait que trop voir quel sentiment d’ironie lui dictait de telles paroles.

« Alors je n’aurai plus à m’occuper de rien ? demanda froidement le banquier.

— De rien, répondit Sarcany, si ce n’est de toucher votre part de bénéfice dans l’affaire !

— Quand ?

— Quand seront tombées trois têtes, qui nous vaudront plus d’un million chacune. »

Silas Toronthal et Sarcany se séparèrent. S’ils voulaient bénéficier du secret que le hasard leur avait livré, en dénonçant les conspirateurs avant que la conspiration n’eût éclaté, ils devaient faire diligence.

Cependant, Sarcany, comme à l’ordinaire, était retourné dans la maison de Ladislas Zathmar. Il y avait repris son travail de comptabilité, qui touchait à sa fin. Le comte Sandorf lui dit même, tout en le remerciant du zèle qu’il avait montré, que, dans une huitaine de jours, il n’aurait plus besoin de ses services.

Dans la pensée de Sarcany, cela signifiait évidemment que, vers cette époque, le signal, attendu de Trieste, serait envoyé dans les principales villes de la Hongrie.

Sarcany continua donc à observer avec le plus grand soin, mais sans jamais donner prise au soupçon, tout ce qui se passait dans la maison du comte Zathmar. Et même il avait paru si intelligent, il semblait tellement acquis aux idées libérales, il avait si peu caché l’invincible répulsion qu’il disait éprouver pour la race allemande, enfin il avait si bien joué son jeu, sans en avoir l’air, que le comte Sandorf comptait se l’attacher plus tard, lorsque le soulèvement aurait fait de la Hongrie un pays libre. Il n’était pas jusqu’à Borik, qui ne fût revenu des préventions que lui avait d’abord inspirées ce jeune homme.

Sarcany touchait donc à son but.

C’était à la date du 8 juin que le comte Sandorf, accord avec ses deux amis, avait décidé qu’il enverrait le signal du soulèvement, et ce jour était arrivé.

Mais alors l’œuvre de délation était accomplie.

Ce soir-là, vers huit heures, la police de Trieste envahit subitement la maison de Ladislas Zathmar. Toute résistance eût été impossible. Aussi, le comte Sandorf, le comte Zathmar, le professeur Bathory, Sarcany lui-même, qui ne protesta pas, d’ailleurs, et Borik, furent-ils arrêtés, sans que personne eût connaissance de leur arrestation.



  1. Dans ce fac-simile, tous les carrés blancs sont à jour, les autres sont pleins.