Mathias Sandorf/I/6
VI
LE DONJON DE PISINO.
La forteresse de Pisino est un des plus curieux spécimens de ces formidables bâtisses, qui furent élevées au moyen âge. Elle a très bon air avec son aspect féodal. Il ne manque que des chevaliers à ses larges salles voûtées, des châtelaines, vêtues de longues robes ramagées et coiffées de bonnets pointus, à ses fenêtres en ogive, des archers ou des arbalétriers aux mâchicoulis de ses galeries crénelées, aux embrasures de ses mangonneaux, aux herses de ses ponts-levis. L’œuvre de pierre est encore intacte ; mais le gouverneur avec son uniforme autrichien, les soldats dans leur tenue moderne, les gardiens et porte-clefs, qui n’ont plus rien du costume mi-partie jaune et rouge du vieux temps, mettent une note fausse au milieu de ces restes magnifiques d’une autre époque.
C’était du donjon de cette forteresse, que le comte Sandorf prétendait s’évader pendant les dernières heures qui allaient précéder l’exécution. Tentative insensée, sans doute, puisque les prisonniers ne savaient même pas quel était ce donjon qui leur servait de prison, puisqu’ils ne connaissaient rien du pays à travers lequel ils devraient se diriger après leur fuite !
Et peut-être était-il heureux que leur ignorance fût complète à cet égard ! Mieux instruits, ils auraient sans doute reculé devant les difficultés, pour ne pas dire les impossibilités d’une pareille entreprise.
Ce n’est pas que cette province de l’Istrie ne présente des chances favorables à une évasion, puisque, quelle que soit la direction prise par des fugitifs, ils peuvent atteindre n’importe quel point de son littoral en peu d’heures. Ce n’est pas non plus que les rues de la ville de Pisino soient si sévèrement gardées que l’on risque d’y être arrêté dès les premiers pas. Mais s’échapper de sa forteresse — et plus particulièrement du donjon occupé par les prisonniers, — jusqu’alors cela avait été considéré comme absolument impossible. L’idée même n’en pouvait pas venir.
Voici, en effet, quelle est la situation et la disposition extérieure du donjon dans la forteresse de Pisino.
Ce donjon occupe le côté d’une terrasse, qui termine brusquement la ville en cet endroit. Si l’on s’appuie sur le parapet de cette terrasse, le regard plonge dans un gouffre large et profond, dont les parois ardues, tapissées de longues lianes échevelées, sont coupées à pic. Rien ne surplombe de cette muraille. Pas une marche pour y monter ou en descendre. Pas un palier pour y faire halte. Aucun point d’appui nulle part. Rien que des stries capricieuses, lisses, effritées, incertaines, qui marquent le clivage oblique des roches. En un mot, un abîme qui attire, qui fascine et qui ne rendrait rien de ce qu’on y aurait précipité.
C’est au-dessus de cet abîme que se dresse un des murs latéraux du donjon, percé de quelques rares fenêtres, éclairant les cellules des divers étages. Si un prisonnier se fût penché en dehors de l’une de ces ouvertures, il aurait reculé d’effroi, à moins que le vertige ne l’eût entraîné dans le vide ! Et s’il tombait, qu’arriverait-il ? Ou son corps se briserait sur les roches du fond, ou il serait emporté par un torrent, dont le courant est irrésistible à l’époque des fortes eaux.
Cet abîme, c’est le Buco, comme on dit dans le pays. Il sert de récipient au trop plein d’une rivière qui s’appelle la Foïba. Cette rivière ne trouve d’issue que par une caverne qu’elle s’est creusée peu à peu à travers les roches, et dans laquelle elle s’engouffre avec l’impétuosité d’un raz ou d’un mascaret. Où va-t-elle ainsi en passant sous la ville ? On l’ignore. Où reparaît-elle ? On ne sait. De cette caverne, ou plutôt de ce canal, foré dans le schiste et l’argile, on ne connaît ni la longueur, ni la hauteur, ni la direction. Qui peut dire si les eaux ne s’y heurtent pas à quelques centaines d’angles, à quelque forêt de piliers, qui supportent avec l’énorme substruction la forteresse et la cité tout entière. Déjà, de hardis explorateurs, lorsque l’étiage ni trop haut ni trop bas permettait d’employer une embarcation légère, avaient tenté de descendre le cours de la Foïba à travers ce sombre boyau ; mais l’abaissement des voûtes leur avait bientôt opposé un infranchissable obstacle. En réalité, on ne savait rien de l’état de cette rivière souterraine. Peut-être s’abîmait-elle en quelque « perte », creusée au-dessous du niveau de l’Adriatique.
Tel était donc ce Buco, dont le comte Sandorf ne connaissait même pas l’existence. Or, comme une évasion ne pouvait se faire que par l’unique fenêtre de sa cellule, qui s’ouvrait au-dessus du Buco, c’était, pour lui, marcher aussi sûrement à la mort que s’il eût été se placer en face du peloton d’exécution.
Ladislas Zathmar et Étienne Bathory n’attendaient plus que le moment d’agir, prêts à rester, s’il le fallait, et à se sacrifier pour venir en aide au comte Sandorf, prêts à le suivre, si leur fuite ne devait pas compromettre la sienne.
« Nous fuirons tous les trois, dit Mathias Sandorf, quitte à nous séparer, lorsque nous serons dehors ! »
Huit heures du soir sonnaient alors au beffroi de la ville. Les condamnés n’avaient plus que douze heures à vivre.
La nuit commençait à se faire, — une nuit qui devait être obscure. Des nuages épais, presque immobiles, se déroulaient pesamment à travers l’espace. L’atmosphère, lourde, presque irrespirable, était saturée d’électricité. Un violent orage menaçait. Les éclairs ne s’échangeaient pas encore entre ces masses de vapeurs, disposées comme autant d’accumulateurs du fluide, mais déjà de sourds grondements couraient le long de l’écheveau des montagnes qui environnent Pisino.
Une évasion, entreprise dans ces conditions, aurait donc pu présenter quelques chances, si un gouffre inconnu n’eût été ouvert sous les pieds des fugitifs. Nuit noire, on ne serait pas vu. Nuit bruyante, on ne serait pas entendu.
Ainsi que l’avait immédiatement reconnu le comte Sandorf, la fuite n’était possible que par la fenêtre de la cellule. De forcer la porte, d’entamer ses fortes parois de chêne, bardées de ferrures, il n’y fallait point songer. D’ailleurs, le pas d’une sentinelle résonnait sur les dalles du couloir. Et puis, la porte franchie, comment se diriger à travers le labyrinthe de la forteresse ? Comment en dépasser la herse et le pont-levis, que des postes de soldats devaient sévèrement garder ? Au moins du côté du Buco, il n’y avait point de sentinelle. Mais le Buco défendait mieux cette face du donjon que ne l’eût fait un cordon de factionnaires.
Le comte Sandorf s’occupa donc uniquement de reconnaître si la fenêtre pourrait leur livrer passage.
Cette fenêtre mesurait environ trois pieds et demi de hauteur sur deux pieds de largeur. Elle s’évasait à travers la muraille, dont l’épaisseur, en cet endroit, pouvait être estimée à quatre pieds. Un solide croisillon de fer la condamnait. Il était engagé dans les parois, presque à l’affleurement intérieur. Point de ces hottes en bois, qui ne permettent à la lumière de n’arriver que par le haut. C’eût été inutile, puisque la disposition de l’ouverture s’opposait à ce que le regard pût plonger dans le gouffre du Buco. Si donc on parvenait à arracher ou à déplacer ce croisillon, il serait facile de se glisser à travers cette fenêtre, qui ressemblait assez à une embrasure percée dans la muraille d’une forteresse.
Mais le passage une fois libre, comment s’opérerait la descente au dehors, le long du mur à pic ? Une échelle ? Les prisonniers n’en possédaient pas et n’auraient pu en fabriquer. Employer des draps de lit ? Ils n’avaient pour draps que de grosses couvertes de laine, jetées sur un matelas que supportait un cadre de fer, scellé dans la paroi de la cellule. Il y aurait donc eu impossibilité de s’échapper par cette fenêtre, si le comte Sandorf n’eût déjà remarqué qu’une chaîne ou plutôt un câble de fer, qui pendait extérieurement, pouvait faciliter l’évasion.
Ce câble, c’était le conducteur du paratonnerre, fixé à la crête du toit, au-dessus de la partie latérale du donjon, dont la muraille s’élevait à l’aplomb du Buco.
« Vous voyez ce câble, dit le comte Sandorf à ses deux amis. Il faut avoir le courage de s’en servir pour nous évader.
— Le courage, nous l’avons, répondit Ladislas Zathmar, mais aurons-nous la force ?
— Qu’importe ! répondit Étienne Bathory. Si la force nous manque, nous mourrons quelques heures plus tôt, voilà tout !
— Il ne faut pas mourir, Étienne, répondit le comte Sandorf. Écoute-moi bien, et vous aussi, Ladislas, ne perdez rien de mes paroles. Si nous possédions une corde, nous n’hésiterions pas à la suspendre en dehors de cette fenêtre pour nous laisser glisser jusqu’au sol ? Or, ce câble vaut mieux qu’une corde, à raison même de sa rigidité, et il devra rendre la descente plus facile. Comme tous les conducteurs de paratonnerre, nul doute qu’il ne soit maintenu à la muraille par des crampons de fer. Ces crampons seront autant de points fixes, sur lesquels nos pieds pourront trouver un appui. Pas de balancements à craindre, puisque ce câble est fixé au mur. Pas de vertige à redouter, puisqu’il fait nuit et que nous ne verrons rien du vide. Donc, que cette fenêtre nous livre passage, et, avec du sang-froid, avec du courage, nous pouvons être libres ! Qu’il y ait à risquer sa vie, c’est possible. Mais n’y eût-il que dix chances sur cent, qu’importe, puisque demain matin, si les gardiens nous trouvent dans cette cellule, c’est cent chances sur cent que nous avons de mourir !
— Soit, répondit Ladislas Zathmar.
— Où aboutit cette chaîne ? demanda Étienne Bathory.
— À quelque puits, sans doute, répondit le comte Sandorf, mais certainement en dehors du donjon, et il ne nous en faut pas davantage. Je ne sais, je ne veux voir qu’une chose, c’est qu’au bout de cette chaîne, il y a la liberté… peut-être ! »
Le comte Sandorf ne se trompait pas en disant que le conducteur du paratonnerre devait être retenu au mur par des crampons, scellés de distance en distance. De là, une plus grande facilité pour descendre, puisque les fugitifs auraient là comme autant d’échelons, qui les garantiraient contre un glissement trop rapide. Mais, ce qu’ils ignoraient, c’est qu’à partir de la crête du plateau sur lequel se dressait la muraille du donjon, ce câble de fer devenait libre, flottant, abandonné dans le vide, et que son extrémité inférieure plongeait dans les eaux mêmes de la Foïba, alors grossies par des pluies récentes. Là où ils devaient compter qu’ils trouveraient le sol ferme, au fond de cette gorge, il n’y avait qu’un torrent, qui se précipitait impétueusement à travers la caverne du Buco. D’ailleurs, s’ils l’eussent su, auraient-ils reculé dans leur tentative d’évasion ? Non !
« Mourir pour mourir, eût dit Mathias Sandorf, mourons, après avoir tout fait pour échapper à la mort ! »
Et d’abord, il fallait s’ouvrir un passage à travers la fenêtre. Ce croisillon qui l’obstruait, il fallait l’arracher. Était-ce possible sans une pince, sans une tenaille, sans un outil quelconque ? Les prisonniers ne possédaient pas même un couteau.
« Le reste ne sera que difficile, dit Mathias Sandorf, mais là est peut-être l’impossible ! À l’œuvre ! »
Cela dit, le comte Sandorf se hissa jusqu’à la fenêtre, saisit vigoureusement le croisillon d’une main, et sentit qu’il ne faudrait peut-être pas un très grand effort pour l’arracher.
En effet, les barreaux de fer qui le formaient, jouaient quelque peu dans leurs alvéoles. La pierre, éclatée aux angles, n’offrait plus qu’une assez médiocre résistance. Très probablement, la chaîne du paratonnerre, avant que certaines réparations n’y eussent été faites, devait avoir été dans de mauvaises conditions de conductibilité. Il était probable que des étincelles du fluide, attirées par ce fer du croisillon, avaient alors attaqué le mur même, et l’on sait que sa puissance est pour ainsi dire sans bornes. De là, ces cassures aux alvéoles, dans lesquelles s’enfonçait le bout des barreaux, et une décomposition de la pierre, réduite à une sorte d’état spongieux, comme si elle eût été criblée de millions de points électriques.
Ce fut Étienne Bathory, qui donna en quelques mots l’explication de ce phénomène, dès qu’il l’eut observé à son tour.
Mais il ne s’agissait pas d’expliquer, il s’agissait de se mettre à la besogne, sans perdre un instant. Si l’on parvenait à dégager l’extrémité des barreaux, après avoir fait sauter les angles de leurs alvéoles, peut-être serait-il facile ensuite de repousser le croisillon jusqu’à l’extérieur, puisque l’embrasure s’évasait du dedans au dehors, puis de le laisser tomber dans le vide. Le bruit de sa chute ne pourrait être entendu au milieu de ces longs roulements du tonnerre, qui se propageaient déjà et sans discontinuité dans les basses zones du ciel.
« Mais nous ne pouvons déchirer cette pierre avec nos mains ! dit Ladislas Zathmar.
— Non ! répondit le comte Sandorf. Il nous faudrait un morceau de fer, une lame… »
Cela était nécessaire, en effet. Si friable que fût la paroi au bord des alvéoles, les ongles se seraient brisés, les doigts se seraient ensanglantés, à essayer de la réduire en poussière. On n’y parviendrait pas, sans employer ne fût-ce qu’un clou.
Le comte Sandorf regardait autour de lui à la vague lueur que le couloir, faiblement éclairé, envoyait dans la cellule par l’imposte de la porte. De la main il tâtait les murs, auxquels il se pouvait qu’un clou eût été fiché. Il ne trouva rien.
Alors il eut l’idée qu’il ne serait peut-être pas impossible de démonter un des pieds des lits de fer, scellés à la paroi. Tous trois se mirent à l’œuvre, et bientôt Étienne Bathory interrompit le travail de ses deux compagnons en les appelant à voix basse.
La rivure de l’une des lames métalliques, dont l’entrecroisement formait le fond de son lit, avait cédé. Il suffisait donc de saisir cette lame par son extrémité, devenue libre, et de la plier dans les deux sens, à plusieurs reprises, pour la détacher de l’armature.
C’est ce qui fut fait en un tour de main. Le comte Sandorf eut alors en sa possession une lame de fer longue de cinq pouces, large d’un pouce, qu’il emmancha dans sa cravate ; puis, il revint près de l’embrasure et commença à user le bord extérieur des quatre alvéoles.
Cela ne pouvait se faire sans quelque bruit. Heureusement, le grondement de la foudre devait le couvrir. Pendant les accalmies de l’orage, le comte Sandorf s’arrêtait, et il reprenait aussitôt son travail, qui marchait rapidement.
Étienne Bathory et Ladislas Zathmar, postés près de la porte, écoutaient, afin de l’interrompre, lorsque le factionnaire se rapprochait de la cellule.
Soudain, un « Chut… » s’échappant des lèvres de Ladislas Zathmar, le travail cessa soudain.
« Qu’y a-t-il ? demanda Étienne Bathory.
— Écoutez », répondit Ladislas Zathmar.
Il avait précisément placé son oreille au foyer de la courbe ellipsoïdale, et, de nouveau, se produisait le phénomène d’acoustique, qui avait livré aux prisonniers le secret de la trahison.
Voici les lambeaux de phrases qui purent encore être saisis, à de courts intervalles :
« Demain… mis… liberté…
— Oui… écrou… levé… et…
— … Après l’exécution… Puis… rejoindrai mon camarade Zirone, qui doit m’attendre en Sicile…
— Vous n’aurez pas fait un long séjour au donjon de… »
C’était évidemment Sarcany et un gardien qui causaient.
De plus, Sarcany venait de prononcer le nom d’un certain Zirone, lequel devait être mêlé à toute cette affaire, — nom que Mathias Sandorf retint soigneusement.
Malheureusement, le dernier mot qu’il eût été si utile aux prisonniers de connaître, n’arriva pas jusqu’à eux. Sur la fin de la dernière phrase, un violent coup de foudre avait éclaté, et, pendant que le courant électrique suivait le conducteur du paratonnerre, des aigrettes lumineuses s’échappèrent de cette lame métallique que le comte Sandorf tenait à la main. Sans l’étoffe de soie qui l’entourait, il eût été sans doute atteint par le fluide.
Ainsi, le dernier mot, le nom de ce donjon, s’était perdu dans l’intense éclat du tonnerre. Les prisonniers n’avaient pu l’entendre. Et pourtant, de savoir en quelle forteresse ils étaient enfermés, à travers quel pays il leur faudrait fuir, combien cela eût accru les chances d’une évasion, pratiquée dans ces conditions si difficiles !
Le comte Sandorf s’était remis à l’œuvre. Trois alvéoles sur quatre étaient déjà rongées au point que le bout des barreaux en pouvait librement sortir. La quatrième fut alors attaquée à la lueur des éclairs, qui illuminait incessamment l’espace.
À dix heures et demie, le travail était entièrement achevé. Le croisillon, dégagé des parois, pouvait glisser à travers l’embrasure. Il n’y avait plus qu’à le repousser pour qu’il retombât en dehors de la muraille. C’est ce qui fut fait, dès que Ladislas Zathmar eut entendu la sentinelle s’éloigner vers le fond du couloir.
Le croisillon, chassé vers la baie extérieure de la fenêtre, culbuta et disparut.
C’était au moment d’une accalmie de la tourmente. Le comte Sandorf prêta l’oreille, afin d’écouter le bruit que devait faire ce lourd appareil en tombant sur le sol. Il n’entendit rien.
« Le donjon doit être bâti sur quelque haute roche qui domine la vallée, fit observer Étienne Bathory.
— Peu importe la hauteur ! répondit le comte Sandorf. Il n’est pas douteux que le câble du paratonnerre n’arrive jusqu’au sol, puisque cela est nécessaire à son fonctionnement. Donc, il nous permettra de l’atteindre, sans risquer une chute ! »
Raisonnement juste en général, mais faux en l’espèce, puisque l’extrémité du conducteur plongeait dans les eaux de la Foïba.
Enfin, la fenêtre libre, le moment de fuir était venu.
« Mes amis, dit Mathias Sandorf, voici comment nous allons procéder. Je suis le plus jeune, et, je crois, le plus vigoureux. C’est donc à moi d’essayer le premier de descendre le long de ce câble de fer. Au cas où quelque obstacle, impossible à prévoir, m’empêcherait d’atteindre le sol, peut-être aurais-je la force de remonter jusqu’à la fenêtre. Deux minutes après moi, Étienne, tu te glisseras par cette embrasure et tu me rejoindras. Deux minutes après lui, Ladislas, vous prendrez le même chemin. Lorsque nous serons réunis tous les trois au pied du donjon, nous agirons selon les circonstances.
— Nous t’obéirons, Mathias, répondit Étienne Bathory. Oui ! nous ferons ce que tu nous diras de faire, nous irons où tu nous diras d’aller. Mais nous ne voulons pas que tu prennes la plus grande part des dangers pour toi seul…
— Nos existences ne valent pas la vôtre ! ajouta Ladislas Zathmar.
— Elles se valent en face d’un acte de justice à accomplir, répondit le comte Sandorf, et si l’un de nous est seul à survivre, c’est lui qui se fera le justicier ! Embrassez-moi, mes amis ! »
Ces trois hommes s’étreignirent avec effusion, et il sembla qu’ils eussent puisé une plus grande énergie dans cette étreinte.
Alors, tandis que Ladislas Zathmar faisait le guet à la porte de la cellule, le comte Sandorf s’introduisit à travers la baie. Un instant après, il était suspendu dans le vide. Puis, pendant que ses genoux pressaient le câble de fer, il se laissa glisser main sous main, cherchant du pied les crampons d’attache pour s’y appuyer un instant.
L’orage éclatait alors avec une extraordinaire violence. Il ne pleuvait pas, mais le vent était effroyable. Un éclair n’attendait pas l’autre. Leurs zig-zags se croisaient au-dessus du donjon, qui les attirait par sa situation isolée à une grande hauteur. La pointe du paratonnerre brillait d’une lueur blanchâtre que le fluide y accumulait sous forme d’aigrette, et sa tige oscillait sous les coups de la rafale.
On conçoit quel danger il y avait à se suspendre à ce conducteur que suivait incessamment le courant électrique pour aller se perdre dans les eaux de ce gouffre du Buco. Si l’appareil était en bon état, il n’y avait aucun risque d’être frappé, car l’extrême conductibilité du métal, comparée à celle du corps humain, qui est infiniment moindre, devait préserver l’audacieux suspendu à ce câble. Mais, pour peu que la pointe du paratonnerre fût émoussée, ou qu’il y eût une solution de continuité dans le câble, ou qu’une rupture vînt à se produire à sa partie inférieure, un foudroiement était possible par la réunion des deux courants[1], positif et négatif, même sans qu’il y eût éclat de la foudre, c’est-à-dire rien que par la tension du fluide accumulé dans l’appareil défectueux.
Le comte Sandorf n’ignorait pas le danger auquel il s’exposait. Un sentiment plus puissant que l’instinct de la conservation le lui faisait braver. Il descendait lentement, prudemment, au milieu des effluves électriques, qui le baignaient tout entier. Son pied cherchait, le long du mur, chaque crampon d’attache et s’y reposait un instant. Puis, lorsqu’un vaste éclair illuminait l’abîme ouvert au-dessous de lui, il essayait, mais en vain, d’en reconnaître la profondeur.
Lorsque Mathias Sandorf fut ainsi descendu d’une soixantaine de pieds depuis la fenêtre de la cellule, il sentit un point d’appui plus assuré. C’était une sorte de banquette, large de quelques pouces, qui excédait le soubassement de la muraille. Quant au conducteur du paratonnerre, il ne se terminait pas à cet endroit, il descendait plus bas, et, en réalité, — ce que le fugitif ne pouvait savoir, — c’était à partir de ce point qu’il flottait, tantôt longeant la paroi rocheuse, tantôt balancé dans le vide, lorsqu’il se heurtait à quelques saillies qui surplombaient l’abîme.
Le comte Sandorf s’arrêta pour reprendre haleine. Ses deux pieds reposaient alors sur le rebord de la banquette, sa main tenant toujours le câble de fer. Il comprit qu’il avait atteint la première assise du donjon à sa base. Mais de quelle hauteur dominait-il la vallée inférieure, c’est ce qu’il ne pouvait encore estimer.
« Cela doit être profond », pensa-t-il.
En effet, de grands oiseaux, effarés, emportés dans l’aveuglante illumination des éclairs, volaient autour de lui à brusques coups d’ailes, et au lieu de s’élever dans leur vol, ils plongeaient vers le vide. De là, cette conséquence, c’est qu’un précipice, un abîme peut-être, devait se creuser au-dessous de lui.
À ce moment, un bruit se fît entendre à la partie supérieure du câble de fer. À travers la rapide lueur d’un éclair, le comte Sandorf vit confusément une masse se détacher de la muraille.
C’était Étienne Bathory qui se glissait hors de la fenêtre. Il venait de saisir le conducteur métallique et se laissait glisser lentement pour rejoindre Mathias Sandorf. Celui-ci l’attendait, les pieds solidement appuyés sur le rebord de pierre. Là, Étienne Bathory devait s’arrêter à son tour, pendant que son compagnon continuerait à descendre.
En quelques instants, tous deux furent l’un près de l’autre, soutenus par la banquette.
Dès que les derniers roulements du tonnerre eurent cessé, ils purent parler et s’entendre.
« Et Ladislas ? demanda le comte Sandorf.
— Il sera ici dans une minute.
— Rien à craindre là-haut ?
— Rien.
— Bien ! Je vais faire place à Ladislas, et toi, Étienne, tu attendras qu’il t’ait rejoint à cette place.
— C’est convenu. »
Un immense éclair les enveloppa tous les deux en ce moment. Comme si le fluide, courant à travers le câble, eût pénétré jusque dans leurs nerfs, ils se crurent foudroyés.
« Mathias !… Mathias ! s’écria Étienne Bathory, sous une impression de terreur dont il ne fut pas maître.
— Du sang-froid !… Je descends !… Tu me suivras ! » répondit le comte Sandorf.
Et déjà il avait saisi la chaîne, avec l’intention de se laisser glisser jusqu’au premier crampon inférieur sur lequel il comptait s’arrêter pour attendre son compagnon.
Soudain, des cris se firent entendre vers le haut du donjon. Ils semblaient venir de la fenêtre de la cellule. Puis, ces mots retentirent :
« Sauvez-vous ! »
C’était la voix de Ladislas Zathmar.
Presque aussitôt, une vive lumière fusait hors de la muraille, suivie d’une détonation sèche et sans écho. Cette fois, ce n’était pas la ligne brisée d’un éclair, qui rayait l’ombre, ce n’était pas l’éclat de la foudre, qui venait de rouler dans l’espace. Un coup de feu avait été tiré, au hasard, sans doute, à travers quelque embrasure du donjon. Que ce fût un signal des gardiens ou qu’une balle eût été adressée aux fugitifs, l’évasion n’en était pas moins découverte.
En effet, le factionnaire, ayant entendu quelque bruit, avait appelé, et cinq ou six gardiens s’étaient précipités dans la cellule. L’absence de deux des prisonniers avait été aussitôt reconnue. Or, l’état de la fenêtre prouvait qu’ils n’avaient pu s’enfuir que par cette ouverture. C’est alors que Ladislas Zathmar avant qu’on eût pu l’en empêcher, se penchant au dehors de l’embrasure, leur avait donné l’alarme.
« Le malheureux ! s’écria Étienne Bathory. L’abandonner !… Mathias !… l’abandonner ! »
Un second coup de fusil éclata, et, cette fois, la détonation se confondit avec les roulements de la foudre.
« Dieu le prenne en pitié ! répondit le comte Sandorf. Mais il faut fuir… ne fût-ce que pour le venger !… Viens, Étienne, viens ! »
Il n’était que temps. D’autres fenêtres, percées aux étages inférieurs du donjon, venaient de s’ouvrir. De nouvelles décharges les illuminaient. On entendait aussi de bruyants éclats de voix. Peut-être les gardiens, en suivant la banquette qui contournait le pied du mur, allaient-ils couper la retraite aux fugitifs ? Peut-être, aussi, pouvaient-ils être atteints par des coups de feu, tirés d’une autre partie du donjon ?
« Viens ! » s’écria une dernière fois le comte Sandorf.
Et il se laissa glisser le long du câble de fer qu’Étienne Bathory saisit aussitôt.
Alors tous deux s’aperçurent que ce câble flottait dans le vide au-dessous de la banquette. De points d’appui, de crampons d’attache, pour reprendre repos ou haleine, il n’y en avait plus. Tous deux étaient abandonnés au ballant de cette chaîne oscillante qui leur déchirait les mains. Ils descendaient, les genoux serrés, sans pouvoir se retenir, pendant que des balles sifflaient à leurs oreilles.
Pendant une minute, sur une longueur de plus de quatre-vingts pieds, ils s’affalèrent, ainsi, se demandant si cet abîme, dans lequel ils s’engouffraient était sans fond. Déjà des mugissements d’une eau furieuse se propageaient au-dessous d’eux. Ils comprirent alors que le conducteur du paratonnerre aboutissait à quelque torrent. Mais que faire ? Ils eussent voulu remonter en se hissant le long du câble, que la force leur eût manqué pour regagner la base du donjon. D’ailleurs, mort pour mort, mieux valait encore celle qui les attendait dans ces profondeurs.
En ce moment, un effroyable coup de foudre éclata au milieu d’une intense lueur électrique. Bien que la tige du paratonnerre n’eût point été directement frappée sur le faîte du donjon, la tension du fluide fut telle, cette fois, que le conducteur rougit à blanc à son passage, comme un fil de platine sous la décharge d’une batterie ou d’une pile.
Étienne Bathory, jetant un cri de douleur, lâcha prise.
Mathias Sandorf le vit passer près de lui, presque à le toucher, les bras étendus.
À son tour, il dût lâcher le câble de fer qui lui brûlait les mains, et il tomba de plus de quarante pieds de hauteur dans le torrent de la Foïba, au fond de ce gouffre inconnu du Buco.
- ↑ C’est ainsi qu’en 1753, Richemann fut tué par une étincelle grosse comme le poing, bien qu’il fût placé à quelque distance d’un paratonnerre, dont il avait interrompu la conduite.