Mathias Sandorf/I/7

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Hetzel (tome 1p. 151-183).


VII

LE TORRENT DE LA FOÏBA.


Il était environ onze heures du soir. Les nuages orageux commençaient à se résoudre en de violentes averses. À la pluie se mêlaient d’énormes grêlons, qui mitraillaient les eaux de la Foïba et crépitaient sur les roches voisines. Les coups de feu, partis des embrasures du donjon, avaient cessé. À quoi bon user tant de balles contre les fugitifs ! La Foïba ne pouvait rendre que des cadavres, si même elle en rendait !

À peine le comte Sandorf eut-il été plongé dans le torrent, qu’il se sentit irrésistiblement entraîné à travers le Buco. En quelques instants, il passa de l’intense lumière, dont l’électricité emplissait le fond du gouffre, à la plus profonde obscurité. Le mugissement des eaux avait remplacé les éclats de la foudre. L’impénétrable caverne ne laissait plus rien passer des bruits ni des lueurs du dehors.

« À moi !… »

Ce cri se fit entendre. C’était Étienne Bathory qui l’avait jeté. La froideur des eaux venait de le rappeler à la vie ; mais il ne pouvait se soutenir à leur surface, et il se fût noyé, si un bras vigoureux ne l’eût saisi au moment où il allait disparaître.

« Je suis là… Étienne !… Ne crains rien ! »

Le comte Sandorf, près de son compagnon, le soulevait d’une main, tandis qu’il nageait de l’autre.

La situation était extrêmement critique. Étienne Bathory pouvait à peine s’aider de ses membres, à demi paralysés par le passage du fluide électrique. Si la brûlure de ses mains s’était sensiblement amoindrie au contact de ces froides eaux, l’état d’inertie dans lequel il se trouvait ne lui permettait pas de s’en servir. Le comte Sandorf n’aurait pu l’abandonner un instant, sans qu’il eût été englouti, et pourtant il avait assez de se sauvegarder lui-même.

Puis, il y avait cette incertitude complète sur la direction que suivait ce torrent, en quel endroit du pays il aboutissait, en quelle rivière ou en quelle mer il allait se perdre. Quand bien même Mathias Sandorf eût su que cette rivière était la Foïba, sa situation n’aurait pas été moins désespérée, puisqu’on ignore où se déversent ses eaux impétueuses. Des bouteilles fermées, jetées à l’entrée de la caverne, n’avaient jamais reparu en aucun tributaire de la péninsule istrienne, soit qu’elles se fussent brisées dans leur parcours à travers cette sombre substruction, soit que ces masses liquides les eussent entraînées en quelque gouffre de l’écorce terrestre.

Cependant, les fugitifs étaient emportés avec une extrême vitesse, — ce qui leur rendait plus facile de se soutenir à la surface de l’eau. Étienne Bathory n’avait plus conscience de son état. Il était comme un corps inerte entre les mains du comte Sandorf. Celui-ci luttait pour deux, mais il sentait bien qu’il finirait par s’épuiser. Aux dangers d’être heurté contre quelque saillie rocheuse, aux flancs de la caverne ou aux pendentifs de la voûte, il s’en joignait de plus grands encore : c’était, surtout, d’être pris dans un de ces tourbillons que formaient de nombreux remous, là où un brusque retour de la paroi brisait et modifiait le courant régulier. Vingt fois, Mathias Sandorf se sentit saisi avec son compagnon dans un de ces suçoirs liquides, qui l’attiraient irrésistiblement par un effet de Maëlstrom. Enlacés alors dans un mouvement giratoire, puis rejetés à la périphérie du tourbillon, comme la pierre au bout d’une fronde, ils ne parvenaient à en sortir qu’au moment où le remous venait à se rompre.

Une demi-heure s’écoula dans ces conditions avec la mort probable à chaque minute, à chaque seconde. Mathias Sandorf, doué d’une énergie surhumaine, n’avait pas encore faibli. En somme, il était heureux que son compagnon fût à peu près privé de sentiment. S’il avait eu l’instinct de la conservation, il se serait débattu. Il aurait fallu lutter pour le réduire à l’impuissance. Et alors ou le comte Sandorf eût été forcé de l’abandonner, ou ils se fussent engloutis tous deux.

Toutefois, cette situation ne pouvait se prolonger. Les forces de Mathias Sandorf commençaient à s’épuiser sensiblement. En de certains moments, tandis qu’il soulevait la tête d’Étienne Bathory, la sienne s’enfonçait sous la couche liquide. La respiration lui manquait subitement. Il haletait, il étouffait, il avait à se débattre contre un commencement d’asphyxie. Plusieurs fois, même, il dut lâcher son compagnon, dont la tête s’immergeait aussitôt ; mais toujours il parvint à le ressaisir, et cela au milieu de cet entraînement des eaux qui, gonflées en certains points resserrés du canal, déferlaient avec un effroyable bruit.

Bientôt le comte Sandorf se sentit perdu. Le corps d’Étienne Bathory lui échappa définitivement. Par un dernier effort, il essaya de le reprendre… Il ne le trouva plus, et lui-même s’enfonça dans les nappes inférieures du torrent.

Soudain, un choc violent lui déchira l’épaule. Il étendit la main, instinctivement. Ses doigts, en se refermant, saisirent une touffe de racines, qui pendaient dans les eaux.

Ces racines étaient celles d’un tronc d’arbre, emporté par le torrent. Mathias Sandorf se cramponna solidement à cette épave, et revint à la surface de la Foïba. Puis, pendant qu’il se retenait d’une main à la touffe, il chercha de l’autre son compagnon.

Un instant après, Étienne Bathory était saisi par le bras, et, après de violents efforts, hissé sur le tronc d’arbre, où Mathias Sandorf prit place à son tour. Tous deux étaient momentanément hors de ce danger immédiat d’être noyés, mais liés au sort même de cette épave, livrée aux caprices des rapides du Buco.

Le comte Sandorf avait pendant un instant perdu connaissance. Aussi, son premier soin fut-il de s’assurer qu’Étienne Bathory ne pouvait glisser du tronc d’arbre. Par surcroît de précaution, d’ailleurs, il se plaça derrière lui, de manière à pouvoir le soutenir. Ainsi posé, il regardait en avant. Pour le cas où quelque lueur du jour pénétrerait dans la caverne, il serait à même de l’apercevoir et d’observer l’état des eaux à leur sortie d’aval. Mais rien n’indiquait qu’il fût près d’atteindre l’issue de cet interminable canal.

Cependant, la situation des fugitifs s’était quelque peu améliorée. Ce tronc d’arbre mesurait une dizaine de pieds dans sa longueur, et ses racines, en s’appuyant sur les eaux, devaient faire obstacle à ce qu’il se retournât brusquement. À moins de chocs violents, sa stabilité paraissait assurée, malgré les dénivellations de la masse liquide. Quant à sa vitesse, elle ne pouvait pas être estimée à moins de trois lieues à l’heure, étant égale à celle du torrent qui l’entraînait.

Mathias Sandorf avait repris tout son sang-froid. Il essaya alors de ranimer son compagnon, dont la tête reposait sur ses genoux. Il s’assura que son cœur battait toujours, mais qu’il respirait à peine. Il se pencha sur sa bouche pour insuffler un peu d’air à ses poumons. Peut-être les premières atteintes de l’asphyxie n’avaient-elles point produit en son organisme d’irréparables désordres !

En effet, Étienne Bathory fit bientôt un léger mouvement. Des expirations plus accentuées entr’ouvrirent ses lèvres. Enfin, quelques mots s’échappèrent de sa bouche :

« Ma femme !… Mon fils !… Mathias ! »

C’était toute sa vie qui tenait dans ces mots.

« Étienne, m’entends-tu ?… m’entends-tu ? demanda le comte Sandorf, qui dut crier au milieu des mugissements dont le torrent emplissait les voûtes du Buco.

— Oui… oui… ! Je t’entends !… Parle !… Parle !… Ta main dans la mienne !

— Étienne, nous ne sommes plus dans un danger immédiat, répondit le comte Sandorf. Une épave nous emporte… Où ?… Je ne puis le dire, mais du moins, elle ne nous manquera pas !

— Mathias, et le donjon ?…

— Nous en sommes loin déjà ! On doit croire que nous avons trouvé la mort dans les eaux de ce gouffre, et, certainement on ne peut songer à nous y poursuivre ! En quelque endroit que se déverse ce torrent, mer ou rivière, nous y arriverons, et nous y arriverons vivants ! Que le courage ne t’abandonne pas, Étienne ! Je veille sur toi ! Repose encore et reprends les forces dont tu auras bientôt besoin ! Dans quelques heures, nous serons sauvés ! Nous serons libres !

— Et Ladislas ! » murmura Étienne Bathory.

Mathias Sandorf ne répondit pas. Qu’aurait-il pu répondre ? Ladislas Zathmar, après avoir jeté le cri d’alarme à travers la fenêtre de la cellule, avait dû être mis dans l’impossibilité de fuir. Maintenant, gardé à vue, ses compagnons ne pouvaient rien pour lui !

Cependant, Étienne Bathory avait laissé retomber sa tête en arrière. L’énergie physique lui manquait pour vaincre sa torpeur. Mais Mathias Sandorf veillait sur lui, prêt à tout, même à abandonner l’épave, si elle venait à se briser contre un de ces obstacles qu’il était impossible d’éviter au milieu de si profondes ténèbres.

Il devait être environ deux heures du matin, lorsque la vitesse du courant, et par conséquent celle du tronc d’arbre, parut diminuer assez sensiblement. Sans doute, le canal commençait à s’élargir, et les eaux, trouvant un plus libre passage entre ses parois, prenaient une allure plus modérée. Peut-être pouvait-on également en conclure que l’extrémité de cette trouée souterraine ne devait pas être éloignée.

Mais, en même temps, si les parois s’écartaient, la voûte tendait à s’abaisser. En levant la main, le comte Sandorf put effleurer les schistes irréguliers, qui falonnaient au-dessus de sa tête. Parfois aussi, il entendait comme un bruit de frottement : c’était quelque racine de l’arbre, dressée verticalement, dont l’extrémité frôlait la voûte. De là, de violentes secousses imprimées au tronc, qui basculait et dont la direction se modifiait. Pris de travers, roulant sur lui-même, il tournoyait alors, et les fugitifs pouvaient craindre d’en être arrachés.

Ce danger évité, — après s’être reproduit plusieurs fois, — il en restait un autre, dont le comte Sandorf calculait froidement toutes les conséquences : c’était celui qui pouvait résulter de l’abaissement continu de la voûte du Buco. Déjà il n’avait pu y échapper qu’en se renversant brusquement en arrière, dès que sa main rencontrait une saillie de roc. Lui faudrait-il donc se replonger dans le courant ? Lui, il pourrait le tenter encore, mais son compagnon, comment parviendrait-il à le soutenir entre deux eaux ? Et si le canal souterrain s’abaissait ainsi sur un long parcours, serait-il possible d’en sortir vivant ? Non, et c’eût été la mort définitive, après tant de morts évitées jusque-là !

Mathias Sandorf, si énergique qu’il fût, sentait l’angoisse lui serrer le cœur. Il comprenait que le moment suprême approchait. Les racines du tronc se frottaient plus durement aux rocs de la voûte, et par instants, sa partie supérieure s’immergeait si profondément que la nappe d’eau le recouvrait tout entier.

« Cependant, se disait le comte Sandorf, l’issue de cette caverne ne peut être éloignée maintenant ! »

Et alors il cherchait à voir si quelque vague lueur ne filtrait pas dans l’ombre en avant de lui. Peut-être la nuit était-elle assez avancée, à cette heure, pour que l’obscurité ne fût plus complète au dehors ? Peut-être, aussi, les éclairs illuminaient-ils encore l’espace au-delà du Buco ? Dans ce cas, un peu de jour eût pénétré à travers ce canal, qui menaçait de ne plus suffire à l’écoulement de la Foïba.

Mais rien ! Toujours ténèbres absolues et mugissements de ces eaux, dont l’écume même restait noire !

Tout à coup, il se fit un choc d’une extrême violence. Par son extrémité antérieure, le tronc d’arbre venait de heurter un énorme pendentif de la voûte. Sous la secousse, il culbuta complètement. Mais le comte Sandorf ne le lâcha pas. D’une main cramponné désespérément aux racines, de l’autre il maintint son compagnon, au moment où il allait être emporté. Puis, il se laissa couler avec lui dans la masse des eaux, qui se brisaient alors contre la voûte.

Cela dura près d’une minute. Mathias Sandorf eut le sentiment qu’il était perdu. Instinctivement, il retint sa respiration, afin de ménager le peu d’air que renfermait encore sa poitrine.

Soudain, à travers la masse liquide, bien que ses paupières fussent closes, il eut l’impression d’une assez vive lueur. Un éclair venait de jaillir, qui fut immédiatement suivi du fracas de la foudre.

Enfin, c’était la lumière !

En effet, la Foïba, sortie de ce sombre canal, avait repris son cours à ciel ouvert. Mais vers quel point du littoral se dirigeait-elle ? Sur quelle mer se découpait son embouchure ? C’était toujours l’insoluble question, — question de vie ou de mort.

Le tronc d’arbre avait remonté à la surface. Étienne Bathory était toujours tenu par Mathias Sandorf, qui, par un vigoureux effort, parvint à le rehisser sur l’épave et à reprendre sa place en arrière.

Puis, il regarda devant lui, autour de lui, au-dessus de lui.

Une masse sombre commençait à s’effacer en amont. C’était l’énorme rocher du Buco, dans lequel s’ouvrait la trouée souterraine qui livrait passage aux eaux de la Foïba. Le jour se manifestait déjà par de légères lueurs éparses au zénith, vagues comme ces nébuleuses que l’œil peut à peine percevoir par les belles nuits d’hiver. De temps en temps, quelques éclairs blanchâtres illuminaient les arrière-plans de l’horizon, au milieu des roulements continus mais sourds de la foudre. L’orage s’éloignait ou s’éteignait peu à peu, après avoir usé toute la matière électrique accumulée dans l’espace.

À droite, à gauche, Mathias Sandorf porta ses regards, non sans une vive anxiété. Il put voir alors que la rivière coulait entre deux hauts contreforts et toujours avec une extrême vitesse.

C’était donc un rapide qui emportait encore les fugitifs au milieu de ses remous et tourbillons. Mais enfin l’infini s’étendait au-dessus de leur tête, et non plus cette voûte surbaissée, dont les saillies menaçaient à chaque instant de leur briser le crâne. D’ailleurs, pas de berge, sur laquelle ils eussent pu prendre pied, pas même un talus où le débarquement fût possible. Deux hautes murailles accores encaissaient l’étroite Foïba. En somme, le canal resserré, avec ses parois verticales, lissées par les eaux, moins son plafond de pierre.

Cependant, cette dernière immersion venait de ranimer Étienne Bathory. Sa main avait cherché la main de Mathias Sandorf. Celui-ci s’était penché et lui disait :

« Sauvés ! »

Mais, ce mot, avait-il donc le droit de le prononcer ? Sauvés, quand il ne savait même pas où se jetait cette rivière, ni quelle contrée elle traversait, ni quand il pourrait abandonner cette épave ? Cependant, tel était son énergie qu’il se redressa sur l’arbre et répéta par trois fois ce mot d’une voix retentissante :

« Sauvés ! Sauvés ! Sauvés ! »

D’ailleurs, qui eût pu l’entendre ? Personne sur ces falaises rocheuses, auxquelles manque l’humus, faites de cailloux et de schistes stratifiés, où il n’y a même pas assez de terre végétale pour nourrir des broussailles. La contrée, qui se cachait derrière les hautes rives, ne pouvait attirer aucun être humain. C’était un pays désolé que traversait cette Foïba, emprisonnée comme l’est un canal de dérivation dans ses murs de granit. Aucun ruisseau ne l’alimentait sur son parcours. Pas un oiseau ne rasait sa surface, pas un poisson, même, ne pouvait s’aventurer dans ses eaux trop rapides. Çà et là émergeaient de grosses roches, dont la crête, absolument sèche, indiquait que toutes les violences de ce cours d’eau n’étaient dues qu’à une crue momentanée, produite par les dernières pluies. En temps ordinaire, ce lit de la Foïba ne devait être qu’une ravine.

D’ailleurs, il n’y avait pas à craindre que le tronc d’arbre fût jeté sur ces roches. Il les évitait de lui-même, rien qu’en suivant le fil du courant, qui les contournait. Mais aussi, il eût été impossible de l’en faire sortir ni d’enrayer sa vitesse, pour accoster un point quelconque des rives, dans le cas où un débarquement aurait été praticable.

Une heure encore se passa, dans ces conditions, sans qu’il y eût à se préoccuper d’un danger immédiat. Les derniers éclairs venaient de s’éteindre à travers l’espace. Au loin, le météore orageux ne se manifestait plus que par de sourds roulements que répercutaient les hauts nuages, dont les longues strates rayaient l’horizon. Déjà le jour s’accentuait et blanchissait l’azur purifié par les rafales de la nuit. Il devait être environ quatre heures du matin.

Étienne Bathory, à demi relevé, reposait entre les bras du comte Sandorf, qui veillait pour tous deux.

En ce moment, une détonation lointaine se fit entendre dans la direction du sud-ouest.

« Qu’est cela ? se demanda Mathias Sandorf. Est-ce un coup de canon qui annonce l’ouverture d’un port ? Dans ce cas, nous ne serions pas éloignés du littoral ! Quel pourrait être ce port ? Trieste ? Non, puisque voici l’orient, de ce côté où va monter le soleil ! Serait-ce Pola, à l’extrémité sud de l’Istrie ? Mais alors… »

Une seconde détonation retentit encore et fut presque aussitôt suivie d’une troisième.

« Trois coups de canon ? se dit le comte Sandorf. Ne serait-ce pas plutôt le signal d’un embargo mis sur les navires qui voudraient prendre la mer ? Cela a-t-il quelque rapport avec notre évasion ? »

Il pouvait le craindre. Certainement, les autorités n’avaient rien dû négliger pour empêcher les fugitifs de s’enfuir, en se jetant dans quelque embarcation du littoral.

« Que Dieu nous vienne maintenant en aide ! murmura le comte Sandorf. Lui seul le peut ! »

Cependant, les hautes falaises qui encadraient la Foïba commençaient à s’abaisser en s’écartant l’une de l’autre. Toutefois, on ne pouvait encore rien reconnaître du pays environnant. De brusques coudes masquaient l’horizon et bornaient à quelques centaines de pieds le rayon de vue. Aucune orientation n’était possible.

Le lit très élargi de la rivière, toujours désert et silencieux, permettait au courant de se dérouler moins rapidement. Quelques troncs d’arbres, arrachés en amont, descendaient avec une vitesse plus modérée. Cette matinée de juin était assez fraîche. Sous leurs vêtements trempés, les fugitifs grelottaient. Il n’était que temps pour eux de trouver un abri quelconque, où le soleil leur permettrait de se mettre au sec.

Vers cinq heures, les derniers contreforts firent place à de longues et basses rives, se développant à travers un pays plat et dénudé. La Foïba s’épanchait alors, par un lit large d’un demi-mille, dans une assez vaste étendue d’eau stagnante, qui eût mérité le nom de lagon, si ce n’est même celui de lac. Au fond, vers l’ouest, quelques barques, les unes encore mouillées, les autres appareillant aux premiers souffles de la brise, semblaient indiquer que ce lagon n’était qu’un bassin, largement échancré dans le littoral. La mer n’était donc plus éloignée, et de chercher à l’atteindre, cela était tout indiqué. Mais il n’eût pas été prudent d’aller demander refuge à ces pêcheurs. Se fier à eux, au cas où ils auraient eu connaissance de l’évasion, c’était courir les chances d’être livrés aux gendarmes autrichiens, qui devaient maintenant battre la campagne.

Mathias Sandorf ne savait quel parti prendre, lorsque le tronc d’arbre, heurtant une souche à fleur d’eau, sur la rive gauche du lagon, s’arrêta net. Ses racines s’embarrassèrent si solidement même dans un massif de broussailles, qu’il vint se ranger le long de la rive, comme un canot à l’appel de son amarre.

Le comte Sandorf débarqua sur la grève, non sans précaution. Il voulait d’abord s’assurer que personne ne pouvait les apercevoir.

Si loin qu’il portât ses regards, il ne vit pas un seul habitant, pêcheur ou autre, sur cette partie du lagon.

Et, cependant, il y avait un homme, étendu sur le sable, à moins de deux cents pas, et qui, de là, pouvait apercevoir les deux fugitifs.

Le comte Sandorf, se croyant en sûreté, redescendit alors jusqu’au niveau du tronc d’arbre, souleva son compagnon dans ses bras, et vint le déposer sur la grève, sans rien savoir de l’endroit où il se trouvait, ni de la direction qu’il conviendrait de suivre.

En réalité, cette étendue d’eau, qui servait d’embouchure à la Foïba, n’était ni un lagon ni un lac, mais un estuaire. On lui donne dans le pays le nom de canal de Lème, et il communique avec l’Adriatique par une étroite coupée entre Orsera et Rovigno, sur la côte occidentale de la péninsule istrienne. Mais on ignorait alors que ce fussent les eaux de la Foïba, emportées à travers le gouffre du Buco à l’époque des grandes pluies, qui vinssent se jeter dans ce canal.

Il y avait sur la rive, à quelques pas, une hutte de chasseur. Le comte Sandorf et Étienne Bathory, après avoir repris un peu de forces, s’y réfugièrent. Là, ils se dépouillèrent de leurs vêtements, que les rayons d’un soleil ardent allaient sécher en peu de temps, et ils attendirent. Les barques de pêche venaient de quitter le canal de Lème, et aussi loin que la vue pouvait s’étendre, la grève semblait être déserte.

À ce moment, l’homme qui avait été témoin de cette scène, se releva, se rapprocha de la hutte comme pour bien en reconnaître la situation ; puis, il disparut vers le sud, au tournant d’une falaise peu élevée.

Trois heures après, Mathias Sandorf et son compagnon avaient pu reprendre leurs vêtements, humides encore, mais il fallait partir.

« Nous ne pouvons rester plus longtemps dans cette hutte, dit Étienne Bathory.

— Te sens-tu assez fort pour te remettre en route ? lui demanda Mathias Sandorf.

— Je suis surtout épuisé par la faim !

— Essayons donc de gagner le littoral ! Peut-être trouverons-nous l’occasion de nous procurer quelque nourriture et même de nous embarquer ! Viens, Étienne ! »

Et tous deux quittèrent la hutte, évidemment plus affaiblis par la faim que par la fatigue.

L’intention du comte Sandorf était de suivre la rive méridionale du canal de Lème, de manière à atteindre le bord de la mer. Toutefois, si la contrée était déserte, de nombreux ruisseaux la sillonnaient en coulant vers l’estuaire. Sous ce réseau humide, toute la partie, confinant à ses grèves, ne forme qu’une vaste « mollière », dont la vase n’offre aucun solide point d’appui. Il fallut donc la tourner en obliquant vers le sud, — direction qu’il était aisé de reconnaître à la marche ascendante du soleil. Pendant deux heures, les fugitifs allèrent ainsi, sans rencontrer un seul être humain, mais aussi sans avoir pu apaiser la faim qui les dévorait.

Alors le pays devint moins aride. Une route se présenta, courant de l’est à l’ouest, avec une borne milliaire, qui n’apprit rien de cette région à travers laquelle le comte Sandorf et Étienne Bathory s’aventuraient en aveugles. Cependant, quelques haies de mûriers, plus loin un champ de sorgho, leur permirent, sinon d’assouvir leur faim, du moins de tromper les besoins de leur estomac. Ce sorgho, cru sous la dent et mangé à même, ces mûres rafraîchissantes, cela suffirait peut-être pour les empêcher de tomber d’épuisement, avant d’avoir atteint le littoral.

Mais si le pays était plus habitable, si quelques champs cultivés prouvaient que la main de l’homme s’y exerçait, il fallait s’attendre à rencontrer des habitants.

C’est ce qui arriva vers midi.

Cinq ou six piétons apparurent sur la route. Par prudence, Mathias Sandorf ne voulut pas se laisser voir. Très heureusement, il aperçut un enclos, autour d’une ferme en ruines, à une cinquantaine de pas vers la gauche. Là, avant d’avoir été aperçus, son compagnon et lui s’étaient réfugiés au fond d’une sorte de cellier obscur. Au cas où quelque passant s’arrêterait à cette ferme, il y avait des chances pour qu’ils ne fussent pas découverts, dussent-ils y rester jusqu’à la nuit.

Ces piétons étaient des paysans et des paludiers. Les uns conduisaient des troupes d’oies, sans doute au marché d’une ville ou d’un village, qui ne devait pas être très éloigné du canal de Lème. Hommes et femmes étaient vêtus à la mode istrienne, avec les bijoux, médailles, boucles d’oreilles, croix pectorales, filigranes et pendeloques, qui ornent le costume ordinaire chez les deux sexes. Quant aux paludiers, plus simplement habillés, le sac au dos, le bâton à la main, ils se rendaient aux salines du voisinage, et peut-être même jusqu’aux importantes exploitations de Stagnon ou de Pirano, dans l’ouest de la province.

Quelques-uns, en arrivant devant la ferme abandonnée, s’y arrêtèrent un instant, s’assirent même sur le seuil de la porte. Ils causaient, à voix haute, non sans une certaine animation, mais uniquement des choses qui se rapportaient à leur commerce.

Les deux fugitifs, accotés dans un coin, écoutaient. Peut-être ces gens avaient-ils déjà connaissance de l’évasion et en parleraient-ils ? Peut-être aussi diraient-ils quelques mots qui apprendraient au comte Sandorf en quel endroit de l’Istrie son compagnon et lui se trouvaient alors ?

Aucune parole ne fut échangée à ce sujet, il fallut toujours s’en tenir à de simples conjectures.

« Puisque les gens du pays ne disent rien de notre évasion, fit observer Mathias Sandorf, on peut en conclure qu’elle n’est pas encore venue à leur connaissance !

— Cela tendrait à prouver, répondit Étienne Bathory, que nous sommes déjà assez loin de la forteresse. Étant donnée la rapidité du torrent, qui nous a entraînés sous terre pendant plus de six heures, je n’en suis pas autrement surpris.

— Oui, cela doit être ! » dit le comte Sandorf.

Cependant, deux heures plus tard, quelques paludiers, en passant devant l’enclos sans s’y arrêter, parlèrent d’une brigade de gendarmes qu’ils avaient rencontrée à la porte de la ville.

Quelle ville ?… Ils ne la nommèrent pas.

Cela n’était pas de nature à rassurer les deux fugitifs. Si des gendarmes couraient le pays, c’est que, très probablement, ils avaient été envoyés à leur recherche.

« Et pourtant, dit Étienne Bathory, dans les conditions où nous nous sommes échappés, on devrait nous croire morts et ne point nous poursuivre…

— On ne nous croira morts que lorsqu’on aura retrouvé nos cadavres ! » répondit Mathias Sandorf.

Quoi qu’il en soit, il n’était pas douteux que la police fût sur pied et recherchât les fugitifs. Ils résolurent donc de rester cachés jusqu’à la nuit dans la ferme. La faim les torturait, mais ils n’osèrent quitter leur refuge, et ils firent bien.

Vers cinq heures du soir, en effet, les pas d’une petite troupe à cheval résonnèrent sur la route.

Le comte Sandorf, qui s’était avancé en rampant jusqu’à la porte de l’enclos, rejoignit précipitamment son compagnon et l’entraîna dans le coin le plus obscur du cellier. Là, tous deux, enfouis sous un tas de broussailles, se tinrent dans la plus complète immobilité.

Une demi-douzaine de gendarmes, commandés par un brigadier, remontaient la route, en se dirigeant vers l’est. S’arrêteraient-ils à la ferme ? Le comte Sandorf se le demanda, non sans une vive anxiété. Si les gendarmes fouillaient cette maison en ruines, ils ne pouvaient manquer de découvrir ceux qui s’y étaient cachés.

Il y eut halte en cet endroit. Le brigadier fit arrêter ses hommes. Deux gendarmes et lui descendirent de cheval, pendant que les autres restaient en selle.

Ceux-ci reçurent l’ordre de parcourir le pays aux environs du canal de Lème, puis de se rabattre sur la ferme, où on les attendrait jusqu’à sept heures du soir.

Les quatre gendarmes s’éloignèrent aussitôt en remontant la route. Le brigadier et les deux autres avaient attaché leurs chevaux aux piquets d’une barrière à demi détruite qui entourait l’enclos. Puis, après s’être assis au dehors, ils se mirent à causer. Du fond du cellier, les fugitifs pouvaient entendre tout ce qu’ils disaient.

« Oui, ce soir, nous retournerons à la ville, où on nous donnera des instructions pour le service de nuit, répondit le brigadier à une question que venait de lui poser un des gendarmes. Le télégraphe aura peut-être apporté de nouvelles instructions de Trieste. »

La ville en question n’était pas Trieste : ce fut un point que retint le comte Sandorf.

« N’est-il pas à craindre, fit observer le second gendarme, que pendant que nous les cherchons ici, les fugitifs n’aient plutôt gagné du côté du canal de Quarnero ?

— Oui, cela est possible, répondit le premier gendarme, car ils peuvent s’y croire plus en sûreté qu’ici.

— S’ils l’ont fait, répliqua le brigadier, ils n’en risquent pas moins d’être découverts, puisque toute la côte est surveillée d’un bout de la province à l’autre ! »

Second point à noter : le comte Sandorf et son compagnon se trouvaient bien sur le littoral ouest de l’Istrie, c’est-à-dire près du rivage de l’Adriatique, non sur les bords du canal opposé, qui s’enfonce jusqu’à Fiume et très profondément dans les terres.

« Je pense qu’on fera aussi des recherches dans les salines de Pirano et de Capo d’Istria, reprit le brigadier. On peut s’y cacher plus facilement, puis s’emparer d’une barque et traverser l’Adriatique en se dirigeant sur Rimini ou sur Venise.

— Bah ! Ils auraient mieux fait d’attendre tranquillement dans leur cellule ! répondit philosophiquement un des gendarmes.

— Oui, ajouta l’autre, puisque, tôt ou tard, on les reprendra, si on ne les repêche pas dans le Buco ! Ce serait fini, maintenant, et nous n’aurions pas à courir le pays, ce qui est dur par cette chaleur !

— Et qui dit que ce n’est pas fini ? répliqua le brigadier. La Foïba s’est peut-être chargée de l’exécution, et les condamnés ne pouvaient pas choisir, au moment des crues, une plus mauvaise route pour s’enfuir du donjon de Pisino ! »

La Foïba, c’était le nom de cette rivière qui avait emporté le comte Sandorf et son compagnon ! La forteresse de Pisino, c’était là qu’ils avaient été conduits, après leur arrestation, emprisonnés, jugés, condamnés ! C’était là qu’ils devaient être passés par les armes ! C’était de son donjon qu’ils venaient de s’échapper ! Le comte Sandorf la connaissait bien, cette ville de Pisino ! Il était donc enfin fixé sur ce point si important pour lui, et ce ne serait plus au hasard, à travers la péninsule istrienne, qu’il se dirigerait maintenant, si la fuite était encore possible !

La conversation des gendarmes en resta là ; mais, dans ces quelques mots, les fugitifs avaient appris tout ce qu’ils avaient intérêt à savoir, — sauf, peut-être, quelle était la ville la plus rapprochée du canal de Lème, sur le littoral de l’Adriatique.

Cependant, le brigadier s’était levé. Il allait et venait le long de la barrière de l’enclos, regardant si ses hommes revenaient le rejoindre à la ferme. Deux ou trois fois, il entra dans la maison délabrée, et il en visita les chambres, plutôt par habitude du métier que par soupçon. Il vint aussi jusqu’à la porte du cellier, où les fugitifs auraient été certainement découverts, s’il n’y eût régné une obscurité profonde. Il y entra même et effleura le tas de broussailles avec le bout de son fourreau, mais sans atteindre ceux qui s’y tenaient blottis. À ce moment, Mathias Sandorf et Étienne Bathory passèrent par toute une série d’angoisses difficiles à décrire. D’ailleurs, ils étaient bien décidés à vendre chèrement leur vie, si on arrivait jusqu’à eux. Se précipiter sur le brigadier, profiter de sa surprise pour lui arracher ses armes, l’attaquer, ses deux hommes et lui, les tuer ou se faire tuer, c’est à cela qu’ils étaient résolus.

En cet instant, le brigadier fut appelé du dehors, et il quitta le cellier, sans y avoir rien vu de suspect. Les quatre gendarmes, envoyés à la découverte, venaient de revenir à la ferme. Malgré toute leur diligence, ils n’avaient pas trouvé trace des fugitifs dans toute cette région comprise entre la route, le littoral et le canal de Lème. Mais ils ne revenaient pas seuls. Un homme les accompagnait.

C’était un Espagnol, qui travaillait habituellement aux salines du voisinage. Il retournait vers la ville, lorsque les gendarmes l’avaient rencontré. Comme il leur dit qu’il avait couru le pays entre la ville et les salines, ils résolurent de le conduire au brigadier pour le faire interroger. Cet homme ne se refusa point à les suivre.

Une fois en présence du brigadier, celui-ci lui demanda si, dans ces salines, les paludiers n’avaient pas remarqué la présence de deux étrangers.

« Non, brigadier, répondit cet homme ; mais, ce matin, une heure après avoir quitté la ville, j’ai aperçu deux hommes qui venaient de prendre pied sur la pointe du canal de Lème.

— Deux hommes, dis-tu ? demanda le brigadier.

— Oui, mais, comme dans le pays, on croyait que l’exécution avait eu lieu ce matin au donjon de Pisino, et que la nouvelle de l’évasion ne s’était encore pas répandue, je n’ai pas fait autrement attention à ces deux hommes. Maintenant que je sais à quoi m’en tenir, je ne serais pas étonné que ce fussent les fugitifs. »

Du fond du cellier, le comte Sandorf et Étienne Bathory entendaient cette conversation, qui était d’une si haute gravité pour eux. Ainsi donc, au moment où ils débarquaient sur la grève du canal de Lème, ils avaient été aperçus.

« Comment te nommes-tu ? lui demanda le brigadier.

— Carpena, et je suis paludier aux salines de ce pays.

— Reconnaîtrais-tu ces deux hommes que tu as vus ce matin sur la grève du canal de Lème ?

— Oui… peut-être !

— Eh bien, tu vas aller faire ta déclaration à la ville et te mettre à la disposition de la police !

— À vos ordres.

— Sais-tu qu’il y a cinq mille florins de récompense pour celui qui découvrira les fugitifs ?

— Cinq mille florins !

— Et le bagne pour celui qui leur donnera asile !

— Vous me l’apprenez !

— Va », dit le brigadier.

La communication faite par l’Espagnol eut tout d’abord pour effet d’éloigner les gendarmes. Le brigadier ordonna à ses hommes de se remettre en selle, et, bien que la nuit fût déjà arrivée, il partit afin d’aller fouiller plus soigneusement les rives du canal de Lème. Quant à Carpena, il reprit aussitôt le chemin de la ville, se disant qu’avec un peu de chance, la capture des fugitifs pourrait bien lui valoir une bonne prime, dont les biens du comte Sandorf feraient tous les frais.

Cependant, Mathias Sandorf et Étienne Bathory restèrent cachés quelque temps encore, avant de quitter l’obscur cellier qui leur servait de refuge. Ils réfléchissaient à ceci : c’est que la gendarmerie était à leurs trousses, qu’ils avaient été vus et pouvaient être reconnus, que les provinces istriennes ne leur offraient plus aucune sécurité. Donc, il fallait abandonner ce pays dans le plus bref délai, pour passer, soit en Italie, de l’autre côté de l’Adriatique, soit à travers la Dalmatie et les confins militaires au-delà de la frontière autrichienne.

Le premier parti offrait le plus de chances de succès, à la condition, toutefois, que les fugitifs pussent s’emparer d’une embarcation, ou décider quelque pêcheur du littoral à les conduire sur le rivage italien. Aussi ce parti fut-il adopté.

C’est pourquoi, vers huit heures et demie, dès que la nuit fut assez sombre, Mathias Sandorf et son compagnon, après avoir quitté la ferme en ruines, se dirigèrent vers l’ouest, de manière à gagner la côte de l’Adriatique. Et tout d’abord, ils furent obligés de descendre la route pour ne pas s’enliser dans les marais de Lème.

Cependant, suivre cette route inconnue, n’était-ce pas arriver à la ville qu’elle mettait en communication avec le cœur de l’Istrie ? N’était-ce pas courir au devant des plus grands dangers ? Sans doute, mais le moyen d’agir autrement !

Vers neuf heures et demie, la silhouette d’une ville se dessina très vaguement à un quart de mille dans l’ombre, et il eût été malaisé de la reconnaître.

C’était un amoncellement de maisons, lourdement étagées sur un énorme massif rocheux, dominant la mer, au-dessus d’un port qui se creusait dans un rentrant de la côte. Le tout surmonté d’un haut campanile, dressé comme un style énorme, auquel l’obscurité donnait des proportions exagérées.

Mathias Sandorf était bien résolu à ne point entrer dans cette ville, où la présence de deux étrangers eût été vite signalée. Il s’agissait donc d’en contourner les murs, s’il était possible, afin d’atteindre une des pointes du littoral.

Mais cela ne se fit pas sans que les deux fugitifs, à leur insu, n’eussent été suivis de loin par l’homme même, qui les avait déjà aperçus sur la grève du canal de Lème, — ce Carpena, dont ils avaient entendu la déposition faite au brigadier de gendarmerie. En effet, en regagnant sa demeure, alléché par la prime offerte, l’Espagnol s’était écarté pour mieux observer la route, et la chance, bonne pour lui, mauvaise pour eux, venait de le remettre sur la trace des fugitifs.

Presque à ce moment, une escouade de police, qui sortait par une des portes de la ville, menaça de leur barrer le chemin. Ils n’eurent que le temps de se jeter de côté ; puis, ils se dirigèrent en toute hâte vers le rivage, en longeant les murs du port.

Il y avait là une modeste maison de pêcheur, avec ses petites fenêtres allumées, sa porte entrouverte. Si Mathias Sandorf et Étienne Bathory n’y trouvaient pas asile, si on refusait de les y recevoir, ils étaient perdus. Y chercher refuge, c’était évidemment jouer le tout pour le tout, mais il n’y avait plus à hésiter.

Le comte Sandorf et son compagnon coururent vers la porte de la maison, et s’arrêtèrent sur le seuil.

Un homme, à l’intérieur, s’occupait à repriser des filets, à la lueur d’une lampe de bord.

« Mon ami, demanda le comte Sandorf, voulez-vous me dire quelle est cette ville ?

— Rovigno.

— Chez qui sommes-nous ici ?

— Chez le pêcheur Andréa Ferrato.

— Le pêcheur Andréa Ferrato consentirait-il à nous donner asile pour cette nuit ? »

Andréa Ferrato les regarda tous deux, s’avança vers la porte, aperçut l’escouade de police au tournant des murs du port, devina, sans nul doute, quels étaient ceux qui venaient lui demander l’hospitalité, et comprit qu’ils étaient perdus, s’il hésitait à répondre…

« Entrez », dit-il.

Cependant, les deux fugitifs ne se hâtaient pas de franchir la porte du pêcheur.

« Mon ami, dit le comte Sandorf, il y a cinq mille florins de récompense pour quiconque livrera les condamnés, qui se sont échappés du donjon de Pisino !

— Je le sais.

— Il y a le bagne, ajouta le comte Sandorf, pour quiconque leur donnerait asile !

— Je le sais.

— Vous pouvez nous livrer…

— Je vous ai dit d’entrer, entrez donc ! » répondit le pêcheur.

Et Andréa Ferrato referma la porte, au moment où l’escouade de police allait passer devant sa maison.