Mathias Sandorf/II/7

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Hetzel (tome 2p. 85-107).


VII

COMPLICATIONS.


Il y avait quatorze ans déjà, Silas Toronthal avait quitté Trieste pour venir s’établir à Raguse, en ce magnifique hôtel du Stradone. Dalmate d’origine, rien de plus naturel qu’il eût songé à retourner dans son pays natal, après s’être retiré des affaires.

Le secret avait été bien gardé aux traîtres. Le prix de la trahison leur avait été exactement payé. De ce fait, toute une fortune était échue au banquier et à Sarcany, son ancien agent de la Tripolitaine.

Après l’exécution des deux condamnés dans la forteresse de Pisino, après la fuite du comte Mathias Sandorf qui avait trouvé la mort dans les flots de l’Adriatique, la sentence avait été complétée par la saisie de leurs biens. De la maison et d’une petite terre appartenant à Ladislas Zathmar, il n’était rien resté, — pas même de quoi assurer la vie matérielle de son vieux serviteur. De ce que possédait Étienne Bathory, rien non plus, puisque, sans fortune, il ne vivait que du produit de ses leçons. Mais le château d’Artenak et ses riches dépendances, les mines avoisinantes, les forêts du revers septentrional des Carpathes, tout ce domaine constituait une fortune considérable au comte Mathias Sandorf. Ce furent ces biens dont on fit deux parts : l’une, mise en adjudication publique, servit à payer les délateurs ; l’autre, placée sous séquestre, devait être restituée à l’héritière du comte, lorsqu’elle aurait dix-huit ans. Si cette enfant mourait avant d’avoir atteint cet âge, sa réserve ferait retour à l’État.

Or, les deux quarts, attribués aux dénonciateurs, leur avaient valu plus d’un million et demi de florins[1], dont ils étaient libres de faire usage à leur convenance.

Tout d’abord, les deux complices songèrent à se séparer. Sarcany ne se souciait pas de rester en face de Silas Toronthal. Celui-ci ne tenait en aucune façon à continuer ses relations avec son ancien agent. Sarcany quitta donc Trieste, suivi de Zirone, qui, ne l’ayant point abandonné dans la mauvaise fortune, n’était pas homme à l’abandonner dans la bonne. Tous deux disparurent, et le banquier n’en entendit plus parler. Où étaient-ils allés ? Sans doute en quelque grande ville de l’Europe, là où personne ne songe à s’inquiéter de l’origine des gens, pourvu qu’ils soient riches, ni de la source de leur fortune, pourvu qu’ils la dépensent sans compter. Bref, il ne fut plus question de ces aventuriers à Trieste, où ils n’étaient guère connus que de Silas Toronthal.

Eux partis, le banquier respira. Il pensait n’avoir plus rien à craindre de l’homme qui le tenait par certains côtés et pouvait toujours exploiter cette situation. Cependant, si Sarcany était riche, on ne peut tabler sur rien avec des prodigues de cette espèce, et, s’il dévorait cette fortune, il ne serait pas gêné de se retourner vers son ancien complice ?

Six mois après, Silas Toronthal, après avoir rétabli sa maison gravement compromise, liquida ses affaires et abandonna définitivement Trieste pour venir habiter Raguse. Bien qu’il n’eût rien à redouter de l’indiscrétion du gouverneur, seul à savoir le rôle joué par lui dans cette découverte de la conspiration, c’était trop encore pour un homme qui ne voulait rien perdre de sa considération, et auquel sa fortune assurait une grande existence partout où il lui plairait d’aller.

Peut-être aussi cette résolution de quitter Trieste lui fut-elle dictée par une circonstance particulière, — qui sera révélée plus tard, — circonstance dont Mme  Toronthal et lui eurent seuls connaissance. Ce fut même ce qui le mit en relation, une fois seulement, avec cette Namir, dont on connaît les accointances avec Sarcany.

Ce fut donc Raguse que le banquier choisit pour sa nouvelle résidence. Il l’avait quittée très jeune, n’ayant ni parents, ni famille. On l’y avait oublié, et ce fut en étranger qu’il revint dans cette ville, où il n’avait pas reparu depuis près de quarante ans.

À l’homme riche qui arrivait dans ces conditions, la société ragusaine fit bon accueil. Elle ne savait de lui qu’une chose, c’est qu’il avait eu une grande situation à Trieste. Le banquier chercha et acquit un hôtel dans le plus aristocratique quartier de la ville. Il eut un grand train de maison, avec un personnel de domestiques qui fut entièrement renouvelé à Raguse. Il reçut, il fut reçu. Puisqu’on ne savait rien de son passé, n’était-il pas un de ces privilégiés qui s’appellent les heureux de ce monde ?

Silas Toronthal, il est vrai, n’était point accessible au remords. N’eût été la crainte que le secret de son abominable délation fût dévoilé un jour, rien ne semblait devoir apporter un trouble dans son existence.

Toutefois, en face de lui, comme un reproche muet, mais vivant, il y avait Mme  Toronthal.

La malheureuse femme, probe et droite, connaissait cet odieux complot, qui avait envoyé trois patriotes à la mort. Un mot échappé à son mari, au moment où ses affaires périclitaient, un espoir imprudemment formulé qu’une portion de la fortune du comte Mathias Sandorf lui permettrait de se relever, des signatures qu’il avait dû demander à Mme  Toronthal, avaient entraîné l’aveu de son intervention dans cette découverte de la conspiration de Trieste.

Une insurmontable répulsion pour l’homme à qui elle était liée, tel fut le sentiment qu’éprouva Mme  Toronthal, — sentiment d’autant plus vif qu’elle était d’origine hongroise. Mais, on l’a dit, c’était une femme sans énergie morale. Abattue par ce coup, elle ne put s’en relever. Depuis cette époque, autant qu’il lui fut possible, à Trieste d’abord, à Raguse ensuite, elle vécut à l’écart, du moins dans la mesure que lui imposait sa situation. Sans doute, elle paraissait aux réceptions de l’hôtel du Stradone, il le fallait, et son mari l’y eût obligée ; mais, son rôle de femme du monde terminé, elle se reléguait au fond de son appartement. Là, se consacrant tout entière à l’éducation de sa fille, sur laquelle s’étaient reportées ses seules affections, elle s’essayait à oublier. Oublier, quand l’homme, compromis dans cette affaire, vivait sous le même toit qu’elle !

Or, il arriva, précisément que, deux ans après leur installation à Raguse, cet état de choses vint encore se compliquer. Si cette complication créa un nouveau sujet d’ennui pour le banquier, Mme  Toronthal y trouva un nouveau sujet de douleur.

Mme  Bathory, son fils et Borik, eux aussi, avaient quitté Trieste pour s’établir à Raguse où il leur restait encore quelques parents. La veuve d’Étienne Bathory ne connaissait point Silas Toronthal ; elle ignorait même qu’il eût jamais existé un rapport quelconque entre le banquier et le comte Mathias Sandorf. Quant à se douter que cet homme eût trempé dans l’acte criminel qui avait coûté la vie aux trois nobles hongrois, comment l’aurait-elle appris, puisque son mari n’avait pu lui révéler, avant de mourir, le nom des misérables qui les avaient vendus à la police autrichienne.

Cependant si Mme  Bathory ne connaissait pas le banquier de Trieste, celui-ci la connaissait. De se trouver dans la même ville, de la rencontrer quelquefois sur son passage, pauvre, travaillant pour élever son jeune enfant, cela ne laissait pas de lui être plus que désagréable. Certes, si Mme  Bathory eût déjà demeuré à Raguse, au moment où il songeait à s’y fixer, peut-être aurait-il renoncé à ce projet. Mais, lorsque la veuve vint occuper cette modeste maison de la rue Marinella, son hôtel était déjà acheté, son installation faite, sa situation acceptée et reconnue. Il ne put se décider à changer une troisième fois de résidence.

« On s’habitue à tout ! » se dit-il.

Et il résolut de fermer les yeux devant ce témoignage permanent de sa trahison.

Lorsque Silas Toronthal fermait les yeux, il paraît que cela suffisait pour qu’il ne vît rien en lui-même.

Toutefois, ce qui n’était après tout qu’un désagrément pour le banquier, devint pour Mme  Toronthal une cause incessante de douleur et de remords. Secrètement, à plusieurs reprises, elle essaya de faire parvenir des secours à cette veuve, qui n’avait d’autres ressources que son travail ; mais ces secours furent toujours refusés, comme tant d’autres que des amis inconnus essayèrent de lui faire accepter. L’énergique femme ne demandait rien, elle ne voulait rien recevoir.

Une circonstance imprévue, improbable aussi, allait rendre cette situation plus insupportable encore, — terrible même par les complications qu’elle devait y apporter.

Mme  Toronthal avait reporté toutes ses affections sur sa fille qui était à peine âgée de deux ans et demi, quand, à la fin de l’année 1867, son mari et elle vinrent demeurer à Raguse.

Sava avait maintenant près de dix-sept ans. C’était une charmante personne qui se rapprochait plus du type hongrois que du type dalmate. Des cheveux noirs et épais, des yeux ardents, largement découpés sous un front haut, de « forme psychique », si l’on peut se servir de ce mot que les chirognomonistes appliquent plutôt à la main, une bouche bien dessinée, un teint chaud, une taille élégante, un peu au-dessus de la moyenne, — cet ensemble de qualités physiques n’eût laissé aucun regard indifférent.

Mais, ce qui frappait surtout dans sa personne, ce qui devait plus vivement impressionner les âmes sensibles, c’était l’air grave de cette jeune fille, sa physionomie pensive, comme si elle eût toujours été à la recherche de souvenirs effacés, c’était cet on ne sait quoi qui attire et attriste. De là, l’extrême réserve qu’elle imposait à tous ceux qui fréquentaient les salons de son père, ou qui la rencontraient quelquefois dans le Stradone.

On le croira sans peine, héritière d’une fortune que l’on disait énorme et qui devait un jour lui appartenir toute entière, Sava avait dû être recherchée. Mais, bien que plusieurs partis se fussent présentés, dans lesquels se trouvaient réunies toutes les convenances sociales, la jeune fille, consultée par sa mère, avait toujours refusé, sans donner aucun motif de son refus. Silas Toronthal, d’ailleurs, ne l’avait jamais pressentie ni pressée à ce sujet. Sans doute, le gendre qu’il lui fallait, — plus pour lui que pour Sava, — ne s’était pas encore offert.

Pour achever de peindre Sava Toronthal, il convient de noter une tendance très marquée qui la portait à admirer les actes de vertu ou de courage que peut engendrer le patriotisme. Non point qu’elle s’occupât de politique, mais le récit de tout ce qui touchait à la patrie, les sacrifices faits pour elle, les exemples récents dont s’honore l’histoire de son pays, la pénétraient profondément. Si ce n’était point dans le hasard de sa naissance qu’elle avait pu puiser de tels sentiments, — et à coup sûr, ils ne lui venaient pas de Silas Toronthal ! — c’est que, noble et généreuse, elle les avait naturellement trouvés dans son propre cœur.

Cela n’explique-t-il pas, — ainsi qu’on l’a déjà pressenti, — le sympathique rapprochement qui s’était fait entre Pierre Bathory et Sava Toronthal ? Oui ! une sorte de malchance, intervenant dans le jeu du banquier, s’était plu à mettre ces deux jeunes gens en présence l’un de l’autre. Sava avait à peine douze ans, quand, un jour, on avait dit devant elle, en montrant Pierre :

« C’est le fils d’un homme qui est mort pour la Hongrie ! »

Et cela ne devait jamais s’effacer de sa mémoire.

Puis tous deux avaient grandi, Sava songeait à Pierre, avant même que celui-ci l’eût remarquée. Elle le voyait si grave, si pensif ! Mais, s’il était pauvre, du moins travaillait-il pour être digne du nom de son père, et elle en connaissait toute l’histoire.

On sait le reste, on sait comment Pierre Bathory fut à son tour séduit et charmé à la vue de Sava, dont la nature devait sympathiser avec la sienne, comment, lorsque la jeune fille ignorait peut-être encore le sentiment qui naissait en elle, le jeune homme l’aimait déjà d’un amour profond qu’elle devait bientôt partager.

Tout ce qui concerne Sava Toronthal aura été dit, lorsqu’on saura quelle était sa situation dans sa famille.

Vis-à-vis de son père, Sava s’était toujours tenue sur une extrême réserve. Jamais une effusion de cœur de la part du banquier, jamais une caresse de la part de sa fille. Que ce fût sécheresse d’âme chez l’un, chez l’autre cet éloignement provenait d’un désaccord en toutes choses. Sava avait pour Silas Toronthal le respect qu’une fille doit à son père, — rien de plus. Du reste, il la laissait libre d’agir, il ne la contrariait point dans ses goûts, il ne limitait pas ses œuvres de charité, dont son ostentation naturelle s’accommodait volontiers. En somme, pour lui, c’était indifférence. Pour elle, il faut l’avouer, c’était plutôt antipathie, presque répulsion.

À l’égard de Mme  Toronthal, Sava éprouvait un tout autre sentiment. Si la femme du banquier subissait la domination de son mari, qui lui montrait peu de déférence, elle était bonne, du moins, elle valait mille fois mieux que lui par l’honnêteté de sa vie, par le soin de sa dignité personnelle. Mme  Toronthal aimait profondément Sava. Sous la réserve de la jeune fille, elle avait su découvrir les qualités les plus sérieuses. Mais cette affection qu’elle ressentait, était quasi exaltée, mêlée d’une sorte d’admiration, de respect et même d’un peu de crainte. L’élévation du caractère de Sava, sa droiture, et, en de certains moments, son inflexibilité, pouvaient expliquer cette forme étrange de l’amour maternel. Cependant la jeune fille lui rendait affection pour affection. Même sans le lien du sang, toutes deux eussent été étroitement attachées l’une à l’autre.

On ne s’étonnera donc pas que Mme  Toronthal eût été la première à deviner ce qui se passait dans l’esprit, puis dans le cœur de Sava. Souvent la jeune fille lui avait parlé de Pierre Bathory et de sa famille, sans remarquer l’impression douloureuse que ce nom produisait sur sa mère. Aussi, quand Mme  Toronthal eut reconnu que Sava aimait ce jeune homme :

« Dieu le voudrait donc ! » murmura-t-elle.

Ce que signifiaient ces paroles dans la bouche de Mme  Toronthal, on le devine ; mais ce qu’on ne peut savoir encore, c’est à quel point l’amour de Sava pour Pierre eût été comme une juste réparation du mal fait à la famille Bathory.

Cependant, si Mme  Toronthal pouvait penser que cela entrait dans les desseins de la Providence, elle, dont l’âme était pieuse et croyante, il eût fallu que son mari consentît à ce rapprochement des deux familles. Aussi sans en rien dire à Sava, résolut-elle de le pressentir à ce sujet.

Aux premiers mots que lui en dit sa femme, Silas Toronthal, dans un mouvement de colère qu’il ne chercha point à maîtriser, s’emporta au-delà de toute mesure. Mme  Toronthal, brisée par cet effort, dut rentrer dans son appartement sur cette menace :

« Prenez garde, madame !… Si vous osiez jamais me reparler de ce projet, vous vous en repentiriez ! »

Ainsi donc, ce que Silas Toronthal appelait la fatalité avait non seulement amené la famille Bathory dans cette ville, mais Sava et Pierre, rapprochés l’un de l’autre, n’avaient pas tardé à se connaître et à s’aimer !

On se demandera pourquoi tant d’irritation de la part du banquier. Avait-il formé de secrets desseins sur Sava, sur son avenir, que ces sentiments devaient contrarier ? Au cas où son indigne délation eût été révélée un jour, n’aurait-il pas eu intérêt, au contraire, à ce que les conséquences en eussent été préalablement réparées dans la mesure du possible ? Qu’aurait pu dire Pierre Bathory, devenu le mari de Sava Toronthal ? Qu’aurait pu faire alors Mme  Bathory ? Certes, c’eût été une horrible situation, le fils de la victime marié à la fille de l’assassin, mais horrible surtout pour eux, non pour lui, Silas Toronthal !

Oui, sans doute, mais il y avait Sarcany, dont on était sans nouvelles, il y avait son retour toujours possible, et, très probablement, des engagements éventuels du banquier avec son complice. Or, celui-ci n’était pas homme à les oublier, si la fortune tournait contre lui.

Il va sans dire que Silas Toronthal n’était pas sans être préoccupé de ce qu’avait pu devenir son ancien agent de la Tripolitaine. Pas de nouvelles de lui depuis leur séparation après l’affaire de Trieste, et cela remontait à quinze ans déjà. Même en Sicile, où il savait que Sarcany avait des relations par l’entremise de son camarade Zirone, les recherches étaient restées infructueuses. Mais Sarcany pouvait reparaître d’un jour à l’autre ? Terreur permanente pour le banquier, à moins que cet aventurier ne fût mort, — nouvelle que Silas Toronthal aurait reçue avec une très compréhensible satisfaction. Peut-être, alors, eût-il vu sous un autre aspect cette possibilité d’une union entre la famille Bathory et la sienne. En tout cas, il n’y fallait pas songer à l’heure présente.

Silas Toronthal ne voulut donc point revenir sur l’accueil qu’il avait fait à sa femme, lorsqu’elle s’était hasardée à lui parler de Pierre Bathory. Il ne lui donna d’ailleurs aucune explication à cet égard. Surveiller plus sévèrement Sava, la faire espionner même, ce fut à quoi il s’appliqua désormais. Quant au jeune ingénieur, se conduire avec lui de façon hautaine, détourner la tête lorsqu’il le rencontrerait, agir enfin de manière à lui ôter tout espoir, ce fut aussi le parti auquel il s’arrêta. Et il ne réussit que trop bien à lui montrer que toute démarche de sa part serait absolument inutile !

Ce fut en ces circonstances que, dans la soirée du 10 juin, le nom de Sarcany fut jeté à travers les salons de l’hôtel du Stradone, après que la porte se fut ouverte devant cet impudent. Le matin même, Sarcany, accompagné de Namir, avait pris le chemin de fer de Cattaro à Raguse. Il était descendu dans un des principaux hôtels de la ville, il avait fait une élégante toilette, et, sans perdre une heure, il était venu se présenter chez son ancien complice.

Silas Toronthal le reçut et donna ordre de ne pas les déranger. Comment prit-il la visite de Sarcany ? Fut-il assez maître de ses impressions pour ne rien laisser percer de ce qu’il éprouvait à le revoir, et composa-t-il avec lui ? Sarcany, de son côté, se montra-t-il impérieux, insolent, comme autrefois ? Rappela-t-il au banquier des promesses qui avaient pu être faites, des conventions arrêtées entre eux de longue date ? Enfin parlèrent-ils du passé, du présent, de l’avenir ? C’est ce qu’on ne pourrait dire, car cet entretien ne fut troublé par personne.

Mais voici ce qui en résulta.

Vingt-quatre heures après, une nouvelle, bien faite pour étonner, courait la ville. On parlait du mariage de Sarcany, — un riche personnage de la Tripolitaine, — avec Mlle  Sava Toronthal.

Évidemment, le banquier avait dû céder aux menaces de l’homme qui pouvait le perdre d’un mot. Aussi, ni les prières de sa femme, ni l’horreur manifestée par Sava, dont son père prétendait disposer à sa seule convenance, rien ne devait-il le toucher.

Un mot seulement de l’intérêt que Sarcany avait à faire ce mariage, — intérêt qu’il n’avait point dissimulé à Silas Toronthal. Sarcany était maintenant ruiné. Cette part de fortune, qui avait permis au banquier de rétablir le crédit de sa maison, c’est à peine si elle avait suffi à l’aventurier pendant cette période de quinze ans. Depuis son départ de Trieste, Sarcany avait couru l’Europe, vivant en prodigue, pour qui les hôtels de Paris, de Londres, de Berlin, de Vienne, de Rome, n’eurent jamais assez de fenêtres pour qu’il pût y jeter l’argent au gré de ses fantaisies. Après les plaisirs de toutes sortes, ce fut aux chances du hasard qu’il demanda d’achever sa ruine, aussi bien dans les villes où les jeux fonctionnaient encore, en Suisse et en Espagne, que sur les tables de la Principauté monégasque, enserrée dans un périmètre de frontières françaises.

Il va sans dire que Zirone n’avait cessé d’être son second pendant toute cette période. Puis, lorsqu’ils n’eurent plus que quelques milliers de florins, tous deux étaient revenus dans ce pays, cher au Sicilien, en cette portion orientale de la Sicile. Là, ils ne restèrent pas oisifs, en attendant les événements, c’est-à-dire que le temps fût venu pour Sarcany de reprendre ses relations avec le banquier de Trieste. En effet, quoi de plus simple que de refaire sa fortune en épousant Sava, l’unique héritière du riche Silas Toronthal, — lequel n’avait rien à refuser à Sarcany.

En effet, aucun refus n’était possible, aucun refus n’avait été même tenté. Peut-être, après tout, y avait-il encore entre ces deux hommes et dans le problème dont ils poursuivaient la solution, une inconnue que dégagerait l’avenir.

Cependant une explication très nette fut demandée par Sava à son père. Pourquoi disposait-il ainsi d’elle ?

« Mon honneur dépend de ce mariage, finit par répondre Silas Toronthal, et ce mariage se fera ! »

Lorsque Sava rapporta cette réponse à sa mère, celle-ci tomba presque évanouie dans les bras de sa fille et ne put que verser des larmes de désespoir.

Silas Toronthal avait donc dit la vérité !

Le mariage fut fixé au 6 juillet.

Pendant ces trois semaines, on imagine ce que dut être l’existence de Pierre Bathory. Son trouble était effrayant. En proie à des accès de rage impuissante, tantôt il restait enfermé dans la maison de la rue Marinella, tantôt il s’échappait de cette ville maudite, et Mme  Bathory pouvait craindre de ne plus le revoir.

Quelles paroles de consolation aurait-elle pu lui faire entendre ? Tant qu’il n’avait pas été question de ce mariage, Pierre Bathory, bien qu’il fût repoussé par le père de Sava, pouvait conserver un peu d’espoir. Mais, Sava mariée, c’était un nouvel abîme, — abîme infranchissable cette fois ! Quoi qu’eût dit le docteur Antékirtt, lui aussi, malgré ses promesses, il avait abandonné Pierre ! Et pourtant, se demandait-il, comment la jeune fille qui l’aimait, dont il connaissait l’énergique nature, avait-elle pu consentir à cette union ? Quel mystère y avait-il dans cet hôtel du Stradone, où se passaient de telles choses ? Ah ! que Pierre eût mieux fait de quitter Raguse, d’accepter les situations qui lui avaient été offertes au dehors, de s’en aller loin de Sava, qu’on livrait à cet étranger, à ce Sarcany !

« Non ! répétait-il. C’est impossible !… Je l’aime ! »

Le désespoir était donc entré dans cette maison qu’un rayon de bonheur avait éclairée pendant quelques jours !

Pointe Pescade, toujours en observation, très au courant des bruits de la ville, fut un des premiers instruits de ce qui se préparait. Dès qu’il connut cette nouvelle du mariage de Sava Toronthal et de Sarcany, il écrivit à Cattaro. Dès qu’il eut pu constater le pitoyable état auquel cette nouvelle avait réduit le jeune ingénieur — auquel il s’intéressait vivement, — il en fit part au docteur Antékirtt.

Pour toute réponse, il reçut l’ordre de continuer à observer ce qui se passerait à Raguse et de tenir Cattaro au courant de tout.

Cependant, à mesure que s’approchait cette date néfaste du 6 juillet, l’état de Pierre Bathory ne faisait qu’empirer. Sa mère ne pouvait plus lui rendre un peu de calme. Comment, d’ailleurs, eût-il été possible de modifier les projets de Silas Toronthal ? N’était-il pas évident, rien qu’à la hâte avec laquelle il avait été déclaré et fixé, que ce mariage était depuis longtemps résolu, que Sarcany et le banquier se connaissaient de longue date, que ce « riche Tripolitain » devait avoir sur le père de Sava une influence toute particulière ?

Emporté par ses idées obsédantes, Pierre Bathory eut la pensée d’écrire à Silas Toronthal, huit jours avant la date indiquée pour la célébration du mariage.

Sa lettre resta sans réponse.

Pierre essaya alors de rencontrer le banquier dans la rue… Il ne put y parvenir.

Pierre voulut aller le chercher jusqu’en son hôtel… Il ne put en franchir la porte.

Quant à Sava et à sa mère, elles étaient maintenant invisibles. Nulle possibilité d’arriver jusqu’à elles !

Mais, si Pierre Bathory ne put revoir Sava ni son père, plusieurs fois, dans le Stradone, il se trouva face à face avec Sarcany. Au regard de haine du jeune homme, Sarcany ne répondit que par le plus insolent dédain. Pierre Bathory eut alors la pensée de le provoquer, afin de le forcer à se battre… Mais, sous quel prétexte, et pourquoi Sarcany aurait-il accepté une rencontre que son intérêt, à la veille de devenir le mari de Sava Toronthal, lui commandait d’éviter ?

Six jours s’écoulèrent. Pierre, malgré les supplications de sa mère, malgré les prières de Borik, quitta la maison de la rue Marinella dans la soirée du 4 juillet. Le vieux serviteur voulut essayer de le suivre, mais il eut bientôt perdu ses traces. Pierre allait à l’aventure, comme s’il eût été fou, à travers les rues les plus désertes de la ville, le long des murailles de Raguse.

Une heure après, on le rapportait, mourant, dans la maison de Mme  Bathory. Un coup de poignard lui avait traversé la partie supérieure du poumon gauche.

Il n’y avait pas de doute possible : Pierre, arrivé au paroxysme du désespoir, s’était frappé lui-même !

Pointe Pescade, dès qu’il eut appris ce malheur, se hâta de courir au bureau du télégraphe.

Une heure après, le docteur Antékirtt recevait à Cattaro la nouvelle du suicide du jeune homme.

Il serait difficile de peindre la douleur de Mme  Bathory, lorsqu’elle se retrouva devant son fils, qui n’avait peut-être plus que quelques heures à vivre. Mais l’énergie de la mère se raidit contre les faiblesses de la femme. Avant tout, des soins. Des pleurs, plus tard.

Un médecin fut mandé. Il arriva aussitôt, il visita le blessé, il écouta le souffle faible et intermittent de sa poitrine, il sonda sa blessure, il lui mit le premier appareil, il lui donna tous les secours de son art, mais il ne conservait aucun espoir.

Quinze heures après, l’état du jeune homme s’était encore aggravé par suite d’une hémorragie très considérable, et sa respiration, à peine sensible, menaçait de s’éteindre dans un dernier soupir.

Mme  Bathory était tombée à genoux, priant Dieu de lui conserver son fils !

En ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit… Le docteur Antékirtt apparut et s’avança vers le lit du mourant.

Mme  Bathory allait s’élancer vers lui : il la retint d’un geste.

Alors le docteur se pencha sur Pierre et l’examina avec attention, sans prononcer une seule parole. Puis, il le regarda avec une irrésistible fixité. Comme s’il se fût dégagé de ses yeux une puissance magnétique, il semblait faire pénétrer dans ce cerveau où la pensée allait s’éteindre, sa propre vie avec sa propre volonté.

Soudain, Pierre se redressa à demi. Ses paupières se soulevèrent, il regarda le docteur… Il retomba inanimé.

Mme  Bathory se précipita sur son fils, jeta un cri et s’évanouit dans les bras du vieux Borik.

À ce moment, le docteur ferma les yeux du jeune mort ; puis, il se releva, quitta la chambre, et on aurait pu l’entendre murmurer cette sentence, empruntée aux légendes indiennes :

« La mort ne détruit pas, elle ne rend qu’invisible ! »




  1. Plus de trois millions de francs.