Mathias Sandorf/III/3

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Hetzel (tome 2p. 171-194).


III

CE QUI SE PASSAIT À RAGUSE.


Tandis que ces faits s’accomplissaient à Antékirtta, voici quels sont les derniers événements dont Raguse fut le théâtre.

Mme Bathory n’était plus alors dans cette ville. Après la mort de son fils, Borik, aidé de quelques amis, avait pu l’entraîner loin de cette maison de la rue Marinella. Pendant les premiers jours, on avait craint que la raison de la malheureuse mère ne résistât pas à ce dernier coup. Et, de fait, cette femme, si énergique qu’elle fût, donna quelques signes d’un trouble mental, dont s’effrayèrent les médecins. C’est dans ces conditions et par leurs conseils que Mme Bathory fut emmenée au petit village de Vinticello, chez un ami de sa famille. Là les soins ne devaient pas lui manquer. Mais quelle consolation eût-on pu faire accepter à cette mère, à cette épouse, deux fois atteinte dans son amour pour son mari et pour son fils ?

Son vieux serviteur n’avait point voulu la quitter. Aussi, la maison de la rue Marinella bien close, l’avait-il suivie pour rester l’humble et assidu confident de tant de douleurs.

Quant à Sava Toronthal, maudite par la mère de Pierre Bathory, entre eux il ne fut jamais question d’elle. Ils ignoraient même que son mariage eût été remis à une époque plus éloignée.

En effet, l’état dans lequel se trouvait la jeune fille l’obligea à prendre le lit. Elle avait reçu un coup aussi inattendu que terrible. Celui qu’elle aimait était mort… mort de désespoir, sans doute !… Et c’était son corps que l’on portait au cimetière, au moment où elle quittait l’hôtel pour aller accomplir cette odieuse union !

Pendant dix jours, c’est-à-dire jusqu’au 16 juillet, Sava fut dans une situation très alarmante. Sa mère ne la quitta pas. C’étaient d’ailleurs les derniers soins que dût lui donner Mme Toronthal, car elle-même allait être frappée à son tour mortellement.

Pendant ces longues heures, quelles pensées s’échangèrent entre la mère et la fille ? On le devine, sans qu’il soit nécessaire d’y insister. Deux noms revenaient sans cesse au milieu des sanglots et des larmes, — le nom de Sarcany, pour le maudire, — celui de Pierre, qui n’était plus qu’un nom gravé sur une tombe, pour le pleurer !

De ces conversations, auxquelles Silas Toronthal s’interdit de jamais prendre part, — il évitait même de voir sa fille, — il résulta que Mme Toronthal fit une dernière démarche auprès de son mari. Elle voulait qu’il consentît à renoncer à ce mariage, dont l’idée seule était une épouvante, une horreur, pour Sava.

Le banquier demeura inébranlable dans sa résolution. Peut-être, livré à lui-même, étranger à toute pression, se fût-il rendu aux observations qui lui étaient faites et qu’il devait se faire ? Mais, dominé par son complice, plus encore qu’on ne le pourrait croire, il refusa d’entendre Mme Toronthal. Le mariage de Sava et de Sarcany était décidé, il se ferait, dès que la santé de Sava le permettrait.

Il est aisé d’imaginer quelle avait été l’irritation de Sarcany, lorsque cet incident imprévu s’était produit, avec quelle colère peu dissimulée il vit ce trouble apporté dans son jeu, et de quelles obsessions il assaillit Silas Toronthal ! Ce n’était qu’un retard, sans doute, mais ce retard, s’il se prolongeait, risquait de renverser tout le système sur lequel il échafaudait son avenir. D’autre part, il n’ignorait pas que Sava ne pouvait avoir pour lui qu’une répulsion insurmontable.

Et cette répulsion, que fût-elle devenue, si la jeune fille eût soupçonné que Pierre Bathory était tombé sous le poignard de l’homme qu’on lui imposait pour époux !

Quant à lui, il ne pouvait que s’applaudir d’avoir eu cette occasion de faire disparaître son rival. Pas un remords, d’ailleurs, ne pénétra dans cette âme fermée à tout sentiment humain.

« Il est heureux, dit-il un jour à Silas Toronthal, que ce garçon ait eu la pensée de se tuer ! Moins il en restera, de cette race des Bathory, mieux cela vaudra pour nous ! En vérité, le ciel nous protège ! »

Et, en effet, que restait-il maintenant des trois familles Sandorf, Zathmar et Bathory ? Une vieille femme, dont les jours étaient comptés. Oui ! Dieu semblait les protéger, ces misérables, et il aurait porté sa protection jusqu’aux dernières limites, le jour où Sarcany serait le mari de Sava Toronthal, le maître de sa fortune !

Cependant il paraît que Dieu voulait l’éprouver par la patience, car le retard apporté à ce mariage paraissait devoir se prolonger.

Lorsque la jeune fille se fut relevée — physiquement au moins — de cette effroyable secousse, lorsque Sarcany put croire qu’il allait être question de reprendre ses projets, Mme Toronthal tomba malade à son tour. Chez cette malheureuse femme, les ressorts de la vie étaient usés. On ne s’en étonnera pas, après ce qu’avait été toute son existence depuis les événements de Trieste, lorsqu’elle avait appris à quel homme indigne elle était liée. Puis, survinrent sinon ses luttes, du moins ses démarches en faveur de Pierre, pour réparer en partie le mal fait à la famille Bathory, l’inutilité de ses prières devant l’influence de Sarcany, si inopinément revenu à Raguse.

Dès les premiers jours, il fut constant que cette vie allait se briser définitivement. Quelques jours encore, c’était tout ce que les médecins pouvaient donner à Mme Toronthal. Elle se mourait d’épuisement. Aucun traitement n’eût pu la sauver, quand même Pierre Bathory fût sorti de sa tombe pour devenir le mari de sa fille !

Sava put lui rendre alors tous les soins qu’elle avait reçus d’elle, et ne quitta plus son chevet ni la nuit ni le jour.

Ce que Sarcany dut éprouver devant ce nouveau retard, on le comprend. De là, d’incessantes objurgations au banquier, qui n’était pas moins que lui réduit à l’impuissance.

Le dénouement de cette situation ne pouvait se faire attendre.

Vers le 29 juillet, c’est-à-dire quelques jours après, Mme Toronthal parut avoir retrouvé un peu de ses forces.

Ce fut une fièvre ardente qui les lui donna, mais dont la violence devait l’emporter dans les quarante-huit heures.

Dans cette fièvre, le délire la prit : elle se mit à divaguer, laissant échapper des phrases incompréhensibles.

Un mot — un nom qui revenait sans cesse, — était bien fait pour surprendre Sava. C’était celui de Bathory, non pas le nom du jeune homme, mais le nom de sa mère que la malade appelait, suppliait, répétant, comme si elle eût été assaillie de remords :

« Pardonnez !… madame !… pardonnez !… »

Et, lorsque Mme Toronthal, dans un répit que lui laissaient les accès de fièvre, fut interrogée par la jeune fille :

« Tais-toi !… Sava !… Tais-toi !… Je n’ai rien dit !… » s’écriait-elle, épouvantée.

Vint la nuit du 30 au 31 juillet. Un instant, les médecins purent croire que la maladie de Mme Toronthal, après avoir atteint sa période la plus aiguë, allait commencer à décroître.

La journée avait été meilleure, sans troubles cérébraux, et il y avait lieu d’être surpris d’un changement si inattendu dans l’état de la malade. La nuit même promettait d’être aussi calme que l’avait été la journée.

Mais, s’il en était ainsi, c’est que Mme Toronthal, au moment de mourir, venait de sentir renaître en elle une énergie dont on l’eût crue incapable. C’est qu’après s’être mise en règle avec Dieu, elle avait pris une résolution et n’attendait plus que l’occasion de l’exécuter.

Cette nuit-là, elle exigea que la jeune fille allât se reposer quelques heures. Sava, malgré tout ce qu’elle put objecter, dut obéir à sa mère, tant elle la vit décidée sur ce point.

Vers onze heures du soir, Sava rentra dans sa chambre. Mme Toronthal resta seule dans la sienne. Tout dormait dans l’hôtel, où régnait ce silence qu’on a si justement nommé un « silence de mort ! »

Mme Toronthal se releva alors, et cette malade, à laquelle on croyait que sa faiblesse interdisait le plus léger mouvement, eut la force, après s’être vêtue, d’aller s’asseoir devant un petit bureau.

Là elle prit une feuille de papier à lettre, et, d’une main tremblante, écrivit quelques lignes seulement qui furent suivies de sa signature. Puis, elle glissa cette lettre dans une enveloppe qui fut cachetée et sur laquelle elle mit cette adresse :

« Madame Bathory, rue Marinella, Stradone.

— Raguse. »

Mme Toronthal, se raidissant alors contre la fatigue que ce travail lui avait causé, poussa la porte de sa chambre, descendit le grand escalier, traversa la cour de l’hôtel, ouvrit, non sans peine, la petite porte qui donnait sur la rue, et se trouva dans le Stradone.

Le Stradone était sombre et désert à cette heure, car il devait être plus de minuit.

Mme Toronthal, se traînant d’un pas chancelant, remonta le trottoir de gauche, pendant une cinquantaine de pas, s’arrêta devant une boîte postale, y jeta sa lettre et revint vers l’hôtel.

Mais tout ce qu’elle avait retrouvé de force pour accomplir ce dernier acte de sa volonté, était épuisé, et elle tomba, sans mouvement, sur le seuil de la porte cochère.

Ce fut là qu’elle fut trouvée une heure après. Ce fut là que Silas Toronthal et Sava vinrent la reconnaître. C’est de là qu’on la transporta dans sa chambre, sans qu’elle eût repris connaissance.

Le lendemain, Silas Toronthal apprit à Sarcany ce qui venait de se passer. Ni l’un ni l’autre n’auraient pu soupçonner que Mme Toronthal fût allée, pendant cette nuit, mettre une lettre dans la boîte du Stradone. Mais pourquoi avait-elle quitté l’hôtel ? Ils ne purent se l’expliquer, et ce fut pour eux un grave sujet d’inquiétude.

La malade languit encore pendant vingt-quatre heures. Elle ne donnait signe de vie que par quelques soubresauts convulsifs, derniers efforts d’une âme qui allait s’échapper. Sava lui avait pris la main, comme pour la retenir dans ce monde où elle allait se trouver si abandonnée ! Mais la bouche de sa mère était muette, maintenant, et le nom de Bathory ne s’échappait plus de ses lèvres. Sans doute, sa conscience tranquillisée, sa dernière volonté accomplie, Mme Toronthal n’avait plus une prière à faire ni un pardon à demander.

La nuit suivante, vers trois heures du matin, pendant que Sava se trouvait seule près d’elle, la mourante fit un mouvement, et sa main vint toucher la main de sa fille.

À ce contact, ses yeux fermés s’ouvrirent à demi. Puis son regard se dirigea sur Sava. Ce regard fut si interrogateur que Sava n’aurait pu s’y méprendre.

« Mère… mère ! dit-elle, que veux-tu ? »

Mme Toronthal fit un signe affirmatif.

« Me parler ?…

— Oui ! » fit distinctement entendre Mme Toronthal.

Sava s’était courbée au chevet du lit, et un nouveau signe lui indiqua de s’approcher plus près encore. Sava posa sa tête près de la tête de sa mère, qui lui dit :

« Mon enfant, je vais mourir !…

— Mère… mère !

— Plus bas !… murmura Mme Toronthal, plus bas !… Que personne ne puisse m’entendre ! »

Puis, après un nouvel effort :

« Sava, dit-elle, j’ai à te demander pardon du mal que je t’ai fait… du mal que je n’ai pas eu le courage d’empêcher !

— Toi… mère !… Toi, m’avoir fait du mal !… Toi, me demander pardon !

— Un dernier baiser, Sava !… Oui !… Le dernier !… Cela voudra dire que tu me pardonnes ! »

La jeune fille vint doucement poser ses lèvres sur le front pâle de la mourante.

Celle-ci eut la force de lui passer le bras autour du cou. Se relevant alors et la regardant avec une fixité effrayante :

« Sava !… dit-elle, Sava… tu n’es pas la fille de Silas Toronthal !… Tu n’es pas ma fille !… Ton père… »

Elle ne put achever. Une convulsion la rejeta hors des bras de Sava, et son âme s’échappa avec ces dernières paroles.

La jeune fille s’était penchée sur la morte !… Elle voulait la ranimer !… Ce fut inutile.

Alors elle appela. On accourut de tout l’hôtel. Silas Toronthal arriva un des premiers dans la chambre de sa femme.

En l’apercevant, Sava, prise d’un irrésistible mouvement de répulsion, recula devant cet homme qu’elle avait maintenant le droit de mépriser, de haïr, car il n’était pas son père ! La mourante l’avait dit, et l’on ne meurt pas sur un mensonge !

Puis, Sava s’enfuit, épouvantée de ce que lui avait dit la malheureuse femme qui l’avait aimée comme sa fille, — encore plus épouvantée, peut-être, de ce qu’elle n’avait pas eu le temps de lui dire.

Le surlendemain, les funérailles de Mme Toronthal se firent avec ostentation. Cette foule d’amis que compte tout homme riche entoura le banquier. Près de lui marchait Sarcany, affirmant ainsi par sa présence que rien n’était changé aux projets qui devaient le faire entrer dans la famille Toronthal. C’était, en effet, son espoir ; mais s’il devait jamais se réaliser, ce ne serait pas sans qu’il eût surmonté bien des obstacles encore. Sarcany pensait, d’ailleurs, que les circonstances ne pouvaient qu’être favorables à l’accomplissement de ses projets, puisqu’elles laissaient plus complètement Sava à sa merci.

Cependant le retard, provoqué par la maladie de Mme Toronthal, allait être prolongé par sa mort. Pendant le deuil de la famille, il ne pouvait être question de mariage. Les convenances exigeaient que plusieurs mois, au moins, se fussent écoulés depuis le décès.

Cela, sans doute, dut vivement contrarier Sarcany, pressé d’arriver à ses fins. Quoi qu’il en eût, force lui fut de respecter les usages, mais non sans que de vives explications eussent été échangées entre Silas Toronthal et lui. Et ces discussions se terminaient toujours par cette phrase que répétait le banquier :

« Je n’y puis rien, et d’ailleurs, pourvu que le mariage soit fait avant cinq mois, vous n’avez aucune raison d’être inquiet ! »

Évidemment ces deux personnages se comprenaient. Toutefois, en se rendant à cette raison, Sarcany ne cessait de manifester une irritation qui amenait parfois des scènes d’une extrême violence.

Tous deux, au surplus, n’avaient pas cessé d’être inquiets depuis la démarche incompréhensible, faite par Mme Toronthal la veille de sa mort. Et même, la pensée vint à Sarcany que la mourante avait pu vouloir mettre à la poste une lettre dont elle tenait à cacher la destination.

Le banquier, auquel Sarcany communiqua cette idée, ne fut pas éloigné de croire qu’il en était ainsi.

« Si cela est, répétait Sarcany, cette lettre nous menace directement et gravement. Votre femme a toujours soutenu Sava contre moi, elle soutenait même mon rival, et qui sait si, au moment de mourir, elle n’a pas retrouvé une énergie dont on ne la croyait pas capable pour trahir nos secrets ! Dans ce cas, ne devrions-nous pas prendre les devants et quitter une ville où, vous et moi, nous avons plus à perdre qu’à gagner ?

— Si cette lettre nous menaçait, lui fit observer Silas Toronthal, quelques jours plus tard, la menace aurait déjà produit son effet, et, jusqu’ici, rien n’est changé à notre situation ! »

À cet argument, Sarcany ne savait que répondre. En effet, si la lettre de Mme Toronthal se rapportait à leurs futurs projets, il n’en était rien résulté encore, et il ne semblait pas qu’il y eût péril en la demeure. Quand le danger apparaîtrait, il serait temps d’agir.

C’est ce qui arriva, mais autrement que tous deux ne devaient le supposer, quinze jours après la mort de Mme Toronthal.

Depuis le décès de sa mère, Sava s’était toujours tenue à l’écart, sans même quitter sa chambre. On ne la voyait même plus aux heures des repas. Le banquier, gêné vis-à-vis d’elle, ne cherchait point un tête-à-tête qui n’eût pu que l’embarrasser. Il la laissait donc agir à son gré, et vivait de son côté dans une autre partie de l’hôtel.

Plus d’une fois, Sarcany avait durement blâmé Silas Toronthal d’accepter cette situation. Par suite des habitudes prises, il n’avait plus aucune occasion de rencontrer la jeune fille. Cela ne pouvait convenir à ses desseins ultérieurs. Aussi s’en expliquait-il très nettement avec le banquier. Bien qu’il ne pût être question d’une célébration de mariage pendant les premiers mois de deuil, il ne voulait pas que Sava s’accoutumât à l’idée que son père et lui eussent renoncé à cette union.

Enfin Sarcany se montra si impérieux, si exigeant vis-à-vis de Silas Toronthal, que celui-ci, le 16 août, fit prévenir Sava qu’il voulait lui parler le soir même. Comme il la prévenait que Sarcany désirait être présent à cet entretien, il s’attendait à un refus. Il n’en fut rien. Sava fit répondre qu’elle se tenait à ses ordres.

Le soir venu, Silas Toronthal et Sarcany attendaient impatiemment Sava dans le grand salon de l’hôtel. Le premier était décidé à ne point se laisser mener, ayant pour lui les droits que donne la puissance paternelle. Le second, résolu à se contenir, à écouter plutôt qu’à parler, voulait surtout tâcher de découvrir quelles étaient les secrètes pensées de la jeune fille. Il craignait toujours qu’elle ne fût plus instruite de certaines choses qu’on ne le supposait.

Sava entra dans le salon à l’heure dite. Sarcany se leva quand elle parut ; mais au salut qu’il lui fit, la jeune fille ne répondit même pas par une simple inclinaison de tête. Elle ne semblait pas l’avoir vu, ou plutôt, elle ne voulait pas le voir.

Sur un signe de Silas Toronthal, Sava s’assit. Puis, froidement, la figure plus pâle encore sous ses vêtements de deuil, elle attendit qu’une demande lui eût été adressée.

« Sava, dit le banquier, j’ai respecté la douleur que t’a causée la mort de ta mère en ne troublant pas ta solitude. Mais, à la suite de ces tristes événements, on se trouve nécessairement amené à traiter certaines affaires d’intérêt !… Bien que tu n’aies pas encore atteint ta majorité, il est bon que tu saches quelle part te revient dans l’héritage de…

— S’il ne s’agit que d’une question de fortune, répondit Sava, il est inutile de discuter plus longtemps. Je ne prétends à rien dans l’héritage dont vous voulez parler ! »

Sarcany fit un mouvement qui pouvait indiquer de sa part un assez vif désappointement, mais aussi, peut-être, une surprise mêlée de quelque inquiétude.

« Je pense, Sava, repris Silas Toronthal, que tu n’as pas bien compris la portée de tes paroles. Que tu le veuilles ou non, tu es l’héritière de madame Toronthal, ta mère, et la loi m’obligera à te rendre des comptes, lorsque tu seras majeure…

— À moins que je ne renonce à cette succession ! répondit tranquillement la jeune fille.

— Et pourquoi ?

— Parce que je n’y ai, sans doute, aucun droit ! »

Le banquier se redressa sur son fauteuil. Jamais il ne se fût attendu à cette réponse. Quant à Sarcany, il ne dit rien. Pour lui, Sava jouait un jeu, et il s’attachait simplement à voir clair dans ce jeu.

« Je ne sais, Sava, reprit Silas Toronthal, impatienté par les froides réparties de la jeune fille, je ne sais ce que signifient tes paroles ni ce qui a pu te les dicter ! D’ailleurs, je ne viens pas ici discuter droit et jurisprudence ! Tu es sous ma tutelle, tu n’as pas qualité pour refuser ou accepter ! Donc, tu voudras bien te soumettre à l’autorité de ton père, que tu ne contestes pas, j’imagine ?…

— Peut-être ! répondit Sava.

— Vraiment, s’écria Silas Toronthal, qui commençait à perdre quelque peu de son sang-froid, vraiment ! Mais tu parles trois ans trop tôt, Sava ! Quand tu auras atteint ta majorité, tu feras ce qu’il te conviendra de ta fortune ! Jusque-là, c’est à moi que tes intérêts sont confiés, et je les défendrai comme je l’entends !

— Soit, répondit Sava, j’attendrai.

— Et qu’attendras-tu ? répliqua le banquier. Tu oublies sans doute que ta situation va changer, dès que les convenances le permettront ! Tu as donc d’autant moins le droit de faire bon marché de ta fortune que tu n’es plus seule intéressée dans l’affaire…

— Oui !… une affaire ! répondit Sava d’un ton de mépris.

— Croyez bien, mademoiselle… crut devoir dire Sarcany, que ce mot prononcé avec le plus blessant dédain visait directement, veuillez croire qu’un sentiment plus honorable… »

Sava n’eut pas même l’air de l’entendre et ne cessa de regarder le banquier, qui lui disait d’une voix irritée :

« Non, pas seule… puisque la mort de ta mère n’a rien pu changer à nos projets !

— Quels projets ? demanda la jeune fille.

— Ce projet d’union que tu feins d’oublier et qui doit faire mon gendre de monsieur Sarcany !

— Êtes-vous bien sûr que ce mariage fera de monsieur Sarcany votre gendre ? »

L’insinuation était si directe, cette fois, que Silas Toronthal se leva pour sortir, tant il avait besoin de cacher son trouble. Mais Sarcany le retint d’un geste. Lui voulait aller jusqu’au bout, il voulait absolument savoir à quoi s’en tenir.

« Écoutez-moi, mon père, car c’est pour la dernière fois que je vous donne ce nom, dit alors la jeune fille. Ce n’est pas pour moi que monsieur Sarcany prétend m’épouser, c’est pour cette fortune dont je ne veux plus aujourd’hui ! Quelle que soit son impudence, il n’oserait me démentir ! Cependant, puisqu’il me rappelle que j’avais consenti à ce mariage, ma réponse sera facile ! Oui ! j’ai dû me sacrifier, quand j’ai pu croire que l’honneur de mon père était en jeu dans cette question ; mais mon père, vous le savez bien, ne peut être mêlé à cet odieux compromis ! Si donc vous désirez enrichir monsieur Sarcany, donnez-lui votre fortune !… C’est tout ce qu’il demande ! »

La jeune fille s’était levée, et, à son tour, elle se dirigeait vers la porte.

« Sava, s’écria alors Silas Toronthal, qui alla se placer devant elle, il y a dans tes paroles… une telle incohérence que je ne les comprends pas… que, sans doute, tu ne les comprends pas toi-même !… Je me demande si la mort de ta mère…

— Ma mère… oui ! c’était ma mère… ma mère par le cœur ! murmura la jeune fille.

— … si la douleur n’a pas ébranlé ta raison, continua Silas Toronthal qui n’entendait plus que lui-même. Oui ! si tu n’es pas folle…

— Folle !

— Mais ce que j’ai résolu s’accomplira, et, avant six mois, tu seras la femme de Sarcany.

— Jamais !

— Je saurai bien t’y contraindre !

— Et de quel droit ? répondit la jeune fille avec un mouvement d’indignation qui lui échappa enfin.

— Du droit que me donne l’autorité paternelle !…

— Vous… monsieur !… Vous n’êtes pas mon père, et je ne me nomme pas Sava Toronthal ! »

Sur ces derniers mots, le banquier, ne trouvant rien à répondre, recula et, sans même retourner la tête, la jeune fille sortit du salon pour regagner sa chambre.

Sarcany, qui avait attentivement observé Sava pendant cet entretien, ne fut point surpris de la manière dont il venait de finir. Il l’avait bien deviné. Ce qu’il devait redouter s’était produit. Sava savait qu’aucun lien ne la rattachait à la famille Toronthal.

Quant au banquier, il fut d’autant plus anéanti par ce coup imprévu qu’il n’avait plus été assez maître de lui-même pour le voir venir.

Sarcany prit alors la parole, et avec sa netteté habituelle, il résuma la situation. Silas Toronthal se contentait d’écouter. Il ne pouvait qu’approuver, d’ailleurs, tant les dires de son ancien complice étaient dictés par une indiscutable logique.

« Il ne faut plus compter que Sava consente jamais, volontairement du moins, à ce mariage, dit-il. Mais pour les motifs que nous connaissons, plus que jamais aussi il faut que ce mariage se fasse ! Que sait-elle de notre passé ? Rien, car elle l’eût dit ! Ce qu’elle sait, c’est qu’elle n’est pas votre fille, voilà tout ! Connaît-elle son père ? Pas davantage ! C’eût été le premier nom qu’elle nous aurait jeté à la face ! Est-elle instruite depuis longtemps de sa situation véritable vis-à-vis de vous ? Non encore, et il est probable que c’est seulement au moment de mourir que madame Toronthal aura parlé ! Mais ce qui me paraît non moins certain, c’est qu’elle n’a dû dire à Sava que ce qu’il fallait pour que celle-ci eût le droit de refuser d’obéir à l’homme qui n’est pas son père ! »

Silas Toronthal approuva d’un mouvement de tête l’argumentation de Sarcany. Or, on le sait, Sarcany ne se trompait ni sur la manière dont la jeune fille avait été instruite de ces choses, ni sur l’époque depuis laquelle elle les savait, ni enfin sur ce qui lui avait été seulement révélé du secret de sa naissance.

« Concluons maintenant, reprit Sarcany. Si peu que Sava sache de ce qui la concerne, et bien qu’elle ignore ce qui nous regarde dans le passé, nous sommes menacés tous les deux, vous dans l’honorable situation qui vous est faite à Raguse, moi dans les intérêts considérables que doit m’assurer ce mariage et auxquels je prétends ne pas renoncer ! Donc, ce qu’il faut faire et le plus tôt possible, le voici : Quitter Raguse, vous et moi, emmener Sava, sans qu’elle ait pu parler ni voir personne, plutôt aujourd’hui que demain, puis, ne revenir en cette ville qu’une fois le mariage accompli, et lorsque, devenue ma femme, Sava aura intérêt à se taire ! Une fois à l’étranger, elle sera si bien soustraite à toute influence que nous n’aurons rien à redouter d’elle ! Quant à la faire consentir à ce mariage, volontairement, et dans les délais qui doivent m’assurer ses avantages, cela me regarde, et Dieu me damne, si je n’y réussis pas ! »

Silas Toronthal en convint : la situation était bien telle que venait de la chiffrer Sarcany. Il ne songea pas à résister. Dominé de plus en plus par son complice, il ne l’eût pu d’ailleurs. Et pourquoi l’aurait-il fait ? Pour cette jeune fille à laquelle il avait toujours inspiré une invincible répulsion, pour laquelle son cœur ne s’était jamais ouvert ?

Ce soir-là, il fut bien convenu que ce projet serait mis à exécution avant même que Sava eût pu quitter l’hôtel. Puis Silas Toronthal et Sarcany se séparèrent. Et s’ils mirent une hâte extrême à l’exécution de leur projet, ils n’eurent pas tort, on va le voir.

En effet, le surlendemain, Mme Bathory, accompagnée de Borik, après avoir quitté le village de Vinticello, revint pour la première fois depuis la mort de son fils à la maison de la rue Marinella. Elle avait résolu de la quitter définitivement, ainsi que cette ville, trop pleine pour elle de déchirants souvenirs, et venait faire ses préparatifs de départ.

Lorsque Borik eut ouvert la porte, il trouva une lettre qui avait été déposée dans la boîte de la maison.

C’était la lettre que Mme Toronthal avait mise à la poste, la veille même de sa mort, et dans des circonstances que l’on n’a point oubliées.

Mme Bathory prit cette lettre, l’ouvrit, en regarda d’abord la signature, puis lut d’un trait ces quelques lignes, écrites par une main mourante, et qui renfermaient le secret de la naissance de Sava.

Quelle subite association du nom de Sava et du nom de Pierre se fit dans l’esprit de Mme Bathory !

« Elle !… Lui !… s’écria-t-elle. »

Et, sans ajouter un mot — elle ne l’aurait pu ! — sans répondre à son vieux serviteur qu’elle repoussa au moment où il voulait la retenir, elle se précipita au dehors, elle descendit la rue Marinella, elle traversa le Stradone, elle ne s’arrêta que devant la porte de l’hôtel Toronthal.

Comprenait-elle la portée de ce qu’elle allait faire ? Comprenait-elle que mieux eût valu agir avec moins de précipitation et par conséquent plus de prudence, dans l’intérêt même de Sava ? Non ! Elle était irrésistiblement poussée vers la jeune fille, comme si son mari Étienne Bathory, comme si son fils Pierre, sortis de leur tombe, lui eussent crié :

« Sauve-la !… Sauve-la ! »

Mme Bathory frappa à la porte de l’hôtel. La porte s’ouvrit. Un domestique se présenta et lui demanda ce qu’elle voulait.

Mme Bathory voulait voir Sava.

Mlle Toronthal n’était plus à l’hôtel.

Mme Bathory voulait parler au banquier Toronthal.

Le banquier était parti la veille, sans dire où il allait, et il avait emmené la jeune fille avec lui.

Mme Bathory, frappée de ce dernier coup, chancela et tomba dans les bras de Borik qui venait de la rejoindre.

Puis, lorsque le vieux serviteur l’eut ramenée dans la maison de la rue Marinella :

« Demain, Borik, lui dit-elle, demain, nous irons ensemble au mariage de Sava et de Pierre ! »

Mme Bathory avait perdu la raison.