Mathias Sandorf/III/5

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Hetzel (tome 2p. 219-248).


V

MALTE.


Ainsi, c’était le fils du pêcheur de Rovigno, qui venait de dire son nom au docteur Antékirtt ! Par un hasard providentiel, c’était Luigi Ferrato, dont le courage et l’habileté venaient de sauver le steam-yacht, ses passagers, tout son équipage, d’une perte certaine !

Le docteur fut sur le point de s’élancer vers Luigi pour le serrer dans ses bras… Il se retint. C’eût été le comte Sandorf qui se fût abandonné à cet élan de reconnaissance, et le comte Sandorf devait être mort pour tous, même pour le fils d’Andréa Ferrato.

Mais, si Pierre Bathory était obligé à la même réserve et pour les mêmes raisons, il allait l’oublier, lorsque le docteur l’arrêta d’un regard. Puis tous deux descendirent dans le salon, où Luigi fut prié de les suivre.

« Mon ami, lui demanda le docteur, êtes-vous le fils d’un pêcheur de l’Istrie, qui se nommait Andréa Ferrato ?

— Oui, monsieur, répondit Luigi.

— N’aviez-vous pas une sœur ?…

— Oui, et nous demeurons ensemble à La Vallette. — Mais, ajouta-t-il avec une certaine hésitation, est-ce que vous avez connu mon père ?

— Votre père ! répondit le docteur. Votre père, il y a quinze ans, avait donné asile à deux fugitifs dans sa maison de Rovigno ! Ces fugitifs étaient des amis à moi que son dévouement n’a pu sauver ! Mais ce dévouement a coûté à Andréa Ferrato la liberté et la vie, puisqu’il a été envoyé au bagne de Stein où il est mort !…

— Et il y est mort, sans avoir rien regretté de ce qu’il avait fait ! » répondit Luigi.

Le docteur prit la main du jeune pêcheur.

« Luigi, dit-il, c’est à moi que mes amis ont donné la tâche de payer la dette de reconnaissance qu’ils avaient contractée envers votre père. Depuis bien des années, j’ai cherché à savoir ce que vous étiez devenus, votre sœur et vous, mais on avait perdu vos traces depuis votre départ de Rovigno. Que Dieu soit donc remercié de vous avoir envoyé à mon secours ! Le navire que vous avez sauvé, je lui ai donné le nom de Ferrato en souvenir d’Andréa !… Laissez-moi vous embrasser, mon enfant ! »

Pendant que le docteur le pressait sur sa poitrine, Luigi sentit les larmes lui venir aux yeux.

Devant cette touchante scène, Pierre ne put se contenir. Ce fut comme une expansion de tout son être qui l’entraîna vers ce jeune homme, ayant à peu près son âge, ce brave fils du pêcheur de Rovigno !

« Et moi !… moi ! s’écria-t-il, les bras tendus.

— Vous… monsieur ?

— Moi… le fils d’Étienne Bathory ! »

Le docteur pouvait-il regretter que cet aveu fût échappé à Pierre ? Non ! Luigi Ferrato saurait garder son secret, comme Pointe Pescade et Cap Matifou le gardaient eux-mêmes !

Luigi fut instruit alors de tout, et apprit plus particulièrement quel but poursuivait le docteur Antékirtt. Une seule chose ne lui fut pas dite : le jeune pêcheur ne devait pas savoir qu’il était en présence du comte Mathias Sandorf.

Le docteur voulut immédiatement se faire conduire auprès de Maria Ferrato. Il était impatient de la revoir, impatient surtout de connaître sa vie, — une vie de travail et de misère, sans doute, puisque la mort d’Andréa l’avait laissée seule avec son frère à sa charge.

« Oui, monsieur le docteur, répondit Luigi, débarquons à l’instant, puisque vous le voulez bien ! Maria doit être très inquiète de moi ! Voilà bientôt quarante-huit heures que je l’ai quittée pour aller pêcher dans l’anse de Melléah, et, pendant la tempête de cette nuit, elle peut craindre qu’il ne me soit arrivé malheur !

— Vous aimez bien votre sœur ? demanda le docteur Antékirtt.

— C’est ma mère et ma sœur à la fois ! » répondit Luigi.

L’île de Malte, située à cent kilomètres de la Sicile, appartient-elle plutôt à l’Afrique qu’à l’Europe, bien qu’elle en soit éloignée de deux cent cinquante ? C’est une question qui a passionné les géographes. Quoi qu’il en soit, après avoir été donnée par Charles-Quint aux frères hospitaliers, chassés de Rhodes par Soliman, qui s’associèrent alors sous le nom de chevaliers de Malte, elle appartient maintenant aux Anglais, et on aurait quelque peine à la leur reprendre.

Malte est une île longue de vingt-huit kilomètres, large de seize. Elle a La Vallette et ses annexes pour capitale, puis d’autres villes et villages, tels que la Cité notable ou Citta Vecchia, — sorte de ville sainte qui fut le siège de l’évêché au temps des chevaliers, — le Bosquet, Dinghi, Zébug, Itard, Berkercara, Luca, Farrugi, etc. Assez fertile dans sa partie orientale, très aride dans sa partie occidentale, elle offre un contraste frappant, qui se traduit par la densité de sa population vers l’est, — en tout, plus de cent mille habitants.

Ce que la nature a fait pour cette île en découpant dans son littoral quatre ou cinq ports, les plus beaux du monde, surpasse tout ce qu’on peut imaginer. De l’eau partout, partout des pointes, des caps, des hauteurs, prêtes à recevoir fortifications et batteries. Aussi les chevaliers en avaient-ils déjà fait une place difficile à prendre, et les Anglais, qui l’ont conservée malgré la paix d’Amiens, l’ont-ils rendue imprenable. Aucun cuirassé, semble-t-il, ne saurait forcer les passes de la Grande Marse ou grand port, non plus que celles du port de la Quarantaine ou Marse Muscetto. D’ailleurs, il faudrait qu’ils pussent s’en approcher, et il y a maintenant, du côté de la mer, deux canons de cent tonnes, avec leurs appareils hydrauliques de chargement et de pointage, qui envoient un projectile de neuf cents kilos à quinze kilomètres. Avis aux puissances qui regrettent de voir entre les mains de l’Angleterre cette admirable station, commandant la Méditerranée centrale, et dans laquelle pourraient tenir toutes les flottes ou escadres du Royaume-Uni.

Certainement, il y a des Anglais à Malte. On y trouve un gouverneur général, logé dans l’ancien palais du Grand Maître de l’ordre, un amiral, chef de la marine et des ports, une garnison de quatre à cinq mille hommes ; mais on y trouve aussi des Italiens qui voudraient y être chez eux, puis une population flottante, cosmopolite comme à Gibraltar, et surtout des Maltais.

Les Maltais, ce sont des Africains. Dans les ports, ils conduisent leurs embarcations aux vives couleurs ; dans les rues, ils lancent leurs voitures sur des pentes vertigineuses ; dans les marchés, ils débitent fruits, légumes, viandes, poissons, sous la lampe d’une petite sainte peinturlurée, au milieu d’un assourdissant tapage. On dirait que tous les hommes se ressemblent, teint basané, cheveux noirs, quelque peu crépus, yeux ardents, taille moyenne mais robuste. On jurerait que toutes les femmes sont de la même famille, grands yeux à longs cils, cheveux foncés, mains charmantes, jambes fines, corsage souple, avec une certaine morbidesse, et la peau d’une blancheur que ne peut brunir le soleil sous la « falzetta », sorte de manteau de soie noire, à la mode tunisienne, commun à toutes les classes, et qui sert à la fois de coiffure, de mantille et même d’éventail.

Les Maltais ont l’instinct mercantile. On les rencontre partout où l’on peut trafiquer. Travailleurs, économes, industrieux, sobres, mais violents, vindicatifs, jaloux ; c’est surtout dans le bas peuple qu’ils se prêtent le plus à l’étude de l’observateur. Ils parlent une sorte de patois dont le fond est arabe, reste de la conquête qui suivit la chute du Bas-Empire, langage vif, animé, pittoresque, propre aux métaphores, aux images, à la poésie. Ce sont de bons marins, quand on peut les tenir, et de hardis pêcheurs que les fréquentes tempêtes de ces mers ont familiarisés avec le danger.

C’était dans cette île que Luigi exerçait maintenant son métier avec autant d’audace que s’il eût été Maltais, et c’est là qu’il demeurait depuis près de quinze ans avec sa sœur Maria Ferrato.

La Vallette et ses annexes, — a-t-il été dit. C’est qu’en réalité il y a six villes, au moins, sur les deux ports de la Grande Marse et de la Quarantaine. Floriana, La Senglea. La Cospiqua, La Vittoriosa, La Sliema, La Misida ne sont pas des faubourgs, ni même un simple assemblage de maisons habitées par la classe pauvre, mais de véritables cités, avec demeures somptueuses, hôtels, églises, dignes de la capitale qui est riche de vingt-cinq mille habitants, et dans laquelle on peut admirer ces palais qui s’appellent les « auberges » de Provence, de Castille d’Auvergne, d’Italie et de France.

C’est à La Vallette que demeuraient le frère et la sœur. Il serait peut-être plus juste de dire sous La Vallette, car ils habitaient une sorte de quartier souterrain, nommé le Manderaggio, dont l’entrée se trouve sur la Strada San Marco. C’est là qu’ils avaient pu trouver un logement en rapport avec leurs faibles ressources, et c’est dans cet hypogée que Luigi conduisit le docteur et Pierre, dès que le mouillage du steam-yacht eut été terminé.

Tous trois, après avoir repoussé des centaines d’embarcations qui les assaillaient de leurs offres de service, débarquèrent sur le quai. Ils franchirent alors la Porte de la Marine, encore assourdis par les carillons et sonneries de cloches, qui font planer comme une atmosphère sonore au-dessus de la capitale de Malte. Après avoir passé sous le fort à double casemate, ils remontèrent une rapide rampe, puis une étroite rue en escalier. Entre de hautes maisons à miradores verdâtres et à niches avec lampes allumées, ils arrivèrent devant la cathédrale de Saint-Jean, au milieu de la population la plus bruyante du monde.

Lorsqu’ils eurent atteint le dos de cette colline, à peu près à la hauteur de la cathédrale, ils redescendirent en se dirigeant vers le port de la Quarantaine ; puis, Strada San Marco, ils s’arrêtèrent à mi-côte devant un escalier qui s’enfonçait à droite vers les profondeurs de la ville.

Le Manderaggio est un quartier qui se prolonge jusque sous les remparts, avec rues étroites, où le soleil ne peut jamais pénétrer, hauts murs jaunâtres, irrégulièrement percés de mille trous, qui servent de fenêtres, les uns libres, les autres grillés. Partout, des tournants d’escaliers, descendant à de véritables cloaques, des portes basses, humides, sordides, comme aux maisons d’une Kasbah, des boyaux ravinés, des tunnels sombres, qui ne méritent même pas le nom de ruelles. Et, à toutes les ouvertures, à tous les soupiraux, sur les paliers déjetés, sur les marches branlantes, une population effroyable, des vieilles femmes à faces de sorcières, des mères à figure exsangue, anémiées par le mauvais air, des filles de tout âge, déguenillées, des garçons à demi nus, maladifs, se vautrant dans la fange, des mendiants avec toute leur variété de plaies ou difformités fructueuses, des hommes, portefaix ou pêcheurs, à physionomie farouche, capables de tous les mauvais coups à porter ou à faire, — puis, à travers ce grouillement humain, quelques flegmatiques policemen, habitués à ce monde invraisemblable, non seulement familiarisés mais familiers avec cette tourbe ! Une vraie Cour des Miracles, enfin, mais transportée au milieu d’une substruction étrange, dont les dernières ramifications aboutissent à des soupiraux grillagés, ouverts dans l’épaisseur des courtines, au ras de ce quai de la Quarantaine, inondé de soleil et de brise marine.

C’était dans une des maisons de ce quartier, au plus haut étage, que demeuraient Maria et Luigi Ferrato. Deux chambres seulement. Le docteur fut frappé de l’indigence que révélait ce pauvre logement, mais aussi de sa propreté. On y retrouvait la main de la ménagère soigneuse, qui entretenait jadis la maison du pêcheur de Rovigno.

À l’entrée du docteur et de Pierre Bathory, Maria se leva. Puis, s’adressant à son frère :

« Mon enfant !… mon Luigi ! » s’écria-t-elle.

On comprend ce qu’avaient dû être ses angoisses pendant cette tourmente de la nuit dernière.

Luigi embrassa sa sœur et lui présenta les personnes qui l’accompagnaient.

Le docteur raconta en quelques mots dans quelles circonstances Luigi venait de risquer sa vie pour sauver un navire en perdition, et, en même temps, il lui nomma Pierre, le fils d’Étienne Bathory.

Pendant qu’il parlait, Maria le regardait avec tant d’attention, tant d’émotion même, que le docteur put craindre un instant qu’elle n’eût deviné en lui le comte Sandorf. Mais ce ne fut qu’un éclair qui s’éteignit aussitôt dans ses yeux. Après quinze ans, comment aurait-elle reconnu celui qui n’avait été que pendant quelques heures l’hôte de son père ?

La fille d’Andréa Ferrato avait alors trente-trois ans. Elle était toujours belle par la pureté des lignes de son visage, l’ardeur de ses grands yeux. Quelques cheveux blancs, mêlés à sa chevelure noire, disaient qu’elle avait plus souffert des duretés de sa vie que de sa durée. L’âge n’était pour rien dans cette blancheur précoce, due aux fatigues, aux tourments, aux douleurs éprouvées depuis la mort du pêcheur de Rovigno.

« Votre avenir et celui de Luigi nous appartiennent, maintenant ! dit en terminant son récit le docteur Antékirtt. Mes amis n’étaient-ils pas les débiteurs d’Andréa Ferrato ? Vous permettez, Maria, que Luigi ne se sépare plus de nous ?

— Messieurs, répondit Maria, mon frère n’a fait que ce qu’il devait, cette nuit, en se portant à votre secours, et je remercie le ciel de lui avoir inspiré cette pensée. Il est le fils d’un homme qui n’a jamais connu qu’une chose, son devoir.

— Et nous n’en connaissons qu’une, nous aussi, répondit le docteur, c’est notre droit de payer une dette de reconnaissance aux enfants de celui que… »

Il s’arrêta. Maria le regardait de nouveau, et ce regard le pénétrait tout entier. Il craignait d’en avoir trop dit.

« Maria, reprit alors Pierre Bathory, vous ne voudriez pas empêcher Luigi d’être mon frère ?…

— Et vous ne refuseriez pas d’être ma fille ? » ajouta le docteur en lui tendant la main.

Il fallut alors que Maria racontât sa vie depuis le départ de Rovigno, comment l’espionnage des agents de l’Autriche lui rendait l’existence insupportable, là, pourquoi elle avait eu l’idée de venir à Malte, où Luigi devait trouver à se perfectionner dans le métier de marin en continuant son métier de pêcheur, puis ce qu’avaient été ces longues années, pendant lesquelles tous deux durent lutter contre la misère, car leurs faibles ressources s’étaient promptement épuisées.

Mais Luigi rivalisa bientôt d’audace et d’habileté avec les Maltais, dont la réputation n’est plus à faire. Merveilleux nageur comme eux, il eût pu se mesurer avec ce fameux Nicolo Pescei, un enfant de La Vallette, qui porta, dit-on, des dépêches de Naples à Palerme, en traversant à la nage la mer Éolienne. Aussi eut-il toute facilité pour chasser ces courlis et ces pigeons sauvages, dont il faut aller chercher les nids jusqu’au fond d’inabordables grottes que le ressac de la mer rend si dangereuses. Pêcheur audacieux, jamais son canot n’avait reculé devant un coup de vent, lorsqu’il s’agissait de tendre ses filets ou ses lignes. Et c’est dans ces conditions que, la nuit précédente, il se trouvait en relâche à l’anse de Melléah, lorsqu’il entendit les signaux du steam-yacht en détresse.

Mais, à Malte, les oiseaux de mer, les poissons, les mollusques, sont si abondants que la modicité de leur prix rend la pêche peu lucrative. Malgré tout son zèle, Luigi avait bien de la peine à subvenir aux besoins du petit ménage, quoique Maria, de son côté, travaillât à quelques ouvrages de couture. Aussi avait-il fallu, pour ne pas compromettre un budget si restreint, accepter ce logement dans le Manderaggio.

Pendant que Maria racontait cette histoire, Luigi, qui était entré dans sa chambre, en revint, une lettre à la main. C’étaient les quelques lignes qu’Andréa Ferrato avait écrites avant de mourir :

« Maria, disait-il, je te recommande ton frère ! Il n’aura bientôt plus que toi au monde ! De ce que j’ai fait, mes enfants, je n’ai nul regret, si ce n’est de n’avoir pu réussir à sauver ceux qui s’étaient confiés à moi, même en sacrifiant ma liberté et ma vie ! Ce que j’ai fait, je le referais encore ! N’oubliez jamais votre père, qui meurt en vous envoyant ses dernières tendresses !

« Andréa Ferrato. »

À cette lecture, Pierre Bathory ne chercha point à cacher son attendrissement, tandis que le docteur Antékirtt détournait la tête pour échapper aux regards de Maria.

« Luigi, dit-il alors avec une brusquerie voulue, votre embarcation s’est brisée cette nuit en accostant mon yacht…

— Elle était déjà vieille, monsieur le docteur, répondit Luigi, et, pour tout autre que moi, la perte ne serait pas grande !

— Soit, Luigi, mais vous me permettrez de la remplacer par une autre, par le navire même que vous avez sauvé.

— Quoi ?…

— Voulez-vous être second à bord du Ferrato ? J’ai besoin d’un homme jeune, actif, bon marin !

— Accepte, Luigi, s’écria Pierre, accepte !

— Mais… ma sœur ?…

— Votre sœur sera de cette grande famille qui habite mon île Antékirtta ! répondit le docteur. Votre existence m’appartient désormais, et je la ferai si heureuse que vous ne pourrez plus rien regretter du passé, si ce n’est d’avoir perdu votre père ! »

Luigi s’était jeté sur les mains du docteur, il les serrait, il les baisait, pendant que Maria ne pouvait témoigner sa reconnaissance autrement que par des larmes.

« Demain, je vous attends à bord ! » dit le docteur.

Et, comme s’il n’eût plus été maître de dominer son émotion, il sortit rapidement, après avoir fait signe à Pierre de le suivre.

« Ah ! lui dit-il, que c’est bon, mon fils… que c’est bon d’avoir à récompenser !

— Oui… meilleur que de punir, répondit Pierre.

— Mais il faut punir ! »

Le lendemain, le docteur attendait à son bord Maria et Luigi Ferrato.

Déjà, le capitaine Köstrik avait pris ses dispositions pour que les réparations fussent faites sans retard à la machine du steam-yacht. Grâce au concours de MM. Samuel Grech et Cie, agents maritimes de la Strada Levante, auxquels le navire avait été consigné, les travaux allaient marcher rapidement. Cependant ils devaient exiger de cinq à six jours, car il fallait démonter la pompe à air et le condenseur, dont quelques tuyaux fonctionnaient insuffisamment. Ce retard ne pouvait que contrarier le docteur Antékirtt, très impatient d’arriver sur la côte sicilienne. Aussi eut-il un instant la pensée de faire venir à Malte sa goélette Savarèna, mais il y renonça. En effet, mieux valait attendre quelques jours de plus et ne rallier la Sicile que sur un navire rapide et bien armé.

Cependant, par précaution, en vue d’éventualités qui pouvaient se produire, une dépêche fut lancée par le fil sous-marin qui reliait Malte à Antékirtta. Par cette dépêche, ordre était donné à l’Electric 2 de venir croiser immédiatement sur la côte de Sicile, dans les parages du cap Portio di Palo.

Vers neuf heures du matin, une embarcation amena à bord Maria Ferrato et son frère. Tous deux furent reçus par le docteur avec les marques de la plus vive affection.

Luigi fut présenté au capitaine, aux maîtres et à l’équipage avec le titre de second, — l’officier qui remplissait ces fonctions devant passer à bord de l’Electric 2, dès qu’il aurait rallié la côte méridionale de Sicile.

À regarder Luigi, il n’y avait point à se tromper : c’était un marin. Quant à son courage, à son audace, on savait comment il s’était conduit, trente-six heures auparavant, dans la baie de Melléah. Il fut acclamé. Puis, son ami Pierre et le capitaine Köstrik lui firent les honneurs du navire qu’il désirait visiter dans tous ses détails.

Pendant ce temps, le docteur s’entretenait avec Maria et lui parlait de son frère en des termes qui devaient la toucher profondément.

« Oui !… c’est tout son père ! » disait-elle.

Sur la proposition que lui fit le docteur, soit de rester à bord jusqu’à la fin de l’expédition projetée, soit de revenir directement à Antékirtta, où il lui offrait de la faire conduire, Maria demanda, de préférence, à l’accompagner jusqu’en Sicile. Il fut donc convenu qu’elle profiterait de la relâche du Ferrato à La Vallette pour mettre ordre à ses affaires, vendre les quelques objets qui n’avaient pas pour elle la valeur d’un souvenir, réaliser enfin le peu qu’elle possédait, de manière à pouvoir s’installer dans sa cabine la veille du départ.

Le docteur n’avait point caché à Maria quels étaient les projets, dont il allait poursuivre l’exécution jusqu’à leur entier accomplissement. Une partie de ce plan se trouvait déjà réalisé, puisque les enfants d’Andréa Ferrato n’avaient plus à s’inquiéter de l’avenir. Mais retrouver Silas Toronthal et Sarcany, d’une part, de l’autre, s’emparer de Carpena, cela était à faire, cela se ferait. Pour les deux premiers, on comptait ressaisir leurs traces en Sicile. Pour le second, on chercherait.

C’est alors que Maria demanda au docteur à lui parler en particulier.

« Ce que j’ai à vous apprendre, dit-elle, jusqu’ici, j’ai cru devoir le cacher à mon frère. Il n’eût pu se contenir, et, sans doute, de nouveaux malheurs nous auraient frappés.

— Luigi visite en ce moment le poste de l’équipage, répondit le docteur. Descendons au salon, Maria, et là vous pourrez parler sans crainte d’être entendue ! »

Lorsque la porte du salon eut été fermée, tous deux prirent place sur un divan, et Maria dit :

« Carpena est ici, monsieur le docteur !

— À Malte ?

— Oui, depuis quelques jours.

— À La Vallette ?

— Dans le Manderaggio même, là où nous demeurons ! »

Le docteur fut à la fois très surpris et très satisfait de ce qu’il venait d’apprendre. Puis, reprenant :

« Vous ne vous trompez pas, Maria ?

— Non, je ne me trompe pas ! La figure de cet homme est restée dans mon souvenir ! Cent ans se seraient écoulés que je n’aurais pas hésité à le reconnaître !… Il est ici !

— Luigi l’ignore ?

— Oui, monsieur le docteur, et vous comprenez pourquoi j’ai voulu le lui laisser ignorer ! Il aurait été trouver ce Carpena, il l’eût provoqué, peut-être…

— Vous avez bien fait, Maria ! C’est à moi seul que cet homme appartient ! Mais pensez-vous qu’il vous ait reconnue ?

— Je ne sais, répondit Maria. Deux ou trois fois, je l’ai rencontré dans les ruelles du Manderaggio, et il s’est retourné pour me regarder avec une certaine attention défiante. S’il m’a suivie, s’il a demandé mon nom, il doit savoir qui je suis.

— Il ne vous a jamais adressé la parole ?

— Jamais.

— Et savez-vous, Maria, pourquoi il est venu à La Vallette, ce qu’il y fait depuis son arrivée ?

— Tout ce que je puis dire, c’est qu’il vit au milieu de la plus détestable population du Manderaggio. Il ne quitte pas les cabarets les plus suspects, il y recherche les coquins les plus avérés. Comme l’argent ne paraît pas lui manquer, je crois qu’il s’occupe à racoler des bandits de son espèce pour tenter quelque mauvais coup.

— Ici ?…

— Je n’ai pu le savoir, monsieur le docteur.

— Je le saurai ! »

En ce moment, Pierre entra dans le salon, suivi du jeune pêcheur, et l’entretien prit fin.

« Eh bien, Luigi, demanda le docteur Antékirtt, êtes-vous content de ce que vous avez vu ?

— C’est un admirable navire que le Ferrato ! répondit Luigi.

— Je suis heureux qu’il vous plaise, Luigi, répondit le docteur, puisque vous le commanderez en second, en attendant que les circonstances en fassent de vous le capitaine !

— Oh ! monsieur…

— Mon cher Luigi, reprit Pierre, avec le docteur Antékirtt, n’oublie pas que tout arrive !

— Oui ! tout arrive, Pierre, mais dis plutôt avec l’aide de Dieu ! »

Maria et Luigi prirent alors congé du docteur et de Pierre, afin de retourner à leur petit logement. Il fut convenu que Luigi ne commencerait son service que lorsque sa sœur serait installée à bord. Il ne fallait pas que Maria restât seule dans le Manderaggio, puisqu’il était possible que Carpena eût reconnu en elle la fille d’Andréa Ferrato.

Lorsque le frère et la sœur furent partis, le docteur fit venir Pointe Pescade, auquel il voulait parler en présence de Pierre Bathory.

Pointe Pescade arriva aussitôt, et se tint dans l’attitude d’un homme toujours prêt à recevoir un ordre, toujours prêt à l’exécuter.

« Pointe Pescade, lui dit le docteur, j’ai besoin de toi.

— De moi et de Cap Matifou ?…

— De toi seul, d’abord.

— Que dois-je faire ?

— Débarquer à l’instant, te rendre au Manderaggio, un des quartiers souterrains de La Vallette, y prendre un logement quelconque, une chambre, un taudis, fût-ce dans la plus infime auberge de l’endroit.

— C’est entendu.

— Là, tu auras à surveiller les agissements d’un homme qu’il est très important de ne plus perdre de vue. Mais il faut que personne ne puisse soupçonner que nous nous connaissons ! Au besoin, tu prendras un déguisement.

— Ça, c’est mon affaire !

— Cet homme, m’a-t-on dit, reprit le docteur, cherche à embaucher les plus détestables coquins du Manderaggio à prix d’argent. Pour le compte de qui, pour quelle besogne, c’est ce qu’on ignore, et c’est ce qu’il faut que tu apprennes le plus tôt possible.

— Je l’apprendrai.

— Lorsque tu sauras à quoi t’en tenir, ne reviens pas à bord, tu pourrais être suivi. Contente-toi de mettre un mot à la poste de La Vallette, et donne-moi rendez-vous, le soir, à l’autre extrémité du faubourg de la Senglea. Tu me trouveras à ce rendez-vous.

— C’est convenu, répondit Pointe Pescade. Mais comment reconnaîtrai-je cet homme ?

— Oh ! cela ne sera pas difficile ! Tu es intelligent, mon ami, et je compte sur ton intelligence.

— Puis-je savoir au moins le nom de ce gentleman ?

— Il s’appelle Carpena ! »

En entendant ce nom, Pierre s’écria :

« Quoi !… Cet Espagnol est ici ?

— Oui, répondit le docteur Antékirtt, et il loge dans le quartier même où nous avons retrouvé les enfants d’Andréa Ferrato qu’il a envoyé au bagne et à la mort ! »

Le docteur raconta tout ce que Maria venait de lui apprendre. Pointe Pescade comprit alors combien il était urgent de voir clair dans le jeu de l’Espagnol, qui travaillait certainement à quelque œuvre ténébreuse dans ces repaires de La Vallette.

Une heure après, Pointe Pescade, quittait le bord. Pour mieux déjouer tout espionnage, au cas où il aurait été suivi, il commença par flâner dans cette longue Strada Reale, qui va du Fort Saint-Elme jusqu’à la Floriana. Puis, le soir venu, il se dirigea vers le Manderaggio.

En vérité, pour racoler une bande de coquins, aussi naturellement disposés au meurtre qu’au pillage, on n’eût pu trouver mieux que ce capharnaüm de la ville souterraine. Il y avait là des gens de tous pays, sans doute, de ces misérables du Ponant et du Levant, fuyards des navires de commerce ou déserteurs des navires de guerre, mais surtout des Maltais de la plus infime classe, redoutables coupe-jarrets, ayant encore dans les veines de ce sang de pirates, qui rendit leurs ancêtres si terribles à l’époque des razzias barbaresques.

Carpena, chargé de trouver une douzaine de gens déterminés, — déterminés à tout, — ne pouvait donc avoir là que l’embarras du choix. Aussi, depuis son arrivée, ne quittait-il guère les cabarets des plus basses rues du Manderaggio, où la pratique venait le trouver. Si bien que Pointe Pescade n’eut aucune peine à le reconnaître ; mais le difficile était d’apprendre pour le compte de qui l’Espagnol opérait, l’argent à la main.

Évidemment, cet argent ne pouvait être le sien. Il y avait longtemps que la prime de cinq mille florins, touchée après l’affaire de Rovigno, était mangée. Carpena, chassé de l’Istrie par la réprobation publique, repoussé de toutes les salines du littoral, s’était mis à courir le monde. Son argent rapidement dissipé, de misérable qu’il était avant, il était redevenu encore plus misérable après.

Ce qui n’étonnera personne, c’est qu’il était alors au service d’une redoutable association de malfaiteurs pour laquelle il recrutait un certain nombre d’affidés, afin de remplacer quelques absents dont la corde avait récemment fait justice. C’est dans ce but qu’il se trouvait à Malte, et plus spécialement au quartier du Manderaggio. En quel lieu devait-il conduire sa bande, Carpena, très défiant vis-à-vis des compagnons qu’il embauchait, se gardait bien de le dire. Ceux-ci n’y tenaient pas, d’ailleurs. Pourvu qu’on les payât comptant, pourvu qu’on leur fît entrevoir un avenir de vols et de pillages, ils seraient allés au bout du monde — de confiance.

Il faut noter ici que Carpena n’avait pas été médiocrement surpris en rencontrant Maria dans les rues du Manderaggio. Après une absence de quinze ans, il l’avait parfaitement reconnue, comme il avait été reconnu lui-même. Très contrarié d’ailleurs qu’elle fût au courant de ce qu’il était venu faire à La Vallette.

Pointe Pescade devait donc agir par ruse, s’il voulait apprendre ce que le docteur avait tant d’intérêt à connaître, et ce que l’Espagnol gardait si secrètement. Cependant Carpena fut bientôt circonvenu par lui. Et comment n’eût-il pas remarqué ce jeune bandit si précoce, qui s’attachait à sa personne, s’insinuait dans son intimité, qui le prenait de haut avec cette racaille du Manderaggio, qui se vantait d’avoir déjà à son actif un dossier dont la moindre page lui eût valu la corde à Malte, la guillotine en Italie, la garotte en Espagne, qui marquait le plus profond mépris pour tous ces poltrons du quartier que la vue d’un policeman mettait mal à leur aise, — un joli type, enfin ! Carpena, très connaisseur en ce genre, ne pouvait que l’apprécier !

De ce jeu si adroitement joué, il résulta, sans doute, que Pointe Pescade était arrivé à ses fins, car, le 26 août, dans la matinée, le docteur Antékirtt reçut un petit mot qui lui donnait rendez-vous pour le soir à l’extrémité de la Senglea.

Pendant ces dernières journées, le travail avait été poussé très activement à bord du Ferrato. Dans trois jours, au plus, ses réparations terminées, son plein de charbon fait, il pourrait reprendre la mer.

Le soir même, le docteur se rendit à l’endroit indiqué par Pointe Pescade. C’était une sorte de petite place à arcades, près du chemin de ronde, à l’extrémité du faubourg.

Il était huit heures. Il y avait une cinquantaine de personnes sur cette place, où se tient un marché qui n’était pas encore fermé.

Le docteur Antékirtt se promenait au milieu de ces gens, hommes et femmes, presque tous d’origine maltaise, lorsqu’il sentit une main s’appuyer sur son bras.

Un affreux chenapan, sordidement vêtu, coiffé d’un vieux chapeau défoncé, lui présentait un mouchoir, disant :

« Voici ce que je viens de voler à Votre Excellence ! Une autre fois, qu’elle fasse mieux attention à ses poches ! »

C’était Pointe Pescade, absolument méconnaissable sous son accoutrement d’emprunt.

« Mauvais drôle ! dit le docteur.

— Drôle, oui !… Mauvais, non, monsieur le docteur ! »

Celui-ci venait de reconnaître Pointe Pescade et ne put s’empêcher de sourire. Puis, sans autre transition :

« Et Carpena ? demanda-t-il.

— Il travaille, en effet, à racoler une douzaine des plus fieffés coquins du Manderaggio.

— Pour qui ?…

— Pour le compte d’un certain Zirone ! »

Le Sicilien Zirone, le compagnon de Sarcany ? Quel rapport pouvait-il y avoir entre ces misérables et Carpena ?

Voici, en y réfléchissant, à quelle explication s’arrêta le docteur, et il ne se trompait pas.

La trahison de l’Espagnol, après avoir amené l’arrestation des fugitifs de Pisino, n’avait pu être ignorée de Sarcany. Celui-ci l’ayant fait chercher, sans doute, et retrouvé dans le plus complet dénuement, il n’avait pas hésiter à en faire un de ces agents que Zirone employait au service de l’association. Carpena allait donc être le premier jalon d’une piste sur laquelle le docteur ne se lancerait plus en aveugle.

« Sais-tu dans quel but se fait cet embauchage ? demanda-t-il à Pointe Pescade.

— Pour une bande qui opère en Sicile !

— En Sicile ? Oui !… c’est bien cela !… Et plus spécialement ?…

— Dans les provinces de l’est, entre Syracuse et Catane ! »

Décidément, la piste était retrouvée.

« Comment as-tu obtenu ces renseignements ?…

— De Carpena lui-même, qui m’a pris en amitié, et que je recommande à Votre Excellence ! »

Un signe de tête fut toute la réponse du docteur.

« Tu peux revenir maintenant à bord, dit-il, et reprendre un vêtement plus convenable.

— Non pas, car c’est celui qui me convient !

— Et pourquoi ?

— Parce que j’ai l’honneur d’être bandit dans la troupe du susdit Zirone !

— Mon ami, répondit le docteur, prends garde ! À ce jeu-là, tu risques ta vie…

— À votre service, monsieur le docteur, dit Pointe Pescade, et je vous dois bien cela !

— Brave garçon !

— D’ailleurs, je suis quelque peu malin, sans me vanter, et ces gueux-là, je veux les fourrer dans mon sac à malice ! »

Le docteur comprit que, dans ces conditions, le concours de Pointe Pescade pouvait être très utile à ses projets. C’était en jouant ce rôle que l’intelligent garçon avait conquis la confiance de Carpena, à ce point même qu’il connaissait ses secrets : il fallait le laisser faire.

Après cinq minutes de conversation, le docteur et Pointe Pescade, ne voulant point être surpris l’un avec l’autre, se séparèrent. Pointe Pescade suivit ses quais de la Senglea, prit une embarcation à son extrémité sur le grand port et revint au Manderaggio.

Avant qu’il y fût arrivé, le docteur Antékirtt était déjà de retour à bord du steam-yacht. Là, il mit Pierre Bathory au courant de tout ce qu’il venait d’apprendre. En même temps, il ne crut pas devoir cacher à Cap Matifou que Pointe Pescade s’était lancé dans une assez périlleuse entreprise pour le bien commun.

L’Hercule hocha la tête, ouvrit et referma par trois fois ses vastes mains. Puis, l’on eût pu l’entendre se répéter à lui-même :

« Qu’il ne lui manque pas un cheveu au retour, non ! pas un cheveu, ou bien… »

Ces derniers mots en disaient plus que tout ce qu’aurait pu dire Cap Matifou, s’il avait eu le talent de faire de longues phrases.