Mathias Sandorf/III/7

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Hetzel (tome 2p. 274-302).


VII

LA CASA INGLESE.


Le lendemain, vers une heure de l’après-midi, le docteur et Pierre Bathory se préparèrent à quitter le bord.

La baleinière reçut ses passagers ; mais avant de s’embarquer, le docteur recommanda au capitaine Köstrik de surveiller l’arrivée de l’Electric 2, attendu d’un instant à l’autre, et de l’envoyer au large des Farriglioni, autrement dit les roches de Polyphème. Si le plan réussissait, si Sarcany, ou tout au moins Zirone et Carpena étaient faits prisonniers, il fallait que ce rapide engin fût prêt à les transporter à Antékirtta, où le docteur voulait tenir en son pouvoir les traîtres de Trieste et de Rovigno.

La baleinière déborda. En quelques minutes, elle eut atteint un des escaliers des quais de Catane. Le docteur Antékirtt et Pierre étaient vêtus comme il convient à des ascensionnistes, obligés d’affronter une température qui peut tomber à sept ou huit degrés au-dessous de zéro, quand, au niveau de la mer, elle est de trente au-dessus. Un guide, pris à la section du Club Alpin, 17, via Lincoln, les attendait avec des chevaux qui devaient être remplacés à Nicolosi par des mulets, excellentes bêtes au pied sûr et infatigable.

La ville de Catane, dont la largeur est assez médiocre, si on la compare à sa longueur, fut traversée rapidement. Rien n’indiqua au docteur qu’il fût espionné et suivi. Pierre et lui, après avoir pris la route de Belvédère, commencèrent à s’élever sur les premières rampes du massif etnéen, auquel les Siciliens donnent le nom de Mongibello, et dont le diamètre ne mesure pas moins de vingt-cinq milles.

La route était naturellement accidentée et sinueuse. Elle se détournait souvent pour éviter des coulées de lave, des roches basaltiques, dont la solidification remonte à des millions d’années, des ravins à sec que le printemps transforme en torrents impétueux, — le tout au milieu d’une région boisée, oliviers, orangers, caroubiers, frênes, vignes aux longs sarments qui s’accrochent à toutes les branches voisines. C’était la première des trois zones dont sont formés les divers étages du volcan, ce « mont de la Fournaise », traduction du mot Etna pour les Phéniciens, « ce clou de la terre et ce pilier du ciel » pour les géologues d’une époque à laquelle la science géologique n’existait pas encore.

Après deux heures, pendant une halte de quelques minutes plus nécessaire aux montures qu’à leurs cavaliers, le docteur et Pierre purent apercevoir sous leurs pieds toute la ville de Catane, cette superbe rivale de Palerme, qui ne compte pas moins de quatre vingt-cinq mille âmes. D’abord, la ligne de ses principales rues, percées parallèlement aux quais, les clochers et les dômes de ces cent églises, ses nombreux et pittoresques couvents, ses maisons d’un style assez prétentieux du dix-septième siècle, — le tout enserré dans la plus charmante ceinture d’arbres verts que jamais cité ait nouée autour de sa taille. Puis, plus en avant, c’était le port, auquel l’Etna s’est chargé de construire des digues naturelles, après l’avoir en partie comblé dans cette épouvantable éruption de 1669, qui détruisit quatorze villes et villages et fit dix-huit mille victimes, en déversant sur la campagne plus d’un milliard de mètres cubes de lave.

Du reste, si l’Etna est moins agité en ce dix-neuvième siècle, il a bien acquis quelque droit au repos. On compte, en effet, plus de trente éruptions depuis l’ère chrétienne. Que la Sicile n’y ait point succombé, cela prouve que sa charpente est solide. Il faut observer, d’ailleurs, que le volcan ne s’est pas créé un cratère permanent. Il en change à sa fantaisie. La montagne crève à l’endroit où lui pousse un de ces abcès ignivomes par lesquels s’épanche toute la matière lavique accumulée dans ses flancs. De là, cette grande quantité de petits volcans, les Monte-Rossi, double montagne, formée en trois mois sur cent trente-sept mètres de haut par les sables et scories de 1669, Frumento, Simoni, Stornello, Crisinco, semblables à des clochetons autour d’un dôme de cathédrale, sans compter ces cratères de 1809, 1811, 1819, 1838, 1852, 1865, 1879, dont les entonnoirs trouent les flancs du cône central comme des alvéoles de ruche.

Après avoir traversé le hameau de Belvédère, le guide prit un sentier plus court, afin de gagner le chemin de Tramestieri près de celui de Nicolosi. C’était toujours la première zone cultivée du massif, qui s’étend à peu près jusqu’à ce bourg, à deux mille cent vingt pieds d’altitude. Il était environ quatre heures de l’après-midi, quand Nicolosi apparut, sans que les excursionnistes eussent fait aucune mauvaise rencontre sur les quinze kilomètres qui les séparaient de Catane, ni en loups, ni en sangliers. Il y avait encore vingt kilomètres à franchir avant d’atteindre la Casa Inglese.

« Combien de temps Votre Excellence veut-elle rester ici ? demanda le guide.

— Le moins possible, répondit le docteur, et de manière à arriver ce soir vers neuf heures.

— Eh bien, quarante minutes ?…

— Soit, quarante minutes ! »

Et ce fut assez pour expédier un repas sommaire dans une des deux auberges du bourg, qui relèvent un peu la réputation culinaire des locandes de la Sicile. Ceci soit dit à l’honneur des trois mille habitants de Nicolosi, y compris les mendiants qui y pullulent. Un morceau de chevreau, des fruits, raisins, oranges et grenades, du vin de San Placido, récolté aux environs de Catane, il y a bien des villes plus importantes de l’Italie, dans lesquelles un hôtelier serait fort gêné d’en offrir autant. Avant cinq heures, le docteur, Pierre et le guide, montés sur leurs mulets, gravissaient le second étage du massif, la zone forestière. Ce n’est pas que les arbres y soient nombreux, car les bûcherons travaillent ici comme partout, à détruire les antiques et splendides forêts, qui ne seront bientôt plus qu’à l’état de souvenir mythologique. Cependant, çà et là, par bouquets ou par groupes, le long des côtières de laves, sur le bord des abîmes, poussent encore des hêtres, des chênes, des figuiers au feuillage presque noir, puis, dans une région un peu plus élevée, des sapins, des pins et des bouleaux. Les cendres elles-mêmes, mélangées de quelque humus, donnent naissance à de larges corbeilles de fougères, de fraxinelles, de mauves, et se couvrent de tapis de mousses.

Vers huit heures du soir, le docteur et Pierre se trouvaient déjà à cette hauteur de trois mille mètres, qui forme à peu près la limite des neiges éternelles. Sur les flancs de l’Etna, elles sont assez abondantes pour approvisionner l’Italie et la Sicile.

C’était alors la région des laves noires, des cendres, des scories, qui s’étend au-delà d’une immense crevasse, le vaste cirque elliptique de Valle del Bove. Il fallut en tourner les falaises, hautes de mille à trois mille pieds, dont les couches laissent apparaître des strates de trachyte et de basalte, sur lesquels les éléments n’ont pas encore eu prise.

En avant se dressait le cône proprement dit du volcan, où quelques phanérogames formaient çà et là des hémisphères de verdure. Cette gibbosité centrale, qui est toute une montagne à elle seule, — Pélion sur Ossa, — arrondit sa cime à une altitude de trois mille trois cent seize mètres au-dessus du niveau de la mer.

Déjà le sol frémissait sous le pied. Des vibrations, provoquées par ce travail plutonique, qui fatigue incessamment le massif etnéen, couraient sous les plaques de neige. Quelques vapeurs sulfureuses du panache que le vent recourbait à l’orifice du cratère, se rabattaient parfois jusqu’à la base du cône, et une grêle de scories, semblables à du coke incandescent, tombaient sur le tapis blanchâtre où elles s’éteignaient en sifflant.

La température était très froide alors, — plusieurs degrés au-dessous de zéro, — et la difficulté de respirer très sensible par suite de la raréfaction de l’air. Les ascensionnistes avaient dû s’envelopper étroitement de leur manteau de voyage. Une brise acérée, prenant d’écharpe la montagne, s’imprégnait de flocons tenus, arrachés au sol, qui tourbillonnaient dans l’espace. De cette hauteur, on pouvait observer, au-dessous de la bouche ignivome, où se faisait une poussée haletante de flammes, d’autres cratères secondaires, étroites solfatares ou sombres puits, au fond desquels ronflaient les flammes souterraines. Puis, c’était un grondement continu, avec des crescendos d’ouragan, ainsi qu’eût fait une immense chaudière, dont la vapeur surchauffée eût soulevé les soupapes. Aucune éruption n’était à prévoir, cependant, et toute cette colère interne ne se traduisait que par les hennissements du cratère supérieur et l’éructation des gueules volcaniques qui trouaient le cône.

Il était alors neuf heures du soir. Le ciel resplendissait de milliers d’étoiles que la faible densité de l’atmosphère, à cette altitude, rendait plus étincelantes encore. Le croissant de la lune se noyait à l’ouest dans les eaux de la mer Éolienne. Sur une montagne, qui n’aurait pas été un volcan en activité, le calme de cette nuit eût été sublime.

« Nous devons être arrivés ? demanda le docteur.

— Voilà la Casa Inglese », répondit le guide.

Et il montrait un pan de mur percé de deux fenêtres et d’une porte, que son orientation avait protégé de la neige, à une cinquantaine de pas sur la gauche, soit à quatre cent vingt-huit mètres au-dessous de la cime du cône central. C’était la maison construite, en 1811, par les officiers anglais sur un plateau à base de lave, nommé Piano del Lago[1].

Cette maison, que l’on appelle aussi la Casa Etnea, après avoir été longtemps entretenue aux frais de M. Gemellaro, frère du savant géologue de ce nom, venait d’être récemment restaurée par les soins du Club Alpin. Non loin, grimaçaient dans les ténèbres quelques ruines d’origine romaine, auxquelles on a donné le nom de Tour des Philosophes. C’est de là, dit la légende, qu’Empédocle se serait précipité dans le cratère. En vérité, il faudrait une singulière dose de philosophie pour supporter huit jours de solitude en ce lieu, et l’on comprend l’acte du célèbre philosophe d’Agrigente.

Cependant le docteur Antékirtt, Pierre Bathory et le guide s’étaient dirigés vers la Casa Inglese. Une fois arrivés, ils frappèrent à la porte qui s’ouvrit aussitôt.

Un instant après, ils se trouvaient au milieu de leurs hommes. Cette Casa Inglese n’est composée que de trois chambres avec table, chaises, ustensiles de cuisine ; mais cela suffit pour que les ascensionnistes de l’Etna puissent s’y reposer, après avoir atteint une altitude de deux mille huit cent quatre-vingt-cinq mètres.

Jusqu’à ce moment, Luigi, dans la crainte que la présence de son petit détachement ne fût soupçonnée, n’avait pas voulu faire de feu, bien que le froid piquât vivement. Mais maintenant, il n’était plus nécessaire de prendre cette précaution, puisque Zirone savait que le docteur devait passer la nuit dans la Casa Inglese. On poussa donc dans l’âtre un peu de ce bois dont il se trouvait une réserve dans le bûcher. Bientôt une flamme pétillante eut donné la chaleur et la lumière qui manquaient à la fois.

Cependant le docteur, prenant Luigi à part, lui demandait si aucun incident ne s’était produit depuis son arrivée.

« Aucun, répondit Luigi. Je crains seulement que notre présence ici ne soit pas aussi secrète que nous l’eussions désiré !

— Et pourquoi ?

— Parce que depuis Nicolosi, si je ne me trompe pas, nous avons été suivis par un homme, qui a disparu un peu avant que nous ayons atteint la base du cône.

— En effet, c’est regrettable, Luigi ! Cela pourrait ôter à Zirone l’envie de venir me surprendre ! Et depuis la chute du jour, personne n’a rôdé autour de la Casa Inglese ?

— Personne, monsieur le docteur, répondit Luigi. J’ai même pris la précaution de fouiller les ruines de la tour des Philosophes : elles sont absolument vides.

— Attendons, Luigi ; mais qu’un homme se tienne toujours de garde devant la porte ! On peut voir au loin, puisque la nuit est claire, et il importe que nous ne soyons pas surpris ! »

Les ordres du docteur furent exécutés, et quand il eut pris place sur un escabeau devant l’âtre, ses hommes se couchèrent sur des bottes de paille autour de lui.

Cependant, Cap Matifou s’était approché du docteur. Il le regardait, sans oser lui parler. Mais il était facile de comprendre ce qui l’inquiétait.

« Tu veux savoir ce qu’est devenu Pointe Pescade ? répondit le docteur. Patience !… Il reviendra sous peu, bien qu’il joue en ce moment un jeu à se faire pendre…

— À notre cou ! » ajouta Pierre, qui voulut rassurer Cap Matifou sur le sort de son petit compagnon.

Une heure s’écoula, sans que rien n’eût troublé cette profonde solitude autour du cône central. Aucune ombre n’avait apparu sur le talus blanc, en avant du Piano del Lago. De là, une impatience et même une inquiétude que le docteur et Pierre ne pouvaient maîtriser. Si, par malheur, Zirone avait été prévenu de la présence du petit détachement, jamais il ne se hasarderait à attaquer la Casa Inglese. C’eût été un coup manqué. Et pourtant, il fallait s’emparer de ce complice de Sarcany, à défaut de Sarcany lui-même, et lui arracher ses secrets !

Un peu avant dix heures, la détonation d’une arme à feu se fit entendre à un demi-mille au-dessous de la Casa Inglese.

Tous sortirent, regardèrent, ne virent rien de suspect.

« C’est bien un coup de fusil ! dit Pierre.

— Peut-être quelque chasseur d’aigle ou de sanglier, à l’affût dans la montagne ! répondit Luigi.

— Rentrons, ajouta le docteur, et ne risquons pas d’être vus ! »

Ils rentrèrent. Mais, dix minutes après, le marin, qui veillait au-dehors, les rejoignait précipitamment :

« Alerte ! cria-t-il. J’ai cru apercevoir…

— Plusieurs hommes ?… demanda Pierre.

— Non, un seul ! »

Le docteur, Pierre, Luigi, Cap Matifou, se jetèrent vers la porte, en ayant soin de rester dans l’ombre.

En effet, un homme, courant comme un chamois, gravissait la coulée de vieilles laves qui aboutit au plateau. Il était seul, et en quelques bonds, il tomba dans des bras qui lui étaient ouverts, — les bras de Cap Matifou.

C’était Pointe Pescade.

« Vite !… vite !… à l’abri, monsieur le docteur ! » s’écria-t-il.

En un instant, tous furent rentrés dans la Casa Inglese, dont la porte se referma aussitôt.

« Et Zirone ? demanda le docteur. Qu’est-il devenu ?… Tu as donc pu le quitter ?

— Oui !… pour vous avertir !…

— Ne vient-il pas ?…

— Dans vingt minutes, il sera ici !

— Tant mieux !

— Non ! tant pis !… Je ne sais comment il a été prévenu que vous vous étiez fait précéder d’une douzaine d’hommes !…

— Sans doute par ce montagnard qui nous a épiés ! dit Luigi.

— Enfin il le sait, répondit Pointe Pescade, et il a compris que vous lui tendiez un piège !

— Qu’il vienne donc ! s’écria Pierre.

— Il vient, monsieur Pierre ! Mais, à cette douzaine de recrues, qui lui ont été ramenées de Malte, s’est joint le reste de sa bande, revenue ce matin même à Santa Grotta !

— En tout, combien y a-t-il de ces bandits ! demanda le docteur.

— Une cinquantaine ! » répondit Pointe Pescade.

La situation du docteur et de sa petite troupe, composée seulement de onze marins, de Luigi, de Pierre, de Cap Matifou et de Pointe Pescade, — seize contre cinquante, — cette situation était très menacée. En tout cas, s’il y avait un parti à prendre, il fallait le prendre vite, car une attaque était imminente.

Mais auparavant, le docteur voulut savoir de Pointe Pescade tout ce qui était arrivé, et voici ce qu’il apprit :

Le matin même, Zirone était revenu de Catane, où il avait passé la soirée, et c’était bien lui que le docteur avait vu rôder dans les jardins de la villa Bellini. Lorsqu’il fut de retour à la locande de Santa Grotta, il y trouva un montagnard qui lui donna ce renseignement : une douzaine d’hommes venant de directions diverses, occupaient la Casa Inglese.

Il n’en fallut pas davantage pour que Zirone comprît la situation. Ce n’était plus lui qui attirait le docteur Antékirtt dans un piège, c’était ce docteur, dont on lui recommandait de se défier, qui l’y attirait. Pointe Pescade, cependant, insista pour que Zirone se portât sur la Casa Inglese, lui affirmant que ses Maltais auraient facilement raison de la petite troupe du docteur. Mais Zirone n’en resta pas moins indécis sur ce qu’il devait faire. Et même, l’insistance de Pointe Pescade commença à paraître assez singulière pour que Zirone donnât l’ordre de le surveiller, — ce dont Pescade s’aperçut facilement. Bref, il est probable que Zirone aurait renoncé à s’emparer du docteur avec ces chances incertaines, si sa bande ne fût venue le rejoindre vers trois heures de l’après-midi. Alors, ayant une cinquantaine d’hommes à ses ordres, il n’avait plus hésité, et toute la troupe, quittant la locande de Santa Grotta, s’était dirigée vers la Casa Inglese.

Pointe Pescade comprit que le docteur et les siens étaient perdus, s’il ne les prévenait à temps, afin de leur permettre de s’échapper, ou, tout au moins, de se tenir sur leurs gardes. Il attendit donc que la bande de Zirone fût arrivée en vue de la Casa Inglese, dont il ne connaissait pas la position. La lumière, qui éclairait ses fenêtres, lui permit de l’apercevoir vers les neuf heures, à moins de deux milles sur les pentes du cône. Aussitôt Pointe Pescade de bondir dans cette direction. Un coup de fusil qui lui fut tiré par Zirone, — celui qu’on avait entendu de la Casa Inglese, — ne l’atteignit pas. Avec son agilité de clown, il fût bientôt hors de portée, et voilà comment il était arrivé, ne précédant que de vingt minutes au plus la troupe de Zirone.

Ce récit achevé, un serrement de main du docteur remercia le hardi et intelligent garçon de tout ce qu’il venait de faire, puis, on discuta le parti qu’il convenait de prendre.

Abandonner la Casa Inglese, opérer une retraite au milieu de la nuit sur les flancs de ce massif, dont Zirone et ses gens connaissaient tous les sentiers, tous les refuges, c’était s’exposer à une destruction complète. Attendre le jour dans cette maison, s’y retrancher, s’y défendre comme dans un blockhaus, cela valait mieux cent fois. Le jour venu, s’il y avait lieu de partir, au moins le ferait-on en pleine lumière, et on ne s’aventurerait pas en aveugles sur ces pentes, à travers les précipices et les solfatares. Donc, rester et résister, telle fut la décision prise. Les préparatifs de défense commencèrent aussitôt.

Et d’abord, les deux fenêtres de la Casa Inglese durent être closes et leurs volets solidement assujettis au dedans. Pour servir d’embrasures, on devait utiliser les vides que les chevrons du toit laissaient entre eux à leur point d’appui sur le mur de la façade. Chaque homme, pourvu d’un fusil à tir rapide, avait une vingtaine de cartouches. Le docteur, Pierre et Luigi, avec leurs revolvers, pouvaient leur venir en aide. Cap Matifou n’avait que ses bras. Pointe Pescade n’avait que ses mains. Peut-être n’étaient-ils pas les moins bien armés !

Près de quarante minutes s’écoulèrent, sans qu’aucune tentative d’attaque eût été faite. Zirone, sachant que le docteur Antékirtt, prévenu par Pointe Pescade, ne pouvait plus être surpris, avait-il donc renoncé à ses projets d’attaque ? Pourtant, cinquante hommes sous ses ordres, avec l’avantage que devait lui donner la connaissance des lieux, cela mettait bien des chances de son côté.

Soudain, vers onze heures, le marin de garde rentra précipitamment. Une bande d’hommes s’approchait, en s’éparpillant, de manière à cerner la Casa Inglese sur trois côtés, — le quatrième, adossé au talus, n’offrant aucune retraite possible.

Cette manœuvre reconnue, la porte fut refermée, barricadée, et chacun prit son poste aux vides des chevrons, avec la recommandation de ne tirer qu’à coup sûr.

Cependant Zirone et les siens s’avançaient lentement, non sans prudence, se défilant derrière les roches, afin d’atteindre la crête du Piano del Lago. À cette crête étaient accumulés d’énormes quartiers de trachytes et de basaltes, destinés sans doute à préserver la Casa Inglese de l’envahissement des neiges, pendant les tourmentes de l’hiver. Parvenus à ce plateau, les assaillants pourraient plus facilement s’élancer contre la maison, en enfoncer la porte ou les fenêtres, puis, le nombre aidant, s’emparer du docteur et de tous les siens.

Tout à coup, une détonation retentit. Une légère fumée fusa entre les chevrons de la toiture. Un homme tomba, mortellement frappé. La troupe fit aussitôt quelques pas en arrière et se blottit derrière les roches. Mais, peu à peu, en profitant des plis de terrain, Zirone la ramena au pied même du Piano del Lago.

Cela ne se fit pas sans qu’une douzaine de coups de feu n’eussent illuminé le faîtage de la Casa Inglese, — ce qui coucha encore deux des assaillants sur la neige.

Le cri d’assaut fut alors jeté par Zirone. Au prix de quelques nouveaux blessés, toute la bande se rua sur la Casa Inglese. La porte fut criblée de coups de feu, et deux matelots, atteints à l’intérieur, mais non grièvement, durent se tenir à l’écart.

La lutte devint très vive alors. Avec leurs piques et leurs haches, les assaillants parvinrent à briser la porte et l’une des fenêtres. Il fallut faire une sortie pour les repousser, au milieu d’une fusillade incessante de part et d’autre. Luigi eut son chapeau traversé d’une balle, et Pierre, sans l’intervention de Cap Matifou, aurait été assommé d’un coup de pique par un de ces bandits. Mais l’Hercule était là, et, du pic même qu’il lui avait arraché des mains, il assomma l’homme d’un seul coup.

Pendant cette sortie, Cap Matifou fut terrible. Vingt fois visé, aucune balle ne l’atteignit. Si Zirone l’emportait, Pointe Pescade était condamné d’avance, et cette pensée redoublait sa fureur.

Devant une telle résistance, les assaillants durent reculer une seconde fois. Le docteur et les siens purent donc rentrer dans la Casa Inglese et se rendre compte de la situation.

« Que reste-t-il de munitions ? demanda-t-il.

— Dix à douze cartouches par homme, répondit Luigi.

— Et quelle heure est-il ?

— Minuit à peine ! »

Quatre heures encore avant que le jour ne parût. Il devenait nécessaire de ménager les munitions, afin de protéger la retraite aux premières lueurs du matin.

Mais alors comment défendre les approches, puis empêcher l’envahissement de la Casa Inglese, si Zirone et sa bande lui redonnaient assaut ?

Et c’est ce qu’ils firent précisément, après un quart d’heure de répit, pendant lequel ils avaient ramené leurs blessés en arrière, à l’abri d’une coulée de lave disposée comme une sorte de retranchement.

Alors ces bandits, enragés devant une telle résistance, ivres de fureur à la vue de cinq ou six des leurs mis hors de combat, gravirent la coulée, puis l’intervalle qui la séparait du rempart de basalte, et ils reparurent à la crête du plateau.

Pas un coup de fusil ne leur fut tiré, pendant qu’ils franchissaient cet intervalle. Zirone en concluait donc, non sans raison, que les munitions commençaient à manquer aux assiégés.

Alors il enleva sa bande. L’idée de s’emparer d’un personnage cent fois millionnaire, était bien faite, on en conviendra, pour exciter ces malfaiteurs de la pire espèce.

Tel fut même leur emportement, cette fois, qu’ils forcèrent la porte et la fenêtre, et ils eussent pris la maison d’assaut, si une nouvelle décharge à bout portant n’en eût tué cinq ou six. Ils durent encore reculer au pied du plateau, non sans que deux des marins n’eussent été blessés assez grièvement pour abandonner le combat.

Quatre ou cinq coups à tirer, c’était tout ce qui restait alors aux défenseurs de la Casa Inglese. Dans ces conditions, la retraite, même en plein jour, devenait presque impossible. Ils sentaient donc qu’ils étaient perdus, si un secours ne leur arrivait pas. Mais d’où ce secours aurait-il pu venir ?

Malheureusement, on ne pouvait compter que Zirone et ses compagnons renonceraient à leur entreprise. Ils étaient près de quarante encore, valides et bien armés. Ils savaient qu’on ne pourrait bientôt plus riposter à leurs coups de feu, et ils revinrent à la charge.

Soudain, d’énormes blocs, roulant sur les talus du plateau, comme les rochers d’une avalanche, écrasèrent trois d’entre eux, avant qu’ils eussent pu se jeter de côté.

C’était Cap Matifou qui venait de culbuter des roches de basalte pour les précipiter de la crête du Piano del Lago.

Mais ce moyen de défense ne pouvait suffire. Il fallait donc succomber ou tout faire pour chercher du secours au dehors.

Pointe Pescade eut alors une idée, dont il ne voulut point parler au docteur, qui ne lui eût peut-être pas donné son consentement. Mais cette idée, il la communiqua à Cap Matifou.

Il savait, par le propos qu’il avait recueilli à la locande de Santa-Grotta, qu’un détachement de gendarmes se trouvait à Cassone. Or, pour se rendre à Cassone, il ne fallait qu’une heure et autant pour en revenir. Ne serait-il donc pas possible d’aller prévenir ce détachement ? Oui, mais à la condition de passer à travers la bande des assiégeants, afin de se jeter ensuite dans l’ouest du massif.

« Donc, il faut que je passe, et je passerai ! se dit Pointe Pescade. Eh ! que diable ! On est clown ou on ne l’est pas ! »

Et il fit connaître à Cap Matifou le moyen qu’il voulait employer pour aller chercher du secours.

« Mais… fit Cap Matifou, tu risques…

— Je le veux ! »

Résister à Pointe Pescade, Cap Matifou n’eût jamais osé.

Tous deux gagnèrent alors, sur la droite de la Casa Inglese, un endroit où la neige était accumulée en grande masse.

Dix minutes après, pendant que la lutte continuait de part et d’autre, Cap Matifou reparut, poussant devant lui une grosse boule de neige. Puis, au milieu des blocs que les marins continuaient à précipiter sur les assaillants, il lança cette boule, qui roula sur le talus, passa à travers la bande de Zirone, et s’arrêta, cinquante pas en arrière, au fond d’une petite dépression de terrain.

Alors, à demi-brisée par le choc, la boule s’ouvrit et donna passage à un être vif, alerte, « quelque peu malin » comme il le disait de lui-même.

C’était Pointe Pescade. Enfermé dans cette carapace de neige durcie, il avait osé se faire lancer sur les pentes du talus, au risque d’être précipité au fond de quelque abîme. Et, libre maintenant, il dévalait les sentiers du massif en gagnant du côté de Cassone.

Il était alors minuit et demi.

À ce moment, le docteur, ne voyant plus Pointe Pescade, craignit qu’il ne fût blessé. Il l’appela.

« Parti ! dit Cap Matifou.

— Parti ?

— Oui !… pour aller chercher du secours !

— Et comment ?

— En boule ! »

Cap Matifou raconta ce que Pointe Pescade venait de faire.

« Ah ! le brave garçon !… s’écria le docteur. Du courage, mes amis, du courage !… Ils ne nous auront pas, ces bandits ! »

Et les quartiers de roches continuèrent à rouler sur les assaillants. Mais ce nouveau moyen de défense ne tarda pas à s’épuiser comme les autres.

Vers trois heures du matin, le docteur, Pierre, Luigi, Cap Matifou, suivis de leurs hommes, et emportant leurs blessés, durent évacuer la maison qui tomba au pouvoir de Zirone. Vingt de ses compagnons avaient été tués, et, pourtant, le nombre était encore pour lui. Aussi la petite troupe ne put-elle battre en retraite qu’en remontant les pentes du cône central, cet entassement de laves, de scories, de cendres, dont le sommet était un cratère, c’est-à-dire un abîme de feu.

Tous se réfugièrent sur ces pentes, cependant, emportant leurs blessés. Des trois cents mètres que mesure le cône, ils en franchirent deux cent cinquante, au milieu de ces vapeurs sulfureuses que le vent rabattait sur eux.

Le jour commençait alors à poindre, et déjà la crête des montagnes de Calabre se piquait de teintes lumineuses au-dessus de la côte orientale du détroit de Messine.

Mais, dans la situation où se trouvaient le docteur et les siens, le jour n’était plus même une chance de salut pour eux. Il leur fallait toujours battre en retraite, remonter les talus, usant leurs dernières balles et jusqu’aux derniers quartiers de roches que Cap Matifou précipitait avec une vigueur surhumaine. Ils devaient donc se croire perdus, quand des coups de fusils éclatèrent à la base du cône.

Un moment d’indécision se manifesta dans la troupe des bandits. Bientôt après, les voilà tous qui se mettent à fuir.

Ils avaient reconnu les gendarmes qui arrivaient de Cassonne, Pointe Pescade à leur tête.

Le courageux garçon n’avait pas même eu besoin d’aller jusqu’à ce village. Les gendarmes, ayant entendu des coups de feu, étaient déjà en route. Pointe Pescade n’avait eu qu’à les conduire vers la Casa Inglese.

Alors le docteur et ses compagnons reprirent l’avantage. Cap Matifou, comme s’il eût été une avalanche à lui tout seul, bondit sur les plus proches, en assomma deux qui n’eurent pas le temps de s’enfuir, et se précipita sur Zirone.

« Bravo, mon Cap, bravo ! cria Pointe Pescade en arrivant. Tombe-le !… Fais-lui toucher les épaules !… La lutte, messieurs, la lutte entre Zirone et Cap Matifou ! »

Zirone l’entendit, et, d’une main qui lui restait libre encore, il fit feu de son revolver sur Pointe Pescade.

Pointe Pescade roula sur le sol.

Alors il se passa une chose effrayante. Cap Matifou avait saisi Zirone, et il le traînait par le cou, sans que le misérable, à moitié étranglé, pût résister à cette étreinte.

En vain le docteur, qui voulait l’avoir vivant, lui criait-il de l’épargner ! En vain Pierre et Luigi s’étaient-ils lancés pour le rejoindre ! Cap Matifou ne pensait qu’à ceci : c’est que Zirone avait frappé, peut-être mortellement, Pointe Pescade ! Et il ne se possédait plus, il n’entendait rien, il ne voyait rien, il ne regardait pas même ce reste d’homme qu’il portait maintenant à bout de bras.

Enfin, d’un dernier bond, il s’élança vers le cratère béant d’une solfatare, et il précipita Zirone dans ce puits de feu.

Pointe Pescade, assez grièvement blessé, était appuyé sur le genou du docteur qui examinait et pansait sa blessure. Lorsque Cap Matifou fut revenu près de lui, de grosses larmes coulèrent de ses yeux.

« A pas peur, mon Cap, a pas peur !… Ce ne sera rien ! » murmura Pointe Pescade.

Cap Matifou le prit dans ses bras, comme un enfant, et tous le suivirent en redescendant les talus du cône, pendant que les gendarmes donnaient la chasse aux derniers fugitifs de la bande de Zirone.

Six heures après, le docteur et les siens, de retour à Catane, étaient embarqués à bord du Ferrato.

Pointe Pescade fut déposé dans sa cabine. Avec le docteur Antékirtt pour médecin, Cap Matifou pour garde-malade, comment n’eût-il pas été bien soigné ! D’ailleurs, sa blessure, — une balle au défaut de l’épaule, — ne présentait pas de caractère grave. Sa guérison ne devait être qu’une question de temps. Lorsqu’il avait besoin de dormir, Cap Matifou lui contait des histoires, — toujours la même, — et Pointe Pescade ne tardait pas à reposer dans un bon sommeil.

Cependant le docteur avait échoué dès le début de sa campagne. Après avoir failli tomber entre les mains de Zirone, il n’avait pas même pu s’emparer de ce compagnon de Sarcany qu’il eût bien obligé à lui livrer ses secrets, — et cela par la faute de Cap Matifou. Mais pouvait-on lui en vouloir ?

En outre, bien que le docteur eût tenu à rester à Catane pendant huit jours encore, il n’y pût recueillir aucune nouvelle de Sarcany. Si celui-ci avait eu l’intention de rejoindre Zirone en Sicile, ses projets s’étaient modifiés, sans doute, lorsqu’il avait appris, avec l’issue du guet-apens préparé contre le docteur Antékirtt, la mort de son ancien compagnon.

Le Ferrato reprit donc la mer, le 8 septembre, et se dirigea à toute vapeur vers Antékirtta, où il arriva, après une rapide traversée.

Là, le docteur, Pierre, Luigi, allaient reprendre et discuter les projets dans lesquels se concentrait leur vie tout entière. Il s’agissait maintenant de retrouver Carpena, qui devait savoir ce qu’étaient devenus Sarcany et Silas Toronthal.

Malheureusement pour l’Espagnol, s’il avait échappé à la destruction de la bande de Zirone, en restant à la locande de Santa Grotta, sa bonne chance ne fut que de courte durée.

En effet, dix jours après, un des agents du docteur lui mandait que Carpena venait d’être arrêté à Syracuse, — non comme complice de Zirone, mais pour un crime remontant à plus de quinze ans déjà, — un meurtre, commis à Almayate, dans la province de Malaga, après lequel il s’était expatrié pour s’établir à Rovigno.

Trois semaines plus tard, Carpena, contre lequel on avait obtenu l’extradition, était condamné aux galères perpétuelles et envoyé sur la côte du Maroc, au préside de Ceuta, l’un des principaux établissements pénitentiaires de l’Espagne.

« Enfin, dit Pierre, voilà donc un de ces misérables au bagne, et pour la vie !

— Pour la vie ?… Non !… répondit le docteur. Si Andréa Ferrato est mort au bagne, ce n’est pas au bagne que Carpena doit mourir ! »


FIN DE LA TROISIÈME PARTIE.

  1. À cette époque allaient commencer les travaux qui doivent transformer la Casa Inglese en observatoire, par les soins du gouvernement italien et de la municipalité de Catane.