Mathias Sandorf/IV/5

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Hetzel (tome 3p. 108-127).


V

AUX BONS SOINS DE DIEU.


Et maintenant, qu’il soit permis de prendre une vue d’ensemble de la colonie d’Antékirtta.

Silas Toronthal et Carpena étaient au pouvoir du docteur, et celui-ci n’attendait plus que l’occasion de se remettre sur les traces de Sarcany. Quant à ses agents, chargés de découvrir la retraite de Mme  Bathory, ils ne cessaient de poursuivre leurs recherches — inutilement jusqu’alors. Depuis que sa mère avait disparu, n’ayant pour appui que le vieux Borik, quel désespoir de tous les instants c’était pour Pierre Bathory, et quelle consolation le docteur eût-il pu apporter à ce cœur deux fois brisé ? Lorsque Pierre lui parlait de sa mère, ne sentait-il pas qu’il parlait aussi de Sava Toronthal, dont le nom n’était jamais prononcé entre eux ?

Dans cette petite ville, la capitale d’Antékirtta, non loin du Stadthaus, Maria Ferrato occupait une des plus jolies habitations d’Artenak. C’était là que la reconnaissance du docteur avait voulu lui assurer toutes les aises de la vie. Son frère y vivait près d’elle, quand il n’était pas à la mer, occupé à quelque service de transport ou de surveillance. Alors pas un jour ne s’écoulait sans qu’ils ne rendissent visite au docteur ou que celui-ci ne vînt les voir. Son affection, en les connaissant mieux, allait toujours croissant pour les enfants du pêcheur de Rovigno.

« Combien nous serions heureux, répétait souvent Maria, si Pierre pouvait l’être !

— Il ne pourra l’être, répondait Luigi, que le jour où il aura retrouvé sa mère ! Mais je n’ai pas perdu tout espoir, Maria ! Avec les moyens dont dispose le docteur, il faudra bien que l’on découvre en quel endroit Borik a dû emmener madame Bathory, après avoir quitté Raguse !

— Moi aussi, j’ai toujours cet espoir, Luigi ! Et pourtant, sa mère lui fût-elle rendue, Pierre serait-il donc consolé ?…

— Non, Maria, puisqu’il n’est pas possible que Sava Toronthal soit jamais sa femme !

— Luigi, répondit Maria, ce qui semble impossible à l’homme, est-il donc impossible à Dieu ? »

Lorsque Pierre avait dit à Luigi que tous deux seraient frères, il ne connaissait pas encore Maria Ferrato, il ne savait quelle sœur, tendre et dévouée, il allait trouver en elle ! Aussi, quand il eut pu l’apprécier, n’hésita-t-il pas à lui confier toutes ses peines. Cela le calmait un peu, lorsqu’ils venaient de causer ensemble. Ce qu’il ne voulait pas dire au docteur, ce dont il se défendait de lui parler, c’est à Maria qu’il en parlait. Il trouvait là un cœur aimant, ouvert à toutes les compassions, un cœur qui le comprenait, qui le consolait, une âme confiante en Dieu, qui ne savait pas désespérer. Lorsque Pierre souffrait à l’excès, lorsqu’il fallait que le trop plein de sa douleur s’échappât, il accourait près d’elle, et, que de fois, Maria parvint à lui rendre un peu de confiance en l’avenir !

Cependant, un homme était maintenant dans les casemates d’Antékirtta, qui devait savoir où se trouvait Sava et si elle était toujours au pouvoir de Sarcany. C’était celui qui l’avait fait passer pour sa fille, c’était Silas Toronthal. Mais, par respect pour la mémoire de son père, Pierre n’aurait jamais voulu le faire parler à ce sujet.

D’ailleurs, depuis son arrestation, Silas Toronthal était dans une telle situation d’esprit, dans une si grande prostration physique et morale, qu’il n’aurait rien pu dire, même si son intérêt eut été de le faire. Or, à tout prendre, il n’avait aucun intérêt à dévoiler ce qu’il savait de Sava, puisqu’il ignorait, d’une part, que ce fût le docteur Antékirtt dont il était le prisonnier, et, de l’autre, que Pierre Bathory fût vivant sur cette île Antékirtta, dont le nom même lui était inconnu.

Aussi, comme le disait Maria Ferrato, il n’y avait que Dieu qui pût dénouer cette situation.

L’état actuel de la petite colonie ne serait pas complètement mis en lumière, si l’on oubliait de mentionner Pointe Pescade et Cap Matifou dans cette revue du personnel d’Antékirtta.

Bien que Sarcany fût parvenu à s’échapper, bien que sa piste eût été perdue, la capture de Silas Toronthal avait une telle importance qu’on ne ménagea pas les remerciements à Pointe Pescade. Livré à sa seule inspiration, ce brave garçon avait fait ce qu’il fallait faire en ces conjonctures. Or, du moment que le docteur était satisfait, les deux amis auraient été mal venus à ne point l’être. Ils avaient donc réintégré leur jolie habitation, en attendant qu’on eût besoin de leurs services, et ils espéraient bien qu’ils pourraient encore être utiles à la bonne cause.

Dès leur arrivée à Antékirtta, Pointe Pescade et Cap Matifou avaient fait visite à Maria et à Luigi Ferrato ; puis, ils s’étaient présentés chez quelques-uns des notables d’Artenak. Partout on leur fit bon accueil, car partout ils s’étaient fait aimer. Il fallait voir Cap Matifou, dans ces circonstances solennelles, toujours un peu embarrassé de son énorme personne qui encombrait un salon à elle seule !

« Mais je suis si mince que cela compense ! » faisait observer Pointe Pescade.

Quant à lui, il était la joie de la colonie qu’il amusait avec sa constante bonne humeur. Son intelligence et son adresse, il les mettait au service de tous. Ah ! si les choses pouvaient s’arranger à la satisfaction générale, quelles fêtes il organiserait, quel programme de plaisirs et d’attractions se déroulerait dans la ville et aux alentours ! Oui ! s’il le fallait, Cap Matifou et Pointe Pescade n’hésiteraient pas à reprendre leur métier d’acrobates, pour émerveiller la population antékirttienne !

En attendant cet heureux jour, Pointe Pescade et Cap Matifou s’occupaient d’embellir leur jardin, ombragé de beaux arbres, et leur villa qui disparaissait tout entière sous les fleurs. Les travaux du petit bassin commençaient aussi à prendre figure. En voyant Cap Matifou arracher et transporter d’énormes quartiers de roche, on pouvait constater que l’hercule provençal n’avait rien perdu de sa force prodigieuse.

Cependant, si les agents du docteur, en ce qui concernait Mme  Bathory, n’avaient réussi à rien, ceux qui s’étaient lancés à la recherche de Sarcany n’avaient pas été plus heureux. Aucun d’eux n’avait pu découvrir en quel endroit ce misérable s’était réfugié depuis son départ de Monte-Carlo.

Silas Toronthal connaissait-il le lieu de sa retraite ? C’était au moins douteux, étant données les circonstances dans lesquelles ils avaient été séparés l’un de l’autre sur la route de Nice. D’ailleurs, en admettant qu’il le sût, consentirait-il à le dire ?

Le docteur attendait donc très impatiemment que le banquier fût en état de répondre pour tenter cette épreuve.

C’était dans un fortin, établi à l’angle nord-ouest d’Artenak, que Silas Toronthal et Carpena avaient été mis au secret le plus rigoureux. Tous deux se connaissaient, mais de nom seulement, car le banquier n’avait jamais été directement mêlé aux affaires de Sarcany en Sicile. Aussi, interdiction formelle de leur laisser même soupçonner qu’ils fussent ensemble dans ce fortin. Ils y occupaient deux casemates, éloignées l’une de l’autre, et ils n’en sortaient que pour prendre l’air dans des cours séparées. Sûr de la fidélité de ceux qui les gardaient, — c’étaient deux sergents de la milice d’Antékirtta, — le docteur pouvait être certain qu’aucun rapport ne s’établirait entre les deux prisonniers.

Aucune indiscrétion à craindre, non plus : à toutes les questions que Silas Toronthal et Carpena adressaient sur le lieu de leur détention, il n’avait jamais été, il ne serait jamais répondu. Donc, rien ne pouvait faire supposer, ni à l’un ni à l’autre, qu’ils fussent tombés au pouvoir de ce mystérieux docteur Antékirtt que le banquier connaissait pour l’avoir plusieurs fois rencontré à Raguse.

Cependant, de retrouver Sarcany, de le faire enlever comme avaient été enlevés ses deux complices, c’était l’incessante préoccupation du docteur. Aussi, vers le 16 octobre, après avoir constaté que Silas Toronthal était maintenant en état de répondre aux questions qui lui seraient posées, résolut-il de faire procéder à son interrogatoire.

D’abord, il se tint un conseil à ce sujet entre le docteur, Pierre et Luigi, auxquels s’adjoignit Pointe Pescade, dont les avis n’étaient pas à dédaigner.

Le docteur leur fit connaître son intention.

« Mais, fit observer Luigi, apprendre à Silas Toronthal que l’on cherche à savoir où est Sarcany, n’est-ce pas lui faire soupçonner que c’est dans le but de s’emparer de son complice ?

— Eh bien, répondit le docteur, quel inconvénient y a-t-il à ce que Silas Toronthal le sache, maintenant qu’il ne peut plus nous échapper ?

— Il y en a un, monsieur le docteur, répondit Luigi. Silas Toronthal peut penser qu’il est de son intérêt de ne rien dire qui soit de nature à nuire à Sarcany.

— Et pourquoi ?

— Parce que ce serait nuire à lui-même.

— Puis-je faire une observation ? demanda Pointe Pescade, qui se tenait un peu à l’écart — par discrétion.

— Certainement, mon ami ! répondit le docteur.

— Messieurs, reprit Pointe Pescade, dans les circonstances particulières où ces deux gentlemen se sont séparés, j’ai lieu de croire qu’ils n’ont plus de ménagement à garder l’un envers l’autre. Monsieur Silas Toronthal doit détester cordialement monsieur Sarcany qui l’a conduit à la ruine. Si donc monsieur Toronthal sait où se trouve actuellement monsieur Sarcany, il n’hésitera pas à parler, — je le pense, du moins. S’il ne dit rien, c’est qu’il n’aura rien à dire. »

Ce raisonnement ne manquait pas de justesse. Très vraisemblablement, au cas où le banquier saurait en quel lieu Sarcany était allé se réfugier, il ne se croirait pas obligé à garder le silence, lorsque son propre intérêt serait de le rompre.

« Nous allons savoir aujourd’hui même à quoi nous en tenir, répondit le docteur, et, si Toronthal ne sait rien ou s’il ne veut rien dire, j’aviserai. Mais, comme il doit encore ignorer qu’il est au pouvoir du docteur Antékirtt, comme il doit ignorer aussi que Pierre Bathory est vivant, ce sera Luigi qui se chargera de l’interroger.

— Je suis entièrement à vos ordres, monsieur le docteur », répondit le jeune homme. Luigi se rendit donc au fortin et fut introduit dans la casemate qui servait de prison à Silas Toronthal.

Le banquier était assis dans un coin, près d’une table. Il venait de quitter son lit. Nul doute que son état moral ne se fût très amélioré. Ce n’était point à sa ruine qu’il songeait maintenant, ni même à Sarcany. Ce qui l’inquiétait plus directement, c’était de savoir pourquoi et en quel lieu on le détenait, et quel était le puissant personnage qui avait eu intérêt à s’emparer de lui. Il ne savait que penser : il devait tout craindre.

Lorsqu’il vit entrer Luigi Ferrato, il se leva ; mais, sur un signe qui lui fut fait, il reprit immédiatement sa place. Quant au très court interrogatoire qu’il subit dans cette visite, le voici :

« Vous êtes Silas Toronthal, autrefois banquier à Trieste, et, en dernier lieu, domicilié à Raguse ?

— Je n’ai point à répondre à cette question. À ceux qui me retiennent prisonnier de savoir qui je suis.

— Ils le savent.

— Qui sont-ils ?

— Vous l’apprendrez plus tard.

— Et qui êtes vous ?…

— Un homme qui a mission de vous interroger.

— Par qui ?…

— Par ceux auxquels vous avez des comptes à rendre !

— Encore une fois, quels sont-ils ?

— Je n’ai pas à vous le dire.

— Dans ce cas, je n’ai rien à vous répondre.

— Soit ! Vous étiez à Monte-Carlo avec un homme que vous connaissez de longue date, et qui ne vous a point quitté depuis votre départ de Raguse. Cet homme, d’origine tripolitaine, s’appelle Sarcany. Il s’est échappé au moment où vous avez été arrêté sur la route de Nice. Or voici ce que je suis chargé de vous demander : Savez-vous où est présentement cet homme, et, le sachant, voulez-vous le dire ? »

Silas Toronthal se garda bien de répondre. Si l’on voulait savoir où était Sarcany, c’était évidemment pour s’emparer de sa personne comme on s’était emparé de lui-même. Or, à quel propos ? Était-ce pour des faits communs de leur passé, et, plus spécialement, pour les machinations relatives à la conspiration de Trieste ? Mais comment ces faits étaient-ils connus, et quel homme pouvait avoir intérêt à venger le comte Mathias Sandorf et ses deux amis, morts depuis plus de quinze ans ? Voilà ce que le banquier se demanda tout d’abord. En tout cas, il avait lieu de croire qu’il n’était pas sous le coup d’une justice régulière, dont l’action menaçait de s’exercer sur son complice et sur lui, — ce qui ne pouvait que l’inquiéter davantage. Aussi, bien qu’il ne mît pas en doute que Sarcany se fût réfugié à Tétuan, dans la maison de Namir, où devait se jouer sa dernière partie, et même en un délai assez restreint, résolut-il de ne rien dire à ce sujet. Si, plus tard, son intérêt lui ordonnait de parler, il parlerait. Jusque-là, il importait qu’il se tînt sur une extrême réserve.

« Eh bien ?… demanda Luigi, après avoir laissé au banquier le temps de réfléchir.

— Monsieur, répondit Silas Toronthal, je pourrais vous répondre que je sais où est ce Sarcany dont vous me parlez et que je ne veux pas le dire ! Mais, en réalité, je l’ignore.

— C’est votre seule réponse ?

— La seule et la vraie ! »

Là-dessus, Luigi se retira et vint rendre compte au docteur de son entretien avec Silas Toronthal. Comme la réponse du banquier n’avait rien d’inadmissible, en somme, il fallait bien s’en contenter. Donc, pour découvrir la retraite de Sarcany, il n’y avait plus qu’à multiplier les recherches, en n’épargnant ni soins ni argent.

Mais, en attendant que quelque indice lui permît de se remettre en campagne, le docteur eut à s’occuper de questions qui intéressaient gravement la sécurité d’Antékirtta.

Des avis secrets lui étaient récemment arrivés des provinces de la Cyrénaïque. Ses agents recommandaient de surveiller plus sévèrement les parages du golfe de la Sidre. D’après eux, la redoutable association des Senoûsistes semblait réunir ses forces sur la frontière de la Tripolitaine. Un mouvement général les portait peu à peu vers le littoral syrtique. Il se faisait un échange de messages par les rapides courriers du grand-maître entre les divers zaouyias de l’Afrique septentrionale. Des armes, expédiées de l’étranger, avaient été livrées et reçues pour le compte de la Confrérie. Enfin ! une concentration s’opérait visiblement dans le vilâyet de Ben-Ghâzi, et, par conséquent, à proximité d’Antékirtta.

En prévision d’un péril qui pouvait être imminent, le docteur dut s’occuper de prendre toutes les mesures commandées par la prudence. Pendant les trois dernières semaines d’octobre, Pierre et Luigi le secondèrent très activement dans cette œuvre, et tous les colons lui apportèrent leur concours. Plusieurs fois, Pointe Pescade fut secrètement envoyé jusqu’au littoral de la Cyrénaïque, afin de se mettre en rapport avec les agents, et il fut constaté que le danger qui menaçait l’île n’était point imaginaire. Les pirates du Ben-Ghâzi, renforcés par une véritable mobilisation des affiliés de toute la province, préparaient une expédition dont Antékirtta devait être l’objectif. Cette expédition serait-elle prochaine ? on ne put rien savoir à ce sujet. En tout cas, les chefs des Senoûsistes se trouvaient encore dans les vilâyets du sud, et il était probable qu’aucune importante opération ne serait entreprise, sans qu’ils fussent là pour la diriger. C’est pourquoi les Electrics d’Antékirtta eurent l’ordre de croiser dans les parages de la mer des Syrtes, aussi bien pour observer le littoral de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine que la côte de la Tunisie jusqu’au cap Bon.

Le dispositif des défenses de l’île, on le sait, n’était pas complètement achevé. Mais, s’il n’était pas possible de le terminer en temps utile, du moins les approvisionnements en munitions de toute sorte abondaient-ils dans l’arsenal d’Antékirtta.

Antékirtta, séparée des rivages de la Cyrénaïque par une vingtaine de milles, serait absolument isolée dans le fond du golfe, si un îlot, connu sous le nom d’îlot Kencraf, mesurant trois cents mètres de circonférence, n’émergeait à deux milles de sa pointe sud-est. Dans la pensée du docteur, cet îlot devait servir de lieu de déportation, si jamais un des colons méritait d’être déporté, après condamnation prononcée par la justice régulière de l’île, — ce qui ne s’était point encore produit. Aussi quelques baraquements y avaient-ils été établis pour cet usage.

Mais, en somme, l’îlot Kencraf n’était pas fortifié, et, au cas où une flottille ennemie fût venue attaquer Antékirtta, rien que par sa position il constituait un véritable danger. En effet, il suffisait d’y débarquer pour faire de cet îlot une solide base d’opérations. Avec toute facilité d’y déposer des munitions et des vivres, avec la possibilité d’y établir une batterie, il pouvait offrir à des assaillants un très sérieux point d’appui, et mieux eût valu qu’il n’existât pas, puisque le temps manquait pour le mettre en état de défense.

La situation de l’îlot Kencraf, les avantages qu’un ennemi en pouvait tirer contre Antékirtta, ne laissaient pas d’inquiéter le docteur. Aussi, tout bien pesé, résolut-il de le détruire, mais, en même temps, de faire servir sa destruction à l’anéantissement complet des quelques centaines de pirates qui se seraient risqués à en prendre possession.

Ce projet fut immédiatement mis à exécution. À la suite de travaux pratiqués dans son sol, l’îlot Kencraf se trouva bientôt converti en un immense fourneau de mine, qui fut relié à l’île Antékirtta par un fil sous-marin. Il suffirait d’un courant électrique, lancé au moyen de ce fil, pour qu’il ne restât même plus trace de l’îlot à la surface de la mer.

En effet, ce n’était ni à la poudre ordinaire, ni au fulmicoton, ni même à la dynamite, que le docteur avait demandé ce formidable effet de destruction. Il connaissait la composition d’un agent explosif, récemment découvert, dont la puissance brisante est si considérable qu’on a pu dire qu’il est à la dynamite ce que la dynamite est à la poudre ordinaire. Plus maniable que la nitroglycérine, plus transportable, puisqu’il n’exige l’emploi que de deux liquides isolés dont le mélange ne se fait qu’au moment de s’en servir, réfractaire à la congélation jusqu’à vingt degrés au-dessous de zéro, alors que la dynamite gèle à cinq ou six, ne pouvant éclater que sous un choc violent, tel que l’explosion d’une capsule de fulminate, cet agent est d’un emploi aussi terrible que facile.

Comment s’obtient-il ? Tout simplement par l’action du protoxyde d’azote, pur et anhydre, à l’état liquide, sur divers corps carburés, huiles minérales, végétales, animales ou autres dérivés des corps gras. De ces deux liquides, inoffensifs séparément, solubles l’un dans l’autre, on en fait un seul dans la proportion voulue, comme on ferait un mélange d’eau et de vin, sans aucun danger de manipulation. Telle est la panclastite, mot qui signifie « brisant tout ! » et elle brise tout, en effet.

Cet agent fut donc introduit sous forme de nombreuses fougasses dans le sol de l’îlot. Au moyen du fil sous-marin d’Antékirtta qui porterait l’étincelle dans les amorces de fulminate dont chaque fougasse était munie, l’explosion se produirait instantanément. Toutefois, comme il pouvait arriver que ce fil fût mis hors de service, par surcroît de précaution, un certain nombre d’appareils furent enterrés dans le massif de l’îlot et reliés entre eux par d’autres fils souterrains. Il suffisait alors que le pied, par hasard, vînt frôler à la surface du sol les lamelles de l’un de ces appareils pour fermer le circuit, établir le courant, provoquer l’explosion. Il était donc difficile, si de nombreux assaillants débarquaient sur l’îlot Kencraf, qu’il échappât à une destruction absolue.

Ces divers travaux étaient très avancés dès les premiers jours de novembre, lorsqu’un incident se produisit, qui allait obliger le docteur à quitter l’île pendant quelques jours.

Le 3 novembre, dans la matinée, le steamer, affecté au transport des charbons de Cardiff, vint mouiller dans le port d’Antékirtta. Pendant sa traversée, le mauvais temps l’avait obligé de relâcher à Gibraltar. Là, bureau restant, le capitaine trouva une lettre à l’adresse du docteur, — lettre que les offices du littoral faisaient suivre depuis quelque temps, sans qu’elle pût arriver à son destinataire.

Le docteur prit cette lettre, dont l’enveloppe était timbrée des cachets de Malte, Catane, Raguse, Ceuta, Otrante, Malaga, Gibraltar.

La suscription, — grosse écriture tremblée, — était évidemment d’une main qui n’avait plus l’habitude ni peut-être la force de tracer quelques mots. En outre, l’enveloppe ne portait qu’un nom — celui du docteur — avec cette recommandation touchante :


« Le docteur Antékirtt,
« Aux bons soins de Dieu. »


Le docteur brisa l’enveloppe, ouvrit la lettre, — une feuille de papier jaunie déjà, — et il lut ce qui suit :


« Monsieur le docteur,

« Que Dieu fasse tomber cette lettre entre vos mains !… Je suis bien vieux !… Je puis mourir !… Elle sera seule au monde !… Pour les derniers jours d’une vie qui a été si douloureuse, ayez pitié de madame Bathory ! Venez à son aide !… Venez !

« Votre humble serviteur,
« Borik. »


Puis, dans un coin, ce nom : « Carthage », et au-dessous, ces mots : « Régence de Tunis. »

Le docteur était seul dans le salon du Stadthaus, au moment où il venait de prendre connaissance de cette lettre. Ce fut un cri de joie et de désespoir qui lui échappa à la fois, — de joie, car il retrouvait enfin les traces de Mme  Bathory, — de désespoir, ou de crainte plutôt, car les timbres de l’enveloppe indiquaient que la lettre avait déjà plus d’un mois de date !

Luigi fut aussitôt mandé.

« Luigi, dit le docteur, préviens le capitaine Ködrik de tout disposer pour que le Ferrato soit sous pression dans deux heures !

— Dans deux heures, il sera en mesure de prendre la mer, répondit Luigi.

— Est-ce pour votre service, monsieur le docteur ?

— Oui.

— S’agit-il d’une longue traversée ?

— Trois ou quatre jours seulement.

— Vous partez seul ?

— Non ! Occupe-toi de chercher Pierre, et dis-lui de se tenir prêt à m’accompagner.

— Pierre est absent, mais, avant une heure, il sera revenu des travaux de l’îlot Kencraf.

— Je désire aussi que ta sœur s’embarque avec nous, Luigi. Qu’elle fasse à l’instant ses préparatifs de départ.

— À l’instant. »

Et Luigi sortit aussitôt pour faire exécuter les ordres qu’il venait de recevoir. Une heure après, Pierre arrivait au Stadthaus.

« Lis, » dit le docteur.

Et il lui tendit la lettre de Borik.