Mathias Sandorf/V/4

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Hetzel (tome 3p. 225-246).


IV

ANTÉKIRTTA.


Quinze heures après avoir quitté le littoral de la Tripolitaine, l’Electric 2 était signalé par les vigies d’Antékirtta, et, dans l’après-midi, il venait mouiller au fond du port.

On imagine aisément quel accueil fut fait au docteur et à ses braves compagnons !

Cependant, bien que Sava se trouvât maintenant hors de danger, il fut décidé que l’on garderait encore un secret absolu sur les liens qui la rattachaient au docteur Antékirtt.

Le comte Mathias Sandorf voulait rester inconnu jusqu’au complet accomplissement de son œuvre. Mais il suffisait que Pierre, dont il avait fait son fils, fût le fiancé de Sava Sandorf, pour que la joie se manifestât de tous côtés par des démonstrations touchantes, aussi bien au Stadthaus que dans la petite ville d’Artenak.

Que l’on juge aussi de ce que dut éprouver Mme  Bathory, lorsque Sava lui eut été rendue, après tant d’épreuves ! La jeune fille allait se remettre promptement, d’ailleurs, et quelques jours de bonheur y devaient suffire.

Quant à Pointe Pescade, il avait risqué sa vie, ce n’était pas douteux. Mais, comme il trouvait cela tout naturel, il n’y eut pas possibilité de lui en témoigner la plus simple reconnaissance, — au moins en paroles. Pierre Bathory l’avait si étroitement pressé sur sa poitrine, et le docteur Antékirtt l’avait regardé avec de si bons yeux qu’il ne voulait plus entendre à rien. Selon son habitude, au surplus, il rejetait tout le mérite de l’aventure sur Cap Matifou.

« C’est lui qu’il convient de remercier ! répétait-il. C’est lui qui a tout fait ! Si mon Cap n’avait pas montré tant d’adresse dans l’exercice de la perche jamais je n’aurais pu sauter d’un bond dans la maison de ce coquin de Sîdi Hazam, et Sava Sandorf se serait tuée en tombant, si mon Cap ne se fût trouvé là pour la recevoir dans ses bras !

— Voyons !… voyons !… répondait Cap Matifou, tu vas un peu loin, et l’idée de…

— Tais-toi, mon Cap, reprenait Pointe Pescade. Que diable ! Je ne suis pas assez fort pour recevoir des compliments de ce calibre, tandis que toi… Allons soigner notre jardin ! »

Et Cap Matifou se taisait, et il s’en retournait à sa jolie villa, et, finalement, il acceptait les félicitations qu’on lui imposait, « pour ne pas désobliger son petit Pescade ! »

Il fut décidé que le mariage de Pierre Bathory et de Sava Sandorf serait célébré dans un délai très prochain, à la date du 9 novembre. Pierre, devenu le mari de Sava, s’occuperait alors de faire reconnaître les droits de sa femme à l’héritage du comte Mathias Sandorf. La lettre de Mme  Toronthal ne pouvait laisser aucun doute sur la naissance de la jeune fille, et, s’il le fallait, on saurait bien obtenir du banquier une déclaration conforme. Il va sans dire que cette constatation allait être faite dans les délais voulus, puisque Sava Sandorf n’avait pas encore atteint l’âge fixé pour la reconnaissance de ses droits. En effet, elle ne devait entrer dans sa dix-huitième année que six semaines plus tard.

Il faut ajouter, d’ailleurs, que, depuis quinze ans, un revirement politique, très favorable à la question hongroise, avait singulièrement détendu la situation, — surtout en ce qui touchait au souvenir qu’avait pu laisser à quelques hommes d’État l’entreprise si vite et depuis si longtemps étouffée du comte Mathias Sandorf.

Quant à l’Espagnol Carpena et au banquier Silas Toronthal, il ne serait définitivement statué sur leur sort, que lorsque Sarcany aurait rejoint ses complices dans les casemates d’Antékirtta. Alors l’œuvre de justice recevrait son dénouement.

Mais, en même temps que le docteur combinait les moyens d’arriver à son but, il lui était impérieusement commandé de pourvoir à la sûreté de la colonie. Ses agents de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine lui marquaient que le mouvement senoûsiste prenait une importance extrême, principalement dans le vilâyet de Ben-Ghâzi, qui est le plus rapproché de l’île. Des courriers spéciaux mettaient incessamment Jerhboûb, « ce nouveau pôle du monde islamique », ainsi que l’a appelée M. Duveyrier, cette sorte de Mecque métropolitaine, où résidait alors Sîdi Mohammed El-Mahedi, grand maître actuel de l’Ordre, avec les chefs secondaires de toute la province. Or, comme ces Senoûsistes ne sont, à vrai dire, que les dignes descendants des anciens pirates barbaresques, qu’ils portent à tout ce qui est Européen une mortelle haine, le docteur avait lieu de se tenir très sérieusement sur ses gardes.

En effet, n’est-ce pas aux Senoûsistes qu’il faut attribuer, depuis vingt ans, les massacres inscrits dans la nécrologie africaine ? Si on a vu périr Beurman au Kanem, en 1863, Van der Decken et ses compagnons sur le fleuve Djouba en 1865, Mlle  Alexine Tinné et les siens dans l’Ouâdi Abedjoûch, en 1865, Dournaux-Duperré et Joubert près du puits d’In-Azhâr, en 1874, les pères Paulmier, Bouchard et Ménoret, au-delà d’In-Câlah, en 1876, les pères Richard, Moral et Pouplard, de la mission de Ghadamès dans le nord de l’Azdjer, le colonel Flatters, les capitaines Masson et de Dianous, le docteur Guiard, les ingénieurs Beringer et Roche sur la route de Warglâ, en 1881, — c’est que ces sanguinaires affiliés ont été poussés à mettre en pratique les doctrines sénoûsiennes contre de hardis explorateurs.

À ce sujet, le docteur s’entretenait souvent avec Pierre Bathory, Luigi Ferrato, les capitaines de sa flottille, les chefs de sa milice et les principaux notables de l’île. Antékirtta pouvait-elle résister à une attaque de ces pirates ? Oui, sans doute, bien que le dispositif de ses fortifications ne fût pas encore achevé, mais à la condition que le nombre des assaillants ne fut pas trop considérable. D’autre part, les Senoûsistes avaient-ils intérêt à s’en emparer ? Oui, puisqu’elle commandait tout ce golfe de Sidre que forment, en s’arrondissant, les rivages de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine.

On ne l’a pas oublié, dans le sud-est d’Antékirtta, à une distance de deux milles, gisait l’îlot Kencraf. Or, cet îlot, qu’on avait pas eu le temps de fortifier, constituait un danger pour le cas probable où une flottille viendrait en faire sa base d’opérations. Aussi le docteur avait-il pris la précaution de le faire miner. Et, maintenant, un terrible agent explosif emplissait les fougasses déposées dans sa masse rocheuse.

Il suffisait d’une étincelle électrique, envoyée par le fil sous-marin qui le reliait à Antékirtta, pour que l’îlot Kencraf fût anéanti avec tout ce qui se trouverait à sa surface.

Quant aux autres moyens de défense de l’île, voici ce qui avait été fait. Les batteries de la côte, mises en état, n’attendaient plus que les servants de la milice désignés pour y prendre leur poste. Le fortin du cône central était prêt à faire feu de ses pièces à longue portée. De nombreuses torpilles, coulées dans la passe, défendaient l’entrée du petit port. Le Ferrato et les trois Électrics étaient parés à tout événement, soit pour attendre l’attaque, soit pour courir sur une flottille d’assaillants.

Cependant, l’île présentait un côté vulnérable dans le sud-ouest de son littoral. Un débarquement pouvait s’effectuer en cette portion du rivage qui se trouvait à l’abri du feu des batteries et du fortin.

Là était le danger, et peut-être était-il trop tard pour entreprendre de suffisants travaux de défense.

Après tout, était-il bien certain que les Senoûsistes eussent l’idée d’attaquer Antékirtta ? C’était, en somme, une grosse affaire, une périlleuse expédition, qui exigeait un matériel considérable. Luigi voulait douter encore. C’est ce qu’il fit observer, un jour, pendant une inspection que le docteur, Pierre et lui faisaient aux fortifications de l’île.

« Ce n’est pas mon avis, répondit le docteur. Antékirtta est riche, elle commande les parages de la mer des Syrtes. Aussi, n’y eût-il que ces raisons, elle sera attaquée tôt ou tard, car les Senoûsistes ont un trop grand intérêt à s’en emparer !

— Rien de plus certain, ajouta Pierre, et c’est une éventualité contre laquelle il faut se mettre en garde !

— Mais, ce qui me fait surtout craindre une attaque imminente, reprit le docteur, c’est que Sarcany est un des affiliés de ces Khouâns, et je sais même qu’il a toujours été à leur service comme agent à l’étranger. Or, mes amis, rappelez-vous que Pointe Pescade a surpris, dans la maison du moqaddem, une conversation entre Sîdi Hazam et lui. Dans cette conversation, le nom d’Antékirtta a été prononcé à plusieurs reprises, et Sarcany n’ignore pas que cette île appartient au docteur Antékirtt, c’est-à-dire à l’homme qu’il redoute, à celui qu’il faisait attaquer par Zirone sur les pentes de l’Etna. Donc, puisqu’il n’a pas réussi là-bas, en Sicile, nul doute qu’il essaie de réussir ici et dans de meilleures conditions !

— A-t-il une haine personnelle contre vous, monsieur le docteur, demanda Luigi, et vous connaît-il ?

— Il est possible qu’il m’ait vu à Raguse, répondit le docteur. En tout cas, il ne peut ignorer que j’ai eu dans cette ville des relations avec la famille Bathory. De plus, l’existence de Pierre lui a été révélée au moment où Pointe Pescade allait enlever Sava de la maison de Sîdi Hazam. Tout cela a dû se lier dans son esprit, et il ne peut douter que Pierre et Sava n’aient trouvé un refuge dans Antékirtta. C’est donc plus qu’il n’en faut pour qu’il pousse contre nous toute la horde senoûsiste, dont nous n’aurions à attendre aucun quartier, si elle réussissait à s’emparer de notre île ! »

Cette argumentation n’était que trop plausible. Que Sarcany ignorât encore que le docteur fût le comte Mathias Sandorf, cela était certain, mais il en savait assez pour vouloir lui arracher l’héritière du domaine d’Artenak. On ne s’étonnera donc pas qu’il eût excité le calife à préparer une expédition contre la colonie antékirttienne.

Cependant, on était arrivé au 3 décembre, sans que rien eût encore indiqué une attaque imminente.

D’ailleurs, cette joie de se sentir enfin réunis faisait illusion à tous, à l’exception du docteur. La pensée du mariage prochain de Pierre Bathory et de Sava Sandorf emplissait tous les cœurs et tous les esprits. C’était à qui essayerait de se persuader que les mauvais jours étaient passés et ne reviendraient plus.

Pointe Pescade et Cap Matifou, il faut bien le dire, partageaient la sécurité générale. Ils étaient si heureux du bonheur des autres qu’ils vivaient dans un perpétuel enchantement de toutes choses.

« C’est à ne pas le croire ! répétait Pointe Pescade.

— Qu’est-ce qui n’est pas à croire ?… demandait Cap Matifou.

— Que tu es devenu un bon gros rentier, mon Cap ! Décidément, il faudra que je pense à te marier !

— Me marier !

— Oui… avec une belle petite femme !

— Pourquoi petite ?…

— C’est juste !… Une grande, une énorme belle femme !… Hein ! Madame Cap Matifou !… Nous irons te chercher ça chez les Patagones ! »

Mais, en attendant le mariage de Cap Matifou, auquel on finirait bien par trouver une compagne digne de lui, Pointe Pescade s’occupait du mariage de Pierre et de Sava Sandorf. Avec l’autorisation du docteur, il méditait d’organiser une fête publique, avec jeux forains, chants et danses, décharges d’artillerie, grand banquet en plein air, sérénade aux nouveaux époux, retraite aux flambeaux, feu d’artifice. On pouvait s’en rapporter à lui ! C’était son élément ! Ce serait splendide ! On en parlerait longtemps ! On en parlerait toujours !

Tout cet élan fut arrêté en son germe.

Pendant la nuit du 3 au 4 décembre, — nuit calme, mais assombrie par d’épais nuages, — un timbre électrique résonna dans le cabinet du docteur Antékirtt, au Stadthaus.

Il était dix heures du soir.

À cet appel, le docteur et Pierre quittèrent le salon, dans lequel ils avaient passé la soirée avec Mme  Bathory et Sava Sandorf. Arrivés dans le cabinet, ils reconnurent que l’appel venait du poste d’observation, établi sur le cône central d’Antékirtta. Demandes et réponses furent aussitôt faites par un appareil téléphonique.

Les vigies signalaient, dans le sud-est de l’île, l’approche d’une flottille d’embarcations qui n’apparaissait que très confusément encore au milieu des ténèbres.

« Il faut convoquer le Conseil », dit le docteur.

Moins de dix minutes après, le docteur, Pierre, Luigi, les capitaines Narsos et Ködrik et les chefs de la milice arrivaient au Stadthaus. Là, communication leur fut faite de l’avis envoyé par les vigies de l’île. Un quart d’heure plus tard, après s’être rendus au port, tous s’arrêtaient à l’extrémité de la grande jetée sur lequel brillait le feu du môle.

De ce point, peu élevé au-dessus du niveau de la mer, il eût été impossible de distinguer cette flottille que des observateurs, postés sur le cône central, avaient pu apercevoir. Mais, en éclairant vivement l’horizon du sud-est, il serait sans doute possible de reconnaître le nombre de ces embarcations et dans quelles conditions elles cherchaient à accoster.

N’était-ce pas un inconvénient d’indiquer ainsi la situation de l’île ? Le docteur ne le pensa pas. Si c’était l’ennemi attendu, il ne venait pas en aveugle, il connaissait le gisement d’Antékirtta, rien ne pourrait l’empêcher de l’atteindre.

Les appareils furent donc mis en activité, et grâce à la puissance de deux faisceaux électriques projetés au large, l’horizon s’illumina soudain sur un vaste secteur.

Les vigies ne s’étaient point trompées. Deux cents embarcations, pour le moins, s’avançaient en ligne, des chébeks, des polacres, des trabacolos, des sacolèves, d’autres moins importantes. Nul doute que ce fût la flottille des Senoûsistes, que ces pirates avaient recrutée dans tous les ports du littoral. La brise manquant, c’était à l’aviron qu’ils se dirigeaient vers l’île. Pour cette traversée, relativement courte, entre Antékirtta et la Cyrénaïque, ils avaient pu se passer de l’aide du vent. Le calme de la mer devait même servir leurs desseins, puisqu’il leur permettrait d’effectuer un débarquement dans des conditions plus favorables.

En ce moment, cette flottille se trouvait encore à quatre ou cinq milles dans le sud-est. Elle ne pouvait donc accoster avant le lever du soleil. Il eût été imprudent de le faire d’ailleurs, soit pour forcer l’entrée du port, soit pour opérer une descente sur la côte méridionale d’Antékirtta, insuffisamment défendue, comme il a été dit.

Lorsque cette première reconnaissance eut été faite, les appareils électriques s’éteignirent, et l’espace fut replongé dans l’ombre. Il n’y avait plus qu’à attendre le jour.

Cependant, par ordre du docteur, tous les hommes de la milice vinrent prendre leur poste.

Il fallait être prêt à porter les premiers coups, desquels dépendrait peut-être l’issue de l’entreprise.

Il était certain, maintenant, que les assaillants ne pouvaient plus songer à surprendre l’île, puisque cette projection de lumière avait permis de reconnaître leur direction et leur nombre.

Pendant ces dernières heures de la nuit, on veilla avec le plus grand soin. À maintes reprises, l’horizon fut encore illuminé, — ce qui permit de reconnaître plus exactement la position de la flottille.

Que les assaillants fussent nombreux, cela ne pouvait faire doute. Qu’ils fussent pourvus d’un matériel suffisant pour avoir raison des batteries d’Antékirtta, rien de moins certain. Peut-être même manquaient-ils absolument d’artillerie. Mais, par le chiffre de combattants que le chef de l’expédition pouvait jeter à la fois sur plusieurs points de l’île, les Senoûsistes devaient être redoutables.

Enfin le jour se fit peu à peu, et les premiers rayons du soleil vinrent dissiper les basses brumes de l’horizon.

Tous les regards se portèrent au large, vers l’est et vers le sud d’Antékirtta.

La flottille se développait alors en une longue ligne arrondie, qui tendait à se refermer sur l’île. Il n’y avait pas moins de deux cents embarcations, dont quelques-unes jaugeaient de trente à quarante tonneaux. Ensemble, elles pouvaient porter de quinze cents à deux mille hommes.

À cinq heures, la flottille se trouvait à la hauteur de l’îlot Kencraf. Les assaillants allaient-ils l’accoster et y prendre position, avant d’attaquer directement l’île ? S’ils le faisaient, ce serait une circonstance heureuse. Les travaux de mine, exécutés par le docteur, auraient pour résultat, sinon de résoudre entièrement la question, du moins de compromettre dès le début l’attaque des Senoûsistes.

Une demi-heure s’écoula, pleine d’anxiété. On put croire que les embarcations, qui s’étaient peu à peu rapprochées de l’îlot, allaient opérer un débarquement… Il n’en fut rien. Aucune n’y relâcha, et la ligne ennemie se courba plus longuement vers le sud, en le laissant à sa droite. Il devint dès lors évident qu’Antékirtta serait directement attaquée, ou, pour mieux dire, envahie avant une heure.

« Maintenant, il n’y a plus qu’à se défendre », dit le docteur aux chefs de la milice.

Un signal fut fait, et tout le personnel, répandu dans la campagne, s’empressa de regagner la ville, où chacun se rendit au poste qui lui avait été assigné d’avance.

Par ordre du docteur, Pierre Bathory alla prendre le commandement de la partie sud des fortifications, Luigi de la partie est. Les défenseurs de l’île — cinq cents miliciens au plus — furent distribués de manière à faire face à l’ennemi partout où il tenterait de forcer l’enceinte de la ville. Pour le docteur, il se réservait de se porter sur tous les points où il croirait sa présence nécessaire.

Mme  Bathory, Sava Sandorf, Maria Ferrato, durent rester dans le hall du Stadthaus. Quant aux autres femmes, au cas où la ville serait envahie, il avait été décidé qu’elles se réfugieraient avec les enfants au fond des casemates, où elles n’auraient rien à craindre, même si les assiégeants possédaient quelques pièces de débarquement.

La question de l’îlot Kencraf résolue — et elle l’était malheureusement au désavantage de l’île — restait la question du port. Si la flottille prétendait en forcer l’entrée, les fortins des deux jetées, dont les feux pouvaient se croiser, les canons du Ferrato, les Electrics torpilleurs, les torpilles immergées dans la passe, en auraient certainement raison. C’eût été même une chance favorable que l’attaque se fit de ce côté.

Mais, — cela n’était que trop évident, — le chef des Senoûsistes connaissait parfaitement les moyens de défense d’Antékirtta, et il n’ignorait rien de la facilité de ses atterrages dans le sud. Essayer une attaque directe du port, c’eût été courir à un immédiat et complet anéantissement. Tenter un débarquement dans la partie méridionale de l’île, qui ne se prêtait que trop aisément à cette opération, c’est ce plan qu’il avait adopté. Aussi, après avoir évité de donner dans les passes du port, comme il avait évité de prendre position sur l’îlot Kencraf, il dirigea sa flottille, à force de rames, vers les points faibles d’Antékirtta.

Dès que cela eut été reconnu, le docteur prit les mesures que commandaient les circonstances. Les capitaines Ködrik et Narsos se jetèrent chacun dans un des torpilleurs, montés par quelques marins, et s’élancèrent hors du port.

Un quart d’heure après, les deux Electrics se précipitaient au milieu de la flottille, ils en brisaient la ligne, ils faisaient sauter cinq ou six embarcations, ils en défonçaient une douzaine. Toutefois, le nombre des agresseurs était si considérable que les deux capitaines, menacés d’être pris à l’abordage, durent revenir à l’abri des jetées.

Cependant le Ferrato avait pris position et il commençait à foudroyer la flottille ; mais ses feux, joints à ceux des batteries qui pouvaient utilement agir, furent insuffisants pour empêcher la masse de ces pirates d’opérer leur débarquement. Bien qu’un bon nombre eût péri, bien qu’une vingtaine d’embarcations fussent déjà coulées, plus de mille assiégeants purent prendre pied sur les roches du sud, dont une mer parfaitement calme rendait l’approche trop facile.

On put voir alors que l’artillerie ne manquait pas aux Senoûsistes. Les plus grands chébecs portaient quelques pièces de campagne, montées sur affûts roulants. Ils purent les débarquer dans cette partie du littoral, située hors de l’atteinte des canons de la ville, et même de ceux qui armaient le fortin du cône central.

Le docteur, du poste qu’il était venu prendre sur le saillant le plus rapproché, avait suivi l’ensemble de cette opération. S’y opposer, il ne l’aurait pu, étant donné le nombre relativement faible de son personnel. Mais, comme il était plus fort à l’abri de ses murailles, le rôle des assiégeants, si nombreux qu’ils fussent, allait devenir difficile.

Ceux-ci, traînant leur artillerie légère, s’étaient formés en deux colonnes. Ils marchaient sans chercher à se défiler, avec cette bravoure insouciante de l’Arabe, avec cette audace de fanatiques qu’entretiennent chez eux le mépris de la mort, l’espoir du pillage et la haine de l’Européen.

Lorsqu’ils furent à bonne portée, les batteries vomirent sur eux boulets, obus et mitraille. Plus de cent tombèrent, mais les autres ne reculèrent pas. Leurs pièces de campagne furent mises en position, et elles commencèrent à faire brèche dans un pan de mur, à l’angle de la courtine inachevée du sud.

Leur chef, toujours calme au milieu de ceux qui tombaient à ses côtés, dirigeait l’action. Sarcany, près de lui, l’excitait à donner l’assaut en lançant quelques centaines d’hommes sur la brèche.

De loin, le docteur Antékirtt et Pierre Bathory le reconnurent. Il les reconnut aussi.

Cependant la masse des assiégeants commençait à se porter vers la partie du mur, dont l’éboulement pouvait maintenant leur livrer passage. S’ils parvenaient à franchir cette brèche, s’ils se répandaient dans la ville, les assiégés, trop faibles pour leur résister, seraient contraints d’abandonner la place. Avec le tempérament sanguinaire de ces pirates, la victoire serait suivie d’un égorgement général.

La lutte corps à corps fut donc terrible sur ce point. Sous les ordres du docteur, impassible dans le danger et comme invulnérable au milieu des balles, Pierre Bathory et ses compagnons firent des prodiges de courage. Pointe Pescade et Cap Matifou les secondaient avec une audace qui n’était égalée que par leur chance à éviter les mauvais coups.

L’Hercule, un couteau d’une main, une hache de l’autre, faisait largement le vide autour de lui.

« Hardi, mon Cap, hardi !… Assomme-les ! » criait Pointe Pescade, dont le revolver, incessamment rechargé et déchargé, éclatait comme une boîte à mitraille.

Mais l’ennemi ne cédait pas. Après avoir été plusieurs fois repoussé hors de la brèche, il allait enfin la franchir, envahir la ville, quand, sur ses derrières, il se fit une diversion.

Le Ferrato était venu se placer à moins de trois encablures du rivage, sous petite vapeur. Puis, de ce point, avec ses caronades, toutes braquées du même bord, son long canon de chasse, ses canons-revolvers Hotchkiss, ses mitrailleuses Gatlings, qui couchaient les assaillants comme le blé sous la faucheuse, il les attaquait de dos, il les foudroyait sur la plage, en même temps qu’il détruisait et coulait les bateaux, mouillés ou amarrés au pied des roches.

Ce fut un coup terrible et très inattendu pour les Senoûsistes. Non seulement ils étaient pris à revers, mais tout moyen de fuir allait leur être enlevé dans le cas où leurs embarcations seraient mises en pièces par les projectiles du Ferrato.

Les assaillants s’arrêtèrent alors devant la brèche que la milice défendait obstinément. Déjà plus de cinq cents avaient trouvé la mort sur la grève, tandis que le nombre des assiégés n’était diminué que dans une proportion relativement faible.

Le chef de l’expédition comprit qu’il fallait immédiatement regagner la mer, s’il ne voulait pas exposer ses compagnons à une perte certaine et complète. En vain Sarcany voulut-il les lancer sur la ville, ordre fut donné de revenir au rivage, et les Senoûsistes opérèrent leur mouvement de retraite comme ils se seraient fait tuer jusqu’au dernier, s’il leur eût été commandé de mourir.

Mais il fallait donner à ces pirates une leçon dont ils ne dussent jamais perdre le souvenir.

« En avant !… Mes amis !… En avant ! » cria le docteur.

Et, sous les ordres de Pierre et de Luigi, une centaine de miliciens se jetèrent sur les fuyards qui se hâtaient de regagner le rivage. Pris entre les feux du Ferrato et les feux de la ville, ceux-ci durent aussitôt céder. Alors le désordre se mit dans leurs rangs, et on les vit se précipiter vers les sept ou huit embarcations que les bordées du large avaient plus ou moins épargnées.

Pierre et Luigi, au milieu de la mêlée, visaient surtout à s’emparer d’un homme entre tous. Cet homme, c’était Sarcany. Mais ils voulaient l’avoir vivant, et ils n’échappèrent que par miracle aux coups de revolver que ce misérable déchargea plusieurs fois sur eux.

Cependant, il semblait que le sort allait encore une fois le soustraire à leur justice.

Sarcany et le chef des Senoûsistes, suivis d’une dizaine de leurs compagnons, étaient parvenus à regagner une petite polacre, dont l’amarre venait d’être larguée et qui déjà manœuvrait afin de regagner la haute mer. Le Ferrato était trop loin pour qu’on pût lui signaler de la poursuivre, et elle allait s’échapper.

En ce moment, Cap Matifou aperçut une pièce de campagne, démontée de son affût, qui gisait sur le sable.

Se précipiter sur cette pièce encore chargée, la hisser, avec une force surhumaine, sur une des roches, s’arc-bouter pour la maintenir en place en la tenant par ses tourillons, puis, d’une voix de tonnerre, s’écrier : « À moi, Pescade, à moi ! » ce fut l’affaire d’un instant.

Pointe Pescade entendit l’appel de Cap Matifou, il vit ce qu’avait fait « son Cap », il le comprit, il accourut, et, après avoir pointé sur la polacre le canon que soutenait cet affût vivant, il tira.

Le projectile atteignit l’embarcation dans sa coque et la fracassa… L’Hercule ne fut pas même ébranlé par le recul de la pièce.

Le chef des Senoûsistes et ses compagnons, précipités dans les flots, se noyèrent pour la plupart. Quand à Sarcany, il se débattait au milieu du ressac, lorsque Luigi se jeta à la mer.

Un instant après, Sarcany était remis entre les larges mains de Cap Matifou qui se refermèrent sur lui.

La victoire était complète. Des deux mille assaillants, qui s’étaient jetés sur l’île, à peine quelques centaines purent-ils échapper au désastre et regagner les rivages de la Cyrénaïque.

De longtemps, on pouvait l’espérer, Antékirtta ne serait plus menacée d’une descente de ces pirates.