Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie III/09

La bibliothèque libre.
Gosselin (Tome IVp. 183-204).
Troisième partie


CHAPITRE IX.

REPENTIR.


Ursule était triste et grave.

— Après ce qui s’est passé entre nous — me dit-elle — je n’ai pas cru devoir partir sans vous revoir et sans vous entretenir un moment… Mon mari arrive ce matin, dans une heure peut-être une dernière explication serait impossible.

— Une explication… à quoi bon ? Elle est inutile.

— Peut-être pour vous — me dit Ursule — vous n’avez rien à vous reprocher à mon égard… tandis que moi, je vous l’avoue sans honte, j’ai eu de grands torts envers vous…

Je regardai Ursule avec défiance, je m’attendais de sa part à quelque retour, non de sentiment, mais d’hypocrisie.

Mais j’avais été tant de fois sa dupe, que je ne craignais plus d’être faible et confiante comme par le passé.

Pourtant une chose m’étonnait : ma cousine n’affectait plus le ton mélancolique et plaintif qu’elle employait ordinairement comme l’une de ses séductions les plus irrésistibles. Son abord était froid et calme.

— Vous avez en effet eu des torts envers moi — lui dis-je ; — au moment de nous quitter, je ne vous les aurais pas rappelés : toute liaison, toute amitié est rompue entre nous ; nous resterons désormais étrangères l’une à l’autre. Peut-être un jour oublierai-je le mal que vous m’avez fait.

— Ne vous méprenez pas sur les motifs de cette dernière entrevue — me dit Ursule — je ne viens pas vous demander d’oublier mes aveux sur l’envie que vous m’aviez de tout temps inspirée, ni sur les instincts d’aversion qui en avaient été la suite.

— Alors, pourquoi cet entretien ?

— Écoutez-moi, Mathilde, déjà vous m’avez vue sous des faces bien différentes ; un jour, femme éplorée, gémissante, incomprise, comme vous dites… l’autre jour, femme altière, ironique, insolemment coquette, et affichant les théories les plus cyniques ; aujourd’hui, descendant à flatter les goûts vulgaires de mon mari, et le rendant, après tout, heureux comme il peut et comme il veut l’être… demain, le trompant sans remords et usant de l’hypocrisie la plus perfide pour le détacher de sa mère qui me détestait… Eh bien ! ces aspects déjà si divers de mon caractère ne sont encore rien auprès des mystères de mon âme, car je réunis en moi bien des contrastes, Mathilde… ainsi j’ai un besoin immodéré de luxe, d’éclat et d’élégance ; cette passion de briller est poussée chez moi à un tel point, que, je l’avoue à ma honte, j’aurais épousé le vieillard le plus repoussant pour la satisfaire… Eh bien, j’ai pourtant la courageuse patience d’aller m’enterrer en province dans une vie misérable et bourgeoise pour donner à mon mari le temps d’augmenter sa fortune et de me mettre à même de mener à Paris l’existence somptueuse que j’ai toujours rêvée, et pour laquelle j’aurais été capable de tout sacrifier. J’aime à dominer impérieusement, et il y a des dominations despotiques presque brutales que j’adorerais. Je suis fausse, dissimulée par nature et par calcul, et quelquefois j’ai des accès de franchise insensée. En un mot, je suis à la fois capable de beaucoup de mal et quelquefois de beaucoup de bien. Oh ! ne souriez pas d’un air incrédule et méprisant, Mathilde… oui, de beaucoup de bien… dans ce moment même, je puis vous en donner une preuve ; sans doute, ce bien est mélangé de mal comme tout ce qui ressort de l’humanité… Mais je crois pourtant que le bien domine, vous allez en juger… Il y a huit jours, nous eûmes ensemble un long entretien où je vous avouai la jalousie que vous m’aviez toujours inspirée ; oui, je vous enviais profondément ; jeune, belle, riche, spirituelle, donnant une grâce irrésistible à la vertu et à la dignité, séduisant enfin par des qualités qui ordinairement imposent… mais n’attirent pas… Je ne voyais rien de plus parfait que vous.

— Ces flatteries…

— Oh ! ce ne sont pas des flatteries, Mathilde… j’ai été témoin de votre puissance de séduction… pour plaire à une pauvre vieille bourgeoise provinciale, je vous ai vue faire plus de frais et de frais charmants qu’il n’en faudrait pour tourner la tête de vingt élégants ; car vous avez, chose inestimable, la coquetterie de la vertu, comme tant d’autres femmes ont la coquetterie du vice… Enfin, vous réunissiez alors comme vous réunissez encore tous les avantages qui me manquent ; seulement, il y a huit jours, Mathilde, je vous enviais ces avantages, parce que je croyais que vous leur deviez un insolent bonheur… mais, aujourd’hui…

— Eh bien… aujourd’hui — dis-je à Ursule en voyant son hésitation.

— Aujourd’hui, je vous sais malheureuse… Oui, je vous sais la plus malheureuse des femmes et je n’ai plus le courage de vous envier ces rares et brillantes qualités… c’est encore un contraste que vous expliquerez comme vous le pourrez.

— Votre pénétration habituelle est en défaut — dis-je à Ursule — car justement depuis huit jours, depuis que je vous semble si digne de pitié, je n’ai jamais été plus heureuse — et j’ajoutai avec orgueil : — Jamais mon mari ne s’est montré pour moi plus prévenant et plus tendre…

— Nous parlerons plus tard de ces prévenances et de ces tendresses — me dit Ursule avec un singulier regard. — Parlons d’abord de la cause qui a changé ma haine et ma jalousie en pitié… Si vous me le permettiez, je dirais en intérêt… Mademoiselle de Maran, je ne sais dans quel but, dans celui sans doute d’exciter davantage mon envie, s’est plu à exagérer encore votre bonheur à mes yeux jusqu’au jour où elle vous a appris devant moi les calomnies dont vous êtes victime ; tout en faisant la part de sa méchanceté, je suis restée convaincue d’une chose, c’est que vous êtes la plus honnête, la plus noble femme qu’il y ait eu au monde et que pourtant votre réputation est sinon perdue, du moins à tout jamais compromise !

— Vous vous trompez… la vérité finit par se faire jour…

— Hélas ! Mathilde, ne vous abusez pas, le faux et le vrai sont malheureusement si mélangés dans les événements qui ont motivé les injustes jugements du monde, qu’il sera bien difficile de les combattre. Dans le doute, la société ne s’abstient pas, elle condamne ; aussi, je vous le répète, maintenant je me vois trop cruellement vengée des avantages que je vous enviais.

J’étais indignée de l’espèce de commisération qu’affectait Ursule ; ses louanges me révoltaient ; quoique ce qu’elle me disait sur ma réputation n’eût, hélas ! que trop de vraisemblance, je ne voulais pas en convenir devant elle.

— Je conçois — dis-je à ma cousine — que vous ayez grand besoin de croire à cette singulière répartition de la justice humaine, qui flétrirait les honnêtes femmes ! Mais ne vous hâtez pas de triompher ; quoique vous espériez le contraire, tôt ou tard chacun est jugé selon son mérite… Dispensez-vous donc de me plaindre ; quant à mes qualités, vous leur supposez une telle fin et une telle récompense que vos louanges sont autant de sarcasmes.

Ursule reprit avec un sang-froid imperturbable :

— C’est justement parce que ces qualités sont si mal récompensées que je les loue sans restriction, croyez-le bien. Quant à vous les envier, je n’ai garde… j’en serais trop embarrassée — ajouta-t-elle avec ce sourire qui lui était particulier. — Je n’ai pas vu le monde plus que vous — reprit-elle — mais par réflexion je le connais mieux que vous ne le connaîtrez jamais, quoi que vous disiez ; je suis donc convaincue que votre réputation a subi une mortelle atteinte malgré votre éclatante vertu.

— Madame…

— Ne prenez pas cette redite pour un outrage, Mathilde… non, non… Et tenez — reprit Ursule après un moment de silence — vous me croyez la plus fausse, la plus menteuse des femmes ; ainsi au lieu d’être touchée de ce que je vais vous dire, vous allez sans doute en être irritée, vous allez encore me traiter d’hypocrite : il n’importe ; en ce moment, je parle pour moi et non pour vous… Eh bien ! maintenant que je sais les affreux chagrins que vous avez ressentis, maintenant que je connais ceux qui vous attendent… eh bien ! vrai… oh ! bien vrai, Mathilde… je me suis repentie… profondément repentie du mal que je vous ai voulu… je n’ose dire… du mal que je vous ai fait.

En prononçant ces dernières paroles, la voix de ma cousine était émue, tremblante ; sans ma défiance, j’aurais cru à ses remords, mais je savais Ursule si fausse, si comédienne, que je souris avec amertume et je repoussai sa main qui cherchait la mienne.

— Mathilde… vous ne me croyez pas ?

— Non, et vos larmes vont sans doute bientôt venir à votre aide pour me convaincre ?

— Mes larmes ?… non, Mathilde… non… cette fois je ne pleurerai pas… car ma douleur est si profonde, si sincère, que pour vous y faire croire, je n’aurai pas besoin de larmes feintes.

Confondue du cynisme de cet aveu, je regardai ma cousine avec surprise.

Eh bien ! oui… oui, je l’avoue… dussé-je passer pour stupide, pour folle ; après tant de désillusions, après tant de déceptions, je fus émue, touchée malgré moi de l’expression de la physionomie d’Ursule et de l’indéfinissable douceur de son regard attendri.

Cette expression me frappa d’autant plus qu’elle ne ressemblait en rien aux affectations habituelles de ma cousine. Je crus, je crois encore qu’elle était alors sous l’influence d’un sentiment vrai.

Pourtant je voulus résister de toutes mes forces à cette sorte de fascination.

— Oh ! vous êtes la plus dangereuse des femmes ! — m’écriai-je — laissez-moi ! laissez-moi !… S’ils sont réels, vos regrets sont vains : ils n’atténuent en rien vos torts affreux envers moi ; vous avez voulu détruire mon bonheur… Je n’ai pas été dupe de votre manège envers mon mari, et s’il n’avait pas pour vous le mép…

Le mot me paraissant trop dur, je voulus le retenir.

Ursule l’acheva.

— Le mépris, voulez-vous dire, Mathilde ?… dites, dites !… je puis… je dois tout entendre de vous maintenant…

— Eh bien ! il n’a pas dépendu de vous que vous n’ayez séduit mon mari, que vous n’ayez porté le dernier coup à une femme qui ne vous a jamais voulu que du bien… et que vous trouvez déjà si malheureuse… si injustement malheureuse !… en admettant que votre intérêt soit sincère.

— Eh bien ! oui… cela est vrai — reprit Ursule — oui, dans cet entretien où vous assistiez à mon insu, je savais parfaitement qu’au lieu d’éteindre la passion de votre mari je l’irritais encore, autant par mon indifférence affectée que par mes railleries et par mes dédains.

— La passion ! — dis-je en haussant les épaules avec mépris… — lui Gontran… une passion pour vous ? dites donc le goût, le caprice passager.

— Je dis la passion, Mathilde, parce qu’il s’agissait d’une passion… entendez-vous, parce qu’il s’agit d’une passion.

— Il s’agit d’une passion… maintenant vous osez le dire ? maintenant ?

— Ne croyez pas que je veuille en rien blesser votre amour-propre, je veux vous rendre un service, Mathilde, réparer en partie le mal que je vous ai fait, et, Dieu merci, il en est temps encore.

L’accent d’Ursule avait une telle autorité, que, malgré moi, je l’écoutai en silence.

— Oui — reprit-elle — je savais irriter la passion de votre mari. Ce calcul de ma part doit vous rassurer sur ce que je ressentais pour lui, mais non sur ce qu’il ressentait… sur ce qu’il ressent encore aujourd’hui pour moi.

— Oh ! c’est indigne — m’écriai-je — quelle odieuse calomnie ! ce sont donc là vos adieux ? en parlant vous voulez me laisser au cœur un affreux soupçon !

— Mathilde, par pitié pour vous, permettez-moi d’achever, mon mari peut arriver d’un moment à l’autre et rendre cet entretien impossible…

— Par pitié pour moi ?…

— Oui… oui… par pitié pour vous, malheureuse femme… Écoutez moi, croyez-moi, je cède à un mouvement de générosité qui me consolera peut-être un jour de bien des mauvaises actions… écoutez-moi donc : si ce n’est pour vous… que ce soit au moins pour l’avenir de votre enfant.

— Quoi ! vous savez !… — m’écriai-je stupéfaite, car je n’avais confié ce secret qu’à Gontran.

— Oui, oui… je le sais — reprit Ursule — et cette raison surtout, en augmentant mes remords, m’a déterminée à agir comme je fais…

Après un mouvement d’hésitation, Ursule continua en baissant les yeux et d’une voix altérée :

— Vous vous souvenez bien, n’est-ce pas, de cet entretien si vif que nous eûmes ensemble ?

— Oui… oui… Eh bien !… — m’écriai-je avec angoisse, car mon cœur se serrait par je ne sais quel odieux pressentiment en songeant que mon mari avait dit à cette femme un secret que lui et moi seuls nous savions.

— Je ne veux pas récriminer — reprit-elle avec une émotion croissante — mais enfin, si dans cet entretien je vous avais crûment avoué l’envie que vous m’aviez toujours inspirée, Mathilde, vous avez été pour moi sans pitié, vous m’avez reproché la honte d’une liaison que je n’avouerai jamais… vous m’avez reproché mes perfidies, et puis enfin, alors je vous croyais la plus heureuse des femmes… alors je vous le jure… j’ignorais encore ce que vous avez souffert : car, rappelez-vous le bien, Mathilde, c’est le soir… seulement le soir de ce jour-là que, par mademoiselle de Maran, j’ai appris une partie de vos chagrins…

— Mais, au nom du ciel, parlez… parlez… Hé bien ! après notre entretien, que s’est-il passé ? Mais… oui… je me souviens, vous êtes allés vous promener dans la forêt…

— Mathilde… grâce… grâce… j’allais y retrouver votre mari ; il m’attendait dans une maison de garde inhabitée, où il m’avait donné rendez-vous.

Cet aveu était si inattendu, si horrible, que d’abord je ne pus y croire.

Il s’agissait de ma dernière espérance.

Il s’agissait de croire que depuis huit jours la conduite de Gontran envers moi était un tissu de mensonges et de faussetés.

Il s’agissait de croire que la tendresse qu’il me témoignait n’était qu’une apparence pour cacher son intelligence avec Ursule.

Je ne pouvais, je ne voulais pas me rendre à cette odieuse vérité… hors de moi, je m’écriai :

— Vous calomniez Gontran ; il a passé ce jour-là à la chasse, un de ses gens est venu me le dire de sa part.

— Eh ! cet homme a dit ce que son maître lui avait ordonné de dire !

— Cela n’était pas vrai ! cet homme mentait !

— Oui… oui… grâce… Mathilde… Égarée par l’aversion que je vous portais, voulant me venger de vous en vous enlevant votre mari… j’ai été coupable.

— Je vous dis que je ne vous crois pas… je vous dis que vous vous calomniez pour me porter un coup affreux.

— J’ai le courage de vous apprendre la vérité, Mathilde, si honteuse qu’elle soit pour moi, si pénible qu’elle soit pour vous.

— Mon Dieu… mon Dieu, vous l’entendez ! — m’écriai-je en levant les mains au ciel.

— Grâce, Mathilde… car lorsque j’appris plus tard combien vous aviez été malheureuse, lorsque plus tard je sus par Gontran que vous étiez mère ; pauvre malheureuse femme… que vous étiez mère ! oh ! cela, surtout cela m’a désarmée… j’ai eu horreur de ma faute, en songeant que j’avais cédé, non pas même à l’amour, mais à une basse haine, à un exécrable sentiment de vengeance…

— Mon Dieu… mon Dieu ! — m’écriai-je dans un accès de désespoir inouï : — rendez-moi folle… folle ! ou retirez-moi la vie… Je ne puis plus… je ne veux plus… souffrir davantage.

— Mathilde… Mathilde… pardon… je vous jure que je ne soupçonnais pas alors tous les droits que vous aviez à l’intérêt, à la plus tendre pitié… et puis il faut avoir le courage de tout vous dire… Eh bien ! je ne soupçonnais pas alors l’odieuse indifférence de votre mari pour vous ; non… je ne croyais pas que l’amour qu’il ressentait pour moi pût le rendre aussi faux, aussi injuste, aussi cruel qu’il devait l’être à votre égard, hélas ! car vous ne savez pas ses projets…

— Mais, c’est épouvantable — m’écriai-je — elle a été au devant du déshonneur, et elle vient accuser mon mari ! Mais qu’est-ce donc que cette femme ?.. Qu’est-il donc lui-même ?… Que suis-je moi-même ?… Quelle est cette vie ? Est-ce un rêve ? Est-ce une horrible réalité ? Et vous… vous qui êtes là devant moi, qui me regardez, qui que vous soyez… répondez… où suis-je ? Quelle est la vérité ? Quel est le mensonge ? Comment ! depuis huit jours la tendresse que me prodiguait Gontran, c’était un piège, une fausseté insultante ! Mais à quoi bon cette feinte ?… Puisque vous partiez… puisque vous allez partir ! Oh ! c’est un chaos dans lequel ma tête s’égare et se perd… je délire, mon Dieu ! je délire !!… ayez pitié de moi… éclairez-moi… Ursule, voyez, suis-je assez humiliée ?… Suis-je assez malheureuse ? Tenez, me voilà à vos pieds, Ursule… à vos pieds.

— Au nom du ciel ! relevez-vous, Mathilde… Maintenant, c’est moi… c’est moi qui vous demande grâce.

— Je vous pardonne, je vous pardonne… mais au moins dites-moi la vérité, toute la vérité, si affreuse qu’elle soit… Je suis mère, je ne m’appartiens plus : à force de douleur, je tuerais mon enfant ; je vous dis que je ne veux plus souffrir, je ne le veux plus ! si Gontran m’a aussi indignement trompée… Tout espoir de le ramener à moi est à jamais perdu… Eh bien ! j’en prendrai mon parti… je ne le reverrai plus… je resterai seule ici ; et quand j’aurai mon enfant, je pourrai être heureuse encore.. Ainsi, Ursule, n’ayez aucune crainte… dites-moi tout… entendez-vous, absolument tout : votre franchise peut me sauver la vie… Parlez… Ursule… parlez… une certitude… pour l’amour de Dieu… une certitude si affreuse qu’elle soit : mieux vaut la mort que l’agonie…

— Pauvre femme… pauvre malheureuse femme… — dit Ursule, en cachant dans ses mains sa figure baignée de larmes.

— Oui, malheureuse, bien malheureuse… n’est-ce pas ? Et bien ! vous ne pouvez plus m’envier maintenant… n’est-ce pas ? me poursuivre encore ce serait de la barbarie… Vous le voyez, il est impossible d’être plus malheureuse… c’est ce que vous vouliez. Votre aversion est-elle assez assouvie ?…

— Mathilde… ah ! je suis trop vengée… C’est horrible… horrible… malheureusement je ne puis rien sur le passé… mais je puis pour l’avenir… Écoutez-moi bien… Voici une lettre que Gontran m’a écrite, voici ce que je lui répondais : chaque jour je voulais lui remettre cette lettre, elle n’atténue pas mes torts, mais elle prouve au moins que j’espérais les réparer ; dans cette réponse, je me montrais sous de si odieuses couleurs que, malgré mon regret de vous avoir outragée, jusqu’à présent j’avais hésité à remettre à Gontran ces lettres si honteuses pour moi… les voici…

Et Ursule me donna une enveloppe cachetée que je pris machinalement.

— Maintenant un dernier mot, Mathilde : j’aurais pu vous taire ce cruel aveu, partir pour Paris… et vous laisser dans un complet aveuglement ; mais, en lisant la lettre de votre mari, vous verrez quels étaient ses projets pour l’avenir, vous verrez qu’il ressent pour moi une passion désordonnée dont les conséquences m’ont fait frémir… Je vous ai jusqu’ici parlé du mal que je vous ai fait ; maintenant, voici comment j’espère le réparer en partie… Avec la lettre qu’il m’a écrite, vous confondrez votre mari, il n’aura qu’à se jeter à vos pieds pour implorer son pardon… Avec celle que je lui réponds, vous lui prouverez qu’il ne lui reste aucun espoir de me revoir jamais… de plus, vous pouvez vous venger du passé et garantir l’avenir… Si je vous donnais l’ombre de jalousie… envoyez à M. Sécherin la lettre que j’ai écrite à Gontran, si vous voulez vous venger du passé, Mathilde… remettez tout à l’heure cet écrit à mon mari, il ne lui laissera aucun doute sur l’étendue de ma faute ; je le connais : autant sa bonté, sa confiance sont aveugles, autant il sera impitoyable envers moi s’il est certain d’être trompé ; il me chassera, mon père ne voudra jamais me revoir, je serai sans ressources, et de ce rêve d’opulence que je vais réaliser je tomberai dans la misère… Et vous ne savez pas, Mathilde… ce que pourrait me conseiller la misère ! Et puis, voyez-vous — ajouta Ursule d’un ton presque solennel — il faut qu’il y ait quelque chose de fatal, de providentiel dans ce qui arrive… Je n’écris jamais… je suis trop rusée pour rien faire qui puisse me compromettre, la faute que j’ai commise pouvait rester sinon dans le secret, du moins sans preuves, et pourtant j’ai écrit cette lettre qui peut me perdre, et pourtant je viens volontairement vous la confier : rien ne me force, vous le voyez, à me mettre ainsi à votre discrétion… rien, si ce ne sont mes remords du passé, ma bonne résolution pour l’avenir et ma confiance aveugle dans votre justice ; rien ne me force enfin à agir ainsi, rien, si ce n’est l’un de ces contrastes bizarres, inexplicables de ma nature, dont je vous parlais, et dont vous vous railliez, Mathilde.

Je restais anéantie, tenant cette enveloppe entre mes mains.

Cette corruption, ce cynisme auxquels se mêlait peut-être une sorte de générosité, de grandeur, me semblait incompréhensible.

Je me demandais et je me demande encore si l’aveu que venait de me faire Ursule était calculé par la plus infernale perfidie, ou s’il était dicté par un tardif intérêt pour moi…

Affectait-elle de se mettre à ma discrétion pour pouvoir porter mon désespoir à son comble en m’apprenant l’infidélité de mon mari, ou bien, voulait-elle sincèrement me donner pour l’avenir des garanties contre elle et contre Gontran ?…

Je regardais ma cousine avec autant d’effroi que de surprise et de défiance.

Tout à coup un bruit de chevaux se fit entendre dans la cour.

Ma chambre à coucher était au rez-de-chaussée, Ursule courut à la fenêtre, écarta l’un des rideaux, regarda dans la cour, puis me dit avec une simplicité touchante dont je fus frappée malgré moi :

— Mathilde… la voiture de mon mari entre dans la cour… vous pouvez tout lui dire et vous venger du mal que je vous ai fait…

Nous gardâmes quelques moments le silence…

Ma porte s’ouvrit.

Ursule pétrifiée recula d’un pas…

Ce n’était pas son mari, c’était sa mère, madame Sécherin, qui entra…