Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/03

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Gosselin (Tome Vp. 61-78).
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Quatrième partie


CHAPITRE III.

LE RETOUR.


Deux mois après mon départ de Maran, j’étais établie à Paris dans le pavillon que m’avait offert madame de Richeville.

Je me demande encore comment j’avais pu inspirer à cette excellente femme l’affection qu’elle ne cessa jamais de me témoigner et dont elle me donna tant de nouvelles preuves lors de mon retour à Paris ; c’est avec l’intérêt le plus tendre, le plus maternel, qu’elle veillait à mes moindres désirs, qu’elle tâchait de m’épargner les moindres chagrins.

En songeant aux indignes calomnies dont elle avait été victime, je fus surtout frappée de voir dans quelle affectueuse intimité elle vivait avec des personnes qui représentaient certainement l’élite de la meilleure compagnie de Paris et qui passaient même, qu’on me pardonne cette expression, pour être extrêmement collet monté.

Ce revirement de l’opinion en faveur de madame de Richeville n’aurait pas dû m’étonner. Les gens de mœurs sévères sont d’autant plus indulgents pour les erreurs passées d’une personne qui recherche leur patronage que la vie présente de celle-ci est plus irréprochable.

Justement fiers de l’espèce de conversion mondaine que leur salutaire influence a opérée, ils défendent, ils appuyent leur néophyte, avec toute la généreuse ardeur du prosélytisme.

Madame de Richeville avait donc alors pour amis véritablement dévoués tous ceux qui, autrefois, avaient sincèrement plaint ses malheurs et déploré ses fautes.

Grâce aux derniers sacrifices que lui avait imposé son mari, sa maison était fort convenable ; mais pas assez splendide pour que l’empressement qu’on mettait à y être admis ne se rapportât pas entièrement à elle, qui en faisait les honneurs avec une grâce extrême.

Les portraits qu’elle m’avait faits de quelques personnes de sa société habituelle étaient d’une ressemblance frappante ; je fus, par hasard, à même d’en juger le premier jour de mon arrivée à Paris.

Ma voiture s’était brisée à Étampes ; retardée par cet accident, je ne pus, contre mon attente, arriver à Paris, chez madame de Richeville, qu’à dix heures du soir. Ne comptant plus ce jour-là sur moi, elle avait reçu comme elle recevait d’habitude ; aussi quel fut mon étonnement, lorsque ma voiture s’arrêta sous le péristyle, d’y trouver madame Richeville, accompagnée du prince d’Héricourt ! Mon courrier me précédant d’un quart d’heure m’avait annoncée, et madame de Richeville était descendue pour venir plus tôt au-devant de moi.

Je trouvai ce soir là chez elle la princesse d’Héricourt, mesdames de Semur et de Grandval. On fut pour moi de la bonté, de l’affabilité la plus parfaite.

Il faut avoir vécu dans le monde dont je parle pour comprendre cet accueil à la fois bienveillant et réservé. On savait mes chagrins ; j’excitais une vive sympathie : mais par une discrétion pleine de délicatesse on m’épargna tout ce qui aurait pu me rappeler trop directement des maux qu’on désirait me faire oublier.

Dire en quoi consistaient ces nuances si fines serait presque impossible ; et cependant, grâce à ces riens, au lieu de me témoigner une compassion indiscrète, on m’entourait d’une digne et charmante sollicitude.

Tant que les traditions et le savoir-vivre de notre ancienne aristocratie ne se perdront pas, il n’y aura jamais en Europe une société capable d’être comparée à notre bonne compagnie pour ce tact exquis, pour ce goût excellent, rares privilèges de l’esprit français.

Ainsi, je n’oublierai de ma vie ces paroles de la vénérable princesse d’Héricourt lorsque je lui fus présentée ce même soir par madame de Richeville :

— Quoique j’aie le plaisir de vous voir aujourd’hui pour la première fois, Madame — me dit-elle — je vous connais, et permettez-moi de vous le dire, je vous aime depuis que j’ai entendu parler de vous par ma chère Amélie (c’était le nom de baptême de madame de Richeville) ; moi et ses amis, qui sont aussi les vôtres, nous l’engagions toujours à hâter votre retour à Paris. À votre âge une vieille grand’mère peut vous dire cela, à votre âge la solitude est dangereuse ; en s’isolant de toute affection, on finit malgré soi par soupçonner le monde d’égoïsme ou d’insensibilité. Mais je vous assure qu’il n’en est rien ; j’ai toujours vu les plus touchantes, les plus nobles sympathies aller avec bonheur au-devant des nobles et des touchantes infortunes.

— Et moi, Madame — me dit gaiement la comtesse de Semur avec sa vivacité cordiale, — dût-on m’accuser de paradoxe comme on m’en accuse souvent, je vous avoue que je voudrais presque vous savoir encore au fond de votre Touraine ; mais, sans doute, vous étiez notre idéal : pour nous consoler de ne pas vous voir, nous disions que l’idéal se rêve et ne se rencontre pas ; au lieu que maintenant, si nous allions vous perdre, nous vous aimerions encore plus, et nous vous regretterions bien davantage.

Puis, comme je me défendais modestement de ces louanges, la princesse d’Héricourt me prit la main et me dit d’une voix profondément émue :

— Veuillez songer, Madame, qu’il peut y avoir à admirer chez une jeune femme autre chose que sa beauté, sa grâce et son esprit… et vous sentirez la distance qui existe entre une flatterie banale et un hommage sérieux et mérité.

Après ces présentations, je m’approchai d’Emma. Elle était vêtue d’une robe blanche très simple ; les épais bandeaux de ses magnifiques cheveux blonds ondulés dessinaient le fin et pur ovale de son visage d’albâtre rosé. Elle me parut d’une éblouissante beauté : à son passage à Maran, elle avait quatorze ans ; deux années de plus avaient accompli sa taille svelte et élancée comme celle de la Diane antique.

Je fais cette comparaison mythologique parce que les traits d’Emma comme ses moindres mouvements étaient empreints d’une grâce sérieuse, chaste et réfléchie, qui eût été de la majesté, si on pouvait appliquer ce mot à une jeune fille de seize ans, dont les grands yeux d’azur, dont le frais sourire révélaient la candeur enfantine.

Ce soir-là, comme toujours, Emma s’occupait des soins du thé et l’offrait avec des distinctions de prévenance dont quelques-unes me touchèrent. Ainsi, après avoir présenté une tasse à la princesse d’Héricourt, qui l’accepta, elle trouva le moyen, en s’inclinant légèrement, de baiser la main de la princesse au moment où elle allait toucher la soucoupe. Se rappelant sans doute que madame de Semur aimait le thé moins fort, elle eut l’attention de l’affaiblir. Si j’insiste sur ces puérilité, c’est que justement Emma savait leur donner la valeur des attentions les plus délicates.

Jamais je n’oublierai non plus le sourire mélancolique que madame de Richeville me jeta lorsqu’Emma lui dit de sa voix harmonieuse et suave : — Vous offrirai-je du thé, Madame ?

Hélas ! ce mot froid et indifférent, madame navrait cette pauvre mère ; il fallait se résigner… aux yeux du monde, sa fille n’était pour elle que mademoiselle de Lostange, orpheline et sa parente éloignée.

Au bout de quelques jours Emma fut en confiance avec moi, je pus admirer les trésors de cette âme ingénue. C’était un cœur si sincère, si droit, si répulsif à tout ce qui était en désaccord avec son élévation naturelle, que jamais Emma n’a compris certains vices et certains défauts.

Les mauvaises actions étaient pour elle des effets sans cause, de monstrueux accidents ; les odieux calculs, les instincts désordonnés qui amènent une bassesse ou un crime, dépassaient son intelligence complètement et adorablement bornée à l’endroit des passions : Emma était une exception aussi rare dans son espèce que l’étaient mademoiselle de Maran et Ursule dans la leur.

Je ne fus pas longtemps à deviner la cause de la vague tristesse qui semblait augmenter la mélancolie d’Emma… La pauvre enfant regrettait sa mère qu’elle avait perdue au berceau, lui avait-on dit. Sa reconnaissance pour madame de Richeville était tendre et sincère, mais Emma faisait ce calcul d’une naïveté sublime :

« Puisqu’une parente éloignée est si bonne pour moi… qu’aurait donc été ma mère ! »

Ayant pénétré le secret de la tristesse d’Emma, je me gardai bien d’en parler à madame de Richeville : c’eût été lui porter un coup affreux. Dans son adoration pour sa fille, elle eût été capable peut-être de lui avouer le secret de sa naissance ; et je n’osais prévoir le bouleversement que cette révélation eût apporté dans les sentiments d’Emma pour madame de Richeville : quelle lutte cruelle ne se fût pas élevée dans l’âme de cette jeune fille d’une vertu si fière, si ombrageuse, lorsqu’elle eût appris que sa mère avait commis une grande faute, et que sa naissance, à elle, pauvre enfant, était presque un crime !

Emma était la franchise même ; la perspicacité ne me manquait pas, et je sentais pourtant qu’il y avait en elle un côté mystérieux qui m’échappait encore.

Chose étrange ! j’étais convaincue qu’elle avait un secret, et qu’elle ignorait elle-même ce secret. Je la savais incapable de dissimuler aucune de ses impressions ; elle n’avait pas dit à madame de Richeville la cause de sa vague tristesse au sujet de sa mère, parce qu’elle avait senti que cet aveu devait être pénible pour celle qui l’avait entourée de soins maternels.

Je pressentais donc qu’Emma me cachait quelque chose, mon par fausseté, mais par ignorance, mais parce qu’elle ne pouvait ni s’expliquer ni préciser plus que moi la cause de certaines bizarreries qui m’avaient frappée.

Ainsi, lorsque l’hiver fut arrivé et qu’elle vit tomber la première neige, elle devint pâle comme cette neige, tressaillit et s’écria douloureusement : — Ah ! la neige !!!

J’étais seule avec elle, je lui demandai pourquoi cette exclamation pénible ; elle me répondit :

— Je ne sais pourquoi tout à l’heure cela m’a fait mal de voir tomber la neige. Maintenant cela m’est indifférent.

Je lui demandai si la pensée des malheureux qui souffraient du froid n’avait été pour rien dans son exclamation, elle me répondit naïvement que non, qu’elle les plaignait profondément, mais qu’en ce moment elle n’y avait pas songé : à la vue de la neige, son cœur s’était douloureusement serré sans qu’elle sût pourquoi ; mais cette impression était déjà effacée.

Une autre fois, devant sa mère et moi, je ne sais plus à quel propos on parla d’hirondelles.

Les yeux d’Emma se remplirent de douces larmes ; elle nous dit avec un sourire angélique :

— Je ne sais pourquoi, en entendant parler d’hirondelles, je me suis sentie délicieusement émue, pourquoi j’ai eu envie de pleurer.

Enfin, un jour que des soldats passaient devant la maison au son du clairon, Emma se leva droite, fière, l’œil brillant, la joue animée, prêta l’oreille à ce bruit guerrier avec une telle exaltation que sa charmante figure prit tout-à-coup une expression héroïque.

Les clairons passèrent, le bruit s’affaiblit. Emma regarda autour d’elle avec étonnement, se jeta rouge et confuse dans les bras de madame de Richeville, lui prit la main, qu’elle posa sur son sein en lui disant avec une grâce enchanteresse :

— Pardonnez-moi, je suis folle, mais je n’ai pu réprimer ce mouvement ; sentez mon cœur, comme il bat.

En effet, son cœur battait à se rompre.

Quel était ce mystère, quelle était la cause secrète de ces agitations, de ces émotions, hélas ! je le découvris plus tard ; mais alors Emma l’ignorait comme moi.

À l’exception de ces ressentiments involontaires, imprévus, dont on ne pénétrait pas la cause, on pouvait tout lire dans cette âme ingénue, aussi pure, aussi limpide que le cristal.

Telle était Emma.

Peu à peu on verra ce caractère se développer dans sa charmante ignorance, comme ces fleurs précieuses qui n’ont pas la conscience des parfums qu’elles exhalent ou des couleurs qui les nuancent…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quand j’étais à Maran, j’avais supplié madame de Richeville de ne pas m’écrire un mot sur M. de Lancry ou sur Ursule ; je fuyais tout ce qui pouvait me rappeler leur odieux souvenir : une fois à Paris, entourée de nouveaux amis, je fus plus courageuse.

Madame de Richeville avait été renseignée par des personnes bien informées de la conduite de mon mari. Voici ce que j’appris.

Mademoiselle de Maran redoublait de calomnies et de méchancetés. Après avoir ramené Ursule à Paris, elle la logea chez elle, répandant le bruit que ma jalousie, aussi injuste que furieuse, avait provoqué la séparation de M. Sécherin et de sa femme, que j’avais dénoncé ma cousine à son mari et donné comme preuves de la faute d’Ursule quelques trompeuses apparences.

Ma tante ajoutait que ce procédé était d’autant plus indigne de ma part que ma liaison avec M. Lugarto ne me donnait ni le droit de me plaindre des infidélités de mon mari, ni le droit de blâmer la conduite des autres femmes. Enfin, M. de Lancry, déjà éloigné de moi par la violence de mon caractère, ayant découvert que, lors de son voyage en Angleterre, j’avais poussé l’audace jusqu’à aller passer une nuit dans la maison de M. Lugarto, m’avait abandonnée. Mademoiselle de Maran, malgré l’affection qu’elle me portait, disait-elle, ne pouvait s’empêcher de reconnaître que M. de Lancry avait eu raison d’agir ainsi, et elle croyait de son devoir de soutenir cette pauvre Ursule victime de ma jalousie et de ma noirceur.

Ces médisances, si absurdes qu’elles fussent, n’en auraient pas moins été dangereuses, si madame de Richeville, pour prémunir ses amis contre ces infamies, ne leur avait pas raconté toute la scène de la maison isolée de M. Lugarto, telle que M. de Mortagne la lui avait dite à son lit de mort.

Cette révélation, les antécédents de M. de Lancry, la conduite présente d’Ursule suffirent pour me défendre des odieuses accusations de ma tante.

La révolution de juillet, en divisant, en dispersant la société légitimiste, avait en partie dépeuplé le salon de mademoiselle de Maran. Celle-ci n’avait dû les soins assidus dont on l’avait entourée, sous la Restauration, qu’à la crainte qu’elle inspirait, et aux puissantes inimitiés ou aux non moins puissantes protections dont elle pouvait disposer à son gré.

Lorsqu’on n’eut plus rien à redouter ou à espérer d’elle, on commença de la délaisser ; car sa méchanceté augmentait avec les années. Sa maison n’offrait aucun attrait, aucun plaisir ; son économie avait tourné à l’avarice : peu à peu elle se trouva complètement isolée.

Le dépit qu’elle en éprouva fut la véritable cause de son voyage à Maran. Pour se distraire de ses ennuis, elle vint sans doute me faire tout le mal possible.

En prenant le parti d’Ursule contre sa belle-mère, en lui proposant de l’emmener à Paris, elle avait d’abord cédé à son instinct de haine contre moi : mais lorsqu’elle eut reconnu la puissance des nouvelles séductions d’Ursule, elle songea à se servir de ma cousine — qu’on me pardonne cette trivialité — pour achalander son salon.

Elle savait le monde mieux que personne ; elle annonça partout qu’Ursule était séparée de son mari. Il y a toujours un irrésistible attrait dans l’espoir de plaire à une jeune et jolie femme qui se trouve dans une position aussi indépendante ; aussi bientôt mademoiselle de Maran ne fut plus délaissée. Ursule, plus jolie, plus effrontément coquette que jamais, se vit entourée d’une cour nombreuse.

M. de Lancry instruit de tout ce qui se passait, par un homme de confiance qu’il avait envoyé à Paris, perdit la tête de jalousie. Ce fut alors qu’il m’abandonna pour aller rejoindre Ursule.

Ce qu’il me reste à dire paraîtra sans doute bien ignoble… Malheureusement, en avançant dans la vie, j’ai été assez fréquemment témoin d’ignominies pareilles. Que chacun interroge ses souvenirs, et il reconnaîtra que les faits que je vais signaler n’ont rien d’exagéré, rien d’impossible ; et qu’au contraire ils sont plutôt remarquables par une sorte de délicatesse assez rare dans ces indignités.

Ursule aimait passionnément le luxe, l’éclat, les plaisirs, les fêtes ; elle ne trouvait pas cette vie splendide chez mademoiselle de Maran. Ma tante, assez riche pour recevoir noblement, était plus loin que jamais de penser à donner des bals, à prendre des loges aux grands théâtres, à avoir enfin un état de maison plus moderne, plus élégant, plus considérable que celui qu’elle avait toujours eu.

M. de Lancry, en arrivant à Paris, trouva Ursule en coquetterie réglée avec deux ou trois hommes de la société de ma tante. Malgré son aveugle passion, il connaissait trop bien les femmes et certaines femmes pour n’avoir pas deviné les goûts d’Ursule.

Par respect pour elle et pour lui, il ne pouvait lui proposer de satisfaire son penchant au faste et à la dépense ; on savait qu’elle n’avait point d’autre fortune que soixante mille francs de sa dot. L’origine de son luxe une fois connue, Ursule tombait dans le dernier mépris et se voyait chassée de ce monde au milieu duquel elle voulait briller.

M. de Lancry, d’accord ou non avec ma tante, je ne l’ai jamais su, trouva un moyen fort ingénieux de tout accommoder ; en un mot de donner à sa maîtresse la plus grande existence du monde, de ne pas la faire déchoir aux yeux de la société, et de lui assurer, au contraire, toutes les sympathies d’une coterie, de très bonne compagnie d’ailleurs, présidée par mademoiselle de Maran.

Sans la haine que celle-ci me portait, elle eût repoussé sans doute la honteuse complicité qu’elle accepta dans cette infâme transaction.

Quant à la manière dont je fus instruite de ces détails, elle se rattache à une nouvelle série d’événements mystérieux qui me prouvèrent malheureusement que le mauvais génie de M. Lugarto planait encore autour de moi et de ce qui me devenait de plus en plus cher.