Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/08

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Gosselin (Tome Vp. 168-194).
Quatrième partie


CHAPITRE VIII.

LES CONFIDENCES.


Je restai assez longtemps avant de ressentir, si cela se peut dire, le contre-coup de mon entretien avec M. de Rochegune.

Il y avait en lui tant de franchise et de loyauté que je n’apportai pas dans nos relations la réserve que son aveu aurait peut-être dû m’imposer.

Je continuai de le voir presque chaque soir chez madame de Richeville, où il venait très assiduement, ainsi que les autres amis de la duchesse, assez souvent aussi je le vis chez moi le matin.

J’avais une telle confiance en moi et en lui que je me laissais aller sans crainte au charme de cette affection naissante. Je ne le cachais pas, j’étais fière et, je le crois, justement fière des preuves d’attachement que M. de Rochegune m’avait données et de la noble influence qu’à mon insu j’avais exercée sur sa vie.

Je jouissais de ses succès qui grandissaient chaque jour. Il parlait rarement à la chambre des pairs, mais son éloquence faisait vibrer toutes les âmes généreuses ; l’influence de sa parole était d’autant plus puissante que son indépendance était absolue. Il n’appartenait à aucun parti, ou plutôt appartenait à tous par ce qu’ils avaient de noble et d’élevé ; partisan déclaré de ce qui était juste, humain, grand, vraiment national, il était impitoyable aux lâchetés, aux égoïsmes, aux hypocrisies : ne s’inféodant à personne, il s’était fait ainsi une position exceptionnelle, stérile pour les avantages personnels qu’il aurait pu en tirer, admirablement féconde pour les augustes vérités qu’il répandait en France, en Europe.

Le retentissement de son nom et de son beau caractère alla si loin, qu’un souverain du Nord, après avoir résisté à toutes les instances de la diplomatie française au sujet d’une concession qu’on lui demandait, fit remettre à M. de Rochegune une lettre dans laquelle il l’informait que, quoiqu’il ne le connût pas personnellement, il se faisait un plaisir d’accorder à la considération de son nom et des services qu’il rendait à la cause de l’humanité… ce qu’il avait jusqu’alors refusé.

Il y avait, ce me semble, autant de touchante estime que de haute bienveillance dans cet hommage d’un prince qui, n’ayant eu aucune relation avec M. de Rochegune (absolument étranger à la question qui se traitait), et sachant son désintéressement des emplois publics, trouvait pourtant le moyen de lui faire une noble part dans les affaires du pays, en accordant à la seule influence de son caractère une concession des plus importantes.

Je n’oublierai jamais la joie de M. de Rochegune lorsqu’il vint me confier cette bonne nouvelle, ni la grâce touchante avec laquelle il voulut me persuader que, puisant toutes ses nobles inspirations dans ma pensée, c’était à moi qu’il devait rapporter cette faveur insigne dont il était si fier.

Quoique inespérée, cette grâce combla plus qu’elle n’étonna les amis de M. de Rochegune. Sa philanthropie éclairée, son talent d’orateur, les guerres qu’il avait faites, son instruction profonde, variée, en faisaient un personnage très éminent.

Presque tous les étrangers distingués, soit par le savoir, soit par la naissance, tenaient beaucoup à être reçus chez madame de Richeville ; et il était facile de voir que la société de la duchesse aimait à faire montre de M. de Rochegune, qui s’était concilié les plus hautes et les plus flatteuses sympathies.

Et pourtant, une fois dans l’intimité, personne mieux que lui n’avait l’art de faire oublier cette supériorité si éclatante et si reconnue, par une simplicité charmante, par une gaîté douce et communicative. Il avait non-seulement le rare talent de plaire, mais encore celui de donner envie de plaire.

Ses préférences pour moi et, pourquoi ne le dirais-je pas, mes préférences pour lui, car l’affection qui les dictait n’avait rien qui pût me faire rougir, semblaient si naturelles et étaient tellement avouées par nous dans la société de madame de Richeville, qu’on se serait pour ainsi dire fait un scrupule de priver M. de Rochegune du plaisir de m’offrir son bras ou de se placer à côté de moi ; cette bienveillante tolérance, de la part de personnes d’une rigidité connue, prouvait assez combien notre attachement était honorable.

J’avais une tendre amitié pour madame de Richeville ; chaque jour elle me témoignait de nouvelles bontés. Je chérissais Emma comme j’aurais chéri une jeune sœur, jamais je n’avais été plus heureuse.

Je passais presque toutes mes soirées chez madame de Richeville, à l’exception de mes jours de Bouffons et de quelques autres jours où je restais seule à rêver.

Le matin, je faisais quelques promenades, des visites intimes, ou bien je me mettais au piano.

Je me trouvais si bien de cette nouvelle vie calme et intime, que je n’avais pas voulu consentir à aller quelquefois au bal.

Un fait peut être inouï dans les fastes de la société vint montrer sous un nouveau jour le caractère déjà si excentrique de M. de Rochegune.

Pour comprendre ce qui va suivre, je dois dire, ce que j’avais d’ailleurs très facilement oublié, que M. Gaston de Senneville, neveu de madame de Richeville, s’était occupé de moi, pensant nécessairement que l’évidence des soins de M. de Rochegune et l’évidence non moins grande avec laquelle je les accueillais, constituaient une sorte d’amitié fraternelle qui lui laissait, à lui, M. de Senneville, toutes les chances possibles de m’inspirer un sentiment plus tendre.

Il était fort jeune, il avait, je crois, vingt ans. Madame de Richeville le recevait avec bonté : c’était la nullité dans l’élégance et l’insignifiance dans la bonne grâce la plus parfaite ; ayant d’ailleurs des manières excellentes, et suppléant à ce qui lui manquait du côté de l’esprit par un usage du monde si précoce, que ses façons exquisement formalistes faisaient un contraste presque ridicule avec sa jolie figure encore toute juvénile.

Après les enfants savants, les petites filles qui font les madames, je ne sais rien de plus fâcheux que les très jeunes gens qui remplacent la gaîté, l’étourderie confiante de leur âge par un aplomb sérieux, par un dédain profond de tout ce qui est franchement joyeux et amusant. Certes, cette cérémonieuse exagération est encore préférable à l’insouciance ou à la familiarité presque grossière de beaucoup d’hommes de la société ; aussi, moi et madame de Richeville, nous ne plaisantions que très intimement de la fatuité grave et compassée de son neveu.

Je l’avais accueilli avec d’autant plus de bienveillance que je ne lui supposais pas la moindre prétention. Il ne m’avait d’ailleurs rendu que de ces hommages que tout homme bien né doit rendre à une femme ; mais, de nos jours, les gens de très bonne compagnie sont si rares, et les hommes s’occupent si peu des femmes, que les moindres égards deviennent presque compromettants. Ainsi, ce qui passait pour du savoir-vivre dans le très petit cercle de madame de Richeville, devait sans doute passer pour une cour très assidue et très éclairée dans une société moins restreinte et moins choisie.

Il fallait la scène que je raconte pour m’éclairer sur les intentions qu’on prêtait à M. de Senneville ou qu’il avait manifestées lui-même, mais dont je n’avais jamais eu le moindre soupçon.

Madame de Richeville entra un matin chez moi et me dit en m’embrassant :

— Vous me voyez folle de joie. Vous êtes l’héroïne d’un fait inouï, incroyable ; on vous aime, on vous admire au-delà de ce qu’on peut imaginer ; on veut vous dédommager de tout ce que vous avez souffert. Quand je vous disais que le monde avait du bon… il vous rend justice. Me voici décidément optimiste.

Madame de Richeville semblait si exaltée que je lui dis en souriant :

— Mais expliquez-moi donc, dites-moi donc comment je suis devenue, sans m’en douter, l’héroïne de ce fait inouï, incroyable ?

— Je vais vous dire cela et vous faire rougir… oh ! mais rougir de toutes vos forces, car les louanges ne vous ont pas été épargnées ; mais ce qu’il y a de charmant, c’est que c’est une sottise de mon neveu Gaston de Senneville qui a inspiré à M. de Rochegune les plus éloquentes paroles… et… Mais je vais tout vous dire. Vous savez qu’hier soir, par hasard, j’ai fermé ma porte pour aller au jeudi de madame de Longpré. Je ne pouvais m’en dispenser : il y avait des siècles que je n’y étais allée. Notre bonne princesse et le prince se faisaient les mêmes reproches. J’étais convenue avant-hier avec eux d’aller les prendre ; hier nous arrivons tous trois chez madame de Longpré. Je n’estime pas le caractère de cette femme, avec tout son esprit elle manque de courage ; elle laisserait atrocement déchirer devant elle le plus dévoué de ce qu’elle appelle ses amis intimes, sans autres observations que des… Ah ! mon Dieu ! que me dites-vous là ? Je n’aurais jamais cru cela !… Mais est-ce bien vrai ?… C’est sans doute exagéré, etc. Le prince d’Héricourt va maintenant si peu dans le monde que son arrivée chez madame de Longpré fut presque un événement. Vous ne sauriez croire, ma chère Mathilde, l’effet imposant que produisit sa présence, et comme elle changea presque subitement l’aspect de ce salon au moment où nous entrâmes. On y parlait si bruyamment que c’est à peine si l’on entendit nous annoncer : lorsque le nom du prince retentit, il se fit tout à coup un profond silence ; tous les hommes et même quelques jeunes femmes se levèrent.

— Je pense comme vous — dis-je à madame de Richeville ; — en songeant à ces hommages rendus à un homme aujourd’hui déchu de tant de splendeurs passées, mais qui porte à sa hauteur un des plus beaux noms de France, on se réconcilie avec le monde.

— N’est-ce pas ? Mais attendez la fin, vous vous étonnerez bien davantage. Il est inutile de vous dire que madame de Longpré voit tout Paris ; sa maison est curieuse, parce qu’on y rencontre les sommités (vraies ou contestées) de toutes les opinions et de toutes les sociétés. Après l’arrivée du prince et de sa femme, madame de Longpré, qui après tout fait à merveille les honneurs de chez elle, au lieu d’encourager selon son habitude une conversation maligne ou méchante monta l’entretien sur un ton digne de ses nouveaux hôtes. Quelques moments après arriva M. de Rochegune. Son discours d’avant-hier à la chambre des pairs avait eu un grand retentissement ; tous les yeux se tournèrent vers lui. Le prince lui tendit la main et l’accueillit comme toujours, avec cette affectueuse cordialité qui devient une précieuse distinction. D’autres personnes arrivèrent, parmi celles-ci, mon cher neveu Gaston de Senneville, superlativement bien cravaté, un ravissant bouquet à sa boutonnière et se présentant, vous le savez, avec cette aisance compassée, cette grâce étudiée qui vous font rire…

— Et qui vous désespèrent.

— Certainement, je suis très bonne parente, et il y a de quoi se désoler… Il y avait donc grand monde chez madame de Longpré. Il faut que je vous nombre les personnes qui se trouvaient là : vous saurez pourquoi. Il y avait entre autres madame de Ksernika et son sauvage de mari, ce qui m’a ravie : vous saurez encore pourquoi. Il y avait madame l’ambassadrice d’Autriche ; ce qui m’a encore ravie dans un autre sens, parce que rien de ce qui est délicat et élevé ne peut lui échapper. Il y avait encore (il arrivait en même temps que nous) ce grand homme d’État, de qui M. de Talleyrand a si merveilleusement bien dit Il impose et repose.

— Impossible de le mieux peindre — dis-je à madame de Richeville. — Mais n’aimez-vous pas aussi beaucoup le portrait que le prince d’Héricourt faisait de lui l’autre jour :

« Au contraire de presque tous les hommes, il sait se faire aimer par sa mâle fermeté, respecter par sa grâce exquise, séduire par les facultés les plus sérieuses et être populaire par l’illustration de sa naissance. »

— Je trouve ce portrait aussi très ressemblant — me dit madame de Richeville — quoiqu’encore loin de l’original, car il est aussi difficile de rendre les nuances d’un noble caractère que d’une belle physionomie. Que vous dirai-je ? on trouvait réunie chez madame de Longpré l’élite de Paris, et je fus ravie de voir ainsi le monde au grand complet être témoin de la scène que je vais vous raconter.

— Dites donc vite, car je meurs d’impatience.

Madame de Richeville continua :

M. de Rochegune causait près de la cheminée avec madame de Longpré. On vint à parler du dernier concert du Conservatoire où nous étions ensemble, et l’on me demanda si vous étiez bonne musicienne ; c’est à ce propos que la conversation s’engagea sur vous. — Certainement — répondis-je — et il est malheureux pour les amis de madame de Lancry qu’elle soit d’une insurmontable timidité ; car elle les prive souvent du plaisir de l’entendre : elle a une excellente méthode et un goût parfait… La première fois que j’ai entendu madame de Lancry parler — dit M. de Rochegune — j’ai été certain qu’elle devait chanter à merveille ; le timbre de sa voix est si musical, que le chant chez elle n’est pas un talent, mais une sorte de langage naturel. — Madame de Ksernika, qui ne vous pardonne pas sans doute, ma chère Mathilde, le mal qu’elle a voulu vous faire autrefois, sourit d’un air perfide et dit doucereusement à M. de Rochegune, voulant sans doute l’embarrasser : Vous êtes un des grands admirateurs de madame de Lancry, Monsieur. — Oui, Madame, mais je l’aime peut-être encore plus tendrement que je ne l’admire — dit M. de Rochegune d’une voix si ferme, d’un ton si franc, si respectueux, si passionné, que, malgré sa singularité, cet aveu public sembla la chose du monde la plus convenable.

— Je sais mieux que personne la loyauté de M. de Rochegune — dis-je à madame de Richeville en rougissant. — Que devant vous et vos amis il ait la franchise de son attachement pour moi, soit ; mais devant des personnes dont la bienveillance ne m’est pas assurée…

— Vous êtes injuste, ma chère Mathilde ; la fin de ceci vous prouvera que notre ami a au contraire parfaitement agi. Madame Ksernika releva, bien entendu, le mot de tendrement, et dit à M. de Rochegune en minaudant et pour lui porter un coup dangereux : — Voici qui est au moins très indiscret. Savez-vous que c’est une espèce de déclaration qui pourra bien revenir aux oreilles de madame de Lancry ? — Eh !… croyez-vous, Madame — dit M. de Rochegune — qu’il n’y a pas longtemps que j’ai déclaré à madame de Lancry que je l’aimais passionnément ? Madame de Ksernika prit un air étonné, effaré, baissa les yeux, les releva, les baissa encore avec une expression de pudeur alarmée, et dit enfin : — Je suis désolée, Monsieur, d’avoir par une plaisanterie, provoqué une réponse dont les conséquences peuvent être aussi graves pour la réputation de madame de Lancry et… — M. de Rochegune ne la laissa pas achever, et lui dit de l’air du monde le plus naturel : — Et pourquoi donc, Madame, la réputation de madame de Lancry souffrirait-elle de ce que j’ai dit ? Ne doit-on pas s’enorgueillir de l’admiration et de l’amour qu’on éprouve pour elle ? ne se fait-on pas gloire d’être sensible à tout ce qui est noble et grand ? faut-il dissimuler son enthousiasme, parce que c’est une femme jeune et charmante qui a une âme noble et grande ? — Non, sans doute, Monsieur, reprit madame de Ksernika avec son sourire perfide. Seulement, cet enthousiasme pourrait faire supposer aux médisants que la personne qui l’inspire n’y est pas insensible… — Mais tout ce que je désire, c’est que les médisants soient des premiers convaincus que madame de Lancry n’est pas du tout insensible à l’enthousiasme qu’elle m’inspire — s’écria M. de Rochegune en jetant sur madame de Ksernika un regard de mépris sévère. — Les médisants !… Mais si par hasard vous en connaissez, Madame, faites-moi donc la grâce de leur dire que madame de Lancry sait le profond amour qu’elle m’inspire, qu’elle a pour moi un attachement sincère, que je la vois chaque jour, et qu’il n’y a pas de bonheur comparable à celui que je goûte dans cette intimité charmante. — M. de Rochegune, en établissant ainsi fièrement et hardiment une intimité que les insinuations de madame de Ksernika voulaient laisser dans un demi-jour perfide, renversait le méchant échafaudage de cette femme ; tout interdite, elle voulut appeler à son aide mon neveu Gaston de Senneville, qui s’était, à ce qu’il paraît, déclaré votre adorateur, et avait laissé croire que vous ne repoussiez pas ses prétentions.

— Mais M. de Senneville ne m’a jamais dit un mot qui pût me le faire supposer — m’écriai-je… — et jamais moi-même…

— Mon Dieu, ma chère enfant, je le sais bien — me dit madame de Richeville en m’interrompant ; — aussi vous allez voir comme mon neveu a été puni de son outrecuidance. Les loyales paroles de M. de Rochegune l’avaient déjà mis très mal à son aise, comme bien vous pensez. Il devint pourpre. Madame de Ksernika lui dit en le regardant d’un air moqueur : — Eh bien ! monsieur de Senneville, que pensez-vous des idées de M. de Rochegune sur la discrétion ? — Mon malheureux neveu ne brille pas par l’improvisation. Il fallut pourtant parler, sous peine de passer pour un sot. Vous allez voir qu’il ne gagna pas beaucoup à rompre le silence. Il répondit donc d’un air sentencieux à la question de madame de Ksernika : — Je trouve, Madame, que M. de Rochegune ne paraît pas faire cas du mystère en amour, et je ne puis être de son avis ; il y a tant de charme dans l’obscurité que… dans le demi-jour que l’on… Et puis ce fut tout ; impossible à Gaston d’aller plus loin. Sa voix s’altéra, tous les regards s’attachèrent sur lui, il balbutia, toussa ; M. de Rochegune en eut pitié et lui répondit d’abord avec une sorte d’affabilité presque paternelle, puis en s’animant peu-à-peu : — Je vous assure, mon cher monsieur de Senneville, que je sais tout le prix de l’ombre et du mystère… par exemple, pour une beauté douteuse, ou sur le retour, pour une lâche perfidie, pour un amour menteur ou coupable ; mais, voyez-vous, lorsqu’il s’agit d’une beauté aussi pure, aussi éclatante qu’un beau marbre antique éclairé des premiers rayons du soleil (c’est pour madame de Lancry que je dis cela) — ajouta-t-il par une parenthèse moqueuse en regardant fixement madame de Ksernika ; — mais lorsqu’il s’agit d’un sentiment qui fait l’orgueil et le bonheur de ceux qui le partagent (c’est de mon amour dont je parle ainsi) ; pour mettre cette beauté, cet amour en lumière, je ne sais pas de jour assez radieux, d’azur assez limpide, de voix assez sonore, d’adoration assez retentissante… Alors en comparant les divines jouissances que l’on goûte ainsi, le cœur fier, le front haut, l’œil hardi, à de ténébreux plaisirs, honteux et craintifs, je me demande qui a jamais pu comparer l’aigle au hibou, le soldat à l’assassin, l’honneur à l’infamie, ce qui s’avoue à ce qui se cache, ce qui se dit à ce qui se tait ; je vous demande enfin à vous-même, Madame, si dans ce moment je ne dois pas être mille fois plus heureux de pouvoir prononcer tout haut le nom de la femme que j’aime, que d’être forcé de balbutier en rougissant ce nom chéri ou de le profaner par mon impudence. — Jamais, s’écria madame de Richeville avec exaltation, vous ne pourrez vous imaginer, ma chère Mathilde, l’admirable expression des traits de M. de Rochegune pendant qu’il parlait ainsi, le feu de son regard, la puissance, la fierté de son geste, l’accent ému, passionné de sa voix, son attitude à la fois si calme et si impérieuse ! Que vous dirai-je ? l’impression qu’il produisit fut électrique ; tous ceux qui assistaient à cette scène, Gaston, madame de Ksernika elle-même, partagèrent le chevaleresque enthousiasme de M. de Rochegune durant un de ces moments si rares, si fugitifs, où toutes les âmes montées à un généreux unisson vibrent noblement à de fières et éloquentes paroles. Ce n’est pas tout : la première exaltation apaisée, le prince d’Héricourt, comme pour donner une consécration suprême aux paroles de M. de Rochegune, le prince d’Héricourt dont la voix a tant d’autorité, vous le savez, en matières de principes et d’honneur, s’écria en prenant dans ses mains la main de M. de Rochegune : — Bien, bien, mon ami, qu’une fois au moins il soit bien proclamé et prouvé à la face du monde qu’il est des amours si élevés si honorables, que ceux qui les partagent peuvent prendre tous les gens de bien et de cœur pour confidents ; soyez sûr que la société acceptera cet amour aussi loyalement qu’il est posé devant elle. Il vous appartenait, à vous et à une jeune femme dont je ne prononce le nom qu’avec le respectueux intérêt qu’elle mérite, de faire revivre de nos jours l’une de ces pures et saintes affections qui exaltent les belles âmes jusqu’à l’héroïsme. — Vous avez raison, mon ami — ajouta la vénérable princesse d’Héricourt. — Au moins une pauvre jeune femme qui a bien souffert saura que si le monde a été malheureusement impuissant à lui épargner d’affreux chagrins, il lui a tenu compte du courage, de la pieuse résignation qu’elle a montrée, et qu’il lui témoigna sa sympathie en respectant les consolations qu’elle cherche dans un sentiment dont les personnes les plus austères se glorifieraient. — Espérons aussi — dit le prince d’une voix imposante et sévère — que ce qui s’est dit ici aura un retentissement salutaire… que ces paroles parviendront jusqu’à ceux qui croient que la société n’a ni le pouvoir ni l’énergie de châtier les lâches excès que la justice humaine ne peut atteindre. Qu’une fois au moins, et puisse cet exemple être fécond ! la voix publique flétrisse un homme indigne et le punisse en prononçant contre lui une sorte de divorce moral ; que cette voix dise à la noble et malheureuse femme de cet homme : — « À celui qui vous a abreuvée de chagrins et d’outrages, à celui qui s’est séparé de vous pour se déshonorer par une vie d’un cynisme révoltant, à celui-là vous ne devez plus rien, Madame, rien que de conserver son nom sans tache, parce que son nom est désormais le vôtre… Votre cœur est blessé, pauvre femme ; après avoir longtemps souffert et pleuré en silence, vous trouvez de douces consolations dans un attachement aussi dévoué que délicat. Ni Dieu ni les hommes ne peuvent vous blâmer. » Ce sentiment est noble, pur et franc, le monde y applaudit, sa médisance l’épargne ! Encore une fois, honneur et gloire à vous, mon ami — ajouta le prince en serrant avec une nouvelle émotion la main de M. de Rochegune dans les siennes. — Désormais, au moins, deux cœurs malheureux, et séparés par les lois humaines, pourront sans crainte chercher le bonheur dans un sentiment dont ils n’auront pas à rougir… Votre exemple aura été leur guide et leur salut. Si on les calomniait, ils citeraient votre nom, et la calomnie se tairait…

— Mon Dieu ! — dis-je à madame de Richeville en essuyant mes yeux, car j’étais profondément émue — mon Dieu ! que je regrette qu’il s’agisse de moi, car je ne puis dire assez combien j’admire ce langage !

— Et encore, ma chère Mathilde, je vous le rends mal, je l’affaiblis, j’en suis sûre ; et puis comment vous peindre la majesté de la physionomie du prince, le noble courroux qui fit rougir son front sous ses cheveux blancs, lorsqu’il qualifia l’indigne conduite de votre mari, et l’expression d’ineffable bonté avec laquelle il parla de vous ! Encore une fois, chère enfant, il faut renoncer à vous rendre l’effet de cette scène ; vous savez que le prince et la princesse personnifient l’honneur, la religion, la dignité, la naissance. Jugez donc encore une fois de l’imposante grandeur de cette scène, qui avait pour témoin l’élite de Paris ! Maintenant, avez-vous le courage de blâmer M. de Rochegune de son indiscrétion ?

— Non, sans doute — m’écriai-je en prenant la main de madame de Richeville — car je dois à son indiscrétion un des plus doux moments de ma vie.

— N’est-ce pas ?

— Si ce n’était vous qui me racontiez cela, mon amie, j’aurais de la peine à croire ce que j’entends, tant cette scène me semble loin de nos habitudes, de nos mœurs, de notre temps.

— Mais aussi — s’écria madame de Richeville — croyez-vous que le prince, que la princesse, que M. de Rochegune soient beaucoup de notre temps !… Je ne parle pas de vous, chère enfant, vous me gronderiez ; mais croyez-vous qu’il se rencontre souvent un homme d’une loyauté si reconnue, qu’il vous honore et vous place, pour ainsi dire, plus haut encore dans l’opinion publique par un aveu qui, dans la bouche de tout autre, eût à jamais compromis votre réputation ? Comment, l’autorité de ce caractère chevaleresque est telle, la confiance qu’il inspire est si grande que des personnes qui représentent ce que la société a de plus éminent, de plus vénéré, consacrent l’amour de cet homme pour une femme qui n’est pas la sienne, tant cet amour est sublime, tant cette femme est digne de cet amour !… Ah ! Mathilde… Mathilde… — me dit madame de Richeville avec un accent de bonté et de remords qui me navra — jamais je n’ai mieux senti la distance qui existe entre vous et moi… jamais je n’ai plus amèrement regretté les fautes que j’ai commises…

— Qu’osez-vous dire ! — m’écriai-je — voulez-vous mêler quelque amertume à cet hommage que je mérite si peu ?… Qu’ai-je donc fait, mon Dieu ! pour être digne de ces louanges, de cet intérêt que je dois à votre constante et ingénieuse amitié ? N’est-ce pas vous qui avez mis tout l’esprit de votre cœur à faire valoir ma seule qualité bien négative, hélas ! la résignation ? Mon Dieu ! est-ce donc si difficile de souffrir ? Ai-je seulement lutté ? Ai-je seulement prouvé mon amour par quelque trait de dévouement ? Non : je l’aurais fait sans doute, je le crois ; mais enfin, l’occasion ne s’est pas présentée. Je n’ai pas montré un de ces caractères énergiques qui se sacrifient courageusement à de nobles infortunes, qui n’hésitent pas entre leur bonheur et celui d’êtres qui méritent l’intérêt et la sympathie des honnêtes gens. Non, non, encore une fois, non ; j’ai aimé avec la lâche abnégation d’une esclave un homme indigne de moi, et par cela même mes souffrances ont manqué de grandeur. Ne me comparez donc pas à vous, qui avez su si vaillamment reconquérir mille fois plus que vous n’aviez perdu… Contre quelle séduction ai-je lutté ? Cet amour même dont je suis fière, je l’avoue, que m’a-t-il coûté à inspirer ?… Rien… Je n’ai eu qu’à me laisser aimer. Ce n’est pas ma fausse modestie qui me donne ces convictions, mais je vous jure, mon amie, que je suis encore à comprendre la passion que j’ai inspirée à M. de Rochegune. Certes, je sens en moi de généreux instincts ; mais ce ne sont pas mes pressentiments que M. de Rochegune aime en moi. Enfin, mon amie, on vante la délicatesse, la pureté de cet amour ; mais cette délicatesse, cette pureté ne me coûtent pas, je n’ai pas même à lutter contre des ressentiments plus vifs. Si je compare ce que j’éprouve auprès de M. de Rochegune à ce que je ressentais auprès de M. de Lancry avant mon mariage, et pendant les rares moments de bonheur que j’ai goûtés… quelle différence !… Au fond de toutes mes émotions d’alors, si heureuses qu’elles fussent, il y avait toujours de l’embarras, de l’inquiétude ; auprès de M. de Rochegune, il n’y a rien de tel. Lorsqu’il est là, j’éprouve un bien-être, une sérénité indicibles ; au lieu de précipiter ses pulsations, mon cœur semble battre plus également qu’à l’ordinaire ; la présence, la conversation, les aveux mêmes de cet ami bien cher ne me troublent pas ; j’éprouve ces épanouissements de l’âme qu’excitent toujours en moi l’admiration de ce qui est généreux et bon, la lecture d’un beau livre, la contemplation d’un noble spectacle, ou le récit d’une action héroïque.

Madame de Richeville me regarda d’abord avec étonnement, puis elle secoua la tête en souriant avec tristesse.

— Tout ce que je désire est que ce calme dure, ma chère Mathilde. Je vous connais ; lors même que vos principes ne seraient pas ce qu’ils sont, votre amour est maintenant placé si haut à la face de tous, que vous mourrez plutôt que de renoncer à cette gloire unique, ou de la profaner.

— S’il faut tout vous dire — repris-je en rougissant — je suis quelquefois effrayée de ne pas me sentir plus d’exaltation, plus d’enthousiasme pour M. de Rochegune, quoique j’apprécie mieux que personne ses rares qualités. On dit que l’amour le plus vivace n’est pas celui qui se développe subitement comme ces plantes éphémères qui germent, croissent et meurent en un jour… mais celui qui jette peu à peu ses invisibles racines au plus profond du cœur, mais celui qui croît sourdement et que l’on ne soupçonne pas, parce que ses envahissements sont insensibles… Eh bien ! oui, quelquefois je crains que mon calme attachement pour M. de Rochegune ne cache un sen timent plus vif dont je sentirai bientôt peut-être la naissante ardeur… Alors, mon amie… si je résiste à ces entraînements, si j’en triomphe, je serai digne de vos éloges, de ceux que le monde m’accorde ; mais à présent… la vertu m’est trop facile pour que je m’enorgueillisse.

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