Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie IV/15

La bibliothèque libre.
Gosselin (Tome Vp. 326-349).
◄  Une visite
Quatrième partie


CHAPITRE XV.

L’ENTREVUE.


Frappée de stupeur, je restai immobile à la porte du salon, une main posée sur un meuble pour me soutenir ; mon autre main semblait vouloir comprimer les battements de mon cœur.

M. de Lancry se leva, posa tranquillement son livre sur une table, et se plaça devant la cheminée en m’invitant d’un geste à venir auprès de lui…

L’expression de sa physionomie était dure, sardonique, et trahissait je ne sais quelle secrète satisfaction.

Je n’osais pas avancer ; je croyais rêver : M. de Lancry vint à moi.

— Quel accueil après une si longue séparation ! — me dit-il en voulant me prendre la main.

Je me reculai brusquement ; il sourit d’un air ironique.

— Ah çà ! mais… c’est donc tout à fait de l’aversion… ma chère !

Ces mots excitèrent à la fois mon indignation et mon courage ; je m’avançai d’un pas ferme au milieu du salon :

— Que désirez-vous, Monsieur ?

— Oh ! je désire beaucoup de choses ; mais comme cela serait fort long à vous expliquer… veuillez d’abord vous asseoir…

— Monsieur…

— À votre aise… restez debout…

Et il s’assit.

Après quelques moments de silence réfléchi, il releva la tête et me dit :

— Avouez, ma chère amie, que je suis un mari commode et peu gênant.

— Vous n’êtes pas venu ici pour railler misérablement, Monsieur… Vous avez sans doute un grave motif pour m’imposer une entrevue si pénible… Veuillez l’abréger.

— Attendriez-vous M. de Rochegune, par hasard ?

La rougeur me monta au front ; je ne répondis pas.

— Je serais d’ailleurs — reprit-il — enchanté de le revoir, et lui aussi serait charmé de cette rencontre. Voilà ce qu’il y a d’agréable dans les positions franches ! voilà l’avantage des relations vertueuses et platoniques ; personne n’est embarrassé, ni la femme, ni l’amant, ni le mari. — Puis, jetant un regard autour de lui, il ajouta : — Mais savez-vous que vous êtes parfaitement établie ici ? c’est tout à fait solitaire et mystérieux.

— Encore une fois, Monsieur, puis-je savoir ce que vous désirez de moi ?

Sans me répondre, M. de Lancry m’examina attentivement et dit :

— Vous êtes fort en beauté, votre condition de femme abandonnée vous sied à merveille ; il me paraît que vous avez pris votre parti. Pas le moindre attendrissement, pas la moindre émotion, pas même l’expression de la haine, pas un reproche… Un impatient mépris, voilà tout ce que ma présence vous inspire après plus de trois ans de séparation.

— S’il en est ainsi, Monsieur, vous sentez que j’ai hâte de finir cet entretien, dont je ne comprends ni le but ni le motif.

— Je conçois parfaitement cet empressement, quoiqu’il soit aussi peu flatteur que peu… moral et… conjugal ; car enfin, ma chère amie… vous êtes ma femme… n’oubliez donc pas cette circonstance, tout insignifiante qu’elle vous semble peut-être.

— Grâce au ciel, Monsieur, je l’ai oublié ; il faut votre présence pour me le rappeler.

— Et il suffira de mon absence pour effacer de nouveau cet importun souvenir, n’est-ce pas ?… Fort bien, je comprends votre silence. C’est une réponse comme une autre ; mais heureusement, Madame, je n’ai pas les mêmes facultés oblitatives : excusez ce barbarisme. Moi, je me souviens parfaitement que je suis votre mari, surtout en vous voyant si charmante ; aussi je viens vous demander pardon de vous avoir négligée si long-temps…

— Il est inutile, Monsieur, de me demander pardon d’un abandon que je ne ressens pas, que je n’ai pas ressenti…

— Sans doute ; aussi mon excuse est-elle seulement un acquit de conscience, un moyen d’amener la grâce que je viens solliciter de vous…

— Je vous écoute, Monsieur… Mais jusqu’ici vous parlez en énigmes.

— Vraiment — dit-il en me jetant un regard d’une profonde méchanceté — vraiment, je parle en énigmes ? Eh bien, voici le mot de celle-ci : Il m’est impossible de vivre plus longtemps sans vous… et je vous prie de mettre un terme à cette trop longue séparation.

Je haussai les épaules de pitié sans dire mot.

— Vous croyez peut-être que je plaisante ?

— Je n’ai rien à vous répondre, Monsieur…

— Je vous dis, Madame, que je vous parle sérieusement.

— Je vous dis, Monsieur, que cet entretien a trop duré ; il est incroyable que vous veniez chez moi me tenir de pareils discours…

— Chez vous ?… comment, chez vous ? — reprit-il avec un éclat de rire sardonique. — Ah çà ! vous perdez donc la tête… Ce serait déjà beaucoup si, comme chef de notre communauté de biens, à titre universel, notez bien cela… à titre universel… je vous permettais de dire chez nous… car vous êtes ici chez moi.

— Mais, Monsieur…

— Mais, Madame, avez-vous lu le Code civil ?… non, n’est-ce pas ? Eh bien, vous avez eu tort : car vous sauriez quels sont mes droits.

Je crus comprendre l’odieux but de cette visite ; j’en rougis d’indignation.

— C’est de l’argent, sans doute, que vous voulez, Monsieur ? — lui dis-je avec un regard de mépris écrasant.

Il se leva vivement, les traits contractés par la colère.

— Madame, prenez garde…

— Et vous venez sans doute mettre à prix votre absence… Je regrette plus que jamais que vous m’ayez ruinée, Monsieur… car il ne me reste malheureusement pas assez d’argent pour acheter de vous cette inestimable faveur…

— Ah ! vous faites des épigrammes… malheureuse que vous êtes ! — s’écria-t-il l’œil enflammé de rage et de haine — mais vous ne savez donc pas que vous êtes dans ma dépendance ? que je suis ici chez moi, que vous êtes ma femme, entendez-vous ?… toujours ma femme ! que je dispose de vous, que je puis faire de vous ce que bon me semble, que vous n’avez pas un mot à dire, que j’ai la loi pour moi, et que demain, qu’aujourd’hui je puis m’établir ici ou vous emmener chez moi !

— Je sais, Monsieur, que vous voulez m’effrayer en me menaçant ainsi, et certes la menace est bien choisie ; il y aurait de quoi mourir d’effroi à cette pensée, que je pourrais être condamnée à vivre auprès de vous ; mais vous me songez pas, Monsieur, que le scandale de votre conduite a été tel que vous avez perdu tous vos droits sur moi !

— Vraiment, j’ai perdu mes droits sur vous ?

— Quant à votre visite, Monsieur ; comme elle ne peut avoir d’autre but que celui de me demander de l’argent, et que, malheureusement, vous m’avez à peine laissé de quoi vivre, je vous répète que vous n’avez rien à attendre de moi.

— Tenez — ajouta-t-il avec un sombre sang-froid plus effrayant que l’accès de colère auquel il s’était laissé emporter — si j’étais encore susceptible de quelque pitié, vous m’en inspireriez, pauvre folle !! Écoutez-moi bien ; ce bavardage me fatigue. En parlant du scandale de ma conduite, vous faites allusion à mon amour pour Ursule et à ma liaison avec elle, n’est-ce pas ? Eh bien, aux termes de la loi, je puis avoir dix maîtresses sans que vous ayez le plus petit mot à dire, pourvu que je ne les aie pas introduites dans le domicile conjugal : or je vous défie de prouver qu’Ursule ait mis le pied chez moi.

— Monsieur… il ne s’agit pas seulement d’Ursule !

— Bon ! voulez-vous parlez de mes prodigalités, de mes dissipations ? Je vous répéterai ce que je vous ai dit autrefois à propos de votre imagination d’hospice : qu’aux termes de la loi, à moi seul appartient l’emploi de nos biens. Que cet emploi soit bon ou mauvais, personne n’a le droit de le contrôler… je n’ai de compte à rendre à personne. Voilà, j’espère, ma position assez clairement établie et mes droits suffisamment prouvés.

— Très clairement, Monsieur, et…

— Finissons ; ma volonté est que vous reveniez désormais avec moi. Je vous donne quarante-huit heures pour faire vos préparatifs. C’est aujourd’hui vendredi ; dimanche matin je viendrai vous chercher… Je pourrais vous emmener ce soir ; à l’instant même, mais cela n’entre pas dans mes arrangements… Seulement, comme vous pourriez prendre subitement la fantaisie de voyager d’ici à dimanche, quelqu’un de sûr ne bougera pas d’ici et vous suivra partout, afin que je sache où vous retrouver… Quant à votre platonique amant, vous pourrez lui dire de ma part que je le dispense de ses visites… à moins qu’il ne veuille m’en faire une à moi… personnellement… et alors… alors… le reste ne vous regarde pas.

— Vous parlez à merveille, Monsieur… je tâcherai de vous répondre aussi nettement. Soyez tranquille, je ne prendrai pas la peine de fuir, mais jamais je ne vous suivrai volontairement. Pour m’y contraindre, il vous faudra employer la force. Un magistrat seul peut ordonner l’emploi de la force ; or, dès que la justice interviendra entre vous et moi, la question sera immédiatement décidée.

— Ah ! ah ! ah ! vous êtes sans doute un très habile et très subtil avocat, Madame ; mais je crains fort que vous ne perdiez votre première cause… Vous voulez dire sans doute que vous demanderez votre séparation ? j’y ai pensé. Il n’y a qu’un inconvénient, c’est qu’il ne suffit pas à une femme de vouloir une séparation pour l’obtenir… Au pis-aller… nous plaiderons… soit… Vous me direz Ursule, je vous répondrai Rochegune. La voix publique m’accusera, elle vous accusera aussi… et l’on nous renverra plus mariés que jamais, vu l’égalité de nos positions.

— Monsieur, ne poussez pas l’injure jusqu’à cette comparaison.

— Ah çà ! mais elle est charmante… Comment, parce qu’un vieillard à peu près en enfance, sa bigote de femme, ou une vestale de la force de madame de Richeville, viendront attester de la pureté de vos relations avec Rochegune, vous vous imaginez que cela suffira ? Eh bien ! moi, je me donnerai aussi comme un héros du platonisme, et, au besoin, mademoiselle de Maran et ses amis viendront témoigner en masse de l’angélique pureté de mes relations avec Ursule ; sur ma parole, ce sera un procès très divertissant. Tout ceci est pour l’avenir, bien entendu… Quant au présent, en attendant l’issue du procès, un magistrat, autrement dit un commissaire de police, vous enjoindra provisoirement d’avoir à regagner immédiatement le domicile conjugal, chère petite brebis égarée.

— Je ne le crois pas, Monsieur.

— Ah bah !… et par quel philtre puissant, par quel charme magique attendrirez-vous M. le commissaire ?

— Par un moyen très simple, Monsieur, en mettant sous les yeux de ce magistrat les preuves positives de votre liaison criminelle avec madame Sécherin, et du coupable emploi que vous avez fait de ma fortune.

— Des preuves ? Une attestation du prince d’Héricourt, sans doute, ou un certificat de cette belle duchesse repentie ?

— Mieux que cela, Monsieur.

— Alors ce sera quelque doléance de ce pauvre M. Sécherin ou de Madame sa mère, la femme de ménage de la Providence, comme disait mademoiselle de Maran ?

— Prenez garde, Monsieur — m’écriai-je — prenez garde ; il peut y avoir en effet quelque chose de providentiel dans la triste destinée de cette famille…

Je ne pouvais m’empêcher de songer à ces menaces de mort que M. Sécherin avait prononcées contre M. de Lancry.

— En effet, il doit y avoir quelque chose de providentiel, car ce pauvre M. Sécherin me semble singulièrement prédestiné… — me dit mon mari en souriant de cette grossière plaisanterie.

— Monsieur, je ne sais ce qui l’emporte de l’indignation ou du dégoût ; d’un mot je veux terminer cette scène : les preuves au nom desquelles je demanderai de me retirer provisoirement au couvent du Sacré-Cœur, en attendant qu’on prononce notre séparation…

— Les preuves, Madame… voyons ?

— Ces preuves, Monsieur, sont les lettres écrites de votre propre main à un de vos amis de Bretagne sur votre liaison avec Ursule.

Ce fut au tour de M. de Lancry à me regarder avec stupeur ; la colère, la honte, la rage, la haine bouleversèrent ses traits. Il me prit les bras et s’écria d’une voix terrible :

— Malheur à vous… si vous avez lu ces lettres… malheur à vous…

Je sentis mon courage se monter à la hauteur de la circonstance ; je répondis en me dégageant de la brutale étreinte de M. de Lancry.

— J’ai lu ces lettres, Monsieur !

— Vous les avez lues… et où sont-elles ? où sont-elles ?

— En ma possession.

— Oh !… — s’écria-t-il en jetant un regard autour de lui comme pour découvrir où elles pouvaient être… — Oh ! ce serait une infâme trahison ! et il la payerait de sa vie.

Puis portant ses deux mains crispées à son front avec une expression de fureur effrayante et frappant violemment du pied, il s’écria :

— Tenez… ne me répétez pas que vous les avez lues, ces lettres, ou je ne réponds plus de moi…

Je sonnai précipitamment ; mon valet de chambre entra.

— Restez dans le petit salon — lui dis-je d’une voix ferme — j’aurai tout à l’heure quelques ordres à vous donner.

Ces mots rappelèrent M. de Lancry à lui-même… Il fit quelques pas avec agitation et revint vers moi…

— Mais comment avez-vous ces lettres en votre possession ?… Par l’enfer, il faut que je le sache à l’instant même.

— Peu vous importe, Monsieur, de savoir de qui je les tiens… Ce qui est certain, c’est qu’elles sont entre mes mains ; si vous m’y forcez, j’en ferai usage.

— Et vous les avez déjà montrées, sans doute — s’écria-t-il avec une honte désespérée — vous les avez colportées dans votre société pour montrer jusqu’à quel point Ursule me bafouait et me rendait malheureux, n’est-ce pas ? Oh ! comme vous avez dû triompher, vous et vos imbéciles amis ! vous et eux avez bien ri de ces plaies saignantes de mon âme, n’est-ce pas ? Ç’a été un amour bien ridicule, bien niais que le mien, n’est-ce pas ? Me ruiner pour une femme qui se moquait de moi… — Voyons — ajouta-t-il avec un éclat de rire convulsif — combien vous et Rochegune en avez-vous fait de copies ? combien y en a-t-il en circulation à cette heure ?

Cet ignoble soupçon me révolta.

— J’ai le malheur et la honte de porter votre nom, Monsieur ; cette punition est assez humiliante pour que je ne l’augmente pas encore.

— Cela n’est pas répondre : les lettres, qui vous les a remises ? depuis quand les avez-vous ?

— Après tout, je ne vois, Monsieur, aucun inconvénient à vous apprendre comment je les possède. Les deux premières ont été apportées chez moi dans un carton qui renfermait un bouquet de fleurs pareilles à celles que M. Lugarto m’avait autrefois offertes par votre entremise ; j’ai donc tout lieu de croire que c’est lui qui m’a fait parvenir ces lettres. Comment se les est-il procurées, je l’ignore… Quant à la dernière, elle m’est arrivée par la poste.

— Plus de doute, Lugarto est secrètement ici — s’écria-t-il — on ne m’avait pas trompé… on l’avait vu… Pourtant c’est un de mes gens en qui j’avais toute confiance qui a mis ces lettres à la poste… et bien plus, la personne à qui je les écrivais m’a répondu comme si elle les avait reçues.

— Ce ne serait pas la première fois que M. Lugarto aurait contrefait votre écriture et corrompu vos gens.

— Oui… oui… c’est cela, par l’enfer ; mais pourquoi se cache-t-il ?… Oh ! si je le découvre… Quant à son but… s’il a été d’augmenter jusqu’à la haine la plus impitoyable l’aversion que j’avais déjà pour vous, il a réussi, entendez-vous… réussi au-delà de ses vœux… Mort et enfer ! et dire que vous… vous… vous avez ainsi lu dans mon cœur mes plus honteuses, mes plus secrètes pensées : et vous me l’avouez encore ! Mais vous ne réfléchissez donc pas que mon exécration augmente en raison de l’avantage que vous donnent ces lettres sur moi ? Ces lettres… vous dis-je, ces lettres, il me les faut à l’instant !

— Vous oubliez, Monsieur, que vos menaces me les rendent plus précieuses encore…

— Tenez, Mathilde, ne me poussez pas à bout ! puisque vous les avez lues, vous avez dû y voir que mon âme était noyée de fiel. Eh bien ! cela était presque de la mansuétude auprès de ce que j’éprouve à cette heure. Encore une fois, ne me poussez pas à bout…

— Vivons comme par le passé, Monsieur, séparés l’un de l’autre, et ces lettres resteront ignorées.

— Je vous dis qu’il faut que vous veniez habiter avec moi ; que maintenant il le faut plus que jamais… m’entendez-vous ?

— J’emploierai tous les moyens possibles pour échapper à l’épouvantable sort dont vous me menacez…

— Mais je vous dis que vous êtes folle, que malgré ces lettres vous serez d’abord obligée de me suivre et d’attendre chez moi l’issue de ce procès.

— Nous verrons, Monsieur ; si, en présence d’une telle présomption contre vous, on ne me permet pas de me retirer dans un asile neutre… dans un couvent… eh bien ! Monsieur, je subirai mon sort.

— C’est votre dernier mot ?…

— C’est mon dernier mot… Cependant, dans votre intérêt et aussi dans le mien, car j’ai horreur, je vous l’avoue, de remuer toute la fange de votre passé !… écoutez-moi bien : je vous le répète, l’insistance que vous mettez à vous rapprocher de moi ne peut être qu’une menace, qu’un moyen de me faire consentir à quelque proposition intéressée ; peut-être voulez-vous que je renonce à la pension que vous m’avez reconnue, et que vous avez déjà réduite… Si cela est… pour vous épargner la honte du rôle odieux que vous jouez, je consens…

Il m’interrompit avec une nouvelle violence.

— Je serais réduit à la dernière misère et vous me couvririez d’or… entendez-vous… que je ne renoncerais pas à exercer le droit que j’ai sur vous ; et sans la circonstance impérieuse qui m’en empêche… ce ne serait pas après-demain, entendez-vous ?… ce serait à l’heure même que je vous emmènerais.

— Mais c’est une démence féroce !… — m’écriai-je — il est impossible que nous soyons jamais rapprochés… Vous venez de me le dire encore… vous me haïssez au moins autant que je vous méprise… que voulez-vous donc de moi ?… Il y a là quelque horrible mystère… mais, Dieu merci, je ne suis plus seule, j’ai des amis maintenant ; ils sauront me défendre…

Trois heures sonnèrent.

— Trois heures, déjà trois heures — dit-il avec impatience. — Puis il ajouta : — Il faut que je parte ; une dernière fois, vous refusez de venir après-demain habiter avec moi ?

— Je le refuse.

— Prenez garde !

— Je refuse, je ne cèderai qu’à la force.

— Vous voulez de l’éclat… du scandale ?

— Je ne sais pas, Monsieur, ce que vous voulez faire de moi… et maintenant — ajoutai-je avec terreur — je vous crois capable de tout…

— Eh bien !… oui… oui — s’écria-t-il avec égarement — je serai capable de tout pour vous forcer à me suivre… parce qu’il y va de plus que ma vie… — Puis comme s’il craignait d’avoir trop dit, il ajouta en souriant avec amertume : — Parce qu’il y va de mon bonheur… de mon bonheur intérieur… ma douce Mathilde ; car de bien beaux jours nous attendent ; ainsi donc, à dimanche midi.

Il sortit violemment.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après son départ, la force factice et fébrile qui m’avait soutenue me manqua tout-à-fait ; je restai quelque temps inerte, incapable de réunir mes idées.

Cette scène foudroyante les avait brisées ; il me fallut quelques moments de calme et de réflexion pour les rassembler et envisager froidement les conséquences des menaces de M. de Lancry, et jusqu’à quel point il pourrait les exécuter…

Quant aux raisons qu’il pouvait avoir de se rapprocher de moi, je ne pouvais les pénétrer ; mais elles devaient être sinistres… Cela d’ailleurs m’inquiétait peu, résolue que j’étais de ne jamais retourner auprès de lui.

Restait la question de savoir s’il pourrait m’y forcer.

Souvent mes gens d’affaires m’avaient instamment engagée à demander ma séparation, ne doutant pas que je ne l’obtinsse facilement ; j’y avais toujours répugné par horreur du scandale : mais jamais il n’était venu à leur pensée ni à la mienne de supposer que M. de Lancry aurait un jour l’audace de me sommer de revenir habiter avec lui.

Il me semblait impossible qu’à la vue des lettres que j’avais en ma possession on me forçât de rester même temporairement avec M. de Lancry. D’un autre côté, la loi était souvent si singulièrement injuste envers nous autres femmes, que je n’étais pas complètement rassurée.

J’écrivis donc sur-le-champ à un jurisconsulte très distingué qui s’était occupé des intérêts de madame de Richeville, en le priant de venir le plus tôt possible causer avec moi.

Après de mûres et profondes réflexions l’issue de cette scène terrible fut pour moi presque heureuse. Elle fixa mes incertitudes au sujet de M. de Rochegune.

M. de Lancry venait de se montrer à moi sous un aspect si repoussant, ses prétentions étaient à la fois si odieuses et si effrayantes, que je fus indignée d’avoir pu mettre un moment en parallèle ma conduite et la sienne.

Il y avait désormais entre lui et moi une si grande distance que je finis par avoir pitié de mes scrupules.

La marche que j’avais à suivre et que je résolus de suivre était bien simple ; plaider en séparation de corps et de biens contre M. de Lancry ; cette séparation obtenue, suivre les vœux de mon cœur et m’en aller dans quelque retraite ignorée, attendre M. de Rochegune et lui consacrer le reste de ma vie.

Une séparation légale, complète, était une sorte de divorce ; je me considérais comme absolument libre.

Sans doute il eût été plus héroïque de continuer le rôle d’abnégation sublime auquel je m’étais condamnée ; mais en définitive, je me trouvais stupide de pousser à ce point l’exagération de mes devoirs.

Jamais je n’aurais de moi-même provoqué une séparation ; et ainsi peut-être j’aurais éternisé mes scrupules ; mais M. de Lancry me mettait dans cette extrémité : bien qu’elle me fût pénible sous certains rapports, je l’accueillis cependant avec joie ; car je lui devrais, après tout, le bonheur du reste de ma vie, je lui devrais ce radieux avenir que j’avais été sur le point de sacrifier.

Jamais je ne me sentis l’esprit plus ferme, plus net, plus calme, plus décidé qu’après cette violente secousse ; jamais je n’avais pris une détermination plus prompte.

Je ne m’aveuglai sur rien, je ne reculai devant aucune prévision si désolante qu’elle fût.

Je me supposai forcée d’habiter avec M. de Lancry jusqu’au moment de mon procès ; j’étais sûre de supporter fermement cette épreuve, soutenue par la certitude du bonheur qui m’attendait ensuite.

J’allai plus loin : je supposai mon procès perdu, et M. de Lancry maître de mon sort.

Mais alors cette injustice était si flagrante, le jugement de la société, résumé par ce verdict, était d’une partialité si révoltante, que je ne me croyais plus tenue à aucun respect, à aucun devoir envers cette société si monstrueusement partiale… je confiais mon avenir et ma vie à la tendresse de M. de Rochegune.

Cela sans remords, cela sans crainte, cela à la face et sous l’invocation de Dieu, appelant du jugement des hommes à son tribunal suprême, dernier refuge, dernier espoir des opprimés.

Quoique je fusse bien certaine de ma résolution ; autant pour m’engager irrévocablement envers M. de Rochegune que pour avoir son conseil et son appui dans des circonstances si graves, je lui écrivis ces mots à la hâte : — Revenez… revenez vite… mon tendre ami… cette fois ce sera pour toujours et à tout jamais à vous… ma vie vous appartient.

Je demandai Blondeau et lui dis :

— Tu vas aller à l’hôtel de Rochegune, tu remettras cette lettre à l’intendant, en lui disant, de ma part, de l’envoyer à l’instant à son maître par un courrier.

À peine Blondeau était-elle sortie, qu’une des femmes de madame de Richeville entra chez moi toute en larmes, toute éperdue :

— Au nom du ciel, Madame ! — s’écria-t-elle, — venez… mademoiselle Emma se meurt ; madame de Richeville est dans le délire.